dimanche 29 novembre 2015

Maria, Albert et les rêveurs lunaires

Sur Facebook j'ai vu les photos de la lecture qu'ont donnée mes amis, les Troubadours du confluent, à la Maison du comédien, à Alloue. Lecture de Slamkara, pièce écrite par Edouard Elvis Bvouma, auteur camerounais en résidence dans cette ancienne propriété de Maria Casarès. Autour de la table recouverte de la toile cirée rouge et blanche, Michel, Marie, Georges, Françoise et le jeune dramaturge. Dans ce petit coin de Charente, en ce paisible domaine lové dans une boucle du fleuve languide, visité cet été avec toute la troupe avant de jouer en nocturne dans le village, se donnait donc à entendre le bruit du monde, l'écho de sa fureur et de ses crimes. Je lis sur le site de la Maison : "Par le biais de joutes oratoires, la pièce interroge les luttes révolutionnaires pour la liberté en Afrique, en s'appuyant sur le combat de Thomas Sankara, président du Burkina Faso assassiné en 1987, surnommé le Che africain et célébré par toute la jeunesse africaine 30 ans après sa mort." Joutes oratoires, slam (je constate donc que le titre de l’œuvre est un mot-valise avec slam et Sankara), c'est bien ce dont ils m'avaient prévenu la semaine dernière, un peu inquiets devant cet exercice qui certes allait être nouveau pour eux... Même s'ils devaient répéter dans la semaine (je suis tout de même curieux de savoir comment ça s'est passé...).

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C'est après la mort, en 1960, d'Albert Camus, avec qui elle entretenait une liaison discrète et passionnée, que Maria Casarès achète La Vergne - manoir décati, perdu dans la province française -, attirée par la photo du perron qui, semblerait-il, lui rappelait les maisons de sa Galice natale. Jusque là, elle ne possédait rien en France : ce sont ses amis, parmi lesquels André Schlesser (qu'elle épousera par la suite), qui l'incitèrent à l'achat, pour la détourner aussi de l'immense chagrin qui l'avait assaillie.
Elle viendra ici de plus en plus souvent  se reposer de ses longues tournées et des tournages de films. Elle y meurt le 22 novembre 1996 et repose à côté de son mari dans le cimetière d'Alloue. C'est pour remercier la France d'avoir été terre d'asile (elle fuit avec ses parents la guerre d'Espagne et arrive à Paris le 20 novembre 1936), qu'elle a fait don à la commune, elle qui était sans descendance, du domaine et du manoir, devenu donc un lieu dédié au théâtre, à l'accueil de troupes et d'écrivains.

Le site Des lettres publiait justement, dimanche dernier 22 novembre, une magnifique lettre d'amour à Albert Camus, jamais envoyée. Extrait :

"Mardi 3 août — Deux jours entiers de passés sans t’écrire mais pas une heure, une pensée, une tristesse vague, un plaisir quelconque, une lecture, une promenade, un lever, un coucher qui ne mènent directement à toi. Est-ce que je souffre de ton absence ? Oui. Est-ce que je suis malheureuse ? Non.
Avec une patience dont je ne me serais crue capable, j’attends. J’emploie chaque jour, chaque seconde qui s’écoule à m’approcher de toi. Tout instant fini me comble de joie par le fait qu’il ne se pose plus entre toi et moi. Tout instant à venir m’est doux car il se trouve dans mon chemin vers toi.
Ce n’est pas je t’assure fausse littérature. C’est en moi comme la faim et le soleil. Ce n’est pas non plus romantisme. Je ne suis pas le moins du monde altérée et toute ma vie de vacances s’écoule dans un calme de corps et d’esprit qui est nouveau pour moi.
C’est tout simplement que je t’aime et que tu sois près ou loin, tu es toujours là partout et que le seul fait que tu existes me rend pleinement heureuse. […]"


 ***

De Camus, il est question encore dans Les rêveurs lunaires, la superbe bande dessinée que je lis ces jours-ci, de Cédric Villani et Edmond Baudoin, sous-titrée Quatre génies qui ont changé l'histoire. Le premier de ces quatre génies étant Werner Heisenberg, que la narration, dédaigneuse de parcourir la biographie du physicien de sa naissance à sa mort, montre dans le manoir de Farm Hall, le 6 août 1945, en compagnie de neuf autres scientifiques allemands, prisonniers des Alliés et à l'écoute ce soir-là de la BBC, à l'écoute de la plus mauvaise nouvelle, peut-être, que l'humanité ait jamais reçue : la bombe atomique larguée sur Hiroshima. 
 

