vendredi 30 juillet 2021

Aventure et résonance

"Les moments intenses de bonheur subjectif se lisent ainsi comme des formes d'expérience de résonance, tandis que le sentiment du malheur survient tout particulièrement lorsque, déjouant nos attentes, le monde se révèle indifférent, voire hostile (répulsif) alors que nous comptions qu'il nous accueille et nous réponde. Mais la vie bonne est plus que la somme des moments de bonheur qu'elle a rendus possible (ou que la minimisation des expériences de malheur) : elle est le résultat d'une relation au monde caractérisée par l'instauration et le maintien d'axes de résonance stables, grâce auxquels les sujets peuvent se sentir portés et protégés dans un monde accueillant et responsif."

Hartmut Rosa, Résonance, La Découverte, 2018, p. 40

Examinons de près la seconde strophe du chant 3 de Nous allons perdre deux minutes de lumière de Frédéric Forte : quelqu'un a laissé une pièce de one pound / pour moi sur un siège dans le train vers Bangor. Il est clair que nous ne sommes plus à Paris, près du Jardin d'Acclimatation, car Bangor ici n'est autre qu'une ville du nord du pays de Galles, face à Anglesey, dont elle est séparée par le détroit de la Menai. Ceci préfigure donc le chant 4 où nous avons appris que Bernard Hœpffner avait trouvé la mort, emporté par une vague au Pays de Galles, le même samedi où Frédéric Forte y était. Cette histoire de train au pays de Galles me fit aussitôt remonter le souvenir d'un essai de Jean-Christophe Bailly dont la couverture représentait l'arrière d'un train traversant le pont de Barmouth, à 77 km seulement de Bangor.


Une des quatre pistes de ce livre était consacrée à W.G. Sebald, dont tout un pan du roman Austerlitz se déroule précisément au Pays de Galles. Je l'avais évoqué très brièvement dans un article de juin 2019, mais n'avais jamais trouvé le moyen ni le temps d'y revenir de manière plus approfondie. Et c'est donc une bonne surprise que de le voir réémerger à cette occasion, d'autant plus que cela va d'une certaine manière me permettre de renouer avec le fil Austerlitzien, que j'avais suivi de très près jusqu'en mars et que j'avais peu à peu été conduit à délaisser, emporté par le flux des associations vers d'autres rivages.

La matière est riche et je ne dépasserai guère aujourd'hui  le cadre de l'avant-propos du livre de Bailly, qui ouvre sur ce peintre gallois méconnu, Thomas Jones, dont il assure qu'il se tiendra seul, "absolument seul, sur le seuil de ce que produira l'art moderne à partir de Manet", et se poursuit avec Dylan Thomas, dont l'éditeur André Dimanche lui avait proposé de préfacer une édition de l'enregistrement radiophonique (français) de Under Milk Wood (Au bois lacté) :

"Il n'y a bien entendu aucun rapport entre un peintre plutôt secret de la fin du XVIIIe siècle et un poète lyrique exubérant né en 1914 et mort à New York en 1953. Rien d'autre que le fait du hasard de la naissance, du moins en apparence, mais c'est quand une troisième occurrence de la résonance galloise apparut que l'idée de grouper toutes ces tentatives  germa en moi, transformant du même coup chacun des projets. Cette apparition était inattendue puisqu'elle venait d'un livre dont je n'avais pas soupçonné qu'il ouvrirait de ce côté du monde : il s'agit d'Austerlitz de W.G. Sebald, récit dont une importante partie se déroule dans la partie nord du Pays de Galles, notamment autour de la petite ville balnéaire de Barmouth." (pp. 11-12, c'est moi qui souligne)
Cette idée de résonance, qui s'exprime dans ce passage, est depuis longtemps un motif central de ma réflexion (et qu'il soit advenu comme un concept-phare chez le sociologue Hartmut Rosa n'a fait que confirmer à mes yeux son importance). Bailly réemploie le mot dans le même avant-propos après avoir dit qu'une fois la décision prise de réunir les quatre* récits en un seul ensemble, l'idée lui est venue d'intituler chacun d'entre eux "aventure".

