mercredi 29 septembre 2021

Climax

Dans un essai tout à fait passionnant, Le Grand Dérangement (Wildproject, 2021), l'écrivain indien Amitav Ghosh s'interroge sur la quasi-absence du changement climatique dans la littérature de notre temps. Dans les journaux et revues littéraires les plus réputées, si ce sujet est abordé c'est toujours par le biais de la non-fiction, et si ce n'est pas le cas, alors cela "suffit souvent, dit-il, à reléguer un roman ou une nouvelle au genre de la science-fiction. Comme si dans l'imaginaire littéraire, le changement climatique était en quelque sorte semblable aux extraterrestres ou aux voyages interplanétaires."(p. 18) Et il s'inclut lui-même dans ce constat en relevant que, bien que préoccupé depuis longtemps par le changement climatique, le sujet n'est abordé qu'indirectement dans ses œuvres de fiction.


A la racine de cette situation, il considère la genèse du roman moderne comme un bannissement de l'improbable et la promotion du quotidien : "La probabilité et le roman moderne sont en fait des jumeaux, nés à peu près à la même époque, sous une même étoile qui les destinait à servir de véhicules au même genre d'expérience. Avant la naissance du roman moderne, partout où on racontait des histoires, la fiction se régalait d'inouï et d'invraisemblable." Cela allait de pair avec la vision d'une nature ordonnée et modérée, évoluant graduellement, sans ruptures majeures ni catastrophes. Il note un peu plus loin que "c'est au moment précis où l'activité humaine modifiait l'atmosphère terrestre que l'imagination littéraire se centra radicalement sur l'humain. Si tant est que le non-humain ait été le sujet de quelque récit, cela n'eut pas lieu dans le manoir de la fiction sérieuse, mais plutôt dans les resserres où science-fiction et littérature fantastique avaient été bannies." (p. 81)

Amitav Ghosh écrivait cela en 2016. Et en cinq ans, il semble bien que les choses aient heureusement commencé à changer. Le dernier roman de Ghosh, La déesse et le marchand, publié en France en ce mois de septembre (et que je n'ai pas encore lu), montre qu'il aurait pris le taureau par les cornes, comme dit Claude Grimal, dans un article pour En attendant Nadeau, ajoutant que le livre "signale en somme que la fantaisie est un mode très efficace pour parler des maux qui affligent le monde. Ce type d’imagination, parce qu’il joue en marge du réel, permet sans doute de voir et de comprendre avec plus de grâce et de liberté. Et qui sait, peut-être pourrait-il servir à se désengluer de celui-ci et à penser des solutions pour échapper au désastre ?"


Mais en France aussi, un frémissement est perceptible. Ainsi peut-on lire en cette rentrée littéraire Climax, de Thomas B. Reverdy, écofiction qui n'est pas présentée comme un roman de science-fiction, ou une quelconque dystopie. Non, elle apparaît dans la collection de littérature générale de Flammarion. Voyons la quatrième de couverture :

C’est une sorte de village de pêcheurs aux maisons d’un étage, niché au creux d’un bras de mer qui s’enfonce comme une langue, à l’extrême nord de la Norvège. C’est là que tout a commencé: l’accident sur la plateforme pétrolière, de l’autre côté du chenal, la fissure qui menace dangereusement le glacier et ces poissons qu’on a retrouvés morts. Et si tout était lié ?
C’est en tant qu’ingénieur géologue que Noah, enfant du pays, va revenir en mission et retrouver Anå, son amour de jeunesse, ainsi que les anciens amis qu’il avait initiés aux jeux de rôle. Il était alors Sigurd, du nom justement de cette maudite plateforme.
Avec Climax, Thomas B. Reverdy réveille le roman d’aventures en lui offrant une dimension crépusculaire et contemporaine puisque désormais les glaciers fondent, les ours meurent et l’homme a irrémédiablement tout abîmé. Au moins, il reste la fiction pour raconter cette dernière aventure, celle de la fin d’un monde.

Au-delà de l'intérêt spécifique de cette histoire forte et bien construite*, trois passages de ce roman m'ont directement interpellé, en ce qu'ils faisaient lien avec des motifs déjà rencontrés ici.

En premier lieu, il y a ce paragraphe :

"Il y a quelque chose de plus. Quelque chose de malsain se cache ici depuis le fond des âges. Un corbeau vient de se poser sur le faîtage du toit. Il vous regarde. Son cri déchirant vous glace les os. Il semble qu'il vous parle du haut de son perchoir, qu'il vous hèle de sa voix sinistre et pleine de mépris pour tout ce qui meurt, qu'il vous enjoigne d'entrer et de rencontrer votre destin, car c'est bien ici, vous dit-il, sur le bord du monde, que réside celle que vous cherchez depuis des jours et qui doit répondre à vos questions." (p .39, c'est moi qui souligne)

Sur le bord du monde : on aura reconnu le titre du livre d'Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde, que j'avais retrouvé dans un passage du roman de Cécile Wajsbrot, Nevermore : "Dix ans après le roman de Virginia Woolf sortait un film qui lui aussi se déroulait sur une île mais où on ne voyait aucun phare. The Edge of the World. Le bord du monde, le bout du monde."

En second lieu, page 56, je lis : "Ses cheveux seuls sont argentés, striés d'un mélange de gris et de blanc cassé, dorés par endroits, épais et en désordre comme la fourrure d'un loup. C'est une sorcière. C'est pourquoi elle vit à l'écart du monde, dans le silence des montagnes. C'est une Huldra, d'une race oubliée de géants et de magiciennes."

La Huldra. C'est le nom de la créature mythique, sous les traits de la jeune femme fatale du roman de John Burnside, L'été des noyés, évoqué ici le 21 juin, dans L'afturganga ne convoque jamais en vain (citation de Fred Vargas). Roman qui se déroulait comme Climax à l'extrême nord de la Norvège, au-delà de Tromsø. 

Enfin, il y a cette page 84, qui semble tisser des liens avec les deux passages précédents car l'on y retrouve le corbeau, la fourrure et le gris :

"La nuit précédant l'accident sur la plateforme, Anders, qui avait établi un campement sur le glacier, commença l'ascension des Crocs vers 3 heures du matin. Les nuits sans lune, le ciel noir recouvert d'étoiles semblait scintiller, vibrant comme la fourrure d'un animal ou les ailes d'un corbeau, quand le noir brillant le dispute à toutes les nuances du gris, au-dessus du glacier laiteux luisant de son propre éclat légèrement bleuté, comme une eau éclairée dessous la surface, pâle et d'un bleu qui ne dit plus son nom, comme les yeux des grand-mères.

C'est un ciel à l'envers et le monde paraît d'être retourné. Au-dessus de la tête d'Anders, la voûte céleste et son poudroiement d'étoiles ont l'air plus solides, plus profondes dans leurs ténèbres que la neige opalescente dans laquelle il plante ses pieds pour ne pas glisser, se donnant l'impression de marcher sur un nuage, comme s'il partait à l'ascension du ciel lui-même, vers des vallées de vide et des sommets d'étoiles, suivant la Voie lactée comme un chemin de crête de ce mont analogue où habitaient les dieux."[C'est moi qui souligne]

Impossible ici de ne pas voir une allusion au Mont Analogue de René Daumal, qui m'a si fort occupé cet été.