Et pourtant, pour la plupart, cela n'apparut pas comme une mauvaise nouvelle, loin de là, et c'est ce que mettent en évidence Baudoin et Villani, qui se représentent eux-mêmes en discussion, remarquant que parmi toutes les réactions d'alors à la bombe atomique, il y eut bien peu de compassion pour les victimes, y compris chez les intellectuels français, "à l'exception notable d'Albert Camus, qui a dû faire face aux critiques. Pour avoir écrit un éditorial historique." 

C'est dans le numéro de Combat du 8 août 1945 :
"Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. [...]"
"Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie." Oui, Camus, le seul grand intellectuel à avoir pris toute la dimension  de l'événement, à en avoir pénétré l'horreur.

 Un petit coin de Charente, 
"au bord du courant qui allait rejoindre l'Océan,"*
et la fureur du monde.
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* Maria Casarès, Résidente privilégiée, Fayard, 1980. (Son autobiographie)

mercredi 25 novembre 2015

Patagonie

Dimanche, à Saint-Germain, Emmanuel nous fait goûter un vin rouge qu'il a mis en carafe. A nous d'en deviner l'origine. Je n'ai pas d'illusion sur mes compétences en œnologie , mais qu'importe, on joue le jeu. La robe sombre du breuvage, le roulis des tannins font penser à du Bordeaux mais ce n'est pas le cas : notre hôte a concédé qu'il tapait dans les 14 degrés, trop fort pour un Bordeaux. C'est un étranger, un vin migrant, sans papier, charnu et charmant, le bougre. Je ne sais pourquoi, je pense à un chilien. C'est sûr, ils vont m'embaucher chez Parker, car c'est bien ça, un pinard chilien.

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Correspondance Roger Caillois - Victoria Ocampo. J'aborde l'année 1942. Caillois, avec sa femme Yvette, prend le bateau jusqu'en Patagonie. Cabines minuscules, mal de mer affreux. Il écrit à Victoria le 15 mars de Magallanes :

Nous sommes arrivés hier sans plus de mal de mer. Tous ces points de la Patagonie sont des sortes de camps volants. Des baraques de tôle au lieu de tentes, mais le même manque de racination [?]. Quand je pense que tu te plaignais de Santiago del Estero ou de Zarate ! Ici, la mousse est dure comme de la pierre : les cailloux les plus pointus ne l'entament pas, ne la raient pas. [...] Et dessus souffle le vent, froid et rapide. Je pouvais à peine me tenir dans les rues à Rio Gallegos : mais on disait que ce n'était qu'un souffle.
Patagonie, Roger Caillois, Editions de l'Aigle, 1942.
 Ce voyage fut en réalité décisif  pour la vocation littéraire de Caillois. A son retour, il écrivit Patagonie, un texte bref et intense qui ne sera publié en France qu'en 1946, et dédié précisément à Victoria Ocampo. Il revient sur sa genèse dans Le Fleuve Alphée :