"Je ne savais pas alors que cette intuition rejoignait le sens du mot aventure tel que Giorgio Agamben en a restitué depuis la résonance, dans un petit livre où il déploie avec une science formidable tout le faisceau de significations  dans lequel ce mot se rassemble et s'étoile.** L'aventure ce n'est pas seulement le merveilleux ou l'extraordinaire, c'est la façon dont, en chaque individu, du fait de ce qui lui arrive, son destin se forge et se noue, mais c'est aussi le récit de ce nouage : c'est l'événement, c'est l'advenir - et c'est ce qui le raconte." (pp. 15-16)

Il se trouve qu'en reparcourant ce matin en diagonale l'essai de Rosa, je suis tombé devant un extrait traitant de cette notion d'aventure, à la faveur d'une distinction que l'auteur opère entre une relation pathique  et une relation intentionnaliste au monde. La différence, affirme-t-il, tient à la question de savoir si le sujet se vit principalement comme premier ou second diapason :

"Approchons deux diapasons l'un de l'autre, et frappons-en un : l'autre se met à vibrer par effet de résonance. S'il est vrai, comme ce livre en fait l'hypothèse, que tout sujet cherche à faire des expériences de résonance, il peut donc espérer retentir comme "second diapason" au contact d'une chose qui le rencontre, ou bien agir comme un "premier diapason" cherchant à produire un écho.

Les textes du cycle arthurien***, rédigés au XIIe siècle, pourraient bien représenter à cet égard un tournant décisif : ils marqueraient le passage d'un rapport pathique (médiéval) à un rapport intentionnaliste (moderne), lié à une reconfiguration de l'idée d'"aventure". Le destin n'est plus seulement quelque chose qui "advient " au héros (ad-venire), car désormais celui-ci recherche activement des mises à l'épreuve et des "aventures " dans le monde -même si les décrets du destin continuent de jouer un rôle propre et imprévisible." (p. 141-142)

Il est tout de même singulier de voir revenir une troisième fois en peu de pages le mot de résonance chez Jean-Christophe Bailly : en effet, dès le premier paragraphe de Un pays, qui suit l'avant-propos et sert en quelque sorte d'introduction aux quatre chapitres suivants consacrés chacun à une aventure, il écrit qu'en parcourant le Pays de Galles, "en ayant pris pour axes quatre points de fuite différents, j'ai été naturellement amené à le sonder et à tenter de sentir ou simplement entendre ce que serait sa résonance : ce qu'il a et ce qu'il est, qui n'est qu'à lui et qui n'est que lui, s'il existe." (p. 19) Et deux pages plus loin, il précise que, s'étant rendu au Pays de Galles trois années de suite, "j'ai été amené à retrouver des sensations lointaines éprouvées au cours de ce qui fut mon premier vrai voyage hors des frontières, qui remonte à 1967, il y a un demi-siècle !" Et lisant ceci, bien sûr, je ne peux manquer d'être interpellé par cette date de 1967, que j'ai si longtemps explorée (à tel point qu'elle occupe la huitième place des libellés ou mots-clés de ce site). D'autant plus que cette même date apparaît  à la page 43 du recueil de Forte, dans la cinquième strophe du chant 4, celui des coïncidences : or sortant du métro / en l'espace de quelques secondes je croise / deux fois le même t-shirt de Joy Division / porté par un grand black d'abord avec dreadlocks / + casque puis par un garçon de huit neuf ans./ plus tard au bac à sable cette même image / la pochette d'Unknown Pleasures qui représente / les ondes émises par le premier pulsar / découvert en 1967 / tatouée sur le mollet gauche d'un papa/ en short.


Restons dans la sphère musicale. La notice Wikipedia sur Bangor, la ville galloise du chant 3 m'informe que "c'est dans cette ville que les Beatles et leurs épouses ont été initiés à la méditation transcendantale en compagnie du Maharishi Mahesh Yogi, ce qui devait les conduire un peu plus tard à effectuer leur voyage en Inde. C'est au cours de ce séminaire d'initiation qu'ils apprirent la mort de leur manager Brian Epstein, en . D'après de nombreux observateurs, ce décès devait les conduire à leur séparation en 1969." 

