vendredi 30 décembre 2022

La source et le ciel distant

"A peine franchie, sous les nuées, cette sombre ligne de faîte, tout le pays, en contrebas, dispense des reflets. Selon une perspective plongeante qui minimise les ondulations du sol, la vallée de bannière offre au voyageur sa sinuosité insensible. Sur chaque bord de la rivière, on remarque, traçant quadrillage, l'alternance quasi régulière des bosquets et des prairies. Par cette disposition, les paysans entendent conserver à leurs pâtures, malgré divers affleurements calcaires, une propice humidité.
Fait curieux, l'eau soyeuse qui coule entre ces adverses verdures s'appelle le Damier. [...] le passage du nom des rives à la rivière reflèterait le phénomène de réflexion par lequel l'eau, pour creuser sa surface de profondeurs virtuelles, emprunte au paysage qui l'entoure ses couleurs et ses dispositifs." 

Jean Ricardou, Les lieux-dits, Gallimard, 1969, p. 12-13 (édition 10/18, 1972)

J'ai déjà évoqué le Damier de Jean Ricardou dans Damier et sédiments. Le passage au-dessus n'est autre que l'incipit des Lieux-dits, qui d'emblée annonce le thème principal de l'oeuvre, le reflet, et partant, la symétrie. Avec ses huit chapitres, dont chaque titre est un nom propre de huit lettres, l'ouvrage se présente comme un savant échiquier de soixante-quatre cases, et la rivière, en qui se reflète le paysage marqué par l'alternance quasi régulière des bosquets et des prairies, autrement dit l'alternance de cases claires ou obscures, ne peut que se nommer Damier. Et il sera question de sa source dans le huitième chapitre, Monteaux, c'est-à-dire le Mont des eaux où, "sous de sauvages frondaisons, le Damier prend naissance".

J'avais, sans y insister, donné un lien dans la dernière phrase, qui ouvrait sur une étude de Jean Abélanet, Le thème du damier dans l’art rupestre linéaire des Pyrénées catalanes et ses liens avec les cultes anciens, extrait d'un livre, Roches ornées, roches dressées, paru aux Presses universitaires de Perpignan. De nombreuses roches de cette région portent en effet des damiers gravés que l'on date en général de l'Age du Fer. Or, je lis que "La liaison damiers-culte des eaux n’est pas à exclure, puisqu’à trois reprises (Peyra Escrita, Saint-Ferréol, Font de Sègre), il s’en est trouvé près de sources."

Saint-Marsal, Serrat de les Fonts, deux des trois damiers gravés sur un affleurement schisteux vertical. (Relevé Jean Abélanet, D.A.O. Sabine Nadal)

Trois damiers ont ainsi été découverts à Saint-Marsal, présentant la caractéristique importante d’être gravés sur la paroi verticale d’un affleurement de schiste, "ce qui exclut qu’il puisse s’agir de jeux avec pions ou petits cailloux. La paroi gravée se situe à 80 m environ au nord d’un petit dolmen ruiné, au lieu-dit Serrat de les Fonts (crête des sources). "

Cette étude ayant paru en 2005, il est exclu que Ricardou en ait eu connaissance, c'est donc une sacrée coïncidence de retrouver dans Les lieux-dits cette association damier/source relevée à plusieurs reprises dans les Pyrénées orientales. Le dernier paragraphe de l'étude offre même une analogie supplémentaire assez stupéfiante avec le texte ricardolien : "Dans le même ordre d’idées, on pourrait imaginer que le damier a pu symboliser les terres cultivées avec leurs divisions en parcelles, et que les plaques à damier déposées près d’une source ou les damiers gravés sur des rochers sacrés ont eu pour but d’attirer la protection des divinités sur les travaux des champs. Mais c’est peut-être un peu trop s’aventurer sur un terrain peu consistant, où la prudence se doit tenir la bride à l’imagination."

N'ayant cure de prudence, je songeai en méditant sur ces damiers à un des derniers tableaux de mon ami Nunki Bartt, qui n'était pas sans sans rapport avec eux. Il s'agit de Ciel distant, au format carré, qu'on peut retrouver sur son site.

Sans doute ne s'agit-il pas formellement d'un damier, mais plutôt d'un cadastre, où les différentes parcelles sont affectées d'une lettre, et parfois d'un chiffre. Notez au centre du tableau les cases de parking où des corps s'allongent.


Cette figuration ricoche avec cette photo de SDF au Nevada :


Une situation qu'avait aussi génialement anticipée Marc-Antoine Mathieu dans La Question* :


En position centrale aussi, légèrement décalé vers le bas, en tout cas au centre du cadastre, et faisant en somme lien entre celui-ci et le parking, un arbre au port triangulé, cruciforme, étale son feuillage du même rouge que les corps allongés. Ce rouge qu'on retrouve aussi au fond de l'effrayante piscine vide et noire au-dessus, comme un corps sanguinolent dont l'empreinte se répète peut-être dans la carte 9 au centre droit, qu'un mince filet rouge encore relie au parking.

Et ce rouge de me renvoyer à l'un des derniers paragraphes des Lieux-dits : "Sans doute, songeant à toi, le voyageur aura plusieurs fois commis le lapsus "jeune flamme". A défaut, qu'il veuille bien considérer la thèse émise au début de la visite et selon laquelle l'incendie "était dû aux flamboyantes rougeurs de la croix sorties de leur prison géométrique". Ainsi, de citation en citation, découvrant partout que je suis seulement un servile auxiliaire, comprendra-t-il, en ces préparatifs qui te condamnent, Atta, mon désespoir."


____________________________

* On peut retrouver le contexte de ces deux images dans Le moment Potemkine, article de 2020.

mercredi 28 décembre 2022

Cristal noir #15 : Le trou de la Sibylle

En retournant dans le tapuscrit de Barbe-Bleue ne passe pas le dimanche, et en feuilletant ses pages ensuite au hasard, je suis tombé sur l'épisode du 30 juillet 1967. Comme à chaque épisode, une contrainte que je m'étais donnée était d'évoquer un fait divers qui s'était réellement déroulé ce jour-là précisément, sans d'ailleurs le désigner comme authentique et en le mêlant le plus intimement possible à la trame fictionnelle. Pour ce 30 juillet, le fait divers retenu avait été l'agression au poignard d'une femme de notaire sur un capitaine du camp américain de Saint-Benoît-la-Forêt*, lequel avait eu l'audace de vouloir retrouver son Arkansas natal sans ramener la dulcinée frenchie dans ses bagages.** A partir de là, j'avais inventé une rencontre à Chinon entre l'inspecteur Lagneau, qui menait l'enquête dans le roman, avec la jeune et sémillante tourangelle Isabelle Deville (l'histoire commençait par un double assassinat à Tours). Le vin à leur table n'était pas anodin : "Elle se tut, ménageant ses effets. Il affectait de ne rien laisser paraître de son impatience, se resservant une rasade de Saint-Nicolas de Bourgueil."

Merveille de la sérendipité : recherchant des informations sur le net sur un passage de Gargantua (voir la note *) je débouche sur une référence à la Sibylle de Panzoult, personnage qui apparaît au chapitre XVII du Tiers Livre. Or, Panzoult, c'est le village en face de Tavant, sur la rive droite de la Vienne.

C'est sur le conseil de Pantagruel que Panurge est venu discuter, sur la question de savoir s'il doit ou non se résoudre au mariage, avec cette vieille Sibylle "qui prédit toutes les choses futures". Epistémon et Panurge y parviennent au bout de trois jours de route. La maison "mal bâtie, mal meublée, tout enfumée", ne paie pas de mine mais Epistémon ne manque pas de mettre en avant quelques épisodes mythologiques où les dieux ne dédaignèrent pas d'entrer dans semblable logis. Panurge salue en tout cas profondément cette vieille bique fort mal en point, tout occupée à confectionner un pot-au-feu de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil os à moelle, et lui présente un riche assortiment de cadeaux avant de lui glisser au "doigt médical"(nous retrouvons là le doigt mire de saint Nicolas) "une verge d'or bien belle, dans laquelle était magnifiquement enchâssée une crapaudine de Beuxe." Il s'ensuit une parodie burlesque des scènes célèbres où Enée descend aux Enfers avec la Sibylle de Cumes. La vieille finit par écrire avec son fuseau huit vers courts sur autant de feuilles d'un sycomore qu'elle avait en sa cour, avant de retrousser, sur le perron de sa porte, cotte et chemise et de leur montrer son cul. "Par le sambre goy de bois, voilà le trou de la Sibylle", s'écrie Panurge.

