[…] partout où est l’infini et où il n’y a pas infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer, il faut tout donner.
Blaise Pascal, Pensées, 397
Me voilà bien embêté. J'ai annoncé, à la fin de l'article Je ne sais quelle horreur secrète, que j'allais traiter du fameux pari de Pascal. Enfin, pour être plus précis, que j'allais examiner la raison du dédain de Borges pour Pascal telle qu'elle est donnée par le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans son essai Vertiges. C'était déjà moins ambitieux... Du "pari", j'avais le souvenir d'un choix donné à l'homme : Pascal ne se souciait pas de fournir une nouvelle preuve de l'existence de Dieu mais argumentait que l'on n'avait rien à perdre à postuler son existence, mais qu'au contraire, on y avait tout à gagner. Mais est-ce bien ce qu'il y a à comprendre ? Cette lecture n'est-elle pas un tantinet superficielle ? Le pari est sans doute le texte le plus commenté de Pascal, et le moins que je puisse dire c'est que je ne me sens pas compétent pour faire le point sur la question. Vous me direz que je peux m'en tenir à ce qu'en dit Dupuy. Oui, mais Dupuy s'attarde sur un aspect de l'argumentation de Pascal qui n'offre pas un caractère d'évidence : "le cas des grandeurs "quasi" infinies qui sont affectées d'un poids qui peut être fini, mais qui peut aussi être "quasi" nul" (et là, j'ai bien peur d'avoir perdu une partie de mon maigre lectorat).
Je vous propose donc, avant de persévérer dans cette voie aride, de visionner cet extrait de Ma nuit chez Maud, d'Eric Rohmer, où le pari pascalien est subtilement débattu entre le héros et narrateur Jean-Louis (Trintignant), ingénieur catholique de retour à Clermont-Ferrand, qui tombe par hasard sur un ancien camarade de lycée, Vidal, devenu professeur de philosophie et marxiste.
Dans cet extrait, Vidal, athée revendiqué, se révèle paradoxalement bien plus pascalien que Jean-Louis Trintignant : « Pour un communiste, ce texte du pari est extrêmement actuel. Au fond, je doute profondément que l’histoire ait un sens. Pourtant, je parie pour le sens de l’histoire, et je me trouve dans la situation pascalienne. Hypothèse A : la vie sociale et toute action politique est totalement dépourvue de sens. Hypothèse B : l’histoire a un sens. Je ne suis absolument pas sûr que la B ait plus de chances d’être vraie que la A. Néanmoins, je ne peux pas ne pas parier pour l’hypothèse B parce qu’elle est la seule qui me permette de vivre. »
La question pascalienne, selon Dupuy, "est de savoir si un bien infini que je ne possèderai peut-être jamais (la vie éternelle auprès de Dieu) vaut plus pour moi que le bien fini (ma vie sur Terre avec ses plaisirs médiocres) que je sacrifie." Il développe ensuite comme ceci :
Voici comment en termes qui sont ceux du vingtième siècle on peut présenter le paradoxe des grandeurs « quasi nulles ». Soit ε1 un nombre positif, non nul, et très petit. On dit de lui qu’il est « évanescent » 2. Puisqu’il n’est pas nul, il existe un entier très grand N tel que le produit Nε soit un nombre réel A non évanescent. Cependant, son caractère évanescent se traduit par la propriété qu’additionné à un réel X, il produit un résultat indiscernable de X, donc identique à X, selon le principe de l’identité des indiscernables de Leibniz 3.
X + ε est identique à X, alors même que ε est positif, différent de zéro : tel est le paradoxe. Pour éclairer cette propriété apparemment extraordinaire, le mathématicien américain John Allen Paulos* raconte l’histoire suivante : au musée d’Histoire naturelle, le guide explique à qui veut l’entendre que le majestueux tyrannosaure qui trône au milieu de la salle est vieux de 70 millions et six ans...
« Comment ? demande une petite fille, 70 millions et six ans, êtes-vous sûr ? — Ah, pour être sûr, j’en suis sûr, rétorque l’autre. Lorsque j’ai pris mon travail ici, on m’a dit qu’il avait 70 millions d’années. Or ça, c’était il y a six ans. »
Un T-Rex de 70 millions et six ans est identique à un T-Rex de 70 millions d’années.
