mercredi 14 mars 2018

De Linn à Lino, de fourmis à Fourmies

Jeudi dernier, après avoir visité le musée Rodin et déjeuné d'un filet de merlu dans une brasserie du coin, nous flânions dans le septième arrondissement, louvoyant entre les averses. C'est ainsi que nous remontâmes la rue Cler, large voie piétonne que je découvrais pour la première fois. Je m'étais bien défendu de m'encombrer de nouveaux livres mais il me fut impossible de ne pas pénétrer dans cette petite librairie qui ne craignait pas de se vanter idéale. Toujours est-il que je ressortis avec pas moins de trois volumes de cette Librairie idéale qui, en une seule pièce, réussissait à vous donner vingt furieuses envies de lecture. Je fis néanmoins dans le poche et le bref avec Le motif dans le tapis, la célèbre nouvelle de Henry James et Le sentier dans la montagne d'Adalbert Stifter, paru aux éditions Sillage dont je vis que le siège était rue Linné, au 17, deux numéros plus loin que le domicile de Georges Perec. Enfin, je me chargeai, toujours en Poche, d'un livre récemment paru dans ce format, Des Anges et des Insectes, d'Antonia Susan Byatt, dont je n'avais lu jusqu'alors que Le Conte du biographe. Livre qui m'avait été recommandé par Rémi Schulz parce qu'il faisait mention de Linné.



Le lendemain, une heure et demie après être descendus du train, nous repartîmes en voiture cette fois pour les monts du Lyonnais : nous allions voir Linn, née le 27 février à Lyon, fille de Bristena et d'Adrien, mon grand fils. Linn, ma première petite-fille, qui faisait donc de moi dorénavant un grand-père.
Linn : avec ses deux n, j'avais trouvé immédiatement un air suédois à ce prénom court et cristallin, ce qui me surprenait quelque peu, Bristena, sa mère, étant d'origine roumaine. Ce n'est qu'un peu plus tard que je fis la relation avec Linné, dont j'avais ailleurs rapporté l'étymologie renvoyant au tilleul suédois, linn (variante aujourd’hui obsolète de lind).
Je dois immédiatement préciser que le choix de Linn n'a rien à voir avec mon obsession linnéesque : les deux parents, à ma connaissance, ne lisent pas mes élucubrations webiques, et c'est bien plutôt l'existence d'une Linn de leurs amis qui leur a donné l'idée (mais il n'est pas interdit de penser qu'ils ont succombé à l'influence souterraine et inconsciente de l'Attracteur étrange...).
Dans mes bagages, je n'avais emporté qu'un seul livre pour le week-end, et c'était le roman d'AS Byatt, résumé ainsi sur le site du Livre de Poche :

"William Adamson, explorateur et entomologiste de retour au pays après dix ans en Amazonie, titube devant la suave splendeur d’Eugenia Alabaster. Emily Jesse, veuve dès même ses fiançailles, tente quant à elle désespérément, autour du guéridon de Mme  Papagay, de vivre son deuil dans les séances de spiritisme et d’écriture automatique.
Dans ce diptyque romanesque, composé de Morpho Eugenia, adapté au cinéma sous le titre Des anges et des insectes en 1995 par Philip Hass avec Kristin Scott Thomas et Mark Rylance, et de L’Ange conjugal, A. S. Byatt pénètre l’atmosphère puritaine de la société victorienne, en révèle les tensions morales et l’hypocrisie singulièrement violente. Un ouvrage devenu un classique de la littérature anglaise."


Je ne connais pas ce film et pour l'instant je n'ai lu que la première partie de ce dyptique, Morpho Eugenia. J'y retrouvai Linné à la page 227 :

"- Je pensais à Linné dans la forêt, constamment. Il a si fortement lié le Nouveau Monde à l'imagination de l'Ancien Continent quand il a donné aux porte-queues le nom des héros grecs et troyens, et aux héliconies celui des Muses. Je me trouvais dans une contrée où jamais aucun Anglais n'avait encore pénétré, et autour de moi voletaient Hélène et Ménélas, Apollon et les Neuf Muses, Hector, Hécube et Priam. L'imagination du savant avait colonisé la jungle inexplorée avant que j'y eusse mis le pied. Il y a quelque chose de merveilleux dans le fait de donner un nom à une espèce. De prendre une chose sauvage et rare, jamais encore observée, au filet de l'observation et du langage humains - et dans le cas de Linné, avec tant de subtilité et de suite, une utilisation si vive des mythes, légendes et personnages de notre patrimoine culturel."
Je ne dirai rien de plus sur Linn : ce petit bout est évidemment une merveille.