A peine avais-je terminé Climax que, consultant l'édition du jour du Monde (23/09), je tombai sur cet article qui faisait la une : Arctique : comment les acteurs financiers soutiennent l’expansion pétrolière et gazière et alimentent la crise climatique. On y lisait notamment ceci : « L’Arctique est devenu un terrain de jeu pour les entreprises, avec l’aide des acteurs financiers. Cela nous mène vers le chaos climatique si l’on ne pose pas de garde-fous », prévient Alix Mazounie, coordinatrice du rapport et chargée de campagne chez Reclaim Finance, structure consacrée à la finance et au climat. La fonte accélérée de la banquise arctique, sous l’effet du changement climatique, facilite l’extraction et le transport des hydrocarbures contenus dans les vastes réserves que renferme le sous-sol du Grand Nord, attisant les convoitises de l’industrie pétrogazière."


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* Seuls m'ont laissé dubitatif les chapitres où l'auteur décline un récit fantastique à la manière des anciennes histoires dont vous êtes le héros, en finissant par exemple de cette manière : Que faites-vous ? Pour le savoir, allez au chapitre 7. Ce sont les seuls que j'ai trouvés ennuyeux et superflus (ceci dit, ce sont dans deux de ces chapitres que j'ai croisé les motifs faisant coïncidence...).

lundi 27 septembre 2021

L'écho du lac

 « Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages."

Agnès Varda, Les Plages (documentaire), 2008.*

Troisième et dernier article consacré à Nevermore, de Cécile Wajsbrot. Il sera question cette fois d'un motif unique, qui ne traverse pas tout le roman à l'instar de Virginia Woolf et des cloches. Non, il s'agit d'un thème qui surgit au mitan exact du livre, au chapitre IV : "Les rives d'un lac ont quelque chose d'apaisant et de triste, un sentiment de nostalgie né du calme des eaux, peut-être, de la légère ondulation qui les parcourt, une sorte de mouvement stagnant dont on se demande ce qu'il recèle." Et elle enchaîne directement sur l'évocation des Enfers antiques, dont l'une des entrées était le lac Averne*, un lac volcanique situé près de Naples, dont Turner peignit pas moins de trois versions, avec Énée et la Sybille de Cumes.

Énée et la Sibylle, Lac Averne Turner, 1798 Tate Britain, Londres

Cécile Wajsbrot cite le passage correspondant du chant VI de l'Enéide : "Il y avait une caverne profonde, monstrueusement taillée dans le roc en une vaste ouverture, défendue par un lac noir et par les ténèbres des bois. Nul oiseau ne pouvait impunément se frayer un chemin dans les airs au-dessus d'elle, tant étaient impures les exhalaisons qui, sortant  de ces gorges noirâtres, s'élevaient vers la voûte du ciel."* Elle aurait pu citer aussi le chant IV des Géorgiques du même Virgile, où Orphée, remontant des Enfers, se retourne sur Eurydice et la perd à jamais :"Sur-le-champ tout son effort s'écroula, et son pacte avec le cruel tyran fut rompu, et trois fois un bruit éclatant se fit entendre aux étangs de l'Averne."

Ce drame mythologique lui fait songer alors à ce lac qui se trouvait en bordure du camp de Ravensbrück, qui, plus que les monuments et leurs colonnes, plus que les photographies, les témoignages et le visage des survivants, avait provoqué une angoisse tout au long de la visite. Le lac, "tout près, son aspect paisible, la monstruosité de cette paix, si proche des exhalaisons impures qui sortaient de ces gorges noirâtres. Même si, m'étais-je dit à l'époque, c'était au bord d'un lac, aussi, qu'avait eu lieu la réunion décidant de la solution finale." 

Le 20 janvier 1942, c'est en effet à Berlin près du lac de Wannsee, dans la villa Marlier, que se déroula la conférence dite de Wannsee, réunissant quinze hauts responsables du Troisième Reich pour mettre au point l'organisation administrative, technique et économique de la « solution finale de la question juive ».

Si ce thème du lac m'a particulièrement touché, c'est aussi parce que j'avais commencé la lecture du second livre de Kapka Kassabova, L'écho du lac, sous-titré Guerre et paix à travers les Balkans. J'ai déjà rendu compte ici de l'admirable Lisière, qui explorait les massifs montagneux à la frontière turco-bulgare, avec toutes les tragédies de l'histoire qui s'y étaient inscrites au fil du temps. Dans ce nouvel opus, l'écrivaine, née à Sofia en 1973 et résidant aujourd'hui dans les Highlands écossaises, revient aux sources de son histoire familiale, sur les rives des lacs Ohrid et Prespa, les plus anciens lacs d'Europe, sans doute vieux de trois millions d'années. Dans la présentation de son livre, elle explique que son instinct la poussait "vers les paysages qui résonnaient du carillon de la nature et de la culture, les deux. À une époque où la monoculture –à la fois dans la sphère agricole et dans l’arène politique –menace de nous diminuer, une force irrésistible m’incitait à explorer des géographies qui se révélaient des écosystèmes à part entière, humains et non humains." Et elle poursuit ainsi :

"Lisière et L’Écho du lac ont tout simplement adopté la forme de ces écosystèmes. Des voix, des expériences sensorielles, des événements, des rêves et des échos imprègnent le récit à la manière de la sève dans un arbre. Un auteur français, un jésuite dont le nom m’échappe, a un jour affirmé que les lieux hantés étaient les seuls où les humains puissent vivre. Les lieux hantés sont les seuls sur lesquels je puisse écrire. Ce sont les lacs, les montagnes transfrontalières, les psychés des peuples meurtris par les frontières et les mensonges (ce qui revient au même), mais recelant aussi une kyrielle de secrets pas encore recueillis susceptibles de nous redonner foi en l’humanité, telle une source dont le murmure nous parvient, quelque part dans les bois, puis guide nos pas jusqu’à elle."


Un troisième auteur me remontait en mémoire avec l'image du lac, c'était Adalbert Stifter, dont j'avais trouvé à Bourges, au début juillet, Les grands bois, dans la collection L'imaginaire. Stifter, un autre auteur cher à mon cœur, et dont la lecture avait justement croisé une étude de Cécile Wajsbrot, l'une des parties d'un cours  donné entre octobre 2014 et février 2015 à la Freie Universität de Berlin autour de la façon dont la littérature abordait les questions climatiques.

Dans ce drame médiéval, l'intrigue compte moins que la description des paysages. De même que Kapka Kossabova  arpente une région située entre Macédoine du Nord, Grèce et Albanie, Stifter place immédiatement le cadre de son roman dans une forêt, "à ce carrefour de frontières où le pays de Bohême, l'Autriche et la Bavière se rencontrent." Il y conduit son lecteur en lui indiquant les repères avec la plus grande précision : "La barrière est cette haute muraille de forêts dont nous avons parlé, à l'endroit où elle oblique vers le nord ; c'est donc vers elle que nous irons. Mais notre but proprement dit est un lac qu'elle abrite aux deux tiers de sa hauteur." Nous sommes alors transportés à sa suite à travers des "gorges sauvages et crevassés, uniquement formées d'une terre noirâtre, sombre couche mortuaire d'une végétation millénaire" où l'on ne relève "aucune trace d'une main humaine, un silence vierge." Et puis, après avoir croisé le ruisseau venu du lac, après une heure de marche, "on pénètre sous un couvert épais de jeunes sapins, puis, sortant du noir velours où leurs troncs se pressent, on se trouve au bord des eaux du lac, plus noires encore." Et le narrateur de l'histoire, double de Stifter, de préciser aussitôt qu'un sentiment de profonde solitude s'est toujours emparé de lui chaque fois que, cédant à son cœur, il est monté "vers ce lac de légende."

Henri Thomas, traducteur des Grands Bois, indique dans sa préface que les plus longs voyages de Stifter furent Munich et Trieste, "bords extrêmes de la monarchie austro-hongroise", et que "les forêts de la Moldau lui sont une source suffisante de renouveau et d'inconnu".