Je fus si frappé par une randonnée en Patagonie que je ne pus m'empêcher de jeter sur le papier quelques-unes des impressions que j'avais ressenties. Le jour où je les publiai, épurées cependant de tout détail anecdotique ou pittoresque pour donner à mes pages la même nudité que celle de la contrée qu'elles s'efforçaient de décrire, ce jour-là, je devins écrivain malgré moi.
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Ce même dimanche, je file en soirée à l'Apollo pour voir le dernier film du chilien Patricio Guzmán, Le bouton de nacre (El botón de nacár). Si je tiens à ne le manquer à aucun titre, c'est la faute de Jean-Claude Ameisen, dont j'ai relu récemment le début des "Battements du temps", le premier tome de la série Sur les épaules de Darwin
"Le présent n'existe pas, dit Gaspar Galaz, un astronome qui explore les vastes étendues du ciel qui se déploient au-dessus des télescopes de l'observatoire géant de Cerro Tololo, au nord du Chili, sur les hauts plateaux du désert d'Atacama. Galaz parle à Patricio Guzmán.
C'est un extrait du film splendide de Guzmán, Nostalgie de la lumière." (p. 11)
A ce film, tourné dans l'extrême nord du Chili, fait donc pendant Le bouton de nacre, tourné dans l'extrême opposé, la Patagonie occidentale, le plus vaste archipel au monde, un immense labyrinthe aquatique qui n'a pas encore été entièrement exploré. Au désert minéral du premier, se substitue l'océan du second ; au sable et à la roche, l'eau sous toutes ses formes, des vagues jusqu'aux glaciers. Mais c'est aussi l'histoire des hommes qu'évoque Patricio Guzmán, l’histoire tragique des Amérindiens décimés par les colons, l'histoire tragique des prisonniers de Pinochet que les hélicoptères des tortionnaires lâchaient dans la mer, lestés par des rails de chemin de fer.
El botón de nácar from trigon-film on Vimeo.

Le film navigue ainsi, d'images sublimes de beauté, vertigineuses et cosmiques, en émouvantes photographies de peuples disparus et de rescapés de la dictature, mêlant l'actuel et l'immémorial, la goutte d'eau emprisonnée dans le quartz et la violence des tempêtes sur les canaux innombrables de la Terre de Feu.

Impossible d'oublier le visage buriné de Gabriela, une des dernières descendantes directes des peuples aborigènes, donnant une leçon de vocabulaire dans la langue des Kaweskar, puis racontant un périple de mille kilomètres en canoë alors qu'elle était encore une petite fille.
Entendre claquer ces mots pratiquement condamnés au néant, comme assister au délitement inéluctable d'une fresque antique dans l'air corrompu du dehors.


"Contrée toute d'espace et d'appel qui compose sur le sol un site comme il faudrait avoir l'âme..."

(Dernière phrase de Patagonie, de Roger Caillois, in Quarto/Gallimard, Oeuvres, 2008)

dimanche 22 novembre 2015

Nouveaux vautours et sourates d'un autre type

Revenant avec les enfants de Saint-Germain de Confolens , j'apprends par France-Info que Bruxelles, en état d'alerte maximale, a vécu une étrange journée. Détail symbolique : la place du Jeu de Balle, dans le quartier des Marolles, n'a pas accueilli le traditionnel marché aux puces, que même la seconde Guerre mondiale n'avait - paraît-il - pas interrompu. J'y avais acheté des livres de poésie, il y a maintenant trois semaines. La ville retient son souffle, quadrillée par l'armée, en attente d'un attentat qu'on dit "imminent". Mais l'attentat qu'on attend survient-il ? L'attentat c'est malheureusement - ce fut le cas pour Charlie et pour le 13 novembre - ce qu'on n'attendait pas. Bien sûr, on connaissait le risque, on savait que c'était possible, mais c'était hors d'une attente précise, localisée, repérée. C'est curieux de voir cette grande ville paralysée, vidée de toute activité, métro et centres commerciaux fermés, où le plus probable est qu'il ne se passera rien - mais qui pourra dire que cette alerte était vaine ? elle aura peut-être, oui, empêché un nouveau bain de sang. Dans l'immédiat. Car la menace continuera de planer. Nous allons vivre sous la menace de nouveaux vautours, qui viendront quand nous ne les attendrons plus.

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Mubi, la plateforme et l'application que j'ai parfois évoquée ici et que je vous conseille fortement si vous aimez le cinéma, propose souvent des films méconnus, insolites, des météores qui n'ont laissé de traces que dans la mémoire de quelques spectateurs au moment de leur sortie dans les salles. J'ai ainsi découvert la semaine dernière Détruisez-vous, de Serge Bard, tourné en avril 1968, juste avant les événements de Mai. Le titre est inspiré d'un graffiti de l'époque : "Aidez-nous, détruisez-vous." La révolution est au cœur de ce film dénué de générique, qui se veut aussi peu conventionnel que possible d'un point de vue formel. Révolution prônée par le poète Alain Jouffroy dans un amphi quasi désert et qui, prévient-il, sera "sanglante".

