mardi 25 juin 2019

Le livre d'Esther

L'an dernier, j'ai consacré une poignée d'articles au livre de Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, qui avait charrié tout un riche ensemble de résonances. Aussi, quand j'ai découvert sur les étals de ma librairie castelroussine préférée, l'essai que le même Haenel venait de publier avec ses complices François Meyronnis et Valentin Retz, je n'ai pas hésité longtemps. Tout est accompli est tombé dans ma besace, et lu quasiment séance tenante. Le trio, déjà tenancier de la revue Ligne de risque (mais dont les derniers numéros se sont à mon grand dam révélés indisponibles), s'est risqué là dans une analyse pour le moins ambitieuse, puisqu'elle consiste à réinterpréter l'Histoire depuis la Révolution française, à en "dégager les forces à l'oeuvre"afin de "faire entrevoir, dixit la quatrième de couverture, une trajectoire cachée, une certaine "courbure du temps" qui trouve son origine dans les deux maisons d'Israël, l’Église et la Synagogue."



Je ne veux pas, pour l'heure, initier une discussion sur les thèses de ce livre assez passionnant, en examiner le bien-fondé ou l'inconséquence prétentieuse. Aujourd'hui, je tiens seulement  à mettre en évidence le lien qui s'est aussitôt tissé avec ma propre démarche (ce qu'on pourra aussi soupçonner de prétention grotesque). Direction donc la page 237, qui évoque l'un des livres les plus singuliers de la Bible, le Livre d'Esther. Dont il se trouve que j'avais pris connaissance à travers Le chandelier d'or, sous-titré Les fêtes juives dans l'enseignement de Rabbi Chnéour Zalman de Lady, écrit par Josy Eisenberg et Adi Steinsaltz (Verdier/poche, 1988), et dont j'ai déjà parlé dans l'article du 26 mars 2018, Le pain de la honte. Mais à cette occasion, c'est de la Pâque juive, Pessah, qu'il était question, alors qu'Esther est liée à une autre fête, Pourim. Reprenons l'argument de cette fête tel qu'il est rappelé brièvement, selon ses propres mots, par Josy Eisenberg :

"Le roi de Perse, Assuérus -probablement l'un des Artaxerxès - a épousé une jeune et belle Juive, Hadassah, surnommée Esther, sans connaître ses origines. Elle a pour cousin un noble juif, Mardochée. Celui-ci refuse de se prosterner devant le favori du roi, Haman, qui, pour se venger, décrète l'extermination de tous les Juifs de Perse et de Médie. Il tire au sort - pour, en persan - la date de ce qui constitue la première tentative de "solution finale" du peuple juif en exil. Alertée par Mardochée, Esther ordonne à ses frères de jeûner trois jours, puis se rend chez le roi et obtient la grâce de son peuple. Haman est condamné à la pendaison et Mardochée lui succède." (pp. 300-301)
Esther devant Assuérus, Nicolas Poussin, 1655, Musée de l'Hermitage

Je reviendrai aussi sur la signification profonde de cette histoire, mais auparavant, il me faut raconter que j'ai crû avoir disserté au sujet d'Esther sur ce propre site. Il n'en était rien, ma lecture n'avait pas débouché à l'époque sur un écrit. Néanmoins, la recherche d'Esther sur le site m'en livra trois occurrences. Pas une n'avait trait à l'Esther biblique.

La première Esther est toute récente puisqu'elle apparaît dans l'avant-dernier billet, Trace l'inégal palindrome. Il s'agit de la graphiste de Damasio, Esther Szac, avec qui l'écrivain a élaboré la typographie originale du roman.

La seconde Esther remonte au 10 février 2018, avec Cyrla/Persona, où j'écrivais à la suite de mon voyage à Varsovie : "Engagé volontaire contre l'Allemagne en 1939, Icek Peretz est mortellement blessé par un obus le 16 juin 1940. En 1941, Cyrla envoie Georges, par un train de la Croix-Rouge, en zone libre, à Villard-de-Lans, où résident sa tante et son mari, Esther et David Bienenfeld."