"A défaut du luxe et du confort qui lui manqueront toujours, il aura l'idée, le rêve d'un confort qui font penser au Domaine d'Arnheim imaginé vers la même époque par Edgar Poe."

Le Domaine d'Arnheim, Magritte, 1962

Revenons, pour finir, à Nevermore. La narratrice écrit qu'elle dérive, "au bord des lacs, loin des lacs, cet été, la philosophe Ágnes Heller, qui passait ses vacances au bord du lac Balaton, avait nagé un jour et n'était pas revenue." Elle venait de fêter ses 90 ans. "On avait le choix, écrit Cécile Wajsbrot, entre la fatigue, le malaise - mais l'examen médical n'avait pas révélé de trace - et le choix volontaire. Bien sûr les circonstances de sa mort n'étaient pas l'essentiel, au regard des textes écrits, des discours prononcés, du combat contre la dictature, mais elles complétaient l'image d'une vie vouée à la liberté et on ne pouvait s'empêcher de penser que cette liberté, elle l'avait exercée jusqu'au dernier moment." (p. 111)

Et elle ne parlera pas plus des lacs, mais la photo de couverture du livre n'est sans doute pas pour rien une photo du lac Balaton.


 

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* Citée par Kapka Kassabova

** Le nom Averne dérive du grec άορνος  (sans oiseau).

samedi 25 septembre 2021

In a sort of Runic rhyme

Un autre thème traverse Nevermore, le roman de Cécile Wajsbrot : celui des cloches. J'y fus d'autant plus sensible qu'il m'a été donné de traiter ce motif à plusieurs reprises, et en particulier en 2017, après avoir vu le premier chef d’œuvre d'Andreï Tarkovski, L'enfance d'Ivan. La première apparition de ce leitmotiv dans le livre est situé à la page 24, qui évoque la pièce musicale composée par le compositeur estonien Arvo Pärt en hommage à Benjamin Britten, qui venait de mourir le 4 décembre 1976 : "Un peu plus de sept minutes trente de musique et de silence s'ouvrant sur trois battements de cloches, le glas qui sonne. Les cordes prennent de l'ampleur tandis que la cloche continue de battre, noyée sous un tapis de cordes ou émergeant, solitaire, le chagrin se déploie en même temps que l'apaisement possible d'une consolation, même si des vagues se succèdent, répétitives, décalées comme dans un canon, cherchant peut-être à traduire la monotonie de la perte qui se déploie à chaque instant." Ce Cantus, je l'avais écouté des dizaines de fois, après avoir acheté l'album Tabula rasa (ECM) à sa sortie, en 1984, fasciné par cette musique minimaliste envoûtante.


"Tintinnabulation  - explique Cécile Wajsbrot, ainsi Arvo Pärt définit-il une partie de sa musique, reprenant un mot inventé par Edgar Poe dans son poème sur les cloches pour désigner le son qui se prolonge, après le heurt du bourdon.*" Edgar Poe en effet, dans ce poème publié seulement en 1949, après sa mort, déploie en quatre parties le déroulement d'une vie rythmée par les cloches, du tintinnabulement gracieux des cloches d'argent de l'enfance au funèbre glas.  

Hear the sledges with the bells—
                 Silver bells!
What a world of merriment their melody foretells!
        How they tinkle, tinkle, tinkle,
           In the icy air of night!
        While the stars that oversprinkle
        All the heavens, seem to twinkle
           With a crystalline delight;
         Keeping time, time, time,
         In a sort of Runic rhyme,
To the tintinabulation that so musically wells
       From the bells, bells, bells, bells,
               Bells, bells, bells—
  From the jingling and the tinkling of the bells.

Dans sa traduction, Stéphane Mallarmé reprend le terme de Poe en le mettant entre guillemets : "avec la " tintinnabulisation " qui surgit si musicalement des cloches". Le mot n'est pas passé tel quel en langue française, on peut lire dans le Dictionnaire historique de la Langue française (Robert) que le verbe tintinnabuler est dérivé tardivement (1839) du latin tintinnabulum "espèce de crécelle en métal, grelot, clochette", dérivé expressif de tintinnire, tintinnare, variantes expressives de "tinnire", "rendre un son clair". Le CNRTL ajoute qu'on trouve en moyen français la forme tintinnabule « sonnette » (1477, Molinet, Le naufrage de la Pucelle ds N. Dupire, J. Molinet, vie, œuvres, p. 284), directement emprunté du latin, et cite comme première occurrence étymologique un passage de Balzac : "1840 part. prés. (Balzac, P. Grassou, p. 449: un paquet de breloques tintinnabulant)". Il est curieux que ce mot émerge dans les deux langues, anglaise et française, indépendamment, à peu près à la même période, chez Poe et Balzac.

Étrangement, cette synchronicité historique se redoubla pour moi d'une synchronicité de lecture : le second livre emprunté à la médiathèque en même temps que Nevermore (un titre soit dit en passant faisant clairement référence au célèbre poème de Poe, The Raven) était La Disparition du paysage, de Jean-Philippe Toussaint (Minuit, 2021), dont nous devons aller voir en décembre l'adaptation théâtrale avec Denis Podalydès. L'alarme d'un téléphone portable constitue une sorte de basculement dans la vie du personnage, cloué, solitaire, sur un fauteuil roulant dans un appartement d'Ostende :

"Longtemps, j'ai essayé de remonter dans ma mémoire pour essayer de reconstituer les dernières heures de cette matinée, celles qui s’approchent le plus de ce point aveugle, de ce mut infranchissable au-delà  duquel tous mes souvenirs sont abolis. Jusqu'à présent, je n'ai réussi qu'à visualiser ma silhouette sur une banquette du Café Métropole, comme si j'étais quelqu'un d'autre, un personnage extérieur à moi-même, mais je ne suis jamais parvenu à revivre cette matinée de l'intérieur pour retrouver mon état d'esprit de l'époque, jusqu'à ce qu'aujourd'hui, à Ostende, l'alarme de mon téléphone se mette à vibrer à côté de moi sur la table de la grande pièce où je me tiens depuis des mois. J'ignore pourquoi cette alarme s'est déclenchée, je n'ai pas souvenir de l'avoir programmée, mais, en entendant ce tintinnabulement de cloches aigu et cristallin de la sonnerie carillon de mon téléphone qui emplit l'atmosphère de la grande pièce d'Ostende, je me retrouve en pensée à Bruxelles à l'aube du 22 mars 2016, quand j'ai entendu ce même son d'alarme insistant monter dans l'obscurité de la chambre à coucher. En entendant, à Ostende, cet appel venu du lointain qui semble me faire signe à travers le temps, je suis alors replongé d'un coup dans la réalité vivante de ce matin de mars, dans la substance sensible de ses heures, et je n'ai plus qu'à me lever mentalement et à me laisser glisser en imagination dans l'écoulement de cette journée en devenir, pour retrouver, intactes, mes penses de l'époque." (pp. 28-29, c'est moi qui souligne)

 

Le "tintinnabulement" de Poe a inspiré un autre grand musicien, Rachmaninov, qui composa Les Cloches en 1913, poème symphonique pour chœur, voix et orchestre.

"- Peut-être est-ce le glas de l'ancienne Russie et de l'ancienne Europe qui annonçait la perte d'un monde, les millions de morts d'une guerre, laissa-t-il entendre.

