"Dans l'"Évangile selon les Égyptiens", Jésus proclame : "Les hommes seront les victimes de la mort tant que les femmes enfanteront." Et il précise : "Je suis venu détruire les œuvres de la femme."
Quand on fréquente les vérités extrêmes des gnostiques, on aimerait aller, si possible, encore plus loin, dire quelque chose de jamais dit, qui pétrifie ou pulvérise l'histoire, quelque chose qui relève d'un néronisme cosmique, d'une démence à l'échelle de la matière."
Cioran, De l'inconvénient d'être né, Folio/Essais, 1973, p. 143.
Dans la seconde partie de son essai, A l'assaut du réel, Gérald Bronner fait l'inventaire de ceux qu'ils nomme les assaillants, autrement dit les assaillants du réel. En premier lieu, il y a ceux qui cherchent à l'esquiver, ce fameux réel, et l'exemple qui vient en tête est celui des hikikomori, ces Japonais qui restent cloîtrés chez eux, et dont le nombre est estimé aujourd’hui à un million d'individus, dont plus d'un tiers serait claquemuré au domicile depuis au moins sept ans. Le phénomène n'est plus lié au seul Japon, mais c'est encore le seul pays où il est officiellement reconnu. Bronner écrit que les hikikomori "sont au croisement d'une éducation qui a été permissive et aimante - où ils ont été parfois des enfants rois, voire des tyrans, à tout le moins gâtés et choyés - et un environnement anxiogène où la pression sociale, notamment sur la scolarité, est immense. Cette claustration est une expression étrange de la pensée désirante lorsqu'elle reflue. De ce point de vue, les hikikomori sont à l'avant-garde des tourments de notre temps." (p. 174)
Plutôt que d'esquiver le réel, il serait possible de s'en évader, c'est ce que proposent les shifters. Il s'agit de quitter la CR (current reality) pour rejoindre la DR (desired reality), par la méthode du rêve dirigé lucide. Cette réalité parallèle pouvant être par exemple l'univers de Star Wars, des super-héros de la galaxie Marvel, ou de la saga d'Harry Potter. Certains shifters se déclarent "convaincus que la réalité désirée vers laquelle ils se déplacent est tout aussi réelle que leur réalité actuelle". Quelques-uns invoquant les multivers de l'astrophysique, tels des petits Michel Onfray. "Mais, poursuit Gérald Bronner, il y a plus grave : les communautés, certes marginales mais existantes, du respawning (réapparition). Ce sont quelques milliers de "métamorphes" (nom que se donnent parfois les shifters qui croient à la réalité de leur métamorphose dans d'autres mondes) qui aspirent à habiter de façon permanente dans la réalité désirée. Pourquoi revenir dans ce monde froid et décevant alors que d'autres univers tout aussi réels et satisfaisants nous tendent les bras ?" (p. 184-185)
Le sociologue enchaîne avec le Meta de Mark Zuckerberg, qui fut l'objet d'un emballement médiatique et économique au début des années 2020. Durant l'été 2022, il confesse avoir lui-même commencé à explorer le métavers (un terme créé en 1992 par Neal Stephenson dans son roman Snow Crash) : "Ayant fait l'acquisition d'un casque de réalité virtuelle, je partageais la croyance que ce monde alternatif pouvait modifier notre façon de vivre."(p. 188). L'affaire fut en réalité un flop retentissant. "Le cabinet de conseil américain Gartner prédisait même qu'en 2026, 25% de la population passerait au minimum une heure par jour dans le métavers : un exemple parmi d'autres que les experts peuvent se fourvoyer." Et Bronner a l'honnêteté d'ajouter : "Je ne leur jetterai pas la pierre car, s'il n'est pas certain que j'aie vraiment pris ce risque au sérieux (...) je ne peux nier que je me suis laissé embarquer par l'ambiance générale qui prophétisait la survenue d'un événement majeur." (p. 189)
Cependant il affirme un peu plus loin que la réalité virtuelle n'a pas dit son dernier mot, observant fort justement que les écrans et leurs "propositions récréatives" ont déjà aspiré une bonne part de notre capital attentionnel.
