Une de mes ressources est la médiathèque Equinoxe, où je puise à peu près toutes les trois semaines plusieurs volumes le plus souvent de nouveautés. Je recherche peu, me confiant au hasard des étals. Presque soulagé parfois de ne rien trouver qui fasse étincelle : je peux ainsi me consacrer aux seuls ouvrages qui m'attendent à la maison, dont la masse est déjà trop nombreuse pour le temps limité dont je dispose.
La dernière fois, j'étais dans ce cas et je m'étais seulement, si je puis dire, ravitaillé en bandes dessinées, et je m'apprêtais à repasser le seuil de l'endroit lorsque je fus attiré par un présentoir affichant des ouvrages à lire absolument. En règle générale, cette injonction a sur moi un effet répulsif, mais là, je ne sais pourquoi, espoir sans doute de flasher enfin sur quelque chose, j'y suis allé.
Et c'est ainsi que j'ai embarqué Aveuglantes Lumières, Journal en clair-obscur, de Régis Debray, publié en octobre 2006 chez Gallimard.
Je pensais que ce serait lecture rapide, ainsi que la plupart des journaux d'écrivains, mais ce ne fut pas exactement le cas. Ce journal n'en est pas tout à fait un : il tient plutôt le milieu entre l'essai et le carnet de travail, et il comporte quelques passages ardus qui commandent la lenteur. Pour aller vite, Debray asticote la vache sacrée voltairienne trop souvent invoquée selon lui en cette année 2006 marquée par l'affaire des caricatures de Mahomet. Je le rejoins en ceci qu'incroyant moi-même, ou du moins attaché fermement à la laïcité, je n'en estime pas moins que l'étude du fait religieux et son enseignement sont des impératifs de l'époque à traverser. Debray me paraît infiniment plus pénétrant que, par exemple, Michel Onfray sur le rapport de la société au sacré et à la religion.
J'extrais ici quelques passages de la dernière partie du livre, dont j'aurais peut-être usage dans la suite de mes propres études. Page 173, il évoque ainsi l'impératif mythologique : "(...) une identité collective ne va pas sans quelque médiation esthétique. Il n'y a pas les choses positives d'un côté (économie, commerce, fiscalité, etc.) et de l'autre les fictives ou factices. Dans la vie collective, tout ce qui n'est pas fictif est factice. D'où vient que les communautés humaines sont imaginaires ou ne sont pas, l'européenne y compris. Cela n'avait pas échappé à un pionnier du grand rationalisme comme Paul Valéry, dès l'avant-guerre. Il a expliqué mieux que personne que l'état de société exige de se placer sous l'empire des signes et des symboles afin de faire jouer "l'action de présence de choses absentes". Il n'est de collectivité durable que fiduciaire, tout retour à "l'ère du fait", celle des bêtes, lui est fatal. Et d'historique que dans le demi-jour du mythe : la lumière crue, fluide glacial qui dépoétise l'amour (on ne flirte pas sous un scyalitique), décourage tout autant la mise en route."
Il critique les billets de la monnaie européenne, qui ne transmettent selon lui aucun symbole : Le fil est coupé. "Un symbole qui ne raconte rien ne rassemble personne, et donc ne joue pas son rôle de symbole (ou réunion, en grec). Qu'il n'y ait pas de politique sans symbolique, ni de symbolique sans imaginaire, c'est une contrainte qui échappe au petit rationalisme, et qui amène à se demander si les continents n'ont pas les Lumières qu'ils méritent."
Page 181 : "Attelé tout entier au privatif, l'esprit des Lumières a fait l'impasse sur le ligatif. Sur l'inextinguible soif de conjonction, le lien émotionnel de fraternité, la communion croyante et militante, sur le jeu indéfiniment recyclé du transcendant et de l'agglutinant, bref, sur le sacré social, il jette le regard souriant et tranquille du patron qui a réussi et lance, comme Mme Thatcher : "La société n'existe pas."C'est le souhait des enrichis que les have not ne se regroupent pas : il n'y a que les faibles qui ont besoin de se syndiquer pour se sentir un peu moins faibles."