- Dans l'exil américain, dit encore Rachmaninov, en perdant la Russie, je me suis perdu. J'ai perdu l'envie de composer." (Nevermore, p. 164)

Dans un article d'Art Press, de janvier 2013, qui évoque Sentinelles, un autre livre de Cécile Wajsbrot, troisième volume d'un cycle, Haute mer, consacré à l'art, il est aussi question de l'aspect musical de l’œuvre, et des thèmes de la perte et de la disparition : "Tous les temps sont réunis dans ce livre musical qui se rapproche d’une pièce pour cordes d’Anton Webern ou du Desert Music de Steve Reich. Minimalisme, amplification du rythme, tension, reprises, avec un jeu sur l’ellipse, l’accélération, l’imprévu d’une réponse, la clarté sèche de l’expression. Tous les temps sont réunis dans ce roman sonore. Le passé et ses cendres, le présent grâce au ballet de la foule qui monte et descend des escalators un soir de vernissage, le futur vertigineux de l’humanité prise dans les filets d’une attente perpétuelle. Apparition, disparition, réapparition de l’individu alors qu’il n’est plus là : « Nous sommes transportés à l’autre bout du monde, dans des pays où nous n’irons jamais, où cependant quelque chose de nous existe lorsque que quelqu’un montre ses photos à un ami. »

Et, au détour d'une phrase, voici que réapparaissait la cloche de Tarkovski :

"Dans les pages de Wajsbrot, la soirée commence à 19 h 30 et s’achève à 22 h 30, intervalle où se succèdent des dialogues sur le réel, la vidéo, le montage, la migration, Bresson et Godard, le silence, la précarité, l’aléatoire, les villes, les sonorités de Tarkovski (« l’eau, une cloche, des chœurs ») [...]"

Andreï Tarkovski, L'enfance d'Ivan

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* Voir l'article de Léopold Tobisch, sur le site de France-Musique : La musique d’Arvo Pärt et le tintinnabulisme au cinéma.

 

vendredi 24 septembre 2021

Nevermore

Je devais rendre à la médiathèque L'Art de dépeindre de Svetlana Alpers. Le mieux eût été de restituer le volume en le glissant dans la gueule de la boîte de retour à l'entrée, nuitamment si possible pour éviter la tentation de passer le seuil, comme une mère déposant son nourrisson dans une de ces tours d'abandon insérés dans le mur des hospices, boîtes cylindriques tournantes, d'usage courant au Moyen Age et qui ne disparurent que vers la fin du XIXe siècle (mais dont j'apprends en consultant la notice idoine sur Wikipedia qu'ils sont réapparus sous une forme plus moderne depuis 1996, particulièrement en Allemagne, où il y en aurait environ 80). Bref, vous devinez bien que je n'en fis rien et que je me rendis sur les lieux pendant les heures d'ouverture (les fonctionnaires, physionomistes, ne me demandent plus le pass sanitaire), bien décidé pour autant à ne rien emprunter, ou à la rigueur, un livre d'Ursula K. Le Guin, car j'avais croisé son nom une nouvelle fois le matin même dans un article vantant le livre rassemblant plusieurs de ses essais, Danser au bord du monde, dont j'ai aimé aussitôt le titre. Cependant, je ne trouvai aucun Le Guin dans les rayonnages dédiés au roman, et renonçai à poursuivre ma recherche, car j'avais déjà, passant devant le comptoir des nouveautés de cette rentrée littéraire, glissé dans ma besace trois ouvrages... Et des trois je parlerai ici aujourd'hui et dans les jours qui viennent.


Le premier était Nevermore, de Cécile Wajsbrot, aux éditions du Bruit du Temps. Une écrivaine que je suis depuis longtemps maintenant, et dont la dernière mention ici remonte à cet article du 26 octobre 2020, Dieu, le temps, les rivières et les anges, où j'évoquais déjà la figure de Virginia Woolf, au cœur de ce dernier roman, dont la narratrice est venue à Dresde traduire Time passes, la partie centrale de La Promenade au phare (To the Lighthouse). L'aspect autobiographique est bien entendu important, Cécile Wajsbrot étant elle-même traductrice de Woolf (Les Vagues, Le Bruit du Temps, 2020). Ce qui me frappe tout de suite à la lecture, c'est la présence d'un Interlude. Je venais juste d'écrire sur le Cosmogonies de Julien d'Huy, où les quatre parties de l'essai, baptisées mouvements, sont séparées par trois interludes. Chez Wajsbrot, sept chapitres alternent avec sept interludes. L'ensemble est précédé d'un Prélude et achevé par une Coda ; chez d'Huy, on a Prélude et Final en mythe majeur. Dans les deux cas, une composition qui se veut donc musicale. Dans un entretien pour Libération du 7 avril dernier, Cécile Wajsbrot développe cet aspect après une question sur ces voix fantômes présentes dans le roman (voix qui apparaissent dans Mémorial, paru en 2005, et dont je parle dans l'article de 2020) :

"Je ne sais pas si elles sont fantômes mais ce sont des voix, je dirais plutôt que c’est une histoire musicale, ces voix induisent un changement de rythme et c’est un peu semblable à un opéra, il y a une narration, des parties chantées ou parlées, des parties instrumentales. J’ai une véritable obsession : comment trouver une forme contemporaine du roman? J’écris à l’oreille, avec le rythme, et c’est ça aussi qui m’avait donné envie de retraduire les Vagues il y a une trentaine d’années, c’était pour essayer de retrouver le rythme aérien de Woolf dans la traduction."

Et puis elle ajoute ceci, qui est essentiel :

"Mais il y a autre chose aussi. Faire entendre une sorte de chœur, des voix anonymes, immatérielles, les pensées, idées, les paroles qui flottent autour de nous. Des mots de Leonard Cohen m’ont éclairée : «We’re tired of being white and we’re tired of being black, and we’re not going to be white and we’re not going to be black any longer. We’re going to be voices now, disembodied voices in the blue sky, pleasant harmonies in the cavities of our distress.» («Nous sommes fatigués d’être blancs, nous sommes fatigués d’être noirs, et nous ne serons plus blancs, nous ne serons plus noirs. Nous serons des voix, désormais, des voix sans corps dans le ciel bleu, des harmonies plaisantes dans les cavités de notre détresse.») En les lisant, je me suis dit, c’est ça que je cherche. Faire entendre des voix, peu importe de qui – les figures de mes romans n’ont pas de nom depuis longtemps, et ne sont pas décrites. Ce qui compte, c’est le flux de ce qui nous constitue et nous relie aux autres."
Et voici une autre chose qui très vite s'imposa (dès la page 18), une coïncidence qui reliait le livre à celle (Ursula K. Le Guin) qui avait brièvement traversé ma journée :

"Dix ans après le roman de Virginia Woolf sortait un film qui lui aussi se déroulait sur une île mais où on ne voyait aucun phare. The Edge of the World. Le bord du monde, le bout du monde. Un film de Michael Powell, tourné sur l'île de Foula mais dans l'histoire, l'île s'appelle Hirta bien que la carte qui figure au début en gros plan corresponde à la topographie de Foula. Dans le récit, elle se situe dans l'archipel des Hébrides tandis que le tournage se déroule aux Shetlands. Transposition spatiale, comme dans le roman de Virginia Woolf. Pourtant l'histoire de The Edge of the World, une île dont les habitants finissent par être convaincus qu'ils ne peuvent plus y vivre, s'appuie sur l"histoire vraie de Hirta, l'une des îles Saint-Kilda qui fut effectivement évacuée en deux jours à la fin du mois d'août 1930 à la demande de ses habitants - qui n'étaient plus que 36. Michael Powell ne fut pas autorisé à filmer sur l'île abandonnée et son choix s'arrêta sur Foula, encore habitée mais dont la nature, les maisons, l'atmosphère, lui semblèrent convenir et puis, cette île était presque aussi difficile d'accès que Hirta."

The Edge of the World, au bord du monde. Qui raconte donc, comme dans To the Lighthouse, un espace délaissé, abandonné. Comme la zone interdite autour de Tchernobyl, qui constitue un autre motif récurrent dans Nevermore. Et comment ne pas en être frappé quand nous venions juste, voici quelques semaines, de visionner la saisissante mini-série Chernobyl, écrite par Graig Mazin et réalisée par Johan Reck ?