Sybille en sa demeure, Albert Robida, Illustration du Tiers Livre de François Rabelais, illustré pour une édition des Œuvres complètes en deux volumes par la Librairie illustrée en 1886.


Après le boyau culier de l'Hélice terrestre, voici donc le cul de la Sibylle. Décidément...

Pourtant Tavant - et c'est une légère déception -, est absent de l'œuvre de Rabelais. Ce n'est pas le cas de saint Nicolas qui, lui, est bien présent dans le Pantagruel, au chapitre 29, où il affronte 300 géants armés de pierres de taille, et Loup-Garou, leur capitaine. Panurge, contrefaisant celui qui a la vérole, raconte aux géants "les fables de Turpin, les exemples de saint Nicolas et le conte de la Cigogne". Il faut  noter que le cul, là encore, n'est pas bien loin. Un peu plus haut, Panurge a dit à Pantagruel :"C'est bien chié en mon nez (...) vous vous comparez à Hercule ? Vous avez, par Dieu, plus de force aux dents et plus de sens au cul que n'en eut jamais Hercule dans tout son corps et son âme."

C'est encore Panurge que l'on retrouve dans le Quart Livre en grande panique dans la tempête qui ébranle son navire, implorant saint Michel d'Aure et saint Nicolas. La promesse qu'il leur fait mérite le détour : "Je vous fais ici un bon voeu, et à notre Seigneur, que si vous m'aidez - je veux dire si vous me mettez en terre hors de ce danger-ci -, je vous construirai une belle grande petite chapelle ou deux entre Candes et Montsoreau, et il n'y paîtra vache ni veau !" En note, (de l'édition Quarto, dirigée par Marie-Madeleine Fragonard) il est précisé qu'il s'agit d'un proverbe : de fait, les deux villages sont contiguës et la promesse n'est donc que du vent...***

Panurge revient sur ses voeux au chapitre 24, la tempête passée : 

"Ecoutez, mes beaux amis, je fais serment devant la noble compagnie : pour la chapelle vouée à M. saint Nicolas entre Candes et Montsoreau, j'entends que ce sera une chapelle-alambic d'eau rose, dans laquelle ne paîtra vache ni veau. Car je la jetterai au fond de l'eau.

- Voilà bien le galant, dit Eusthénès, voilà le galant, galant et demi ! Cela vérifie le proverbe lombard :"Passé le péril, oublié le saint !"

____________________

* Autrement dit, à moins de vingt kilomètres à vol d'oiseau de Tavant, sur l'autre rive de la Loire. Notons aussi que c'est dans cette contrée que fut soi-disant retrouvée par un certain Jean Audeau la généalogie de Gargantua, dans un grand tombeau de bronze enfoui dans un pré qu'il possédait près de l'Arceau Galeau, en dessous de l'Olive, dans la direction de Narsay. Tous lieux-dits du Chinonais, entre Tavant et Saint-Benoît. Sur cette question, on peut lire l'article de Gilles Polizzi, Le tombeau de Gargantua et le temple de la Dive : l'illusion référentielle de Gargantua au Quart Livre, https://www.persee.fr/doc/rhren_1771-1347_2011_num_72_1_3130

Sur cette carte, on voit la proximité des lieux mentionnés dans ce billet, Tavant (église Saint-Nicolas), Panzoult, Saint-Benoît -la-Forêt, (à la Cave de la Sibylle, on peut aujourd'hui acheter du vin...)

** Je ne suis pas parvenu à retrouver cet événement sur le net. Et je suis pris d'un doute. S'il existait bien un camp américain dans cette commune du Chinonais (évacué justement cette année 1967 selon les désirs de De Gaulle), n'aurais-je pas inventé l'incident ?

*** Dans notre périple vers l'Hélice terrestre et Tavant, nous avons à l'aller comme au retour traversé ces deux villages.

mardi 27 décembre 2022

Un Noël d'enfant au pays de Galles

Parfois le désir surgit de sortir du programme de lecture que l'on s'est imposé. Au soir du 24 décembre, j'étais soudain un peu las des mémoires de Jean Malaurie, et les quelques lectures parallèles qui l'accompagnaient ne me semblaient pas plus impératives. Précisons que j'étais ici seul par choix, ayant décliné les gentilles invitations réveillonesques de première et dernière minute, certain aussi que j'étais de retrouver les enfants et le reste de la famille le lendemain à Aigurande. La messe de minuit je n'y pensais même pas, peut-être y retournerais-je le jour où elle aura à nouveau lieu à minuit. Et je n'allais surtout pas sacrifier la soirée devant les affligeantes émissions télévisuelles. Non, il me fallait du neuf, de l'inédit, alors j'ai mis quelque temps à trouver la perle rare, elle vint des livres de Courbevoie, encore empilés dans leurs sacs de supermarché, et c'était, vous en conviendrez facilement, une lecture tout à fait à propos, puisqu'il s'agissait d'Un Noël d'enfant au pays de Galles, de Dylan Thomas. Chez Denoël Graphic, une édition illustrée par Myles Hyman, avec une traduction de Lili Sztain. Quarante-huit pages seulement, ça se lit le temps de descendre sans se presser une bonne pinte de Guinness (c'est juste pour donner une idée, je n'ai pas bu une goutte d'alcool ce soir-là).


Que dire, sinon que ce texte est une petite merveille ? Qui vous plonge dans la plus suave des nostalgies, celle des Noëls de neige de notre propre enfance, que l'on ne connaît plus ici-bas. Songez que ce Noël 2022 a été le deuxième le plus doux de l'histoire climatique hexagonale, et pourtant voici une semaine il faisait vraiment froid, et un matin, près de La Châtre, j'avais même vu quelques floconnets tomber mollement sur le sol berrichon affamé de blancheur. Ça n'avait pas duré. Quel bonheur alors de retrouver la neige dans cette petite ville du littoral gallois des années 20 (Dylan Thomas est né en 1914) : "Il neigeait toujours à Noël. Décembre, dans ma mémoire, est blanc comme la Laponie, bien qu'il n'y eut pas de rennes. Mais il y avait des chats. Patients, gelés et redoutables, les mains enveloppés de chaussettes, nous nous tenions prêts à bombarder les chats de boules de neige."" La Laponie. Il me sembla parfois être encore dans les mémoires de Malaurie (qui ne manque pas de dire qu'une branche de sa famille est écossaise), en plein Groenland, dans la nuit noire des glaciers : "Les chats avisés ne se montrèrent jamais. Nous étions si parfaitement immobiles, tireurs arctiques aux pieds d'Eskimo dans le silence sourd des neiges éternelles - éternelles depuis mercredi - que nous n'entendîmes pas le premier cri poussé par Madame Prothero depuis son igloo au fond du jardin."

Je ne peux pas tout citer, il faudrait tout citer. Pour prolonger le charme, je me suis souvenu que Jean-Christophe Bailly avait longuement évoqué Dylan Thomas dans Saisir (Fiction § Cie, Seuil, 2018), c'était la deuxième de ce qu'il appelait ses quatre "aventures galloises". J'ai relu entièrement ce chapitre, qui commence par un poème finissant par ces vers :

il se pourrait bien que nous aussi
nous soyons morts, la neige
ayant traversé les flots et venue
jusque dans Cwmdonkin Drive tout enfouir
sous sa voix

Et Bailly d'enchaîner ainsi : 

"Lorsque j'écrivis ce poème je l'intitulai "A Dylan Thomas" et en effet c'était son souvenir, ravivé par la relecture du Bois lacté, qui m'avait guidé vers lui. Mais à ce moment-là (il est daté du 5 mars 2006), je ne savais pas que cette neige, pour lors dérivée de la prodigieuse dernière page des Morts (la nouvelle qui ferme Gens de Dublin de Joyce, à laquelle je reviendrai), Dylan Thomas l'avait vraiment vue, non seulement quand il était petit, ce qu'il rapporte dans Un Noël d'enfant au pays de Galles, mais aussi bien plus tard, et qu'il en avait parlé dans un article écrit pendant la guerre, où il décrit les rues de Swansea, sa ville natale, récemment éventrées par les bombes de la Luftwaffe et recouvertes par une neige qui tombait encore au cours de sa visite : des "confetti sibériens", dit-il à propos des flocons." (p. 106-107)

Pendant cette lecture, une impulsion soudaine me poussa à réécouter un vinyle de 1983, Red Rust September, du groupe Eyeless in Gaza. Un disque qui m'avait alors fasciné par sa mélancolie et la voix unique de Martyn Bates. Qu'était-il devenu ? Le groupe qu'il composait avec Peter Becker avait disparu en 1987, mais Bates a continué sa carrière solo, comme en témoigne cette longue page que j'ai trouvée sur le net. La voix est toujours aussi envoûtante.