Et il se trouve que cette mort de Brian Epstein est au centre du 35ème épisode de ma fiction 1967, rebaptisée Barbe-bleue ne passe pas le dimanche. Petit extrait :

"Bon, allez, dites-moi ce qui se passe. Je vois bien que vous n’êtes pas dans votre assiette.

Isabelle regarda Lagneau dans les yeux. Un inspecteur quinquagénaire de la PJ, dont les goûts musicaux devaient s’être arrêtés à Piaf et Tino Rossi, pouvait-il être sensible à la mort soudaine d’un manager de groupe rock ? Elle en était d’avance désabusée.

C’est Epstein… concéda-t-elle à mi-voix.

Einstein ?

Vous le faites exprès ? Epstein, je vous dis, Brian Epstein, le gérant des Beatles. Vous connaissez les Beatles, tout de même ?

Les quatre zigotos qui font hurler les minettes ? Oui, bien sûr que je les connais. On fait tellement de foin autour d’eux qu’il faudrait vivre sur Mars pour ne pas être au courant."

Brian Epstein et les Beatles

_____________________

* Le quatrième récit s'articule autour des photos prises en 1953 par Robert Frank des mineurs de charbon au sud du pays, découvertes a la bibliothèque de l'école de photographie d'Arles.

** Giorgio Agamben, L'Aventure, Paris, Rivages Poche, 2016.

 *** Sur le cycle arthurien, on lira avec profit Le roi Arthur, un mythe contemporain, de William Blanc, Libertalia, 2016.

mercredi 28 juillet 2021

Nous allons perdre deux minutes de lumière

Retour du Cantal. Une semaine dans cette belle petite région au sud d'Aurillac, la Châtaigneraie, assez méconnue et donc peu touristique, d'où nous ralliâmes Conques et Figeac. Une semaine de calme et de beauté pendant laquelle je n'ai pas écrit une ligne. J'avais avant de partir plus ou moins programmé quatre chroniques, mais c'est comme si ce petit séjour avait rebattu les cartes : avant de reprendre le fil prévu, je m'autorise un détour poétique. Il m'a fallu en effet, à peine revenu, gagner la médiathèque où un courrier de rappel m'enjoignait de rendre des films empruntés (et en particulier La Clepsydre de Wojciech Has, dont j'ai parlé au dernier article). Je ne pus faire autrement que de charger ma besace de quatre ouvrages nouvellement arrivés, dont ce petit livre de poésie de Frédéric Forte, Nous allons perdre deux minutes de lumière (P.O.L., 2021). Ce titre déjà m'intriguait, comme il a d'ailleurs intrigué l'auteur, qui confie en quatrième de couverture : "Nous allons perdre deux minutes de lumière" a dit la présentatrice de la météo en parlant de la journée du lendemain. Et j'ai su que je tenais le titre d'un livre."


Particularités  de cette phrase : elle contient sept mots et douze syllabes. Frédéric Forte va donc autour d'elle composer un poème en sept chants, chacun d'eux constitué de sept strophes de douze dodécasyllabes (pas des alexandrins, précisera-t-il dans un entretien visible sur Youtube, car il ne respecte pas les coupures en deux hémistiches). Le premier chant est écrit le 6 mars 2017 et le septième le 6 octobre de la même année. Le temps d'écriture aura donc été de sept mois, en cette année 2017. De cela je ne m'étais pas avisé sur place, à la médiathèque, mais comment ne pas en être amusé alors que j'ai déployé cette année-là le projet Heptalmanach, qui s'appuyait sans vergogne sur ce nombre sept ?

Frédéric Forte pousse encore plus loin le lien au sept comme le montre bien la table à la fin du livre :

Par ailleurs, on voit que chaque chant correspond à l'un des mots de la phrase-matrice, comme l'explique bien Christian Rosset dans Diacritik

"Nous : la communauté humaine ; allons : le déplacement, le mouvement ; perdre : l’échec, la désorientation, la mort ; deux : le couple, la dualité ; minutes : le temps ; de : la provenance, l’association ; lumière : la vue.” Et enfin, dans “les titres de chaque chant, ces mots ont été cryptés en « braille », référence à la perte de lumière mais aussi à une anecdote familiale évoquée dans le chant final.”