Nevermore est né de ce funeste événement de Tchernobyl. "Pendant des années, raconte Cécile Wajsbrot, j’ai imaginé que si j’étais documentariste, j’irais dans la zone interdite de Tchernobyl, je filmerais, et en voix off je mettrais en regard le passage central de la Promenade au phare, «Time passes». Mais je ne suis pas réalisatrice, alors j’ai pensé d’abord à un essai, puis je me suis dit pourquoi pas un roman. C’est là qu’est venue l’idée de prendre une narratrice qui serait traductrice et qui travaillerait sur ce poème en prose qu’est «Time passes», et qui ferait que la matière même du roman serait le processus de traduction."

Un autre motif, musical encore une fois, traverse le roman : les cloches. Ce sera pour une prochaine fois.


mardi 21 septembre 2021

Euskal mitologia

 Les Ihizi : et si un mythe basque remontait à la Préhistoire ? Telle est la question posée donc en 2012 par les historiens Julien d'Huy et Jean-Loïc Le Quellec. Les Ihizi sont des créatures légendaires habitant les grottes et les défendant contre les visiteurs, ce sont des oiseaux ou des serpents, mais beaucoup plus fréquemment, et étonnamment, des vaches et des taureaux, ou des chevaux et des juments. Les deux auteurs en dressent un inventaire assez impressionnant. Par exemple, on entend parfois les cloches d'un troupeau dans une grotte de Sare gardée par un jeune taureau, un Aatxe - qui est mentionné aussi dans sept autres grottes dont celle d'Akelarre à Zugarramurdi, le village que j'ai évoqué à l'article précédent. Le bouc est l'autre animal cavernicole attesté au même endroit. "Il s'agit manifestement, écrivent-ils, du résultat d'une influence chrétienne : la forme de bouc est celle que prend le plus fréquemment Satan selon Pierre de Lancre dans sa dénonciation des sabbats de sorcières à La Rhune et Zugarramurdi, et le souvenir des événements survenus en ces lieux à cette occasion est conservé par des traditions et coutumes locales qui étaient encore bien vivantes en 1941." 

Le juge Rostegui ( Àlex Brendemühl) dans Les sorcières d'Akelarre

Pierre de Rosteguy de Lancre est précisément ce magistrat français, conseiller du roi Henri IV au Parlement de Bordeaux, qui a inspiré le film Les sorcières d'Akelarre, à travers le récit de sa mission publié en 1612, visant à « purger le pays de tous les sorciers et sorcières sous l'emprise des démons » (récit consultable sur Gallica).

Cette interprétation satanique est venue se superposer à des mythes que le savant espagnol José Miguel de Barandiarán estimait être la conservation des représentations mentales du peuple aquitano-cantabrique du Paléolithique supérieur. Prêtre et scientifique, en quelque sorte l'abbé Breuil de la culture basque, né et mort au même endroit, à Ataun dans le Pays basque espagnol, à l'âge de 101 ans, il a montré qu'il n'y avait pratiquement pas en son pays une ouverture de la terre qui ne soit marquée par la présence d'un animal gardien : "les mythes basques auraient ainsi mis en scène et animeraient le bestiaire des grottes habitées par l'homme préhistorique.(...) Depuis la formulation de cette hypothèse, la permanence des populations basques a été démontrée. (...) On peut donc imaginer que certains thèmes mythiques aient survécu, en même temps que la population, jusqu'à nos jours."

Depuis cet article de 2012, la conviction de Julien d'Huy que certains mythes s'enracinent dans les profondeurs de la Préhistoire n'a fait que se renforcer. La publication de Cosmogonies aux éditions de La Découverte en 2020 marque une étape importante pour la mythologie comparée. Je ne veux pas reprendre ici, ni même résumer, les principales conclusions du chercheur. Je renvoie à l'article qu'il a lui-même donné pour le site Hominidés, ou à la recension très fouillée de l'essai sur le blog de la linguiste Laetitia Pille. Mentionnons tout de même l'hypothèse forte de Julien d'Huy :  « Il semble […] exister une corrélation mondiale, mais aussi locale, entre la diffusion des mythes et celle des gènes. […] La phylogénétique des mythes pourrait donc permettre de reconstruire les migrations et les contacts entre populations depuis le Paléolithique. » (p. 24) Ceci conduit le chercheur à établir des arbres phylogénétiques à partir des différentes versions connues de certains mythes dont l'aire de diffusion est souvent immense.

Je me contenterai ici de faire un focus sur ce que Julien d'Huy nomme un interlude, entre deux grands chapitres de son essai, en l'occurrence page 231, Du mythe au conte, où il revient sur la mythologie basque et en particulier sur la déesse Mari. "Elle réactualise, écrit Julien D'Huy, le lien paléolithique unissant la femme et la terre. Elle s'insère aussi dans un système d'échanges avec les humains. Si elle peut déclencher des tempêtes, elle récompense ceux qui croient en elle, en les aidant directement ou en les renseignant.[...] Sous ces différents traits, la déesse pourrait donc perpétuer l'ancienne croyance, paléolithique, en une maîtresse des animaux." 

Mari a pour époux Sugaar, qui n'a rien à voir avec le sucre british, et qui signifie "serpent mâle". Lui aussi vit sous la terre, mais en surgit parfois sous forme de boule de feu ou de faucille. À Azkoitia, il rencontre Mari le vendredi (le jour de akelarre ou du sabbat), et donne lieu à des orages. Ce lien femme-serpent est lié à un motif*,  "Une femme prend pour amant un serpent ou un reptile. L'amant st tué ou mutilé. La femme et/ou ses enfants se métamorphosent en serpent(s)", qui "avait de très fortes chances d'avoir existé lors de la sortie d'Afrique." Le motif se serait ensuite inversé en Eurasie, "a minima  à la fin du dernier maximum glaciaire, pour adopter la forme suivante : "Une femme consent à épouser la créature qui répondrait à ses conditions. Un être repoussant , le plus souvent un serpent, les accepte, et la jeune femme est contrainte de l'épouser."


La fin de l'interlude porte une interrogation sur ce qui distingue contes et mythes. Si pour certains chercheurs, comme Franz Boas, il est impossible de tracer une frontière entre les uns et les autres, d'autres ont opposé, par exemple, le caractère collectif du mythe à celui, individuel, du conte. Il semblerait in fine que la principale différence résiderait dans la valeur accordée à ces deux types de récit. Pour le folkloriste américain William Bascom (1965), "les contes sont des récits en prose considérés comme des fictions alors que les mythes sont des récits en prose qui, dans les sociétés où ils sont racontés, sont considérés comme des récits véridiques racontant ce qui s'est passé dans un passé lointain." En résumé, dit Julien d'Huy, "le conte est un mythe qui n'est plus pris au sérieux."

Que la croyance dans la véridicité des faits rapportés soit donc le point de bascule entre mythe et conte me laisse sceptique. Le caractère fantastique de nombre de motifs mythiques me rend difficile à croire une croyance littérale dans la réalité de ceux-ci. Est-il nécessaire de croire à ses mythes pour en entretenir la flamme ? 

Ce soir, je vais voir (et il n'y a rien de prémédité là-dedans) à Equinoxe la pièce de Joël Pommerat, Contes et légendes. Y trouverais-je des réponses à ces nouvelles questions ?