Je reviens à Jean-Christophe Bailly, qui reproduit dans son essai deux photos du poète, l'une prise au pays de Galles vers 1940-1941, et l'autre peu de temps avant sa mort, au White Horse Tavern, à New York (en 1953, à trente-neuf ans).

Et ce qu'il écrit à partir de cette photo me renvoyait une nouvelle fois à Malaurie : "La vie de Dylan Thomas - "narration éperdue de l'immaturité" comme l'a écrit Denis Roche dans Le Spectacle de l'écriture" - c'est donc ainsi qu'elle se termine, dans le délire destroy et la dérision tragique, mais ce qui relie les premières cavalcades du mouflet de Cwmdonkin Park à cette ultime implosion d'un corps totalement alcoolisé, c'est la volonté quasi chamanique de rendre compte par des mots de l'état normal de l'existence. Or cet état, pour peu qu'on en réfléchisse en soi toute la violence native, toute la force d'irruption, c'est un débordement constant, une montée, une fièvre." (je souligne) Et, un peu plus loin, ceci encore : 

"Il y a dans ce qui le porte une pulsion de réalité si énorme qu'elle déborde constamment le sens, il veut la matière du monde, il veut qu'avec des mots, malgré eux, elle soit saisie, et que les mots, pour ainsi dire, en naissant, se souviennent, emportant avec eux le morceau du monde qui les a engendrés. Et c'est d'autant plus violent et désespéré que ce mouvement ne connaît pas de repos : séquence après séquence, paysage après paysage, expérience après expérience, cet engendrement rebondit sur lui-même et se confond avec la vie qui vient  et revient, qui survient toujours, avec tout ce qu'elle apporte et charrie, mort incluse : "Un éclat de pierre est aussi intéressant qu'une cathédrale", confiait-il à Pamela dans une lettre de la fin de 1933 et il ajoutait que les pierres, qu'on fasse avec elles ou non des cathédrales, étaient "des sermons comme toute chose"." (p. 132, je souligne)

Mettez cela en miroir avec ce passage où Malaurie évoque son départ pour Thulé, en 1950, pour une expédition polaire sans vivres et sans équipement, avec six semaines d'autorisation seulement par les autorités danoises :

"Mes amis danois voudraient presque me retenir, tant ils trouvent folle cette mission si fragile. Mais tel un innocent, j'avance résolu, mû par la volonté de mon subconscient, une prescience sauvage qui s'affirmera sous l'influence des Inughuit. Mes maîtres spirituels me guident. L'étude de la morphogenèse sera en vérité une quête spirituelle. "La mort la plus intime" selon la règle de maître Eckhart, en ces cathédrales de pierre que sont ces falaises et ces éboulis ordoviciens." (p. 219)

Une même volonté d'embrasser la "matière du monde" se laisse lire dans ces deux itinéraires si éloignés en apparence l'un de l'autre, mais l'anthropologue va survivre à la crise profonde qui le traversera cet hiver-là, il ressortira plus fort d'un raid initiatique sur la banquise où il aurait très bien pu périr, et il vient de fêter son centenaire alors que le poète gallois n'a pas même franchi la quarantaine. Bailly parle encore (p. 132) de cette "vocation chamanique" de Dylan Thomas qui ne peut être vécue, selon lui, "que comme une accélération éperdue." Il cite aussi ce voeu qui fait penser, dit-il, à la conviction des devins : "un jour, peut-être, je penserai pluvieusement...". Ce qui nous conduit à ce très beau passage :

"Etre la pluie, on peut le vouloir, l'imaginer, penser pluvieusement c'est être trempé jusqu'aux os, c'est ruisseler, s'écouler, tomber violemment puis disparaître, s'évaporer : on voit tout, on voit les nuages qui courent et les gouttes qui rebondissent sur l'asphalte et la tôle, on voit les flaques et les reflets qu'elles envoient vers le ciel, et des enfants qui eux aussi courent sous les nuages, et des femmes qui rentrent précipitamment chez elles dans des maisons alignées semblables à celles de Cwmdonkin Drive, on est à Mumbles ou à Laugharne ou sur les collines, dans une apothéose de grisaille mouillée - mais ce qui se dessine aussi selon cette pluie rejointe, et avec une affolante netteté, c'est cette autre forme de fusion que l'alcool propose à la fois  comme une vérité descendue dans le corps  et comme une ombre dansant contre un mur. Et là on est sûr de trouver Dylan Thomas fidèle à son poste, comme dans la photo ultime du White Horse, mais aussi, il ne faut pas l'oublier, tant de fois heureux d'avoir pu, par l'échauffement de son sang, traverser ce mur de verre que même le langage ne renverse pas." (p. 133)


Et cela m'a redonné à penser au si stimulant essai d'une autre anthropologue des régions arctiques, Nastassja Martin, A l'est des rêves, Réponses Even aux crises systémiques, et plus particulièrement à ce chapitre "Adresser les éléments", où elle interroge les relations du petit collectif even qu'elle suit aux flux géophysiques, ce que nous nommons donc plus simplement les "éléments", feu, air, eau, terre, jusque-là un sujet qui n'était pas la préoccupation majeure des ethnologues. Elle prend l'exemple vécu des paroles adressées par Daria, une femme Even, à la rivière que les enfants doivent suivre pour aller à l'école : "Pour Daria, la rivière est animée d'une trajectoire et d'une vitalité bien à elle. S'il est quasiment impossible de s'y rendre complètement sensible, il faut à tout le moins faire le geste de la reconnaître. [...] En suivant Daria qui s'adresse à la rivière, j'ai encore pensé que dire ou écrire certains mots plutôt que d'autres comptait énormément : ce choix est déjà un positionnement dans le monde. Si le choix est bon, peut-être que les mots se répercuteront chez leurs destinataires ; peut-être même qu'ils les feront bouger intérieurement. Est-il possible de faire avec nos contemporains la même chose que Daria fait avec la rivière ? S'adresser à eux comme à des êtres dotés d'une trajectoire qui leur est propre mais aussi d'une attention à tout ce qui n'est pas eux ? Ils s'allient ainsi à nous dans la parole prononcée. Dire les paroles qui comptent, écrire les mots qui touchent deviennent des actes de liberté politique." (p. 240)

J'ai commencé à lire un autre livre rapporté de Courbevoie, du même Dylan Thomas, Portrait de l'artiste en jeune chien. Il ne fait guère de doute que je reparlerai du poète gallois.



 

jeudi 22 décembre 2022

De la pierre à l'âme : le siècle de Jean Malaurie

Si j’ai du goût, ce n’est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d’air,
De roc, de charbons, de fer.

Arthur Rimbaud, "Faim", Une saison en enfer 

Plongé depuis deux jours dans les Mémoires de Jean Malaurie, parues cette année dans la célèbre collection Terre Humaine qu'il a lui-même fondée chez Plon en 1955. Ce livre a pour moi une résonance particulière, car c'est lui que j'avais en main lorsque j'ai eu ce malaise vagal à la librairie Arcanes, qui me conduisit pour quelques heures aux urgences de l'hôpital de Châteauroux. Il ne m'avait pas suivi là-bas, mais on me l'avait mis de côté. Très vite, j'ai été frappé par les échos avec le petit livre dont j'ai parlé récemment dans Damier et sédiments, La rivière et le bulldozer, de Matthieu Duperrex. C'est que Jean Malaurie, avant de devenir l'anthropologue que l'on connaît, spécialiste du monde arctique, avait une formation de géologue, et plus précisément, de géocryologue. D'ailleurs ses Mémoires ont pour titre De la pierre à l'âme, ce qui illustre bien son cheminement intellectuel et sensible. On a vu l'importance du verbe "sédimenter"pour Duperrex, or le mot apparaît chez Malaurie quand il évoque une séance à la Société géologique de France, en 1946, où il avait été remarqué, lors de son intervention sur le Flandrien des Corbières orientales, par Pierre Teilhard de Chardin : "Frappé par le ton intimiste de mon intervention de sédimentologue, il m' a donné rendez-vous dans sa cellule de jésuite, rue Monsieur."(p. 48) Sur la même page, on peut lire aussi : "Avec mes très modestes moyens, je me suis résolument mis à l'école de la roche, dans sa phase ultime, c'est-à-dire l'érosion et l'accumulation ; j'ai vécu dans cette intimité, celle du minéral, de l'usure, du weathering ; j'ai escompté la sédimentation ultime et ses composantes biologiques, afin que le processus recommence."