On ne sera pas surpris d'apprendre que Forte est membre de l'Oulipo, mais il fait tout de suite préciser que nous n'avons pas affaire ici à une simple histoire de contraintes, un pur exercice formel où l'auteur ferait montre de sa seule virtuosité littéraire. Ce qui, à mon sens, est sans intérêt. Non, comme chez Perec et Roubaud, la contrainte est ici génératrice de liberté, et surtout elle ouvre sur le quotidien de l'existence, dans sa trivialité et parfois sa douleur. Pour revenir un instant sur le braille, Emilien Chesnot, dans Sitaudis, écrit que l’on peut y "voir un écho à une anecdote familiale aussi bien qu’un jeu de correspondance détectable dès la couverture, dans les sept points (trois gris, quatre bleus) qui surmontent le nom de l’éditeur, POL. Mais c’est l’occasion de nous rappeler que le sens que nous sollicitons le plus – la vue – peut-être considéré « comme / handicap. pourquoi pas. »  Nos vies tiendraient alors du braille : chaque événement serait un point qu’il nous appartient de connecter aux autres pour former une configuration lisible – qui se déforme, cependant, à mesure qu’elle se vit. Nous serions donc en définitive aveugles à ce qui se trame sous nos yeux : « moi je ne vois rien », dit le narrateur."

Attardons-nous un moment sur la strophe 1 du Chant 4 :


Comment, là encore, ne pas me sentir concerné, car que fais-je moi-même sinon passer mon temps à relever des coïncidences ? B. ici désigne Bernard Hœpffner*, co-traducteur de l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton. Et pour rebondir sur ce motif de la coïncidence, ne voilà-t-il pas que je lis dans La vie rêvée du joueur d'échecs, de Denis Grozdanovitch, emprunté aussi ce lundi, le passage suivant :

"En l'occurrence, ma manie précoce de noter tout ce qui me paraissait digne d'être mémorisé est d'abord né des photos d'écrivain tenant en main un carnet et un stylo. Cette attitude me paraissait le comble de l'élégance, et très tôt, j'eus envie de l'adopter moi aussi, en jouant au jeu de l'écrivain.
Si toutefois, à ce propos, quelqu'un devait me taxer d'irrémédiable futilité, je le gratifierais d'une citation d'un livre datant du XVIIe siècle, L'Anatomie de la mélancolie de Robert Burton :

... et il n'y a aucune différence entre nous et les enfants, si ce n'est que ces derniers jouent avec des poupées de chiffon et autres jouets semblables, tandis que nous nous amusons avec des poupées de plus grande taille." (pp.12-13)

Le jeu est très présent dans le livre de Frédéric Forte, avec le sudoku et candy crush au chant 1, qui se termine d'ailleurs avec des SMS des deux garçons de l'auteur : A. m'écrit / j'ai bien joué au théâtre j'étais Lucky/ Luke et Camille Pikachu. gros bisous. Au chant 2, on peut lire : je croque une pomme et le roi la reine / les parties de bataille sont interminables, tandis qu'au chant 3 il est dit : deux labyrinthes dans une même journée / ça fait beaucoup. dans celui de verre au jardin / d'acclimatation les enfants n'ont presque pas / essayé de se perdre. Et il se trouve - autre coïncidence - que je viens juste de lire au Lieu tranquille l'entrée que consacre Alain Baraton, dans son Dictionnaire amoureux des jardins, au Jardin d'acclimatation, dont il commence par dire que les Parisiens le découvrirent le 6 octobre 1860, donc 157 ans jour pour jour avant la fin de l'écriture de Nous allons perdre deux minutes de lumière.

Et voici que dans ce même chant, où Frédéric Forte évoque son voyage au pays de Galles, d'autres résonances se font entendre tout à coup. J'y reviendrai très vite.