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* Le terme "motif" est "aujourd'hui couramment utilisé par les folkloristes pour désigner les éléments d'une histoire qui se distinguent  et se retrouvent de façon récurrente dans les intrigues traditionnelles de nombreux récits et contes populaires. L'entreprise de classement par motifs a culminé avec la somme de Stith Thompson, Le Motif-Index, qui répertorie plus de 20000 motifs principaux en donnant, pour chacun d'eux, la bibliographie essentielle et une idée de leur aire de répartition (Thompson, 1932-1936, 2ème édition révisée t augmentée : 1955-1958)." (p. 35)


 


lundi 20 septembre 2021

Les sorcières d'Akelarre

Pour écrire l'article sur le Chien de Goya, je m'étais replongé dans les pages fiévreuses de l'essai de Stéphane Lambert. Et puis j'étais tombé sur ce passage :

"El Aquelarre. Sabbat. Masse agglomérée telle la courbe d'un globe. Bouche épaisse respirant d'un seul souffle haletant. Nombre à un œil. Lumière filtrant dans l'effroi de la nuit. Assemble d'âmes frémissantes." (p. 96)

Le tableau ici décrit, également appelé Le Grand Bouc ou Le sabbat des sorcières est l'une des Peintures noires de la Maison du Sourd. S'étendant sur plus de quatre mètres, elle se trouvait dans le salon, juste à côté du portrait de Leocadia Weiss, la compagne des dernières années de Goya. "Il est possible d'ailleurs, écrit Elke Linda Buchholz,  que celle-ci figure dans le tableau : une jeune femme est assise tout à droite, un peu à l'écart de cette assemblée de sorcières. Tout en gardant ses distances, elle regarde la foule qui se presse autour du grand bouc."(Goya, Könemann, 2000, p. 79)

El Aquelarre, 1819-1823, Huile sur enduit transposée sur toile, Musée du Prado

El Aquelarre, détail

Leocadia, 1819-1823, Huile sur enduit transposée sur toile, Musée du Prado

Ce nom Aquelarre retint plus spécialement mon attention :  c'est que je venais de voir quelques jours auparavant le film de Pablo Agüero, Les Sorcières d'Akelarre, qui avait reçu pas moins de cinq Goya (la coïncidence était déjà amusante) en Espagne. J'avais interprété cet Akelarre comme le nom du village  où se déroulait l'histoire, mais Akelarre (du basque aker : « bouc » et larre : « lande »), est le terme basque pour désigner l'endroit où les sorcières (sorginak en basque) célèbrent leurs réunions et rituels, terme intégré ensuite au castillan (aquelarre). 

Le réalisateur s'est inspiré de faits réels qui se sont en réalité déroulés en France (connus par le récit du juge Pierre de Lancre, envoyé par Henri IV pour éradiquer la sorcellerie en pays basque). Il faut bien avouer que les six jeunes femmes accusées injustement de sorcellerie dans le film ne ressemblent en rien à celles de la sinistre assemblée peinte par Goya. C'est même leur beauté et leur jeunesse qui ensorcellent le magistrat de l'Inquisition : ne pouvant prouver leur innocence, elles vont lui donner ce qu'au fond de lui il attend. "Ainsi, explique Sandra Onana dans Libérationle cinéaste imagine-t-il que la plus rouée des suspectes, en petite fille de Shéhérazade, invente et feuilletonne jour après jour le récit du sabbat que le juge veut entendre, et mieux encore, s’achète du temps en organisant pour lui une reconstitution de la messe démoniaque. De la sorcière, ne reste qu’un fantasme, concentré de hantises sexuelles masculines, avec lequel Ana (Amaia Aberasturi) joue la comédie pour échapper au bûcher."


Une autre source d'inspiration est sans aucun doute le procès qui eut lieu à la même époque, en 1610, à Logroño, où trente-et-un habitants du village basque de Zugarramurdi furent accusés de sorcellerie et onze condamnés au bûcher (le réalisateur espagnol Alex de la Iglesia s'inspira lui aussi de cet évènement pour son film, Les Sorcières de Zugarramurdi, sorti en 2014). Le mot Akelarre viendrait précisément du pré qui se trouve à côté d'une des grottes de Zugarramurdi où se tenaient les réunions de « sorcières » - cavernes creusées par la rivière Olabidea, également connue sous le nom de rivière de l'enfer (Infernuko erreka).

La recherche sur Akelarre m'a mené incidemment sur la découverte de la très riche mythologie basque : ainsi m'apparut la déesse mère Mari, dite encore Maya, Lezekoandrea ou Loana-gorri : "Mari vit sous terre, normalement dans une caverne en haute montagne, où elle et son époux Sugaar se rencontrent chaque vendredi (la nuit de l'Akelarre ou le rendez-vous des sorcières) pour concevoir des orages qui apporteront la fertilité (et parfois le déshonneur) à la terre et au peuple." La même notice de Wikipedia d'où j'extrais cette citation précise que l'historien Camille Jullian désigne les XVe et XVIe siècles comme le début de la période à laquelle le catholicisme s'est imposé au Pays basque : "La christianisation tardive, dans ces parties éloignées des voies d’accès romaines, a pu être la raison de la survivance de la religion basque primitive, jusqu’à des périodes très récentes en comparaison du reste de l'Europe." On comprend que cette persistance du paganisme a inquiété les autorités aussi bien espagnoles que françaises, et que la sorcellerie était le prétexte tout désigné pour éradiquer ces mythes et ces rites qui demeuraient vivaces dans la pratique autochtone.

En note, on trouvait même un lien vers un article de Julien d'Huy et Jean-Loïc Le Quellec, « Les Ihizi : et si un mythe basque remontait à la préhistoire? », Mythologie française, no 246,‎ , p. 64-67. Et cela piqua aussitôt ma curiosité car, à quelque temps de là, j'ai lu justement l'essai passionnant de Julien d'Huy, Cosmogonies, La Préhistoire des mythes, (La Découverte, 2020), préfacé par Jean-Loïc Le Quellec. Une nouvelle piste s'ouvrait là, que je me réserve de défricher dans le prochain article.



 


mardi 14 septembre 2021

Le Chien de Goya

"Le Chien" de Goya sur lequel j'ai terminé l'article précédent m'a aussitôt entraîné sur une piste assez vertigineuse. La fin de la notice assez courte de Wikipedia mentionnait laconiquement que l’œuvre avait inspiré Antonio Saura. Grand artiste espagnol, frère du cinéaste Carlos Saura, je ne savais pas grand chose sur lui, mais il me souvint que j'avais, il y a plusieurs années, acheté à Mers-sur-Indre (oui, le même village où avait eu lieu le salon du livre dont j'ai parlé), à un prix ridiculement bas, un livre de Guy Scarpetta intitulé Les paradoxes d'Antonio Saura, édité conjointement par les Musées de Châteauroux et les éditions Cercle d'Art, à l'occasion d'une exposition d'une centaine d'estampes au couvent des Cordeliers, en 2000. 

A l'époque, je n'ai pas vu cette exposition, et je n'avais sans doute que feuilleté le catalogue, sans jamais lire le texte de Scarpetta. Cependant, comme il se rappelait à mon bon souvenir il était juste que lui accorde un peu plus d'attention. Je ne fus pas déçu : le chien de Goya y était en bonne place. Mais n'allons pas trop vite. 

Dès l'introduction de Pierre Josse, alors Maire-adjoint à la Culture (la municipalité étant alors dirigée par le socialiste Jean-Yves Gateaud), on apprend que le 22 février 1997, répondant à une invitation de ladite municipalité, Antonio Saura et son épouse Mercedes avaient découvert le couvent des Cordeliers. "Un choc émotionnel." Le peintre envisagea non seulement d'y exposer des toiles déjà réalisées, mais d'y inclure aussi des pièces originales, spécialement créées pour l'endroit. Hélas, quelque temps plus tard, il fut atteint d'une leucémie foudroyante, à laquelle il succomba en août 1998. L'exposition eut tout de même lieu, mais elle n'eut pas le caractère monumental que Saura avait envisagé : elle recueillit tout de même une centaine de gravures et d'estampes qui, dans son art, assura Scarpetta," ne sont en rien une part mineure."