Un peu plus loin, j'ai retrouvé aussi Julien Gracq, élève comme Malaurie de celui qu'il appelle son maître, Emmanuel de Martonne qui, selon lui, a renouvelé la géographie en profondeur avec son Traité de géographie physique, publié en 1909. Il mentionne aussi un certain Jean Gottmann : "Il m'a encouragé à garder un esprit critique. Esprit de recherche ; je le luis dois. De la pierre à l'homme, tel a été mon seul itinéraire. Nature et culture : tel a été l'objet de l'interrogation permanente suscitée par mon compagnonnage avec les Inuit, dans un animisme vécu."(p. 64-65) La pierre, là encore, est le pont de départ de ses réflexions : "J'ai cherché à éclairer mes propres interrogations intentions, à partir des amas de pierres qui s'écroulent en désordre pour tenter de dévoiler un ordre nature au pied des cuestas. En désordre ? Non, dans la très longue durée, les Inuit m'ont fait saisir qu'il ne s'agit pas de simples éboulements. Par des mesures précises, je définis peu à peu un écosystème de l'éboulis - formes, dimensions, stratifications internes ; c'est le résultat d'un processus organisé."

Il faut bien comprendre qu'il n'y a pas discontinuité entre une première vocation de géologue et une ethnologie qui lui succéderait et serait le vrai coeur de sa recherche. Non, c'est par la pierre qu'il peut en venir à l'âme, et cette démarche est aussi celle de l'Inuit, qu'il nomme homme racine : "L'homme racine, en éprouvant la résistance de la nature, de la roche, du minéral, de la glace, perçoit une réalité qui dépasse l'entendement et cherche confusément l'énergie qui anime cette matière." (p. 125)

Dans cet écrit un peu baroque, qui ne s'embarrasse pas d'une structure bien établie et s'affranchit vite du corset d'un strict ordonnancement chronologique (et qui n'est d'ailleurs pas exempt de certaines répétitions), il est des passages marquants, comme celui à la fin du premier chapitre, où il disserte sur une gravure "très singulière" qu'il a placée sur un mur de son appartement de Paris, rue de la Sourdière. "Elle me hante", écrit-il. Une gravure, d'après un dessin de R. de Cornulier, publiée dans l'Atlas historique, tome deuxième, du Voyage en Islande et au Groenland publié par ordre du Roi, (sous la direction de Paul Gaimard). J'ai pu la retrouver sur le site archive.org, avec une meilleure définition que la reproduction dans les Mémoires.

Umiak, pirogue de femmes, 1830


Jean Malaurie fait une longue description presque hallucinée de cette gravure : 
"Les femmes ont les manches retroussées. Elles ont une expression étrange qui paraît venir d'ailleurs. Comme droguées, shootées, les yeux vides, elles semblent entreprendre un voyage sans retour et vivre un itinéraire intérieur. [...] J'ai souvent dit que ce qui me retient chez les Inuit, c'est leur allégresse dans un espace d'innocence et leur faculté de la ressentir avec une telle intensité. Mais c'est beaucoup plus. Etant en quête d'une vérité qui brille, dans la brume, telle la flamme d'une chandelle au loin, j'ai rencontré un peuple que le péril, dans un environnement puisant et magique, a entraîné dans une autre dimension. Il dispose d'une imagination créatrice qui leur fait atteindre une réalité de songes. Elle répond à une autre logique et permet en compensant le pouvoir dissolvant de l'intelligence d'atteindre l'énergie de la matière, cette force qui retient les agrégats du minéral dans un tout qui s'appelle la pierre ou la glace." (p. 127-128)

Selon Malaurie, les femmes Inuit voient plus loin que les hommes. Et il relie cette gravure avec cette décision qu'il prit, lors d'une expédition polaire "très risquée", au cours de l'hiver 1950-1951, de partir aussi avec les deux femmes de ses compagnons inuit : "Là-haut, "elles" avaient bien l'intention de me parler, ce qu'elles firent, par petites touches, avec leur manière de découvrir, par-delà la géologie, des pierres singulières par leurs formes, leurs couleurs, les arabesques des lichens, une goétie, ou, mieux, une théurgie, une réalité plus haute, que cinquante ans plus tard - armé de leurs pouvoirs - je questionne encore." (p. 130)

Jean Malaurie est né le 22 décembre 1922 à Mayence. Il a aujourd'hui 100 ans. 

mardi 20 décembre 2022

Cristal noir #14 : Le doigt mire de saint Nicolas

Je repense à Tavant. Ses fresques, énigme sur énigme. Et je me pose une question. Une question simple. Pourquoi Saint Nicolas ? L'opuscule du patrimoine n'en dit que quelques mots, en affirmant que la dédicace de l'église paroissiale doit être mise en relation avec le développement en Occident du culte de saint Nicolas dès la fin du XIème siècle, après le transfert de ses reliques à Bari, en Italie, par les Normands en 1087. Voilà, c'est tout. Il reste que saint Nicolas reste assez rare en Touraine, où peu de communes portent son nom (je ne suis pas certain de l'exhaustivité de mon relevé, mais je n'ai épinglé que Saint-Nicolas de Bourgueil et Saint-Nicolas des Mottets). Ce n'est pas la même chose en Lorraine où le saint est omniprésent, grâce à Aubert de Varangéville qui, de retour de croisade, rapporte de Bari une phalange du doigt de saint Nicolas. Une relique qui attira les pèlerins à la basilique qu'on construisit à Saint-Nicolas-de-Port, près de Nancy. 

Saint Nicolas et les trois officiers. Peinture de 1485, église Sainte-Marie de MühlhausenAllemagne.

Philippe Walter, dans son excellent Mythologie chrétienne, Fêtes, rites et mythes du Moyen Age (Imago, 2005), nous donne la raison de ce doigt miraculeux : Nicolas était évêque de Myre, en Asie Mineure*, or mire, en ancien français, signifie aussi "médecin". Mieux, le Dictionnaire de l'ancien français de Tobler-Lommatzsch nous apprend que  que l'annulaire porte le nom de doit mire. "La désignation est ancienne, précise Philippe Walter, puisque l'auteur latin Macrobe parle lui aussi de digitus médicinalis. Comme la relique guérisseuse de l'évêque de Myre était un doigt du saint, on peut supposer qu'il s'agissait bien de ce doigt mire." (p. 75)

Encore plus intéressant : saint Nicolas aurait partie liée avec le monde souterrain : "Le nickel est découvert  en 1751 et on donne au minerai l'abréviation de Nicolaus qui est également le nom d'un lutin espiègle. En mythologie, les lutins (comme les nains) sont liés au monde souterrain et à ses richesses minérales (Kupfernickel désigne en allemand le "lutin du cuivre" avant de désigne le métal lui-même)."

Faut-il s'étonner alors qu'on édifie une crypte sous ce choeur d'église de Tavant ? La dédier à saint Nicolas, c'est d'abord l'inscrire dans la thématique qui lui est propre. Alors on rehausse le choeur, qui prolongeait auparavant la nef sans interruption, et l'on creuse dessous, en tenant compte des maçonneries existantes. Et comme le saint vient d'Asie Mineure, on fait venir un peintre familier de la symbolique byzantine.

Il se trouve que Saint-Nicolas-de-Port est aussi un important site d'extraction du sel depuis le Moyen Age. Le sel, autre richesse du sous-sol : "Comme pour rappeler ce lien séculaire de Nicolas et du sel, l'église de Varangéville est encore dédiée à saint Gorgon, un martyr qui eut les intestins salés par ses bourreaux." Et Philippe Walter ne manque pas de souligner que ce Gorgon "évoque irrésistiblement le Gargantua rabelaisien dont le lien avec le sel est bien rappelé dans le roman."(p. 76)**

Saint Nicolas représenté avec les 3 enfants et le saloir où ils étaient conservés, collection musées départementaux de la Haute-Saône.

Tavant se situant au plein coeur du pays de Rabelais, où Gargantua n'a cessé d'imprimer sa trace, nous voici donc en présence d'une réplique du doublet lorrain Nicolas-Gorgon.