__________________________

* Bernard Hœpffner est aussi le traducteur du Jardin de Cyrus de Thomas Browne, évoqué par Sebald dans ses Anneaux de Saturne (voir Losange ou Réseau des Anciens).



mardi 13 juillet 2021

Sanatorium pod klepsidra

"Il pleuvait dehors, et je me suis donc installé pour lire La rue des crocodiles, le livre que j'avais emprunté à la bibliothèque, et je me demandais si Misha allait appeler. J'ai compris qu'il y avait un lien quand j'ai lu dans l'introduction que l'auteur venait d'un village polonais. Je me suis dit : Soit Jacob Marcus aime réellement les auteurs polonais, soit il me donne un indice."

Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Folio/Gallimard, p.277.

Bruno Schulz n'est jamais cité explicitement dans le roman de Nicole Krauss, mais son ombre le hante tout entier : ainsi La rue des crocodiles que lit la narratrice, Alma Singer, est-elle une des plus puissantes nouvelles des Boutiques de cannelle

A la fin de la chronique que j'ai consacré aux muses de Bruno Schulz, j'avais signalé le film du réalisateur polonais Wojciech Has, La Clepsydre (Sanatorium pod klepsidra), inspiré de plusieurs nouvelles de Schulz, et qui avait reçu le Prix spécial du Jury en 1973, au festival de Cannes. Je n'ai pas tardé à l'emprunter à la médiathèque et j'ai découvert une œuvre à la fois déroutante et époustouflante, d'une magnificence visuelle rare et dont l'étrangeté n'a rien à envier à celle de l'écrivain de Drohobicz. Il prolongea aussi de troublante manière le rêve de la roche murmurante

Car le film lui-même est déjà conçu comme un rêve. Toutes les analyses que j'ai pu trouver ensuite concordent sur ce point : ainsi Ann Guérin-Castell écrit-elle qu'on "peut ainsi voir ce film comme le récit d'un rêve, où des fragments plus réalistes viennent étayer des constructions inconscientes foisonnantes et hermétiques." Et Frédéric Mercier, pour Dvdclassik, parle de film-rêve et signale par exemple que "dans ce vaste rêve qu’est La Clepsydre, choses et hommes se confondent à tel point que Jozef revoit certains protagonistes de l’Histoire sous la forme de mannequins de cire et d’automates."

 

C'est le même Frédéric Mercier qui écrit que "La Clepsydre est un vaste grenier de souvenirs et de possibles récits où l’espace et le temps seraient comprimés par un imaginaire poétique exubérant qui fait songer à la fois à Fellini, Visconti, Ophüls mais aussi à Lynch. Un magma de visions oniriques noyé sous des couches de grisaille gothique et la musique hypnotique et murmurante du grand Jerzy Maksymiuk." Ce que confirme aussi Nicolas Bonci sur le site de Louvreuse.net : "les sons d'ambiance de La Clepsydre, majoritairement tintés de réverbérations et de bruit d'eau, évoquent l'hermétisme du monde dans lequel évolue Jozef tout en participant à l'effet hypnotique de l'ensemble."

La richesse de ce film est telle que je me contenterai ici de ces quelques citations (que l'on n'hésite pas une seconde à lire ces articles tous très bien documentés), à laquelle je rajoute cette dernière, encore une fois de Nicolas Bonci :

"Préfigurant le Black Moon de Louis Malle et les films-rêves de Raoul Ruiz à venir, La Clepsydre et sa transe onirique ne dupèrent pas suffisamment la censure polonaise qui voulait comme de coutume en venir aux ciseaux. Mais le Grand Prix obtenu à Cannes en 1973 empêcha toute coupe désastreuse. Toutefois, la Film Polski saura se venger puisque Wojciech Has sera assigné à l'école de cinéma de Lodz et ne retournera pas avant 1983 et le superbe Une Histoire Banale, critique acerbe et magistrale d'une bourgeoisie décatie. Mais ceci est une autre histoire."
Il se trouve que j'ai trouvé lundi à Noz du centre commercial Cap Sud, un coffret de 8 films rares de Raoul Ruiz, édité par la Cinémathèque. Le rêve va sans doute se prolonger.



samedi 10 juillet 2021

Du rêve de la "roche murmurante"

Dans un entretien paru dans le dernier numéro de Philosophie magazine, l'anthropologue Nastassja Martin*, évoquant le rôle du rêve chez les chasseurs animistes, en l'occurrence les Even du Kamchatka, explique que "certaines choses se déposent dans les âmes des humains la nuit, et, au matin, un rêve peut orienter la direction d’une journée, d’une vie, selon la nature du rêve et le type de rencontre. En Occident, on ne conçoit pas le rêve comme un portail d’accès à un autre pan de la réalité mais simplement comme un processus de projection nocturne." Même si on pense que ceci est vrai pour les chasseurs Even, en est-il de même pour nous, Occidentaux, qui vivons pour la plupart loin des forêts et des montagnes, dans des milieux urbains, artificialisés ? Nous hésitons pour le moins à le penser.

