"Pas de poussière dans un monde où les objets ne servent que transmis - pliés, polis, lavés, brossés, tendus sur un plateau. Propres et neufs ou comme tels : époussetés. Ne rien toucher soi-même ou l'éviter le plus possible. Garder des gants au lit pour recevoir certains visiteurs. acheter un appareil à désinfecter le courrier. Surveiller la façon dont Céleste manie les objets. On a ses manies, sa sensibilité, l'asthme n'arrange rien. Approchez-moi mon bougeoir. Donnez-moi un mouchoir, un autre porte-plume, une bouillotte très chaude, la dernière s'est refroidie. Et ma bouteille d’Évian cachetée ? Celle-ci est ouverte, remportez-la. "
Marianne Alphant, L'Atelier des poussières, P.O.L, 2025, p. 31.
Grande brocante de Trouy, près de Bourges, dimanche matin. Enfin, brocante est un mot légèrement usurpé, il vaudrait mieux parler de vide-grenier. La plupart des exposants semblent être des habitants qui déballent devant leur pavillon, et que nous proposent-ils ? essentiellement - m'a-t-on fait justement remarquer -, des vêtements d'enfant, des jeux d'enfants, des livres d'enfants, oui, ils ont grandi les lascars, et il faut vider les armoires, épurer les coffres à jouets, l'ado chasse le mouflet, il faut faire de la place. Autant dire que Trouy ce n'est pas le paradis des antiquaires, l’Éden des chineurs. Rien à voir avec la magique brocante des Marins chère à mon cœur. Néanmoins, je serai malvenu de me plaindre : où aurais-je trouvé pour deux misérables euros l'homme de Chaval, ce dessinateur que j'adore ?
Et pour deux euros encore Vu de dos, ce recueil de dessins de Cardon, tout aussi admiré ? Et les Fables de la Fontaine illustrés par le grand Gustave Doré (un euro de plus tout de même) ?
Et puis, pour un vil euro, La mort de Brune, de Pierre Bergounioux, dans la collection blanche ?
Le volume que j'ai touché n'est pas aussi nickel que sur la photo ci-dessus, il avait dû traîner près d'un clapier à lapins ou voisiner avec un bidon d'huile. J'étais content quand même, trouver un Bergou dans un vide-grenier ça tient quasi du miracle. Ce n'est pas de la littérature de jeunesse, ça n'émarge pas à l’École des loisirs. Et pourtant, ça ne parle que de ça, ou presque, de l'enfance. Celle de l'auteur, au cœur de Brive, dans les années cinquante et soixante (il est né en 1949). Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle était loin d'être joyeuse, cette enfance. De ce temps passé, il écrit dans la quatrième de couverture, que "sa lumière morte, son air éteint, ses drames anachroniques, sa misère, ses tenaces noirceurs encombraient la vie de chaque jour." Voilà qui a le mérite de la clarté. Les gamins de Trouy ne connaissent pas leur chance.
Je me suis donc rapidement plongé dans ce récit âpre, heureusement sublimé par l'écriture ciselée du farouche corrézien. Et j'ai été très vite surpris d'y retrouver avec une fréquence trop élevée pour être négligée notre vieille amie la poussière, à laquelle j'ai consacré, je crois, quatre articles. Bergounioux n'égale pas le record de Christian Bobin (huit occurrences de la poussière dans Pierre,), mais il s'en faut de peu. On va voir que les sept apparitions bergouniennes de la poussière sont loin d'être anodines.
Ça commence page 14 : "Outre l'unique passage, un guichet percé dans le grand panneau de chêne qui aveuglait la porte cochère désaffectée, sur la petite rue, il y avait l'odeur, le composé séculaire, sans doute, auquel contribuait la pierre et la poussière, l’étude, la prière, l'automne, l'ennui, le froid, la créosote et l'anxiété." L'énumération laisse rêveur. Pour information, la créosote est le nom charmant donné à plusieurs sortes d'huiles extraites de goudrons (de bois ou de charbon ou d'une plante) qui sont des composés complexes (plus d’une centaine de composés chimiques pour la créosote de houille).