La première mention du chien de Goya intervient à la page 16, quand Scarpetta s'interroge sur le manque de mots de la critique d'art pour éclairer le type d'opérations auquel se livre Antonio Saura. Alors que la littérature dispose depuis Mikhaïl Bakhtine de la notion d'intertextualité, la peinture se contente en général de parler d'art "citationnel" ou de "peinture sur peinture". "Or, d'évidence, écrit Scarpetta, cela ne suffit pas lorsqu'on veut éclairer, par exemple, la façon singulière dont Saura peut convoquer (et métamorphoser) les images des musées ; le chien de Goya, le portrait de Philippe II par Sanchez Coello, les crucifixions de Grünewald ou de Vélazquez, l'un des autoportraits de Rembrandt, l'image de Dora Maar transmise par Picasso, parmi d'autres (...)".

Le chien de Goya est ici la première œuvre citée. C'est que Saura fut fasciné dès l'enfance par ce tableau. Dans un article intitulé « Le chien de Goya » (Antonio Saura par lui-même, 5 continents éditions,2009), cité dans son blog par Gérard Magnette, Saura confie qu’il s’est inspiré pour réaliser sa série d’ œuvres de l’extrême nudité du tableau  de Goya:« il s’agit, comme dans le tableau de Goya, d’un espace opaque et dense, d’un miroir terreux et vertical qui n’est ni ciel ni désert, mais tous deux à la fois, où aucune ombre ne paraît possible, et où le brusque surgissement d’une vie s’est instantanément fossilisé […] c’est nous maintenant qui sommes observés ».

Et il ajoute « …de toute façon, la tête du chien qui pointe, et qui est notre portrait de solitude, n’est rien d’autre que Goya lui-même, observant quelque chose qui est en train de se passer ».

Le Chien de Goya, huile sur toile, 1979, Centre Pompidou

Cette huile est loin d'être la seule à représenter le Chien de Goya. En réalité, Saura pratique la mise en série, et il récidive en 1994, avec ce dessin :

Le chien de Goya I-11.4.1994, Encre, mine graphite et peinture acrylique sur papier, Centre Pompidou

Et celui-ci :

Le chien de Goya II-12.4.1994, Encre, mine graphite et peinture acrylique sur papier, Centre Pompidou

Le Chien de Goya présent dans le catalogue est encore différent :

Le Chien de Goya, encre de chine sur papier, 1982.

Le seconde mention du Chien de Goya se trouve page 33, où Scarpetta examine la façon de procéder de Saura, différente selon les séries (autrement dit "les ensembles déterminés par une même impulsion iconographique) :

"Les Portraits imaginaires de Goya (et aussi "Le Chien de Goya", en référence directe à l'image de base, celle de l'un des panneaux de la Maison du Sourd) : il s'agit en premier lieu de tirer parti des qualités proprement abstraites du tableau (la répartition des zones, le "vide", le découpage de la surface), d'accentuer cette abstraction (assez surprenante : seul Turner, peut-être, parfois va aussi loin dans la dissolution de la représentation) - et de susciter, à partir de l'effraction, c'est-à-dire de la silhouette mystérieuse et comme fugitive du museau de chien, un véritable surgissement organique, comme un grouillement du visage, qui réintroduit un élément vaguement figuratif (un "portrait" au cœur même de cet espace déréalisé."

Continuant ma recherche sur le net, j'apprends que Saura a même consacré un livre à ce fameux Chien de Goya, et je m'aperçois que le livre de Stéphane Lambert en a repris la couverture. Alors que son essai n'aborde que marginalement le tableau, parmi cent œuvres possibles, c'est le Chien qui s'est donc imposé.


"Au milieu du vide, écrit Stéphane Lambert, cette tête de chien contamine tout de sa présence. Le corps enfoui sous la terre, en position de repli, se révèle enfin. Comment cela ne nous avait-il pas sauté aux yeux, la peur inscrite dans son regard ? Fâché d'avoir ainsi été berné, l'on redouble d'efforts dans le décryptage de l’œuvre. On se met à chercher l'objet de l'effroi, mais là où le chien distinguait une menace, ne se manifestait que l'informel de la couleur, le frémissement de l'invisible. Puis lentement, notre imaginaire réveillé par la métamorphose de l'inerte en animal débusque l'ombre d'un spectre fondue dans l'épaisseur de l'atmosphère." Et à cet endroit précis, il appelle une note de bas de page : "Spectre que l'on discerne dans la photo de la fresque originale sur le mur de la maison du sourd et qui a dû s'effacer avec le transfert de la peinture sur tableau."(p. 70)


En effet, j'ai retrouvé sur le blog Picturediting la photographie prise par un certain Jean Laurent, sur une plaque au collodion, vraisemblablement en 1874.

Francisco de Goya, Le Chien, série des Peintures noires, 1820-1823 - Jean Laurent, photographie au collodion, 1874

Françoise Goria, l'auteure du blog,  en livre l'analyse suivante :

"Entre 1985 et 1992, tous les négatifs de Jean Laurent sont retrouvés apportant de précieuses informations sur les peintures. La photographie du Chien réalisée en 1874 in situ ouvre de nouvelles perspectives d’études. On y remarque la présence de deux formes dans le ciel, au dessus de la tête du chien, non perceptibles sur la peinture restaurée : des oiseaux. La présence de ces oiseaux qui retiennent le regard du chien, font de cet espace indéterminé, tragique, symbole du néant et de l’absurde, un espace défini, ancré dans un univers plus familier. Il faut rester prudent quant à la "révélation photographique" des deux formes assimilées à des oiseaux : elles peuvent être aussi des marques de détérioration de la peinture ; en effet, le négatif du Chien a mis en évidence une fissure sur le mur de la Quinta qui se prolongeait sur la peinture. Ces marques pourraient provenir également de traînées de collodion humide. Les titres attribués à cette peinture au fil du temps nous questionnent : "Un chien", "Un chien luttant contre le courant", "Tête de chien" ou encore " Chien enterré dans le sable". La photographie met aussi nettement en évidence la présence d’un rocher imposant à droite de l’image une forme se décelant à peine actuellement sur la peinture restaurée du Musée du Prado. Le leitmotiv du rocher qui resurgit sur les Peintures Noires situées à proximité au premier étage de la Quinta."*

 Les peintures noires. Nous y voilà. En tremblant. Écrit encore Stéphane Lambert. Si nous avions oublié que la nuit nous était aussi familière que le jour, Goya nous le rappelle sans ménagement.

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* On peut lire aussi l'étude de Corinne Cristini, D’un support à un autre : l’apport des photographies de Jean Laurent dans la mise en lumière des Pinturas Negras de Francisco de Goya (2011).

 

lundi 13 septembre 2021

Le collisionneur

"Un accélérateur propulse des particules chargées, comme des protons ou des électrons, à des vitesses très élevées, proches de celle de la lumière. Elles sont ensuite projetées sur une cible ou contre d’autres particules, circulant en sens inverse. Ces collisions permettent aux physiciennes et physiciens de sonder l’infiniment petit. [...] Le Grand collisionneur de hadrons LHC, l’accélérateur le plus puissant au monde, propulse ainsi des particules communes, comme des protons qui forment la matière que nous connaissons. Accélérés à une vitesse proche de la lumière, ils percutent d’autres protons. Ces collisions génèrent des particules massives, comme le boson de Higgs ou le quark top. La mesure de leurs propriétés permet de comprendre la matière et les origines de l’Univers. " Site du CERN

En un certain sens, je ne suis rien d'autre qu'un collisionneur. Le dernier article en témoigne. Je prends deux phénomènes du monde, en l'occurrence un livre et un film qui n'ont a priori rien à voir, et j'établis le bilan de leur rencontre. Notez bien que quand je dis "je prends", je devrais ajouter "ce qui m'arrive", "ce que l'on me propose". Le film et le livre me sont donnés par les amis de la team Baxter, Doc et Bartt, je ne fais rien d'autre que de les mettre en contact. 