Caroline de Bendern (dans Détruisez-vous)

Premier film d'un collectif nommé Zanzibar, (dont faisait partie Philippe Garrel), il est centré sur la figure de Caroline de Bendern, souvent filmée en long plan frontal, qui deviendra par ailleurs bien malgré elle l'icône de mai 68 à travers la photo de Jean-Pierre Rey, grand reporter de l'agence Gamma, qui la surprend sur les épaules de Jean-Jacques Lebel, brandissant un drapeau du Vietnam. Photo qui, évoquant irrésistiblement "La Liberté menant le peuple" de Delacroix, fera le tour du monde.

Le grand-père de la jeune femme, le comte milliardaire Maurice Arnold de Bendern, découvrant, sur son plateau de petit-déjeuner, la couverture de Paris-Match avec sa descendante en Marianne de la révolution, piquera un coup de sang et décidera de la déshériter. Elle perdra dans l'affaire plusieurs millions d'euros car elle ne se réconciliera jamais avec son aïeul, qui meurt quelques mois plus tard, en octobre.

Les aventures de Caroline n'étaient pas terminées. Elle raconte elle-même dans  Égéries Sixties de Fabrice Gaignault (Éditions J'ai lu, mai 2008) comment, partie en Afrique avec Serge Bard et une équipe de tournage, en direction justement de Zanzibar, tout le monde se retrouve planté dans le désert, en attendant le cinéaste qui avait décrété qu'il avait besoin de plus de matériel (alors qu'il n'avait encore rien filmé) :
[...]  On est restés à végéter là pendant quelques mois, puis on est partis un beau jour pour le nord du Niger. Serge a débarqué en nous annonçant sa conversion à l'Islam, une religion qui proscrit les images. Il était désormais hors de question pour lui de faire le film. Les techniciens se sont cassés. Notre mécène, Sylvina, a trouvé que la plaisanterie avait assez duré. Elle nous a coupé les vivres. On s'est retrouvés sans un sou et on a dû rentrer en Europe rapidement, via le Mali. La situation était devenu comique : Bard avait affirmé qu'en tant que femme, donc impure, je ne devais plus partager les repas avec des hommes."
Dans le même livre, Frédéric Pardo raconte que Serge Bard est devenu un "fou d'Allah". 
"Il nous affirmait qu'il avait eu une illumination au Mali. Après avoir changé son prénom pour celui d'Abdullah, il s'est installé à La Mecque, où il réside et travaille toujours. Serge est convaincu que le bon vieux temps de notre jeunesse furieuse est une époque diabolique qu'il faut expier. Pour lui, pas de doute, nous sommes tous dans l'erreur. Un jour, Garrel lui a avoué qu'il ne croyait pas en Dieu, et, à ces paroles sacrilèges, Abdullah (Siradj) m'a semblé proche de l'infarctus."
Notons tout de même qu'il n'est pas devenu terroriste et qu'il n'a pas, à ma connaissance, prôné le djihad.

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Il n'empêche qu'à cet ancien révolutionnaire converti aux sourates coraniques, je préfère de très loin le poète de l'errance qui a écrit ses propres sourates, je veux parler ici de Jacques Lacarrière, dont l'une de ces impulsions irréfléchies qui me saisissent parfois, m'a conduit récemment à sortir de la bibliothèque le merveilleux Sourates, publié en 1982 chez Fayard dans la collection L'espace intérieur dirigée par Roger Munier. 
"Au sens premier du mot, sourate - de l'arabe sura - ne signifie rien d'autre que verset ou chapitre. Mais l'usage qu'en firent, avec le Coran, les disciples de Mohammad leur donna aussi à la longue le sens - ou la connotation - de révélations, voix perçues, voix reçues de l'homme-dieu qui est en nous. Ici, plus modestement, j'emploie ce mot pour dire que ces textes sont nés de l'écoute attentive - et souvent même émerveillée - de toutes les voix du monde environnant : en moi d'abord, le bruissement du sang, les cris de la mémoire, puis hors de moi les crissements de l'herbe, les rumeurs de la rue, les nouvelles de la radio, les messages des antipodes et le silence fourmillant des étoiles. Je ne connais pas d'autre voie pour vivre en moi la spiritualité que de l'affronter chaque jour aux aléas du monde."