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Journal de l'Ain - 26 janvier 1835 |
Sept pages plus loin, peu après avoir évoqué le sinistre concierge de l'hôtel Labenche où il allait endurer chaque semaine quatre heures de solfège et de piano, il écrit : "Une menace latente, et parfois déclarée, se trouvait mêlée aux occupations les plus mesquines. On décelait, même à six ans, sous la poussière, la peinture grise et le coton bleu, une férocité restée des vieux âges, des temps féroces dont on sortait à peine." On remarquera incidemment que Bergounioux est loin d'être un laudateur du "bon vieux temps"... Il suffit alors de tourner la page pour apprendre qu'il n'y a pas grand chose de bon à se tourner vers les origines : "Les combles avaient été reconquis à une date récente sur l'oubli. La hauteur du toit à quatre pans était telle qu'il comportait lui-même deux étages. Le premier avait été réannexé pour loger l'école de musique, l'autre, faute d'élévation, laissé en l'état. Quelques marches y menaient mais une barrière de bois empêchait de s'aventurer sur le plancher. Il datait des origines. Une poussière historique le couvrait d'un épais linceul et c'est lui que j'aurais désigné aussitôt si l'on m'avait demandé quel était l'endroit le plus inhabitable sur terre." (Je souligne)
On rigolait bien à Brive. Bon, page 29, c'est le Bergounioux adulte qui surgit soudain, le passionné d'insectes qui vient chercher "quelques éclaircissements sur un certain insecte" et qui pousse pour la première fois de sa vie la porte de la bibliothèque de la Société archéologique, parce qu'il espère y trouver les œuvres complètes de Pierre-André Latreille, le "Prince de l'entomologie", l'enfant du pays né à Brive le 29 novembre 1762. "L'air, écrit-il, derrière le vitrage à plombs, avait le goût de poussière, la nuance trouble qu'on trouve au passé lorsqu'il affleure dans les intermittences du présent. L'histoire naturelle et iconographique des Insectes coléoptères d'Europe, dans un coin, sur le dernier rayon, à quatre mètres du sol, disparaissait sous la poussière et les toiles d'araignées accumulées depuis 1822, que - peut-être - Latreille l'avait déposée là pour notre édification avant de regagner Paris, où il prendrait la succession de Lamarck, au Jardin des plantes."
La notice Wikipedia mentionne justement un autre extrait des frères Bergounioux ( L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 33) : "Latreille, le prince de l’entomologie, à qui sa passion sauva la vie. Prêtre réfractaire, il allait être jeté, avec d’autres, dans la cale d’un navire qui devait sombrer au large de la Gironde. Il occupait ses derniers instants à inventorier la faune du cachot. Un des geôliers, qui partageait cette curiosité, le met à part des condamnés. Un insecte — la nécrobie, « la vie dans la mort » — témoigne de cet événement."
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Necrobia ruficollis Essai monographique sur les clérites, insectes coléoptères. Tome 2 / par le Mquis Maximilien Spinola,..., 1844 (fig 6) |
Gallica nous offre par ailleurs sur son blog un bel article de Gilles Kremer sur Latreille.
Bon, avançons dans le récit. Page 48, Bergounioux raconte les promenades vespérales avec son père. Un tour "en trome" (jusqu'à l'âge de dix ans, "trome" désigna pour lui leur trajet invariable) : "On a pris à gauche. On voit mal parce que l'éclairage urbain est, à l'image de ce temps, vieillot, jaunâtre, tapageur et chiche. L'avenue est plantée régulièrement de bulbes montés sur un cube aux faces ornées de triangles, luisant à cinq mètres du sol de l'éclat poussiéreux, emprunté, des astres morts. Les ruelles sont plongées dans une ténèbre médiévale." On est toujours, on le constate, dans cette thématique sémillante des "temps féroces dont on sortait à peine".
Progressons : la ténèbre, contrairement à ce qu'on pourrait croire au vu de telles descriptions, n'est pas irréductible. Ceci est affirmé page 58 : "Une chose est certaine, une lueur brille au fond des pires traverses, c'est que, plus tard, on sera fixé. Les clartés, qui nous sont aujourd'hui refusées, veillent au loin. Celui qu'on sera - on le sait, on le veut - saura. C'est pour lui qu'on prend la peine de bourrer l'annexe, de l'étendre, de tenir registre, à charge, pour ce qui le concerne, de libérer cet être de nous-même qui ne souhaitait rien que de passer avec les jours, les années, partir et qui attend avec les ombres et la poussière, dans la réserve."
Les deux dernières mentions de la poussière sont à la fin du livre, la première venue avec l'évocation des tristes bonnes femmes de l'épicerie aux pâles légumes et aux morues séchées : "Quand ce qu'il y a vous dissuade de vous nourrir, de subsister, de respirer et que deux bonnes femmes préfigurent l'assentiment qu'on y donnera un jour, les reniements futurs, on est vraiment tenté de se rencogner dans la fumée des songes ou la poussière de jadis et les ténèbres et de n'en plus bouger." (p. 107)
Enfin, page 117 : "J'ai espéré longtemps que le livre qui expliquerait tout existait. Un jour, je tirerais des rayonnages de la bibliothèque municipale un volume couvert de carton ou de chagrin terni par la poussière qui pleut du temps consumé. Je l'ouvrirai et et ce qu'il y avait dehors, dedans, partout, en serait éclairé. Je verrais. Je saurais."
Cette traversée de La mort de Brune sous l'égide de la poussière est bien sûr très réductrice, et laisse de côté bien des aspects et des beautés du récit, mais elle me semble néanmoins refléter sa tonalité générale et sa lucidité térébrante.
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* Wikipédia : "La créosote de goudrons de houille, découverte par le chimiste allemand Karl von Reichenbach, a été largement la plus utilisée dans le monde. Elle a longtemps été autorisée comme pesticide (conservateur du bois antifongique, antimousse et insecticide). Sa haute teneur en hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP, responsables de son odeur) la rend présumée reprotoxique et cancérogène, polluant organique persistant, écotoxique (notamment pour les organismes aquatiques) et bioaccumulable[7]."
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