"La première bombe atomique de l'Histoire fut expérimentée sur le site militaire américain de Trinity, au nord-ouest d'Alamogordo au Nouveau-Mexique, à une cinquantaine de kilomètres à l'est du Rio Grande. L'engin, dont le nom de code était « Gadget », explosa le 16 juillet 1945, à 5 h 29 min 45s précises. La puissance inusitée de la déflagration, qui atteignit l'équivalent de 19 kilotonnes de TNT, donna lieu jusqu'au dernier moment aux supputations les plus alarmistes. C'est ainsi que le concepteur de la première pile atomique, Enrico Fermi, avait envisagé publiquement l'hypothèse d'une « explosion généralisée de l'atmosphère qui aurait détruit le Nouveau-Mexique ou même la planète. »
Sans aller jusque-là, Robert Oppenheimer et Leslie Groves, les deux maîtres d'œuvre du Manhattan Project, n'en menaient pas large. « Cette fois, nous jouons gros », aurait murmuré Oppenheimer quelques secondes avant la mise à feu... Personne ne pouvait en effet prédire avec exactitude les conséquences d'une réaction en chaîne, et, en l'absence de certitude, le gouverneur du Nouveau-Mexique se tenait prêt à instaurer la loi martiale."
Thierry Lefebvre, Filmer la bombe A : Premières images, premiers usage, revue 1895 (2003)
Jean-Pierre Dupuy, racontant les affres des heures précédant la mise à feu de cette bombe atomique au nom de code de Gadget, ça ne s'invente pas, note donc que Borges avait anticipé ce compte à rebours dans sa nouvelle "Le miracle secret" (1943). Celle-ci se déroule en mars 1939, dans Prague qui vient d'être occupée par les troupes du Troisième Reich. L'écrivain et dramaturge juif Jaromir Hladik est dénoncé et condamné à mort. Son exécution est programmée le 29 mars à 9 heures du matin. Hladik est terrorisé par cette perspective et dans la nuit qui précède il demande à Dieu de lui accorder une année entière pour terminer son drame inachevé, Les ennemis. Vers l'aube, il rêve qu'il est caché dans l'une des nefs de la bibliothèque du Clementinum, où une voix lui dit que le temps pour son travail lui a été accordé : "Il se rappela que les songes des hommes appartiennent à Dieu et que Maimonide a écrit que les paroles d'un rêve sont divines quand elles sont distinctes et claires et qu'on ne peut voir celui qui les a prononcées. Il s'habilla ; deux soldats entrèrent dans sa cellule et lui ordonnèrent de les suivre."
Dos au mur de la caserne, face au peloton d'exécution, Hladik sent une lourde goutte de pluie rouler lentement sur sa joue. Le sergent vocifère l'ordre final mais l'univers physique s'arrête. Le monde est figé mais sa pensée, elle, court toujours : "Dieu opérait pour lui un miracle secret : le plomb germanique le tuerait à l'heure convenue ; mais, dans son esprit, une année s'écoulerait entre l'ordre et l'exécution de cet ordre. [...] Il termina son drame : il ne lui manquait plus qu'à décider d'une seule épithète. Il la trouva ; la goutte d'eau glissa sur sa joue. Il commença un cri affolé, remua la tête, la quadruple décharge l'abattit."
Cette nouvelle, que j'avais dû lire en février 1998, quand j'ai acheté Fictions dans la collection Folio, je l'avais totalement oubliée. Je la retrouvai donc ici, 27 ans plus tard, dans Vertiges. Et puis, étonnamment, une seconde fois, quelques jours plus tard, en replongeant dans cet essai majuscule de Stéphane Mosès, L'Ange de l'Histoire (dont j'avais rendu compte brièvement dans deux des articles les plus anciens d'Alluvions). J'y étais revenu 1/ à cause du billet D'Antigone à Joseph K. 2/ à cause de l'achat à Bourges du Journal de jeunesse de Gershom Scholem, Quitter Berlin.
Rappelons que L'Ange de l'Histoire est consacré à trois penseurs juifs, Franz Rozenzweig, Walter Benjamin et Gershom Scholem. J'avais relu certains passages de la troisième partie, Gershom Scholem L’Histoire secrète, parce qu'il y est beaucoup question de Kafka, dont Mosès disait que Scholem avait toujours été fasciné par son œuvre, "dans laquelle il voulait voir une image paradigmatique de l'esprit de notre époque." Précisant aussi qu'il aimait à répéter à ses étudiants : "Aujourd'hui, pour comprendre la Kabbale, il faut lire les livres de Kafka, et avant tout Le Procès."
Mais c'est en relisant l'Introduction, qui commence précisément par l'évocation d'une nouvelle de Kafka, Les armes de la ville, que j'eus la surprise de retrouver Le miracle secret. Mosès achève la première partie de son Introduction en évoquant l'attente d'une apocalypse, d'une "catastrophe finale qui détruira le monde, pour que de ses ruines surgisse peut-être une humanité nouvelle. C'est précisément ce que suggère le dernier paragraphe du récit de Kafka : Tout ce qui, dans cette ville, est né de mythes et de chants est plein de la nostalgie d'un jour prophétisé où elle sera pulvérisée par les cinq coups d'un gigantesque poing qui se suivront de près. C'est pourquoi la ville a un poing dans ses armes.*"
C'est aussitôt après qu'il écrit qu'à ce récit de Kafka "répond, comme en écho, une nouvelle de Jorge Luis Borges dont le thème central est également le temps, mais perçu ici sous une forme exactement contraire : non pas dans son extension sans fin, mais dans sa plus extrême condensation. "Le miracle secret" semble parfois répondre (probablement à l'insu de l'auteur) à certaines des harmoniques cachées des "Armes de la ville"."
Et Stéphane Mosès termine ainsi la seconde partie de son Introduction :
"Pendant les quelques secondes qui séparent l'ordre d'ouvrir le feu et l'arrivée de la décharge, la conscience de Hladik s'est exacerbée au point d'accomplir en quelques brefs instants le travail d'une année entière. Mais, dans son psychisme, c'est le contenu vécu d'une année entière qui s'est condensé dans la fulguration d'un instant. "Dieu opérait pour lui un miracle secret" : miracle, car Hladik atteint, en un éclair, une intensité intérieure qui le projette très loin au-delà des rythmes habituels du temps humain ; secret, car rien de ce prodige ne filtre au-dehors ; nul, en dehors de lui ne saura jamais que l’œuvre pour laquelle il a a vécu a été terminée. Pour les autres, pour la postérité, il restera pour toujours l'auteur d'une tragédie inachevée." (p. 24)
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* Mosès précise ici en note que la ville de Prague porte bien un poing dans ses armes.
Et n'y aurait-il pas un lien discret, aussi, entre la nouvelle de Borges et l'ultime film de Tarkovsky ("Le Sacrifice")?
RépondreSupprimerhttps://europe-tigre.over-blog.com/2025/06/tableau-et-sillage.le-temps-du-reve-scytho-slave.html
Cordialement.
Alain Sennepin
Hypothèse judicieuse que je me propose de traiter dans le prochain article. Merci beaucoup, Alain.
RépondreSupprimerTrès cordialement.