Il arrive pourtant que le matin nous leste de rêves étranges, oh ceci est rare, imprévisible, rêves qui échappent à la logique diurne, sur lesquels on s'interroge longuement. Ainsi le 5 juillet dernier, me suis-je réveillé avec un prénom et un nom : Francesco ou Francisco Ayala. Ces noms, je les voyais distinctement alors que tout le reste du songe s'était évanoui. Seul surnageait Francisco Ayala. Dont j'ignorais totalement l'identité, pour autant qu'un Francisco Ayala existât quelque part. Dans ces conditions, le moteur de recherche s'impose et généreusement m'inonde de 37 900 000 résultats. Deux Francisco Ayala tiennent la corde : l'un, Francisco José Ayala, un biologiste espagnol de grand renom mais qu'une affaire de harcèlement sexuel a acculé à la démission de l'université de Californie en 2018. L'autre Francisco Ayala m'intéresse plus : né le à Grenade et mort le


Le mystère est épais : faut-il supposer que mon inconscient a croisé un jour le nom de Francisco Ayala, l'a enregistré pour le ressortir des années plus tard ? Pour quelle obscure raison, je n'en sais rien, et aucune symbolique ne me vient à l'esprit pour expliquer cette survenue.

Bon, passons sur l'énigme Ayala. Il reste que deux jours plus tard ou le lendemain, je ne sais plus très bien, un autre rêve me livre cette fois une expression, seule rescapée là encore de la vague oublieuse du réveil : "roche murmurante". Nouvelle googlisation, et cette fois, curieusement, le moteur annonce deux résultats environ (en fait il y en a trois). Examinons-les : le premier est extrait d'un Google Book, Les étangs de la nuit, d'une certaine Geneviève Furn, avec un sonnet, Réminiscence, où l'on peut lire dans le premier tercet :

Je me sens l'algue tendre enlacée à la roche,
Murmurante d'amour en l'onde qui l'approche,
Fascinée au cristal d'émeraude et d'azur.

Ici la virgule révèle que ce n'est pas la roche qui est murmurante, mais la narratrice. 

Le second résultat est une traduction du titre d'un épisode d'une série Netflix, Whispering Rock (Virgin River).

Le troisième est issu d'un récit en pdf, Vois les étoiles, sans indication d'auteur, une histoire de satyre traqué par les humains : "Le guerrier ne brillait pas. Il retourna à son lapin. Il se mit ensuite en
route pour trouver un abri près de la roche murmurante. Il trouva un arbre dont les racines formaient un trou assez grand pour qu’il puisse s’y dissimuler en accumulant quelques branches sur lui.
"

Est-il nécessaire de préciser que je n'ai jamais croisé jusque-là l'une de ces trois sources ? La roche murmurante est donc une création de mon cerveau, une production de mon inconscient. On remarquera que l'expression s'inscrit bien pour le coup dans une visée animiste : le rocher qui parle, voilà qui défie la vision cartésienne.

Or, ce même jour, j'ai rapporté de la médiathèque trois livres, dont deux se trouvent être circonscrits dans l'espace parisien, le bref Au loin le ciel du Sud, de Joseph Andras - déambulation sur les traces de  celui que l'on n'appelait pas encore Hô Chi Minh -, et le plus imposant Paris fantasme de Lydia Flem, qui ausculte la seule rue Férou sur presque cinq cents pages. Elle écrit, page 45 :

"La rue Férou n'est pas seulement la rue Férou, elle est devenue ma rue Férou.
Comme dans les ruses obliques du rêve, où tout se métamorphose, se déplace, se condense, ma rue Férou raconte en creux l'arbre généalogique d'un monde assassiné qui me hante dont je tente d'apprivoiser la douleur par cet étrange retour."

