mercredi 28 juillet 2021

Nous allons perdre deux minutes de lumière

Retour du Cantal. Une semaine dans cette belle petite région au sud d'Aurillac, la Châtaigneraie, assez méconnue et donc peu touristique, d'où nous ralliâmes Conques et Figeac. Une semaine de calme et de beauté pendant laquelle je n'ai pas écrit une ligne. J'avais avant de partir plus ou moins programmé quatre chroniques, mais c'est comme si ce petit séjour avait rebattu les cartes : avant de reprendre le fil prévu, je m'autorise un détour poétique. Il m'a fallu en effet, à peine revenu, gagner la médiathèque où un courrier de rappel m'enjoignait de rendre des films empruntés (et en particulier La Clepsydre de Wojciech Has, dont j'ai parlé au dernier article). Je ne pus faire autrement que de charger ma besace de quatre ouvrages nouvellement arrivés, dont ce petit livre de poésie de Frédéric Forte, Nous allons perdre deux minutes de lumière (P.O.L., 2021). Ce titre déjà m'intriguait, comme il a d'ailleurs intrigué l'auteur, qui confie en quatrième de couverture : "Nous allons perdre deux minutes de lumière" a dit la présentatrice de la météo en parlant de la journée du lendemain. Et j'ai su que je tenais le titre d'un livre."


Particularités  de cette phrase : elle contient sept mots et douze syllabes. Frédéric Forte va donc autour d'elle composer un poème en sept chants, chacun d'eux constitué de sept strophes de douze dodécasyllabes (pas des alexandrins, précisera-t-il dans un entretien visible sur Youtube, car il ne respecte pas les coupures en deux hémistiches). Le premier chant est écrit le 6 mars 2017 et le septième le 6 octobre de la même année. Le temps d'écriture aura donc été de sept mois, en cette année 2017. De cela je ne m'étais pas avisé sur place, à la médiathèque, mais comment ne pas en être amusé alors que j'ai déployé cette année-là le projet Heptalmanach, qui s'appuyait sans vergogne sur ce nombre sept ?

Frédéric Forte pousse encore plus loin le lien au sept comme le montre bien la table à la fin du livre :

Par ailleurs, on voit que chaque chant correspond à l'un des mots de la phrase-matrice, comme l'explique bien Christian Rosset dans Diacritik

"Nous : la communauté humaine ; allons : le déplacement, le mouvement ; perdre : l’échec, la désorientation, la mort ; deux : le couple, la dualité ; minutes : le temps ; de : la provenance, l’association ; lumière : la vue.” Et enfin, dans “les titres de chaque chant, ces mots ont été cryptés en « braille », référence à la perte de lumière mais aussi à une anecdote familiale évoquée dans le chant final.”

On ne sera pas surpris d'apprendre que Forte est membre de l'Oulipo, mais il fait tout de suite préciser que nous n'avons pas affaire ici à une simple histoire de contraintes, un pur exercice formel où l'auteur ferait montre de sa seule virtuosité littéraire. Ce qui, à mon sens, est sans intérêt. Non, comme chez Perec et Roubaud, la contrainte est ici génératrice de liberté, et surtout elle ouvre sur le quotidien de l'existence, dans sa trivialité et parfois sa douleur. Pour revenir un instant sur le braille, Emilien Chesnot, dans Sitaudis, écrit que l’on peut y "voir un écho à une anecdote familiale aussi bien qu’un jeu de correspondance détectable dès la couverture, dans les sept points (trois gris, quatre bleus) qui surmontent le nom de l’éditeur, POL. Mais c’est l’occasion de nous rappeler que le sens que nous sollicitons le plus – la vue – peut-être considéré « comme / handicap. pourquoi pas. »  Nos vies tiendraient alors du braille : chaque événement serait un point qu’il nous appartient de connecter aux autres pour former une configuration lisible – qui se déforme, cependant, à mesure qu’elle se vit. Nous serions donc en définitive aveugles à ce qui se trame sous nos yeux : « moi je ne vois rien », dit le narrateur."

Attardons-nous un moment sur la strophe 1 du Chant 4 :


Comment, là encore, ne pas me sentir concerné, car que fais-je moi-même sinon passer mon temps à relever des coïncidences ? B. ici désigne Bernard Hœpffner*, co-traducteur de l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton. Et pour rebondir sur ce motif de la coïncidence, ne voilà-t-il pas que je lis dans La vie rêvée du joueur d'échecs, de Denis Grozdanovitch, emprunté aussi ce lundi, le passage suivant :

"En l'occurrence, ma manie précoce de noter tout ce qui me paraissait digne d'être mémorisé est d'abord né des photos d'écrivain tenant en main un carnet et un stylo. Cette attitude me paraissait le comble de l'élégance, et très tôt, j'eus envie de l'adopter moi aussi, en jouant au jeu de l'écrivain.
Si toutefois, à ce propos, quelqu'un devait me taxer d'irrémédiable futilité, je le gratifierais d'une citation d'un livre datant du XVIIe siècle, L'Anatomie de la mélancolie de Robert Burton :

... et il n'y a aucune différence entre nous et les enfants, si ce n'est que ces derniers jouent avec des poupées de chiffon et autres jouets semblables, tandis que nous nous amusons avec des poupées de plus grande taille." (pp.12-13)

Le jeu est très présent dans le livre de Frédéric Forte, avec le sudoku et candy crush au chant 1, qui se termine d'ailleurs avec des SMS des deux garçons de l'auteur : A. m'écrit / j'ai bien joué au théâtre j'étais Lucky/ Luke et Camille Pikachu. gros bisous. Au chant 2, on peut lire : je croque une pomme et le roi la reine / les parties de bataille sont interminables, tandis qu'au chant 3 il est dit : deux labyrinthes dans une même journée / ça fait beaucoup. dans celui de verre au jardin / d'acclimatation les enfants n'ont presque pas / essayé de se perdre. Et il se trouve - autre coïncidence - que je viens juste de lire au Lieu tranquille l'entrée que consacre Alain Baraton, dans son Dictionnaire amoureux des jardins, au Jardin d'acclimatation, dont il commence par dire que les Parisiens le découvrirent le 6 octobre 1860, donc 157 ans jour pour jour avant la fin de l'écriture de Nous allons perdre deux minutes de lumière.

Et voici que dans ce même chant, où Frédéric Forte évoque son voyage au pays de Galles, d'autres résonances se font entendre tout à coup. J'y reviendrai très vite.

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* Bernard Hœpffner est aussi le traducteur du Jardin de Cyrus de Thomas Browne, évoqué par Sebald dans ses Anneaux de Saturne (voir Losange ou Réseau des Anciens).



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