mercredi 28 mai 2025

D'Antigone à Joseph K.

J'avais terminé l'article précédent en précisant que j'avais encore quelques petites choses à dire sur Chemins d'écriture de Jacques Lacarrière. Mais je dois repousser encore ce moment, car un autre exemple de ce hasard objectif mis en avant par l'écrivain s'est manifesté hier. Hier soir, où j'ai repris la lecture, un temps interrompue, d'un essai lui aussi trouvé à Bourges, le 4 mai très précisément, chez un bouquiniste de la Halle au blé : L'enseignement de la torture, par Catherine Perret (Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2013). Sous-titre : Réflexions sur Jean Améry. Juif d'origine viennoise, Jean Améry, de son vrai nom Hans Mayer, fut arrêté par la Gestapo en 1943 pour son activité dans la résistance belge puis torturé au fort de Breendonk avant d’être déporté à Auschwitz. En 1965, il écrit La Torture et, un an plus tard, Jensiets von Schlud und Sühne Bewälgsvesuche eines Überwältigten (Par-delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable), qui aura un puissant retentissement. Jean Améry se suicide en 1978.

Première édition allemande
 

On se souvient que Jacques Lacarrière et Simone Weil s'étaient rejoints dans mon article autour de la grande figure d'Antigone, dans la tragédie de Sophocle. Antigone dont Simone Weil retrace l'histoire dans un bulletin destiné aux ouvriers des fonderies de Rosières, dans le Cher ; Antigone, qu'à la commande de Jean Vilar, Jacques Lacarrière présente au Foyer des travailleurs des usines Renault à Billancourt.

Alors voilà, hier soir, je reprends ma lecture à la page 150 de l'essai de Catherine Perret, sur une section intitulée L'intolérable. Et je lis : "La honte est l'indice qu'une frontière a été trangressée qui n'aurait jamais dû l'être. Elle révèle la nature de l'intolérable. L'intolérable est le sentiment que le droit a pu être violé "à bon droit" : le scandale de ce qui doit être toléré puisque rien ne l'interdit "légalement", mais qui ne peut être toléré sans insulter la justice, l'exigence de vérité, les faits, et, surtout, le sentiment que la loi fait lien autant qu'elle fait loi. Le sentiment intolérable du droit bafoué fait ainsi appel au souvenir d'un droit ancien, d'un droit dont on a perdu la lettre, dont peut-être la lettre n'existe pas : "lois non écrites mais intangibles", comme le dit Antigone dans la tragédie de Sophocle, parce qu'il n'est pas possible de les écrire - les dieux ne possèdent pas l'écriture -, ou que, comme le dit Améry, les contrats qui lient les humains entre eux sont écrits "et" non écrits."

Plus loin : "Antigone se contente de réénoncer la loi divine, intangible. Je n'ai rien inventé, dit-elle. La prescription vient de "Zeus lui-même et de la Justice qui règne auprès des dieux de sous terre". A cause d'elle, la greffe ne prend pas. Hémon se suicide, puis Jocaste, et Créon fou de douleur, rattrapé par les lois non écrites, rejoint Œdipe dans l'exil."

Le grand critique George Steiner a écrit un essai très dense qui se nomme Les Antigones, que j'ai acheté en 1992, mais je ne l'ai hélas jamais terminé (mes soulignés au crayon de papier s'arrêtent à la page 39). On retrouve George Steiner dans ce dialogue de haute volée avec Pierre Boutang sur le mythe d'Antigone, enregistré dans l'émission Océaniques (1987).


Un dernier hasard objectif. Catherine Perret termine son ouvrage par un post-scriptum, dont les dernières lignes ne sont autres que la fin du Procès de Kafka, où l'on retrouve le motif de la honte par quoi ma lecture s'inaugurait page 150 :

"Mais l'un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l'autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l'y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient joue contre joue.
- Comme un chien ! dit-il, c'était comme si la honte dût lui survivre. "
Or, en même temps que l'essai sur la torture (que je n'avais que rapidement feuilleté et dont je ne savais donc pas qu'il se terminait ainsi), j'avais acheté au même bouquiniste de la Halle au blé Le procès, découpage intégral du film d'Orson Welles (1962) dans la collection Seuil/Avant-Scène.


 

 

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