Et ce doublet n'est-il pas lui-même une autre forme du couple célèbre saint Nicolas/Père Fouettard ? En Lorraine, et dans les pays germaniques et anglo-saxons, saint Nicolas (ou Santa Claus, qui en est une dérivation***) n'a pas encore été tout à fait détrôné par le Père Noël, qui en est le moderne avatar. Saint Nicolas distribue les cadeaux aux enfants sages, le Père Fouettard se chargeant, lui, des chenapans. "Ce Père Fouettard, écrit Philippe Walter, est un croquemitaine, véritable Homme sauvage et fantôme hirsute à la barbe rousse. Dans le folklore contemporain, il est le témoin fossilisé de l'ancêtre païen du saint. [...] C'est l'ogre-fée, un maître d'abondance et de richesse (un dieu plutonien des morts) mais dépossédé de ses traits positifs au profit du saint évêque qui le domine. Saint Nicolas le traîne derrière lui, comme d'autres saints le monstre ou la tarasque qu'ils ont apprivoisés." (p. 77-78)

Parfois, Santa Claus se passe du Père Fouettard...  Contes de Saint-Nicolas pour la jeunesse, Pays-Bas, 1849

Jacques Warminski n'était-il pas en somme l'ogre-fée de notre temps ? Creusant dans le tuffeau les intestins montant jusqu'à l'horizon d'une hélice au dessin proche de la crosse de l'évêque, sacrifiant aux rites bachiques avec le revigorant Rosé d'Anjou, tel le dieu sibérien Mikoula, dieu des récoltes et de la bière ?****

Plaque invoquant saint Nicolas fixée sur la croix érigée par les mariniers de Saint-Père-sur-Loire, avant le passage sur le pont menant sur l'autre rive, à Sully-sur-Loire (Markus3 (Marc ROUSSEL) — Travail personnel

_______________________

* Très récemment, en octobre, des archéologues auraient retrouvé la tombe exacte de saint Nicolas de Myre dans une église byzantine d'Antalya, en Turquie.

** Par exemple : "Grandgousier estoit bon raillard en son temps, ayant à boire net autant que homme qui pour lors fut au monde, et mangeait voluntiers salé."(Gargantua, III, p. 174, édition Quarto/ Gallimard)

*** Claus pour Nicolaus.

**** Le verbe russe nicolitsja  signifie "s"enivrer".

dimanche 18 décembre 2022

Damier et sédiments

Qu'un mot soit répété en nos lectures diverses et nous voilà de suite intrigués. Il faut pour cela bien entendu qu'il soit affecté d'un certain coefficient de rareté. Sans appartenir cependant à la catégorie des mots dits rares, souvent estampillés comme tels dans les dictionnaires. Non, le mot rare fait immédiatement saillie dans la lecture, sa présence est, comment dire, ostentatoire. Je veux parler plutôt de ce mot qui n'est pas d'usage courant, mais dont la définition ne pose aucune difficulté et dont une première apparition ne nous retient pas. Il faut qu'il revienne à plusieurs reprises en un court laps de temps pour qu'il commence à acquérir un léger goût d'énigme. C'est la récurrence qui fait mystère. L'insistance est suspecte : qu'est-ce que cela veut dire ?

Ainsi, récemment, du mot damier. Dont j'enregistre, le 10 décembre, trois occurrences en trois livres distincts. Je ne suis plus certain de l'ordre exact d'apparition, cependant je pense que la première eut lieu avec l'article de Rémi Schulz publié ce même jour : Un barrage contre le Damier (one's madness). Le Damier s'origine dans le roman de Jean Ricardou, Les lieux-dits :

"Où pourrait-on construire un barrage dans la région des lieux-dits de Ricardou? Il se trouve que les 8 lieux-dits, chacun en 8 lettres, sont répartis également de part et d'autre de la rivière qui irrigue la contrée, le Damier:

la rivière aurait emprunté son nom à l’étrange paysage qu’elle irrigue ; elle serait la rivière du Damier ; et, de là, très simplement, le Damier.

Deux noms d'affluents du Damier sont donnés dans le roman, la Demoiselle et la Dame..."

Je retrouvai le damier un peu plus tard dans le roman Palimpseste d'Alexis Ragougneau, emprunté à la médiathèque le jour précédent. Une citation un peu longue est ici nécessaire pour bien fixer le contexte de ce damier-ci :

"Il est grand temps maintenant de te parler d'Audrey. C'est elle le déclencheur de toute l'affaire : l'Aurora, le livre de mon père et la bibliothécaire. Audrey, depuis que je la connais, a cette longue chevelure façon manga qui lui dégringole sur tout le côté droit, tantôt rouge, tantôt violette, selon l'humeur et les teintures en stock chez son coiffeur. Des mèches viennent se loger au creux de sa poitrine qu'elle a menue - tout est menu chez elle, Audrey pèse quarante-cinq kilos à tout casser. Lorsque je lorgne son profil droit, si féminin, l'envie me prend de lui glisser ma main dans les cheveux. Frôler et caresser les cheveux d'Audrey. Ce serait si bien. Approcher mon visage près du sien, sentir la tiédeur de sa peau et l'odeur du shampoing. Quand je la mate et que l'envie me vient, elle se détourne de son écran pour me fixer de ses grand yeux bruns (les yeux d'Audrey sortent aussi d'un manga japonais). Alors la moitié gauche du scalp apparaît, cette partie qu'elle a rasée à blanc pour exposer le monstrueux Flashcode qu'elle s'est fait tatouer au-dessus de la tempe. Un grand damier en trompe l'oeil dont la partie basse s'effrite à la façon d'une mosaïque antique. Les carreaux imprimés sur sa peau se décollent, basculent un à un dans son cou et disparaissant sous ses vêtements." (p. 22-23, je souligne)

 

Mosaïque de l'église syrienne de ʿUqayribāt

Enfin, un troisième damier m'apparut dans le dernier chapitre de L'impitoyable aujourd'hui, d'Emmanuelle Loyer, intitulé "La face de la terre", où Julien Gracq est tout d'abord à l'honneur. Une nouvelle fois, je suis contraint de citer un peu longuement car il me semble que la présence du mot damier s'enrichit du cadre dans lequel il s'inscrit :

"Certes, nombreux sont les romans modernes qui, au contraire, ont rompu les noces de l'homme et du monde. Julien Gracq continuera d'être notre guide en la matière car il fait indéniablement partie des "grands végétatifs", comme il appelle les écrivains en accord profond avec la face de la terre, capable de renouer avec les temporalités intriquées du deep time de la préhistoire ou du glissando superficiel d'une promenade en barque à la surface des Eaux étroites où tout résonne dans une symbiose magique. Jusqu'au bord de la catastrophe, nous dit Julien Gracq, il existe de puissants recours. Au lieu de regarder en avant dans le temps (pour trouver une  solution qui n'existe pas), il vaut mieux parfois regarder autour de soi et ouvrir bien grands les yeux. Tel ce soldat que fut aussi Louis Poirier (mari patronyme de Gracq) en mai-juin 1940, observant le damier agricole  de la Flandre belge entre deux mouvements de troupe, ou le poilu Jacques Delamain (fondateur de la librairie du même nom) qui, dans les tranchées de la guerre de 1914, poursuivait sa passion ornithologique, impassible et opposant à la fureur des canonnades une folle indifférence..." (p. 331-332, je souligne)

On le voit, trois damiers très différents, désignant respectivement une rivière, un Flashcode et un paysage.

Plus de damier ensuite, jusqu'à hier 17 décembre, où j'achève la lecture de Lascaux ou la naissance de l'art, de Georges Bataille (dans la réédition en poche de Studiolo, l'Atelier contemporain). J'y retrouve pour le coup le deep time de la préhistoire. Dans une section de la fin, "Les signes inintelligibles", je lis : "Certains signes, d'interprétation au moins difficile, se rencontrent ça et là dans la grande salle. (...) Les plus frappants sont de forme rectangulaire : ce sont des sortes de grilles, l'un d'entre eux ressemble à une fourche... (....) On crut y voir des signes de tribus, employés comme des blasons : en particulier, l'abbé Breuil interprète de cette façon ceux des rectangles qui occupent une place très voyante dans la "nef", qui sont divisés en damier à cases de couleurs diverses." (p. 133)

Damier Lascaux

Cet inventaire 3 + 1pour autant  ne me satisfait pas. Je pressens qu'il faut aller plus loin. Or, de passage à Arcanes ce même samedi pour quelques cadeaux de Noël, je déniche tout de même pour mon usage personnel un petit livre vert édité par Premier parallèle, La rivière et le bulldozer, du philosophe et artiste Matthieu Duperrex, qui enseigne à l'Ecole nationale supérieure d'architecture de Marseille.