Après deux jours bien occupés, dont une excursion à la tour Matagrin d'où l'on contemple quatorze départements, et la vision samedi soir du spectacle théâtral de la troupe du village où Adrien  a fait son nid de passionné de Cyrano de Bergerac, nous sommes repartis dimanche après-midi, sous le soleil puis rapidement, après Roanne, sous les trombes d'eau d'un orage pas piqué des hannetons. La fureur céleste décrut ensuite, passé l'Allier, et c'est à peu près à ce moment-là que j'écoutai le peintre Gérard Garouste sur Europe 1. Parlant de son enfance de cancre, il explique qu'il dessinait des combats de fourmi : "Même mon cerveau me compliquait la vie, et donc il restait les mains, le plaisir de dessiner, de faire des petits dessins, des dessins dans lesquels je me réfugiais complètement, et c'était des petits dessins amusants, des combats de fourmis, les fourmis rouges contre les fourmis noires, parce que ça permettait de faire vraiment des fourmilières, donc toute une stratégie des fourmilières, tout ça est très codé et vraiment je prenais un grand  grand plaisir à me réfugier dans ces dessins."

Ces paroles me frappèrent tout particulièrement pour la bonne raison que William Adamson, dans le roman de Byatt, consacre la majeure partie de son temps à étudier des fourmilières, aidée par Matty Crompton (Kristin Scott Thomas, dans le film de Haas) :
"Ce fut une suggestion accidentelle de Matty Crompton, cependant, qui le remit sur le chemin d'une activité qui ne fût plus sans objet. Il la trouva, par un matin de la fin du printemps, assise à la table devant la fourmilière, avec une soucoupe en porcelaine emplie de parcelles de fruits, gâteaux et viande, et un grand cahier, dans lequel elle écrivait avec ardeur. (...)
- Puis-je voir votre cahier ?
Il regarda ses dessins soigneux et perspicaces, au crayon, à l'encre de Chine, de fourmis qui s'alimentaient, de fourmis qui se battaient, de fourmis qui se dressaient pour régurgiter le nectar et en faire profiter d'autres, de fourmis qui caressaient des larves et transportaient des cocons." (p. 148-150, c'est moi qui souligne)
Fourmilière découverte l'été 2017 dans les monts du Lyonnais
Cette coïncidence trouve un écho supplémentaire dans le fait qu'Adrien, qui est loin d'être un grand lecteur, a néanmoins quelques auteurs de prédilection, un trio composé de Rabelais (il fut très marqué par une visite de La Devinière, où il insista pour que je lui achète un Gargantua), Edmond Rostand et Bernard Werber, célèbre évidemment pour sa trilogie des Fourmis (que j'avoue n'avoir jamais lue).


Enfin, pour parachever l'affaire, regardant lundi soir Dernier domicile connu de José Giovanni, avec Lino Ventura et Marlène Jobert, j'eus la surprise de retrouver mes fourmis à travers Jacques Loring, le personnage joué par l'excellent Paul Crauchet : "Il se montre sobre mais particulièrement émouvant dans «Dernier domicile connu» (1969), où il incarne le vieux monsieur qui s'est lié d’une amitié pure avec la petite fille d’un témoin recherché par l'inspecteur Lino Ventura et sa jeune collaboratrice, Marlène Jobert." (Site L'encinémathèque). Loring est passionné par les fourmis ; lors de l'enquête, il tient dans ses mains un livre sur les fourmis, un détail qui n'a rien à voir avec l'intrigue de l'histoire, mais qui prend sens pour nous. 

J'ai dit plus haut que Bristena, la maman de Linn, est d'origine roumaine. Or, la dernière image du film propose, en guise d'épilogue, une phrase d'un certain Eminescu : « ...car la vie est un bien perdu quand on n'a pas vécu comme on l'aurait voulu. » Mihai Eminescu (1850 -1889) est "célébré unanimement, nous dit la notice wikipédienne, comme le plus grand et le plus représentatif poète roumain". Je lis aussi que de 1858 à 1866 il alla à l'école primaire de Cernăuți (capitale de la Bucovine alors autrichienne : Czernowitz en allemand, autrement dit la ville natale de Paul Celan et d'Aharon Appelfeld).