Enfin, la troisième et dernière Esther alluvionnaire  émarge au 13 janvier 2017, # 11/313 - Prisoner of literature, de manière presque indiscernable, dans la légende d'une photo de Dominique Gonzalez-Foerster : DGF- Shortstories-Esther Schipper - Berlin, 2008.

Le plus surprenant reste qu'outre le nom d'Esther un autre point commun rassemble ces trois articles. En effet, il est chaque fois mention de Georges Perec. Au cœur du billet le plus récent avec son Grand Palindrome, il apparaît également dans l'article de 2017 à travers la citation liminaire d'Enrique Vila-Matas, tirée de Marienbad électrique :
"Des mois plus tard, nouveau malentendu, équivoque heureuse également, particulièrement créative. DGF m'a proposé par mail une conférence sur Georges Perec, en rapport avec une installation qu'elle préparait pour le Musac de Leon qui s'appellerait Nocturama, clin d'oeil évident à un ténébreux jardin zoologique rencontré par W.G. Sebald près de la Centraal Station d'Anvers qui apparaît au début de son roman Austerlitz." [C'est moi qui souligne]
Et dans l'article de 2018, le Georges dont il est question n'est autre que Georges Perec. La Cyrla du titre est sa mère, arrêtée et internée à Drancy en janvier 1943, puis déportée à Auschwitz le 11 février de la même année. Et c'est le troisième point commun à ces trois articles qui s'inscrit ici avec évidence : la référence à l'extermination des Juifs, à la Shoah. En 2017, le clin d'oeil à Sebald conduit à Austerlitz. Or, dois-je rappeler le thème de l'ultime roman du grand écrivain allemand ? La quête d'un homme à la recherche du secret enfoui de son enfance, de la gare d'Anvers au ghetto de Terezin. Tandis que la chronique la plus récente s'ouvrait sur un commentaire de Rémi Schulz ouvrant lui-même sur un article de son site Perecqation, La polygraphie du chameau, commençant par ces phrases :
"W ou le souvenir d’enfance : que signifie le « ou » dans ce titre de Perec ?

S’adresse-t-il au lecteur, auquel serait laissée la liberté de départager la fiction W, déjà publiée seule, des chapitres biographiques qui entrelacent dans cette version remaniée le récit en italique ?"
Ce livre, paru en 1975, entrelace un texte de fiction et une tentative autobiographique qui commence ainsi :
Je n'ai pas de souvenir d'enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j'ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j'ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari m'adoptèrent. Cette absence d'histoire m'a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n'était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente? "Je n'ai pas de souvenirs d'enfance": je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette question. Elle n'était pas inscrite à mon programme. J'en étais dispensé: une autre histoire, la Grande, l'Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place: la guerre, les camps. A treize ans, j'inventai et dessinai une histoire. Plus tard, je l'oubliai. Il y a sept ans, un soir, à Venise, je me souvins tout à coup que cette histoire s'appelait "W" et qu'elle était, d'une certain façon, sinon l'histoire, du moins une histoire de moment de mon enfance. »
La sœur de son père et son mari sont bien sûr Esther et David Bienenfeld.* Cette absence de souvenir d'enfance résonne avec l'amnésie dont fut frappé le Jacques Austerlitz de Sebald, envoyé par sa mère à Londres à l’âge de quatre ans et demi (par un train spécial de la Croix-Rouge) pour le sauver de la déportation. Une mère qui connaît un sort tragique assez semblable à celui de la mère de Perec,  disparaissant sans laisser de traces après avoir été internée dans le camp de concentration de Theresienstadt (aujourd’hui Terezin). Recueilli par un prédicateur calviniste et sa femme Gwendolyn, à Bala, petite bourgade du pays de Galles, affublé d'un nouveau nom, toutes ses affaires disparues, il n'en est pas moins obscurément hanté par le monde qu'il a dû quitter. C'est sur cet épisode que revient Jean-Christophe Bailly dans l'une de ses quatre aventures galloises de Saisir, son dernier essai. 