C'est le texte de quatrième de couverture qui a retenu mon attention : "En un temps très court de leur histoire, les humains ont transformé la planète, au prix du dérèglement climatique et de la détérioration des écosystèmes. Cette « compétence » inattendue, ils la doivent aux relations qu’ils ont entretenues avec les sédiments, c’est-à-dire avec l’ordre minéral. Alors qu’on souligne avec de plus en plus d’insistance la nécessité de faire davantage de place au vivant, le parti pris ici est de nourrir la pensée écologique à l’aide d’une description attentive de l’essence géologique de l’être humain, en commençant par suivre à la trace un galet de rivière." Suivre à la trace un galet de rivière, voilà une idée qui me plaisait bien, et puis quoi de plus normal pour quelqu'un qui a choisi pour nom de son blog Alluvions... 

Un mot aussi est très important ici, et c'est celui de sédiments. D'ailleurs la citation épigraphe du livre, empruntée à Stéphanie LeMenager, l'illustre parfaitement : "Sédimenter, c'est se souvenir des histoires matérielles de la modernité, reconstituer notre propre matérialité en tant qu'animaux, et faire de la mémoire quelque chose de durable, une matière." Matthieu Duperrex revient là-dessus dans son premier chapitre : "Sédimenter comme verbe : voici ma proposition. S'essayer à la conjuguer à la voix active, à la première personne. Il ne sera ici question que de cela, ou à peu près." Et, un peu plus loin : "Qu'est-ce que sédimenter peut bien signifier ? Strictement parlant, les sédiments sont des particules de roches et de sols, des agrégats de matière minérales et organiques (anciennes ou récentes), qui circulent tant qu'une énergie (eau ou -surtout- vent) peut déplacer leur masse, puis se déposent, s'empilent et se tassent en couches de sol. La sédimentation est un processus par lequel la terre se renouvelle au travers d'une histoire climatique et géologique. Un simple galet de rivière ne mène pas une vie pareille à la nôtre, je vous le concède. Et pourtant, il encapsule une myriade d'histoires extravagantes aux allures presque shakespeariennes, qui nous entraînent jusque dans les profondeurs de la planète et nous font "explorer de nouveaux mondes étranges", comme m'y invitait le générique de la série Star Trek lorsque j'étais enfant." (p. 17-18)

Or, ce matin, j'ai eu la curiosité de me replonger dans Les lieux-dits de Jean Ricardou. Dans Bannière, le premier des huit chapitres, il évoque le peintre Albert Crucis qui lègua au village  ses oeuvres et sa maison pour en faire un musée : 

"Les aquarelles et dessins répartis en d'opportunes places sur les murs de la grande salle, au Rez-de-chaussée, frappent par l'extrême économie des matières et du tracé. Partout le blanc du papier semble remplir un office majeur. Si bien que l'artiste se complaît dans les étendues amplement enneigées, les ciels investis de nuages et les reflets qui permettent  de dédoubler telles propices dispositions. Cependant, cette lecture est contestée par les toiles ; la neige et les nuées qui non moins s'y accumulent sont au contraire obtenues par de massives sédimentations de blancheurs." (p. 18, je souligne)

Ceci est loin d'être anodin puisqu'on retrouve la même expression à la dernière page du livre, associée au Damier...

 "Or, non loin, penché sur la source du Damier, Albert Crucis remarque :
- Tout cela, une fois de plus, aujourd'hui, est une métaphore.
Et son regard, en l'extrême profondeur fictive, contemple les massives sédimentations de blancheurs." (p. 190, je souligne)

Il y aura sans doute encore beaucoup à dire sur cette rencontre damier-sédiments, mais je m'arrêterai là pour ce dimanche... 

Peyra escrita, damier sur plaque de schiste. (Relevé Jean Abélanet, D.A.O. Sabine Nadal)


jeudi 15 décembre 2022

Le Métier de vivre

Courrier de rappel de la médiathèque, livres en retard, une habitude. En général, je ne traîne pas, j'évite la suspension (redoutable) de cinq jours, cette fois-ci je rends les quatre livres que j'avais empruntés, y compris La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss, à peine commencé, que j'avais fait remonter de l'abysse des magasins. Tant pis, j'y reviendrai (voeu pieux peut-être). Je devrai m'abstenir d'emprunter à nouveau mais la poésie me fait de l'oeil avec, tout d'abord, un petit volume de Sophie Nauleau, chez Actes Sud, S'il en est encore temps. De la même auteure, par ailleurs directrice artistique du Printemps des poètes, j'avais aimé Espère en ton courage, paru en 2020. Dans ce nouvel opus, il est question de l'éphémère, dont elle écrit qu'il "est stupéfiant qu'il faille passer par la voie du poème pour découvrir que l'éphémère, dont on ne cesse de regretter la brièveté, est en fait le plus vieil insecte ailé de la création. Comme si les mots gardaient en réserve, par-delà l'oubli des millions d'années, tant de secrets à raviver." Mais j'emporte aussi Provisoires, de Christophe Manon (Nous, 2022), un vrai recueil de poèmes.


Ces deux livres, je les parcours en parallèle, comme je fais le plus souvent, passant de l'un à l'autre, les entrelaçant, jusqu'à ce que, soudain, un motif identique apparaisse. Je m'exprime mal, on pourrait croire que je recherchais cette conjonction, non, elle s'est imposée d'elle-même, je ne l'attendais pas. Sophie Nauleau raconte dès l'ouverture de l'ouvrage comment elle fut désarçonnée par une petite jument baie, et blessée sérieusement à la cheville gauche. Un accident qui raviva le souvenir d'anciens traumas qu'elle croyait oubliés : "Ainsi ma cheville esquintée avait-elle quelques révélations à me faire, après m'avoir tant supportée. Rendue au seul métier de vivre, que Pavese immortalisa dans son journal avant de se donner la mort dans une chambre d'hôtel du Piémont italien, à l'été 1950, à quarante-et-un ans seulement, je restais sur mes gardes."

Or, page 21, quelques instants plus tard, je lis ces vers de Christophe Manon : 

Humble et noble est le métier
de vivre sans avarice
dans la splendeur du jour
limpide et ses arômes concrets (...)

Cesare Pavese n'est pas nommément cité, mais Manon n'ignore pas bien sûr l'origine de l'expression qu'il choisit. Le Métier de vivre (Il mestiere di vivere) est donc ce journal que Pavese tint d'octobre 1935 jusqu'à sa mort. Il est compris dans le gros volume de ses Oeuvres, paru en Quarto/Gallimard, édition établie et présentée par Martin Rueff en 2008, et qui me fut offert à Lyon, à la Croix-Rousse, ai-je même noté, la même année pour mon anniversaire. Un volume que je n'ai fait qu'effleurer, un de ces livres qu'on se promet toujours de lire et quinze ans plus tard on en est toujours au même point. Mais alors qu'est-ce qui avait attisé ma curiosité pour Pavese ? Eh bien, un autre livre, un livre dessiné, celui de Frédéric Pajak, L'immense solitude, sous-titré avec Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin, paru aux Puf en octobre 1999, acheté à Arcanes le 7 janvier 2000.


Ce livre m'a profondément marqué à l'époque, et de façon durable, la preuve en est que j'y consacre un article en octobre 2017. Les coïncidences entre les destins qui y sont racontés s'apparentent à celles qui ne cessent d'apparaître dans l'oeuvre de Sebald. Je citais l'extrait critique suivant :

"Cinquième édition, revue et largement augmentée, de ce livre devenu introuvable par lequel Frédéric Pajak avait fait connaître en 1999 un genre nouveau : le récit biographique et autobiographique écrit et dessiné. À première vue, Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese n’ont rien en commun. Et pourtant : tous deux sont orphelins de père, tous deux ont grandi dans un entourage exclusivement féminin, tous deux n’ont jamais su se faire aimer d’une femme, tous deux ont eu une vie brève, solitaire et émouvante. Et puis, tous deux ont été inspirés par une ville, Turin, et son atmosphère terriblement « psychique ».
C’est à Turin que Nietzsche perd la raison : il a 44 ans. Et c’est à Turin que Pavese se suicide dans une chambre d’hôtel : il a 42 ans. Le philosophe allemand meurt le 25 août 1900, l’écrivain piémontais un demi-siècle plus tard, à un jour près, le 26 août 1950. En cherchant des rapprochements entre ces deux artistes, ces deux « jusqu’au-boutistes de la mélancolie », l’auteur se glisse dans leur drame, dans les blessures inguérissables de leur enfance. Il fait revivre les événements tragiques qui les ont conduits l’un à la folie, l’autre au suicide.
Ce livre est d’abord une rêverie, une suite de détours et de coïncidences. Les murs de Turin y transpirent. Ils parlent. Il fallait au moins trois cent cinquante dessins pour faire entendre leurs voix. « Ce livre n’est pas une biographie, ni deux biographies, et encore moins une autobiographie. Ce n’est pas un livre d’histoire, ni d’histoires, ce n’est pas un livre de géographie, ce n’est pas un roman et ce n’est pas une bande dessinée. » C’est l’un des maîtres-livres de Frédéric Pajak." (Je souligne)