Bon, l'histoire est amusante. Continuons. Dupuy signale qu'il va opérer un autre renversement sur le pari de Pascal, en considérant le « bien » quasi infini comme une grandeur négative, c’est-à-dire un mal. "Il s’agit de savoir, poursuit-il, s’il est avantageux de prendre un risque quasiment infini affecté d’une probabilité évanescente pour pouvoir continuer à profiter des bienfaits très relatifs qu’offre notre vie terrestre." Et il livre alors une histoire vraie qui illustre un tel cas (et pardon de citer encore longuement le philosophe, mais je ne vois comment faire autrement ) :
N consistant en la disparition de l’espèce humaine et même de toute vie sur Terre, microbes compris. C’est le risque qu’ont cru prendre les artisans du projet Manhattan lorsque, le 16 juillet 1945, ils ont fait éclater au Nouveau-Mexique la bombe-test dénommée Trinity. Certains des meilleurs physiciens du moment tenaient pour très peu vraisemblable, mais non impossible, que cette explosion produise une mise à feu de l’atmosphère terrestre et une explosion de l’océan. Enrico Fermi était le plus pessimiste, Hans Bethe pensait qu’il y avait là une impossibilité absolue. Les plus jeunes étaient les plus angoissés. Arthur Compton, qui dirigeait l’équipe, décida que si les calculs montraient que les chances que la Terre se vaporise sous l’effet de l’explosion atomique étaient supérieures à 3 sur un million (soit une probabilité de 0,000003), il mettrait fin au projet. Les calculs aboutirent à un résultat légèrement inférieur, et le projet suivit son cours. Que signifiait exactement le seuil imposé par Compton ? La réponse que Daniel Ellsberg donne aujourd’hui est significative dans son apparente imprécision : « quelque chose de petit, de très petit, mais non nul » 5. Ce qui veut dire que ce seuil n’est pas une grandeur définie ni une variable, mais un epsilon au sens que j’ai rappelé ci-dessus. Traité comme une probabilité, sa multiplication par N, nombre infiniment grand – qu’y aurait-il de plus grand, pour les êtres humains, que la disparition de leur espèce ? – conduit à la question du pari.
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Leslie Groves (à droite) et Robert Oppenheimer (à gauche) à côté des restes de la tour utilisée pour l'essai Trinity. |
"Ellsberg raconte les affres des heures, mais aussi des minutes et des secondes qui précédèrent le déclenchement de la réaction en chaîne. Son récit est digne des meilleurs films à suspense." A cet instant, Jean-Pierre Dupuy qui, jusque-là, avait repris pour Vertiges le texte qu'il avait donné pour le hors-série sur Pascal (La possibilité du pire**), ajoute en note de bas de page que le film de Christopher Nolan, Oppenheimer (2023), a "l'intelligence de comporter un dialogue, probablement inventé, entre le général Leslie Groves, qui dirigeait le projet Manhattan, et Robert Oppenheimer sur le problème ici discuté. Groves (joué par Matt Damon) interroge Oppenheimer. (interprété par Cillian Murphy) sur la probabilité que cette catastrophe se produise. Le physicien assure qu'elle est extrêmement faible. Groves répond qu'il préfèrerait qu'elle soit nulle. L'écart entre epsilon et zéro est éminemment dramatique."
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Leslie Groves et Robert Oppenheimer, dans le film de Christopher Nolan |
C'est au même endroit que Jean-Pierre Dupuy introduit Borges dans ce chapitre de l'essai (il n'était aucunement question de l'écrivain dans le texte du hors-série), avec sa nouvelle "Le miracle secret".
Mais à minuit passé il est temps de laisser refroidir les cortex. Nous aborderons celle-ci au prochain épisode.
Françoise Fabian dans Ma nuit chez Maud (1969)_______________________
1. La lettre grecque qui correspond à notre lettre « e » et se prononce « epsilon » [les notes sont de l’auteur]. 2. C’est ainsi que je traduis l’expression anglaise « vanishingly small » dans le sens technique qu’elle a dans l’arithmétique non standard. Le verbe anglais to vanish, qui signifie disparaître, se dissiper, s’évanouir, a la même étymologie que le français « évanescent ». 3. Le principe métaphysique de l’identité des indiscernables affirme que si deux entités ont les mêmes propriétés, alors elles sont une seule et même chose. Voir Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, 27. [... ] 5. Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine, Confessions of a Nuclear War Planner, New York, Bloomsbury, 2017, p. 279. Ellsberg est mondialement connu comme lanceur d’alerte pour avoir copié et fait publier les Pentagon Papers, dont la publication contemporaine du scandale du Watergate allait précipiter la chute de Nixon et sa démission. On sait moins qu’en 1961, travaillant à la Rand Corporation comme économiste spécialiste de la théorie du choix rationnel, il fut détaché auprès du Pentagone pour travailler auprès de Robert McNamara, alors secrétaire à la Défense du président Kennedy, à dresser les plans d’une guerre nucléaire qui aurait éliminé un tiers de la population mondiale de l’époque.
* Jean-Pierre Dupuy use déjà de cette anecdote dans une tribune donnée au journal Le Monde, le 23 novembre 2012 : Une élection à pile ou face, où il affirmait que "Ce ne sont pas les militants de l'UMP qui ont choisi leur président. C'est bel et bien le hasard". (Étonnamment, le 23 novembre est l'anniversaire de la Nuit de feu de Blaise Pascal).
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