Cette proximité de Perec et de Sebald, qui ne m'avait jamais frappé jusque-là, mais que cette rencontre de textes provoquée par le nom d'Esther rend sidérante, a en revanche déjà été perçue par quelques têtes chercheuses, ainsi Raphaëlle Guidée, dans Mémoires de l'oubli. (Classiques Garnier, coll. Littérature, histoire, politique, 2017), ouvrage issu d'une thèse soutenue en 2008 à Poitiers.


Plus précisément, je lis dans la table des matières :


Récapitulons. Tout semble aller par trois dans cette histoire : l'ouvrage des trois larrons de Ligne de risque me conduit à rechercher la trace d'Esther dans mes propres écrits. Dans les trois articles exhumés par le moteur, Georges Perec se montre par trois fois, et par trois fois se profile l'ombre de la Shoah.

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* Depuis plusieurs mois je lis, par portions journalières ou presque, de trois chapitres, la monumentale Histoire mondiale de la France, ouvrage collectif sous la direction de Patrick Boucheron. Or, au lendemain de cette émergence des trois Esther, je lis le chapitre de Claire Zalc intitulée Naturaliser, référencé à l'année 1927, dont voici l'incipit :
"Né à Kalusz, en Pologne en 1893, David Bienenfeld est arrivé en France en août 1922. Quatre ans et demi plus tard, il tente sa chance sa chance et dépose un dossier de naturalisation au commissariat de police de son domicile parisien en décembre 1927. (...) Un décret lui accorde la nationalité française en février 1928, selon les dispositions de la nouvelle loi sur la nationalité, adoptée le 10 août 1927." (p. 812)
David Bienenfeld, le nom même de l'oncle de Perec. Pourtant l'historienne ne mentionne jamais l'écrivain, même si elle précise dans le dernier paragraphe de son article qu'au printemps 1941  "Monsieur David Bienenfeld et sa famille ont eu la douloureuse surprise d'apprendre" que "la nationalité française [...] leur avait été retirée en vertu de la loi du 22 juillet 1940", les jetant "dans la plus grande consternation". Sur la marge de la couverture de son dossier, une mention manuscrite à l'encre précise : "israélite, pas d'intérêt national"."

Une recherche sur le net me confirme un peu plus tard qu'il s'agit bien de l'oncle de Perec, dont elle a retracé l'histoire dans son essai Dénaturalisés, le retrait des nationalités sous Vichy, paru au Seuil en octobre 2016 : "L’essai de cette chercheuse de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, livre inédit sur le sujet, s’ouvre sur l’aventure familiale de David et Ela Bienenfeld, couple de juifs polonais, de leurs trois enfants et de leur neveu, orphelin de père et de mère, un certain Georges Perec, le futur écrivain."

Curiosité : Esther est ici prénommée Ela. Pourtant Claude Burgelin, dans l'album Perec de la Pléiade, donne une autre version : "Quand Georges arrive à Villard-de-Lans, il a six ans. Sa tante Esther, la sœur de son père, et son oncle David Bienenfeld s’y sont réfugiés avec leur seconde fille, Ela, ainsi que la sœur et le beau-frère de David, Berthe et Robert Chavranski, et leur fils Henri.

 
 
 

1 commentaire:

blogruz a dit…

Voir les dépôts alluvionnaires relatifs à Esther croiser tous avec Perec me rappelle qu'il est né le soir du 7 mars 1936, qui était aussi le 14 adar 5696, le premier jour de Pourim, fête instaurée par le livre d'Esther.
Je remarque aussi le lien établi entre 1789, qui a mené le personnage le plus puissant du royaume, le Capet dei capi, à être décapité, et le livre d'Esther, où le vizir Aman ayant prévu de tuer Mardochée et les autres Juifs se retrouve du jour au lendemain pendu sur le gibet préparé pour Mardochée. Ceci me rappelle que ce lien a aussi été fait par Cyril Epstein, en rapport avec la Shoah, dans un carré textuel qui fait partie de la galaxie de coïncidences révélée par les grilles de lettres.