Autre stratégie des assaillants du réel : croiser les flux entre réel et imaginaire en inventant une fiction qui double le réel. Si Bronner concède que la fiction est indispensable au bon fonctionnement de notre cerveau, qu'elle joue un rôle aussi crucial pour nous que l'eau pour le poisson, il s'acharne ensuite à pointer des croisements qu'il qualifie "d'étonnants et inquiétants aboutissant à un mariage entre réalité et fiction". Ainsi cite-t-il le cas d'Akihiko Kondô qui se marie pour deux millions de yens le 4 novembre 2018 à Miku Hatsune, qui n'est autre qu'une poupée de chiffon de chiffon à voix synthétique. L'événement fait l'objet de l'attention de la presse partout dans le monde. Bronner parle de fictosexualité, liant des êtres réels à des personnages imaginaires ou non-humains. Ce type de relations a inspiré au cinéma Her, le film de Spike Jonze, où Theodore Twombly (Joaquin Phoenix), écrivain public encore sous le coup de sa rupture avec son épouse Catherine (Rooney Mara), tombe amoureux d'une IA prénommée Samantha, dont la voix est celle de Scarlett Johansson.
Si le film évite le happy end, il ne se finit pas en drame, comme dans la vraie vie : Bronner cite ce jeune père de famille belge, ravagé par l'éco-anxiété, qui entame un échange avec un robot conversationnel, prénommé Eliza, dont il tombe lui aussi amoureux, mais qui l’entraine au suicide six semaines plus tard. Histoire glaçante, dit Bronner, puis il nous propose ensuite encore pire avec les creepypasta, légendes urbaines qui se diffusent dans l'univers numérique et dont l'une d'elles, Slender Man, a conduit deux jeunes filles de 12 ans à poignardé l'une de leurs amies de dix-neuf coups de couteau.
Tout ceci donne de bonnes histoires à savourer dans la quiétude de son canapé, mais ne peut-on pas douter qu'il s'agisse là de tendances fortes de notre société ? Ces faits divers certes frappants restent exceptionnels, et rien ne laisse penser qu'ils vont se multiplier (la tentative de meurtre des deux filles du Wisconsin en 2014 est resté un phénomène isolé).
Passons à la page 255, avec la section "Corrompre le réel". Bronner entend par là que nos contemporains choisissent des positions d'observation d'où ils ne voient qu'une partie du monde, celle qui leur convient : "Être indifférent au réel ? Non : plutôt se ménager une fenêtre pour le regarder sous l'angle que l'on désire. Ce n'est pas croire ce que l'on voit mais voir ce que l'on croit."(p. 258) Il pointe une dérégulation du marché cognitif, la prolifération de la mésinformation, montrant avec raison que si la connaissance est plus disponible que jamais sur Internet, c'est aussi le cas des modèles fantaisistes prétendant décrire le monde. Et dans la concurrence "entre tous les modèles interprétant le réel, ceux qui le corrompent partent de bien des façons avec un avantage concurrentiel." (p. 270) Par exemple, en générant ce que Bronner propose d'appeler des mille-feuilles argumentatifs : "accumulations de pseudo-preuves, qui peuvent être logiquement incompatibles les unes avec les autres mais qui, par la somme qu'elles constituent, insinuent dans l'esprit de certains que "tout ne peut pas être faux", qu'"il n'y a pas de fumée sans feu."(p. 274) Intimidation intellectuelle renforcée par la loi dite de Brandolini, selon laquelle "la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des sottises [...] est supérieure en ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire." Tout ceci risquant de conduire à un scepticisme qu'il qualifie d'opportuniste, où tout individu pourra décider librement de manifester du scepticisme à l'égard d'informations qui ne lui plaisent pas. Ce qui conduit Bronner à évoquer la stratégie suivante : ductiliser le réel.