Je m'avise maintenant que l'âge de la mort de Nietzsche, 44 ans, est au principe de l'essai de Sophie Nauleau. Il s'ouvre en effet sur cette citation de Jules Renard, tiré de son Journal à la date du 22 février 1908 : "Quarante-quatre ans, c'est l'âge où l'on commence à ne plus pouvoir espérer vivre le double." Et elle enfonce le clou au tout début de son premier chapitre : "Demain j'aurai quarante-quatre ans. Ce n'est pas un âge. A quarante-cinq ans seulement, il faut réfléchir ; quarante-quatre, c'est une année sur le velours. Aimant les chiffres en miroir, depuis ma discrète contribution de 1977 au sursaut de la natalité française, je jubilais à la lecture de cette réflexion de Jules Renard, notée en février 1908, à la veille de son anniversaire." (p. 9)


1908 est l'année de naissance de Pavese (né un 9 septembre). Celle aussi de Claude Lévi-Strauss, à Bruxelles (28 novembre), mais lui s'éteindra centenaire, en 2009. 44 ans, c'est encore un âge qui joue un rôle très important dans La neige, le livre que j'ai écrit autour de la mort de ma petite soeur Marie, qui avait eu 44 ans le 7 janvier 2015, le jour de l'attentat à Charlie-Hebdo.


En regard de ce dessin, page 264, Frédéric Pajak écrit : 
"Ni les droites, ni les gauches, et ni non plus les centres, ne s'y retrouvent : Nietzsche est insaisissable. Il n'appartient à personne. Quel est le secret de cette liberté si décourageante : ses contradictions, battues au feu de la philologie ? sa rage cachottière d'enfant théologique ? son air des hauteurs, comme il aime à le dire ? ...
Et quoi encore ?
Une chose est sûre : il est mort jeune. Son cerveau s'est obscurci à l'âge de quarante-quatre ans. C'est un jeune homme qui parle.
Et qui parle vraiment une langue juvénile, ouverte, fulgurante.
Une langue du geste.
Mais parle-t-il vraiment - et s'il chantait, ou bien dansait ?
Il ressemble au peintre américain Jackson Pollock.
Deux gestuels."

mardi 13 décembre 2022

Cristal noir #13 : Barbe Bleue ne passe pas le dimanche

C'est le 26 décembre 2019 que je m'avise de la convergence entre les lignes stupéfiantes de Pierre Desgraupes sur Rilke et les idées développées dans Se souvenir du futur de Romuald Leterrier et Jocelyn Morisson. Le même jour je visionne le film de René Clair, C'est arrivé demain, sorti en 1944, un DVD prêté par l'ami Nunki Nartt (lequel n'était alors pas du tout informé de mes dernières lectures). Jeune journaliste à l'Evening News, Larry Stevens (Dick Powell), suite à un souhait qu'il avait naïvement exprimé, reçoit de l'au-delà, de la part du vieil archiviste du journal, le numéro du lendemain. Stevens devient rapidement le roi du scoop, toujours présent évidemment au bon moment et au bon endroit. Gordon, son rédacteur en chef, ne jure plus que par lui. Et tout roule à merveille jusqu'à ce que Stevens découvre un beau matin la notice nécrologique le concernant. Une course contre la montre s'engage alors pour éviter la catastrophe...


Je terminais alors la révision de mon roman policier, Barbe Bleue ne passe pas le dimanche. Un polar que j'avais pré-publié tout au long de l'année 2017, chaque dimanche soir (cela faisait donc 52 épisodes dont chacun avait la particularité de se dérouler très exactement cinquante ans plus tôt, en 1967 - c'était l'une des contraintes du projet Heptalmanach de cette année 2017). Or, je notai en 2019 que le dernier épisode comportait des phrases qui sont le message même de C'est arrivé demain. J'y évoquais, comme dans La neige, l'accident fatal de mes grands-parents maternels :

"Nous ne quittons guère le village que pour aller voir les grands-parents, à Bouesse ou à Crozon. Ils sont encore tous vivants cette année-là. Marie-Louise et Julien ne savent pas qu’il ne leur reste que deux ans à vivre. Ils ne savent pas qu’en raccompagnant mon oncle Bernard à la gare de Châteauroux, pour qu’il rejoigne son service militaire, ils entreront en collision avec une autre voiture sur la route de Neuvy, et qu’ils mourront sur le coup. C’était un dimanche encore. A Saulzais, nous devions regarder le film du soir sur la première chaîne. Un film comique, je ne sais plus lequel, mais c’était un film comique, j’en suis certain, car nous étions un peu désappointés. Il fallait partir de suite, dans la nuit noire. Dans la voiture, je crois qu’ils nous ont dit ce qui s’était passé. Je ne me souviens plus des mots. Pour la première fois, la mort entrait de plein fouet dans notre vie jusque-là si calme."

 Et je continuai ainsi :

"C’est un grand privilège de ne pas connaître l’avenir. La vie en serait décolorée."
Extrait de mon cahier de composition de cette année 1967 (classe de CE1 de Mme Aufour)

 

mardi 6 décembre 2022

Lichens et Titanic

"Dans nos moments de confusion
souvent j'éprouve le besoin
de contempler un lichen.
Apportez-moi une montagne
et je vous montrerai ce que je veux dire."


         Hans Magnus Enzensberger, Ecriture braille, 1964.

J'ai terminé l'article précédent, consacré à Rainer Maria Rilke, en évoquant un ancien billet du 17 janvier 2017 où j'avais cité des extraits d'un même texte extrait de l'ouvrage de Pierre Desgraupes sur le poète. Le titre en était Le Titanic fera naufrage, lui-même titre de l'essai de Pierre Bayard paru en 2016, et qui commençait par ces mots : L’écrivain américain Morgan Robertson n’a jamais dissimulé qu’il s’était inspiré dans son roman Futility, pour décrire l'odyssée dramatique de son navire imaginaire, le Titan, du naufrage du Titanic survenu quatorze années plus tard." Et j'enchaînai ainsi : "Ainsi commence le nouvel essai de Pierre Bayard, tout entier consacré à ces anticipations littéraires de l'avenir. Le paradoxe de la phrase illustre bien le caractère renversant de son hypothèse : les écrivains - il le montre avec force à travers plusieurs exemples puisés chez les plus connus, comme Kafka, et chez les moins connus, Frantz Werfel ou Eugène Zamiatine, par exemple - nous livrent des vues prémonitoires où catastrophes naturelles, guerres et accidents se taillent il est vrai la part du lion. Est-ce pour cela que ces oiseaux de malheur ne sont guère convoqués pour peser sur la marche du monde ? C'est pourtant ce que préconise l'essayiste, qui en appelle à leur confier des responsabilités politiques et à les associer aux recherches de la science. On ne sait trop à quel point Pierre Bayard ajoute foi à cette revendication, mais son humour très pince-sans-rire doit nous inciter à la prudence."

Au moment où je publie, le 2 décembre à 10 h 15, je m'aperçois qu'un article de Diacritik vient de paraître deux heures plus tôt, intitulé Yves-Noël Genod, « Titanic, hélas ». Evoquant la fin d'un spectacle mis en scène par Yves-Noël Genod, sur la péniche La Pop amarrée sur le bassin de la Villette*. J'ai envie bien sûr de signaler cette résonance, mais bon, je m'en abstiens cette fois-ci.