Dans le film, il y a une vraie collision : l'héroïne tente de traverser le mur invisible en fonçant dessus avec la voiture rouge de ses amis. En vain.

La différence (et bien sûr elle n'est pas la seule) c'est que je ne travaille pas dans l'infiniment petit. Les intrications que je découvre sont toutes situées dans notre univers macroscopique. L'intrication quantique - cet étrange phénomène où deux particules éloignées dans l'espace sont liées comme si elles formaient un seul système, à tel point que modifier l'état de l'une modifie instantanément l'état de l'autre -, n'est observable qu'au niveau microscopique. Sauf que, très récemment, des chercheurs ont réussi à faire entrer en parfaite intrication deux membranes d'une dizaine de micromètres*. Et des objets de plus en plus gros seront sans doute intriqués dans les prochaines années (je ne me fais pour autant aucune illusion : l'intrication que je ne cesse d'explorer restera sans doute très longtemps, et peut-être pour toujours, en dehors de l'investigation à proprement parler scientifique).

L'attracteur étrange formé par ces collisions (ou bien faut-il penser que les collisions sont l’œuvre de l'attracteur étrange ?) ne s'est pas évanoui en même temps qu'elles avaient lieu. Après un orage, il y a souvent un ciel dit de traîne. C'est ce que j'observai avec MoMo BasTa et le Mur invisible, où le thème du chien connut quelques rebondissements notables. Le lendemain du visionnage du film, le 1er septembre, je lus la lettre quotidienne de Philosophie Magazine, où le rédacteur du jour, Martin Legros, racontait son déménagement pendant les vacances, et l'arrivée au foyer d'un jeune chien, Flat-Coated  Retriever, nommé Sogno (rêve ou songe en italien) : " (...) j’ai fait ou plutôt refait l’expérience, grâce à la fréquentation quotidienne de Sogno, d’une disposition que j’avais déjà éprouvée, enfant, avec mon premier chien – un élargissement de ma sensibilité et de mon attention. Un “devenir-chien”, aurait pu dire Gilles Deleuze, une “déterritorialisation” et une “reterritorialisation” qui nous fait sortir momentanément de nos repères et de nos habitudes pour adopter le point de vue et les sensations de l’animal."Ce qui l'entraîne ensuite dans l'évocation des philosophes cyniques :

"Les philosophes cyniques, dont le nom est formé sur la même racine grecque que celui du chien, voyaient dans le “devenir-chien” un accès à la sagesse. Comme le dit l’un d’entre eux, Cratès de Thèbes (365-285 av. J.-C.), qui faisait l’amour en public avec sa femme Hipparchie : Faire le chien, c’est prendre un raccourci pour philosopher”. Mais les cyniques concevaient le “devenir-chien” comme le moyen de se dépouiller des ornements de la civilisation afin de se concentrer sur ce qui est naturel : l’absence de honte et de pudeur, la fidélité et la vigilance, la discrimination naturelle entre les amis et les ennemis, etc. Avec Sogno, dont l’affection est totalement indiscriminée, comme je m’en aperçois en promenade chaque fois qu’il couvre de léchouilles le premier passant venu, c’est une sagesse différente dont il s’agit, moins morale que physique : une vigilance nouvelle aux sensations."

Mais c'est dans un autre long métrage, vu le lendemain, que je découvris un autre chien à l'image. A la fin du magnifique film de Ryusuke Hamaguchi, Drive My Car, Misuki, la jeune fille presque mutique qui officiait comme chauffeur auprès de Yusuke, le metteur en scène qui venait monter Oncle Vania de Tchekhov au théâtre d'Hiroshima, Misuki, donc, au volant de la Saab rouge de Yusuke (on comprend qu'il lui a donnée), fait des courses et retrouve un chien à l'arrière de la voiture (jamais vu jusque-là, ce chien témoigne qu'elle est sortie de l'immense solitude). 


Un autre chien était visible dans le film, dans une de ses plus belles séquences, où le metteur en scène était invité à dîner par l'un des organisateurs du festival, et découvrait à cette occasion que l'actrice qu'il avait engagée, une Coréenne s'exprimant avec la langue des signes de son pays, n'était autre que la propre femme de cet organisateur. Dans cette maison qui rayonnait de l'amour de deux êtres, en contraste avec la solitude douloureuse de Yusuke et de Misuki, un chien, présence douce dans un des fauteuils du salon, incarnait déjà une sorte de promesse d'une paix retrouvée.**

Enfin, ce même 3 septembre où je notai ces filiations de film à film, je consignai en même temps la fin de la lecture du nouvel opus de Stéphane Lambert, consacré à Paul Klee, Paul Klee jusqu'au fond de l'avenir. Un titre emprunté à Maurice Merleau-Ponty : "La première des peintures allait jusqu'au fond de l'avenir". Mais c'est un livre antérieur qui resurgit soudain dans ma mémoire, Visions de Goya, L'éclat dans le désastre, évoqué ici en 2020.


Sur la couverture, cet étrange tableau de Goya, Le chien, conservé au musée du Prado, à Madrid. Il mérite bien une vue plus large.

Goya, Perro semihundido (Wikipedia)



Cette œuvre, qui fait partie des « peintures noires », a été réalisée entre 1819 et 1823 directement sur les murs de la maison de l'artiste, la "maison du sourd,"la Quinta del Sordo.

Recherchant sur Wikipedia une image correcte, j'apprends en passant qu'Antonio Tabucchi a consacré à ce chien de Goya une de ses œuvres, ainsi que le relève Maryline Maigron dans une étude pour la revue Italies : "Dans le récit Sogno di Francisco Goya y Lucientes, pittore e visionario, Tabucchi explicite sa perception du tableau. Pour lui, le petit chien de Goya est une allégorie du désespoir – « sono la bestia della disperazione », dit-il à son créateur – et la souffrance est exprimée par le peintre à travers son enfouissement dans le sable. Or, si nous observons le tableau de Goya, nous constatons que nous ne voyons que la tête du petit chien, le reste de son corps étant caché à notre regard."

Sogno, soit dit en passant, le nom du chien de Martin Legros.

 

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* Voir aussi l'article de Mathilde Fontez dans le premier numéro d'Epsiloon, le nouveau magazine scientifique créé par la quasi-totalité des anciens de la rédaction de Science & Vie, qui avaient démissionné en mars, étant en désaccord avec la ligne éditoriale du nouveau propriétaire du titre, Reworld Media.

 ** Le thème du film, la rencontre de deux personnes marquées l'une et l'autre par un deuil chargé de culpabilité, n'est pas unique dans le cinéma nippon. En témoigne pour le moins La Forêt de Mogari, de Naomi Kawase, sorti en 2007. Là aussi un homme plus âgé fait face à une jeune femme, tandis qu'une errance en forêt remplace le road movie avec la Saab 900 rouge.

 
Je dois la découverte de ce film (vu seulement hier) à Jean Mottet, dont j'ai acheté le livre Pour l'arbre et pour l'oiseau à Montignac, pendant notre séjour d'une semaine en Dordogne. Un homme et un livre dont je reparlerai.