mercredi 25 avril 2018

De jolies choses à de jolies femmes

"Le cinéma, disait Truffaut, c'est l'art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes." Cette citation, je l'ai rencontrée dans chacun des trois livres que j'ai lus sur lui ces deux dernières semaines. Il est vrai qu'elle illustre bien son rapport privilégié avec les femmes, comme si le cinéma ne pouvait être envisagé sans leur présence magnétique. Dans son cas, la vie et la fiction se mêlaient inextricablement, filmer une actrice c'était en tomber amoureux. Le désir parcourait tout à la fois l'écran et le plateau.
Néanmoins, à force de répéter la citation, on en perd quelque peu de vue le sens, et l'on oublie d'y voir ce qui est, ma foi, assez contestable : oui, jolies femmes, je veux bien, ô combien, mais "jolies choses", hum... Jolie chose, l'absence d'amour maternel de Claire Maurier, la mère de Jean-Pierre Léaud, dans Les Quatre Cents Coups ? Jolie chose, la trahison et le meurtre chez Catherine Deneuve dans La Sirène du Mississipi ? Jolie chose, le meurtre encore, cinq fois répété, chez Jeanne Moreau dans La mariée était en noir ?
Je me demande même, à bien y réfléchir, s'il ne faudrait pas inverser la phrase : le cinéma serait alors l'art de faire faire des choses terribles à de jolies femmes. Évidemment ça sonne moins bien, mais c'est sans doute plus près de la vérité.

Pauvre Charles Denner (qui incarnera plus tard Bertrand Morane, L'Homme qui aimait les femmes, un double en somme de Truffaut), il finira transpercé par la flèche de Diane, qui pose pour lui, pauvre Actéon qui découvre enfin l'amour avec cette femme ténébreuse (c'est aussi le seul homme qui fera un instant vaciller son projet de vengeance).


"Dans la fiction, écrit Elizabeth Gouslan, Jeanne Moreau s'appelle Julie Kohler, c'est une femme en colère. En adaptant la nouvelle de William Irish - une créature déterminée retrouve les assassins de son mari et les tue méthodiquement les uns après les autres, Truffaut a surtout développé un thème qui lui est cher : la prédation." (p. 59)

Lisant cela, m'arrêtant sur ce mot "prédation", je songe aussitôt à Pascal Quignard, chez qui c'est aussi un thème essentiel. Je recherche le livre sur lequel j'étais revenu il y a quelque temps, c'était au moment où j'étudiais la généalogie de George Sand (une piste que je n'ai pas fini d'arpenter, en ayant croisé d'autres, plus désirables, en cours de route, mais j'espère y retourner quelque jour), ce livre c'était Les désarçonnés (Grasset, 2012), où il raconte, chapitre III, L'Absence, la mort du père de George Sand, tombant de son cheval Leopardo à la sortie de La Châtre. Dans ce volume, un marque-page, à la page 188, et je tombe précisément sur ce mot-même de prédation :
"Com-prendre c'est prendre à plusieurs. Or, la prédation à plusieurs, c'est la meute. De la sorte, si comprendre n'est jamais que tuer, si percevoir n'est jamais que différencier des silhouettes qui font peur, toute praedatio est un transport de mort, tout narrateur est un revenant du monde des morts, toute narration impose une grammaire du passé (est un retour qui ne peut dire l'aller que parce que le retour a eu lieu)."
Julien Davenne, dans La Chambre verte, joué par Truffaut lui-même, n'est-il pas ce revenant du monde des morts, lui qui a survécu à la première guerre mondiale, mais reste hanté par les souvenirs du front ? 

A l'ouverture du film, surimpression de Truffaut/Davenne sur les images d'archives.

Quand je suis allé à la médiathèque à la recherche de Truffaut, j'escomptais aussi trouver La mariée était en noir, sur lequel j'avais écrit un article, mais le film n'était pas en rayon ; parmi la dizaine de films de Truffaut disponibles, s'imposa à moi La chambre verte. Je ne l'avais jamais vu mais curieusement, j'avais souvenir de sa sortie en salle, en 1978, j'avais dû lire des critiques à l'époque, et j'en avais toujours retenu l'argument principal, sans cependant franchir le pas et le visionner enfin. Il m'a fallu quarante ans pour ce faire, d'un côté c'est assez désespérant, d'un autre côté, on se dit que rien n'est jamais perdu...

2 commentaires:

blogruz a dit…

"En adaptant la nouvelle de William Irish..."
Je ne sais combien de fois j'ai vu "from the novel by..." traduit par "adapté de la nouvelle de...", mais cette énième occurrence arrive au moment où je débute mon feuilleton en ligne NOVEL ROMAN, un peu inspiré par ton exemple l'an dernier.
J'ai vu la Mariée en famille à sa sortie, avant de lire le roman, mais j'avais lu la Sirène avant de voir le film. J'ai ce post de Quaternité sur Truffaut.

Patrick Bléron a dit…

Le post de Quaternité sur Truffaut, je l'ai lu avec délectation avant d'écrire sur le cinéaste et le 813 de Montsouris.
Je découvre donc ton nouveau feuilleton (je me demandais pourquoi Quaternité restait muet depuis quelques semaines), je vais lire tout ça avec grande attention. Good luck pour cette nouvelle entreprise !