Oui, mais le Titanic ne se laisse pas si facilement oublier : le lendemain le voici qui redébarque, si j'ose dire, dans le chapitre 14 de L'impitoyable aujourd'hui, cet essai de l'historienne Emmanuelle Loyer qui est si délectable que je n'en lis qu'un chapitre par jour (il y en a 20, et il m'en reste encore quatre à l'heure où j'écris). J'aurai l'occasion d'en reparler plus longuement, mais restons sur ce chapitre 14, Halluciner l'histoire - c'est le titre -, où elle commence justement par évoquer l'essai de Pierre Bayard :

"Ecrire la catastrophe, c'est la reconnaître lorsqu'elle a eu lieu ; c'est comprendre et décrire comment elle a vampirisé les décennies qui l'ont suivie et estampillé les lieux qu'elle a touchés - souvent bien au-delà de leur géographie initiale.
Mais ce peut être aussi écrire, en somnambule, les yeux ouverts sur un avenir sombre, la catastrophe à venir. Pour prédire la catastrophe, il faut d'abord l'imaginer. En réalité, comme le plaide Pierre Bayard dans un stimulant essai et exemples à l'appui, les portes de l'anticipation sont largement ouvertes à la littérature qui accouche bien souvent de prémonitions étonnantes de justesse, jusqu'à un degré parfois troublant de précision dans la prédiction." (p. 231)

Et jamais deux sans trois : le lendemain encore, 4 décembre, voici que Bernard Umbrecht publie dans son Saute-Rhin (blog inscrit dans ma catégorie Autres sentes) un hommage à l'écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger (1929-2022), qui vient de disparaître le 24 novembre dernier. Il s'intéresse ici essentiellement au versant poétique de son oeuvre, à travers trois contributions d'amis. Or la troisième est Weitere Gründe dafür, daß die Dichter lügen / Encore des raisons qui font que les poètes mentent, un extrait de Le naufrage du Titanic, Une comédie. Chant 18. NRF Gallimard.1981.


Ce n'est pas tout. Il se trouve que lors de ma dernière sortie à la médiathèque, à la recherche d'Adèle Blanc-sec, j'ai rapporté par la même occasion le Lichens de Vincent Zonca. Rien à voir en apparence, sauf que l'une des deux citations épigraphes de ce livre consiste en ces vers de Hans Magnus Enzensberger que j'ai reproduits en tête de cet article. On retrouve l'écrivain dans le corps de l'ouvrage, par exemple à la page 75 où Vincent Zonca évoque la famille des Graphidaceae, "le lichen préféré des écrivains et donc le mien. L'espèce la plus connue est le Graphis scripta, appelé aussi "lichen script", "lichen à écriture secrète", très commun dans les campagnes françaises. Ses organes de fructification (les apothécies) dessinent sur le thalle de petits traits fendus, qui peuvent être simples, ramifiés, ou encore en forme d'étoiles et ressemblant à s'y méprendre à une écriture ou à une ponctuation (...)".


Et Zonca poursuit ainsi : "Ils sont nommés lirelles, du latin lira, le sillon de la charrue, comme s'ils étaient tracés par un soc : ils renvoient, en cela, à l'imaginaire (lira a donné en français "délire", c'est-à-dire "sortir du sillon"- et à l'écriture (en latin, le sillon de la charrue, c'est aussi le "vers", versus, de poésie). Tapissant les branches ou s'enroulant autour des rameaux des feuillus, ces lichens sont une invitation au déchiffrement : lire les lirelles, les voir et les toucher, comme du braille - titre d'un recueil du poète allemand Hans Magnus Enzensberger (né en 1929) :

Le lichen  a son graphisme
ses inscriptions son écriture
chiffrée qui décrit
un silence prolixe
Graphis scripta.

On le retrouve aussi à l'ouverture du livre III, à côté d'Henri Michaux (dont je ne peux me retenir de citer l'aphorisme extrait de Poteaux d'angle : "Faute de soleil, sache mûrir dans la glace"), avec ces deux vers issus de La Fureur de la disparition (1980) : "Le lichen sur le poteau/survit." Qui me fait aussitôt penser à ces poteaux de béton lichenisé que j'aime à photographier lorsque je vais me promener sur les berges de l'Indre, sur le chemin dit du Lavoir (un lavoir qui n'existe plus).


Dans l'index des noms propres, Enzensberger voisine avec un autre poète, français celui-ci, qui a porté aussi une haute attention au lichen : Antoine Emaz (qui faisait ici même le sujet de l'épisode 6 de Cristal noir). C'est même lui qui donne la raison du sous-titre de Lichens, Pour une résistance minimale, à travers un texte d'entretien donné pour la revue Nu, en 2006 :

"Il y a une forme de résistance minimale dans le fait simplement d'écrire de la poésie encore et malgré tout. Pour combien de personnes ? Pour cent, deux cents lecteurs ? C'est fou ! On n'est plus dans la logique de ce monde. Et pourtant, je continue à passer ma vie, mes heures, à travailler pour cela. Il y a bien un engagement. Quant à l'espoir pour la poésie, je n'ai aucune crainte à ce sujet. La poésie s'est déjà suffisamment dégradée sur le plan de l'économie, du lectorat, pour qu'il ne puisse plus rien lui arriver. [...] Donc l'espoir - on va parler d'un espoir raisonnable - existe. La poésie n'est pas un feu d'artifice qui brille, se remarque de loin, mais qui dure peu de temps. Je la vois plutôt comme une veilleuse ou un lichen. [...] Le lichen est habitué aux milieux hostiles. Lorsque les conditions de vie deviennent impossibles, il tombe en léthargie pour renaître dès qu'elles redevient acceptables. Il me semble que la poésie traverse de telles phases, sans jamais disparaître tout à fait." (p. 190-191)

 


Finissosn en reparlant de l'autre Adèle, Adele Bloch-Bauer, dont Gustav Klimt fit le portrait au début du siècle dernier. J'ai écarquillé les yeux lorsque je l'ai vue à la une du numéro 4 du magazine Le musée idéal.


Je n'ai pu faire autrement que d'acquérir l'exemplaire. L'article de la revue ne m'apprit pas grand chose de plus, mais quand j'en eus fini la lecture, et que je retournai au livre de Zonca, il se trouva que la page sur laquelle je l'avais laissé se terminait ainsi, par l'évocation de Prunus blanc et prunus rouge en fleurs, de Chen Hongshou : " On retrouve, sur le tronc, ces ornements de lichens foliacés (Parmotrema), dont le vert clair, prolongé par les étendues de quelques mousses ou lichens lépreux sur l'écorce, contraste, à droite, avec le rouge complémentaire des bourgeons et des fleurs. C'est que, dans la peinture japonaise, les lichens font fleurs, elles sont esthétiquement des fleurs des fleurs au même titre que celles du prunus. Ce tableau m'évoque le raffinement et les contrastes de certaines toiles expressionnistes de Gustav Klimt." (p. 313, je souligne) C'est par ailleurs la seule apparition de Klimt dans l'ouvrage.**

________________

* "Ce week-end, à contrecœur et presque en douce, Yves-Noël Genod faisait ses adieux à la scène, sur la Seine. Dans la cale d’une péniche parisienne, ses fans s’entassaient sous des manteaux, des plaids, et quelques gilets de sauvetage pour entendre son Titanic, hélas (c’est le titre), révérence tirée à une carrière qui prenait l’eau. Tandis que l’artiste disparaissait dans le noir, main dans la main avec une vieille dame au dos voûté, maquillée de fards colorés et gantée jusqu’aux coudes comme les chanteuses de music-hall, le froid et l’émotion faisaient naître de la buée sur les hublots. Que s’est-il donc passé, dans la société, pour qu’on doive se passer des dingueries d’Yves-Noël Genod ?" Eve Beauvallet, dans Libération (article réservé aux abonnés).

** Il me faut aussi dire deux mots de Munch, dont Le Cri décidément me poursuit (sur un mode plutôt cocasse, on va le voir, fort heureusement). M'étant rendu chez la coiffeuse de la rue de Strasbourg pour une action disciplinaire sur ma chevelure, je me trouvai en voisinage de shampouinage (le salon est mixte) avec une dame qui informa l'assemblée qu'elle était allée avec une sienne copine voir l'exposition à Orsay de Munch et de Rosa Bonheur. Elle me montra même la photo qu'elle avait prise de la lithographie du Cri qui siège là-bas.

Enfin, ayant repris la lecture de Résonance, l'imposant essai d'Hartmut Rosa (quatre ans que je suis sur ce livre, c'est fou), et revenant en arrière au hasard, j'ouvris directement sur la page 329 où je lus ces lignes (que j'avais donc parcourues mais que j'avais depuis longtemps oubliées) : "Ecouter le Voyage d'hiver de Schubert ou l'opéra rock The Wall de Pink Floyd (ou s'absorber dans Le Cri d'Edvard Munch) sur un mode de résonance dispositionnelle, c'est donc éprouver simultanément  deux modes de relation au monde : c'est être touché, ému, saisi par la forme même que le traitement esthétique confère à l'aliénation existentielle soit faire à la fois l'épreuve d'une résonance et d'une aliénation, les deux étant non pas fondues en une forme hybride mais unies par un rapport d'intensification réciproque : plus l'aliénation représentée ou modelée est "authentique", crédible et irrésistible, plus l'effet de résonance est grand."