Et cinq pages plus haut, ces lignes donnent soudain une autre vue de la "roche murmurante" :

"J'arpente plus volontiers les pages des livres et des manuscrits que l'asphalte des villes. La littérature m'abrite, m'exalte et m'apaise. A défaut de traverser l'espace avec aisance, la liberté m'est donnée de conduire une recherche sur l'aura des lieux. Si les murs parlent à voix feutrée, loin du brouhaha du monde, une oreille butineuse pourrait en capter quelques murmures, se laisser séduire par ses petites musiques." [C'est moi qui souligne]


Mon rêve était-il de nature prémonitoire ? Annonçait-il ce livre ? La question est vertigineuse. J'y vois bien sûr la dynamique d'un Attracteur étrange, qui coagule, en un bref laps de temps autour d'un motif central, des micro-événements, des détails, des faits saillants en défiant toute logique causale. Et ce n'était pas fini : page 86, Lydia Flem examine les liens familiaux de cet Étienne Férou qui donna son nom à la rue :
"La noble famille par alliance d'Etienne Férou, les du Breuilly, m'invite à dépouiller des généalogies de familles de la noblesse du XVIe siècle, des familles parisiennes comme celles des terres de la Manche au Languedoc. Sur le point de déclarer forfait, je choisis de me concentrer sur un détail : "chanoine en l'église de Saint-Ursin". Mon attention se trouve alors attirée par l'histoire des Chambellan de Bourges, où je découvre le nom de "Guillaume du Breuil, chanoine à Bourges."
Or, je dois précisément me rendre à Bourges l'après-midi même (rendez-vous de ma fille Violette chez un ophtalmologue**). Cabinet situé dans ce centre commercial qui a emprunté son nom à la cité gauloise originelle, Avaricum. Pour prendre patience pendant la longue attente qui préside toujours à ces rendez-vous, j'embarque dans mon sac à dos le Bourges cité première de Philippe Audoin (le père de Fred Vargas), ouvrage que j'ai déjà eu l'heur de citer ici plusieurs fois.

A la fin d'icelui, Philippe Audoin écrit qu'il a tenté de décrypter Bourges comme on analyse un rêve, "c'est-à-dire de saisir quelque peu son "contenu latent", que son "contenu manifeste" révèle et dissimule à la fois." Et par-là n'est-il pas étonnamment proche de l'enquête de Lydia Flem, dont on ne peut oublier qu'elle est psychanalyste ? "Je disais, au début : cette ville est folle, poursuit Philippe Audoin. J'aurais tout aussi bien pu dire : cette ville rêve, cette ville est un rêve, le rêve trois fois millénaire des générations qui l'ont faite, avec ce que le réel leur fournissait de données, et pas seulement pour se protéger, pour se tenir chaud, mais aussi pour témoigner de leur gloire, de leur savoir, de leurs espérances, de leur obsession de la mort." Il écrit aussi que chaque ville est en proie à un rêve unique : "aucun signe n'y a été tracé qui ne fît écho à un signe plus ancien ni n'appelât à un signe futur." Et dans la phrase qui suit, je ne retrouve pas sans émoi ce mot de "roche" émergé du rêve comme un récif : "Là encore, comme dans le rêve, ce sont les impressions les plus archaïques, les plus ignorées qui gouvernent sous roche la vie consciente de la cité."


Bourges. Cathédrale ; église souterraine. L'ours aux pieds du gisant de Jean de Berry (Saint Ursin n'est certainement pas sans rapport lui aussi avec la figure de l'Ours)

 ______________________

* Nastassja Martin, Les Âmes sauvages (La Découverte, 2016), Croire aux fauves (Verticales, 2019). Quatrième de couverture : «Ce jour-là, le 25 août 2015, l'événement n'est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L'événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C'est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l'actuel ; le rêve qui rejoint l'incarné.» 

** Un problème d’œil à régler, donc. Qui résonne, je m'en avise plus tardivement, avec Les Larmes, la célèbre photo de Man Ray en couverture du livre de Lydia Flem.