La maxime d'Eminescu ne se vérifiera heureusement pas à la fin du roman d'AS Byatt : William Adamson et Matty Crompton quitteront le manoir des Adabaster pour voguer vers l'Amazonie et accomplir leur vocation profonde. 

Je terminerai cet article par un dernier clin d’œil : sur une des vidéos que j'ai pu trouver du film de José Giovanni, où l'on voit Lino Ventura et Marlène Jobert sillonner le treizième arrondissement sur la piste du témoin évanoui, nous régalant au passage d'images d'un Paris lui aussi disparu, j'ai repéré une librairie Rodin, qui me fait bien sûr songer à cette Librairie idéale découverte au sortir du Musée Rodin.


 Elle existe  d'ailleurs toujours cette librairie, 1 rue Vulpian, mais elle a changé de nom et de look.


Le nom de la société est malgré tout demeuré Librairie Rodin, comme en témoigne la page du site societe.com. Coïncidence encore, sur cette même page, on voit dans la rubrique Actualités une information sur le bastion ouvrier de Fourmies...


Fourmies, dont l'histoire retient le massacre qui eut lieu le 1er mai 1891, où la troupe tira sur les ouvriers venus revendiquer la journée de travail de huit heures. C'était là la première manifestation française de la Journée internationale des travailleurs. La fusillade causera neuf morts, dont huit jeunes de moins de 21 ans, parmi lesquels une jeune ouvrière abattue à bout portant qui restera comme un symbole, Maria Blondeau, et 35 blessés. Provoquant une vive émotion dans la France entière, cet événement est considéré aujourd'hui comme l'une des dates-clés dans l'histoire du mouvement ouvrier (poursuivant la recherche, je m'aperçois qu'Isabelle Baudelet - apparue en ces pages le 16 janvier avec L'iris malin d'un cachalot colossal -  a consacré tout un article à ce drame sur son site Text'styles le 1er mai 2017). 




3 commentaires:

blogruz a dit…

Le regretté JPLG a correspondu avec Byatt à propos de leurs expériences respectives sur les fourmis, voir ici.
J'avais été très impressionné par Dernier domicile connu, vu en famille à sa sortie. Je ne me rappelais plus de ce Loring amateur de fourmis, mais je me souviens que Philip Marlowe rencontre LINda LorINg dans The Long Good-Bye, et le dernier opus, inachevé, de la saga chandlerienne les montre mariés.
Je me souviens aussi d'un film où Bébel dit à Paul Crauchet qqch comme "Tu es chimiste comme Pasteur, mais la différence avec lui c'est que quand tu mourras il n'y aura pas de boulevard à ton nom" (ça doit être de l'Audiard).
Les fourmis sont toujours d'actualité pour moi, avec Les lieux-dits de Ricardou où s'affrontent la fourmi rouge Atta et le mâle bleu Lasius.

blogruz a dit…

J'ai revu hier Dernier domicile connu, et y ai vu un écho perecquien. On y voit Lino et Marlène se rendre à l'un des derniers domiciles des Martin, 22 rue des Couronnes, et trouver un immeuble rasé. La famille Perec habitait à proximité, et Jojo allait à l'école au 94 de la rue. Son souvenir a été ravivé par une fresque à la médiathèque du 66 rue des Couronnes, commentée ici.

Patrick Bléron a dit…

Merci, Rémi, pour ces échos.
Pour prolonger l'article sur les carrés magiques, j'ai vu hier qu'il y en avait un dans une fresque de Gérard Garouste, Les rives de l'Eunoé, une Indienne, acrylique sur toile gigantesque (350 x 4400), 1994-1995(pas trouvé de représentation sur le web). Le carré est celui-ci :
IVER
VERI
ERIT
RITU
Selon Anne Dagbert, ce serait extrait d'une inscription lapidaire sur le mur d'une église médiévale. "Va, de l'ordre vient la vérité", pourrait-on déchiffrer.