Il faudrait à ce stade entrer plus avant dans le détail (Bronner se livre par exemple à une attaque de Bruno Latour qui me semble très partiale et mal étayée), mais cela m'éloignerait du cœur de mon propos. Filons donc à cette section, page 337, qu'il nomme Bouquet final. Il y procède à une critique radicale du mouvement situationniste de Guy Debord, groupe aux idées souvent mal comprises, écrit-il, ajoutant benoîtement qu'il faut dire que les textes "relèvent parfois du galimatias ampoulé". Il résume le mouvement en affirmant qu'il prône "la mise à bas du système tout entier qui nous empêche de bien jouir." Le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, paru en 1967, exalterait un refus des contraintes "qu'il synthétise dans une formule qui aurait pu servir de titre à notre propre livre : "la subjectivité radicale", c'est-à-dire l'affirmation par l'individu de tous ses désirs pour qu'enfin le monde advienne comme il aurait dû être."(p. 338)
Le situationnisme expédié en quelques lignes, Bronner donne ensuite des exemples contemporains de cette subjectivité radicale. Ainsi évoque-t-il les thérians, ces personnes "qui s'identifient d'une manière non physique comme non-humains ou pas entièrement humains, et plus précisément comme des animaux existant ou ayant existé sur Terre", à travers le cas de Toru Ueda, cet ingénieur résidant à Tokyo, qui se sent loup au plus profond de soi, u celui de Toco, youtuber japonais (décidément, il faut croire que le Japon est la matrice de la pensée désirante...), qui veut devenir un colley, la race de chien qu'il préfère.
Et puis il y a les furries (de fur, fourrure), qui aiment à incarner un animal imaginaire. Emile Rateland, Néerlandais de 69 ans, qui demande à la justice un changement de date d'anniversaire parce qu'il se sent vingt ans plus jeune. Jorund Viktoria Alme, Norvégien de 53 ans, qui s'identifie comme femme handicapée. Rachel Dolezal, connue aussi sous le nom de Nkechi Amare Diallo, femme américaine blanche célèbre pour s'être fait passer pendant des années pour une femme noire, et qui s'identifie comme telle. Et enfin l'influenceur britannique Oli London qui a subi une vingtaine d'opérations pour devenir coréen, femme transgenre, avant de d'annoncer en 2022 qu'il détransitionne et adhère dès lors au Mouvement anti-genre (puis se convertit au catholicisme pour faire bonne figure).
C'est sur ce personnage riche en volte-faces que s'achève la partie sur les assaillants. Il reste à Bronner dans le dernière partie de l'essai à évoquer Raymond Kurtzweil et le transhumanisme, qui prétend tuer la mort. Mais il y a donc selon lui plus fort encore, et c'est le gnosticisme, dont la découverte des codex de Nag Hammadi a profondément approfondi la connaissance. Les gnostiques, écrit-il, n'y sont pas allés de main morte : "Allons directement à ce qui est essentiel à notre sujet : pour eux, le réel est tout entier mensonger. Il a été produit par un être que les gnostiques nomment "le démiurge" et qui a construit cette illusion maléfique qui ne nous permet pas de connaître le vrai Dieu. L'ensemble des croyants de la nouvelle religion s'égarent pour ceux que l'on appelle aussi les "sans-roi" : ils vénèrent le mauvais Dieu !""(p. 387)
Sur le mot "sans-roi", il y a un appel de note, qui renvoie à Thiellement, 2017. Il se trouve que j'ai lu ce livre à sa sortie. Il s'agit de La victoire des Sans Roi, de Pacôme Thiellement, sous-titré Révolution gnostique, paru aux Puf (la même maison d'édition que Bronner). J'y ai d'ailleurs consacré un article.
La perspective adoptée par Pacôme Thiellement est radicalement opposée à celle de Bronner. Si celui-ci voit dans le gnosticisme "la figure terminale de la pensée désirante", Thiellement y voit tout au contraire un recours et un espoir.
Bronner affirme que l'objectif des Sans Roi est tout simplement d'anéantir la réalité. En ce sens, il nous donne à penser que nous sommes ici en présence du plus grand danger qui soit. Mais où sont les gnostiques d'aujourd'hui qui nous menaceraient ? Bronner n'en cite aucun et pour cause : les Sans Roi dont Pacôme Thiellement se fait le héraut ne constituent aucun parti, aucune communauté susceptible de nuire à la société. C'est même inverser les leçons de l'histoire que de suggérer une telle vision. Car que sont devenus les gnostiques de l'Empire romain ? Ils ont été vilipendés, ridiculisés, persécutés par l’Église catholique, ce que Bronner ne peut que reconnaître, écrivant qu'elle "a réagi comme elle le fit souvent en pareil cas : déclencher les flammes de l'Enfer et brûler l'intégralité des textes de ce courant hérétique."(p. 387) Ce n'est pas la réalité qui a été anéantie, mais bien les gnostiques eux-mêmes, dont le peu que l'on savait avant Nag Hammadi ne nous parvenait que de leurs détracteurs.




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