 Voici donc les seules sourates que j'ai envie de relire en ces jours, la sourate de la maison, la sourate du grenier... Et je veux rendre hommage au lecteur inconnu qui a acheté ce livre en 1982, a laissé dans une petite enveloppe les articles critiques qui en parlaient au moment, en a collé d'autres à l'intérieur et enfin a même photocopié le chapitre de Chemin faisant qui évoque le village de Sacy, d'où Jacques Lacarrière a imaginé ses sourates. Je ne sais plus dans quelle brocante j'ai débusqué ce vert volume empli de toutes ces coupures, mais je veux te remercier, toi le  lecteur inconnu qui sans doute a franchi depuis beau temps les portes de l'ombre (je n'imagine pas que de toi-même tu aurais dispersé ce trésor de littérature), tu n'as pas découpé, collé et rassemblé en vain. L'écho de tes gestes fervents vient vibrer ici sur la toile électronique, prolongeant au lointain le bruissement de ta propre lecture.


mercredi 18 novembre 2015

Austerlitz à Bruxelles (ou le dossier B)



Un film adapté d'Austerlitz, le chef d’œuvre et ultime roman de W.G. Sebald, j'attendais cela avec la plus grande curiosité, d'autant plus que l'inconscient qui s'était risqué dans cette entreprise a priori impensable tellement le livre échappe aux canons de la narration classique, n'était autre que Stan Neumann, auteur, avec Richard Copans, de la passionnante série Architectures dont j'avais suivi maints épisodes sur le petit écran.

L'architecture joue d'ailleurs un grand rôle dans cette histoire, comme en témoigne lui-même le cinéaste : "J’ai ouvert un livre, Austerlitz de W.G. Sebald. J’y ai rencontré Jacques Austerlitz, photographe amateur, collectionneur compulsif de toutes sortes d’images, historien d’art aux idées singulières obsédé par l’architecture monumentale du 19e siècle. Je l’ai suivi de page en page, d’Anvers à Londres, de Paris à Marienbad, de Prague au Ghetto de Terezin, à la recherche du secret enfoui de son enfance. J’ai cherché mon chemin dans le labyrinthe de son récit, ses mots et ses images en trompe l’œil, cette fiction faite de fragments bruts arrachés au réel. Guidé par la certitude, totalement absurde, que ce livre n’avait été écrit que pour moi."

D'emblée, j'ai été fasciné par ce film, d'autant plus que, très vite, m'apparut, brandie par Denis Lavant interprétant (avec quelle présence) Jacques Austerlitz, une carte postale représentant le Palais de Justice de Bruxelles, ce terrifiant édifice dominant le quartier des Marolles que j'évoquais dans un post récent. L'extrait de deux minutes sur le site d'Arte s'affiche même sur ce plan précis (alors que l'extrait se déroule en fait à Londres).



Ma lecture de Sebald, écrivain de la coïncidence, avait toujours été jalonné justement de coïncidences, et l'on n'est jamais loin, comme Stan Neumann, d'éprouver la même certitude absurde d'une œuvre écrite rien que pour vous. Pourtant je ne me rappelais pas avoir lu dans Austerlitz un passage sur le Palais de Justice de Bruxelles, mais j'étais victime comme souvent d'amnésie littéraire et il faut dire que ma lecture des trois petites pages concernées remontait à mai 2006 :

«La construction de cette singulière monstruosité architecturale, à laquelle il songeait à cette époque consacrer une étude, avait été entreprise vers les années quatre-vingt du siècle dernier, dans la précipitation, sous la pression de la bourgeoisie bruxelloise, me raconta Austerlitz, avant que les plans grandioses présentés par un certain Joseph Poelaert aient été élaborés en détail, et la conséquence en était, dit Austerlitz, que dans ce bâtiment d'une capacité de plus de sept cent mille mètres cubes, il existait des corridors et des escaliers qui ne menaient nulle part, des pièces et des halls sans porte où jamais personne n'avait pénétré et dont le vide conservait emmuré le secret ultime de tout pouvoir sanctionné. Austerlitz me raconta que cherchant un labyrinthe d'initiation des francs-maçons, dont il avait entendu dire qu'il devait se trouver soit dans les caves soit dans les combles du palais, il avait erré de nombreuses heures dans les entrailles de cette montagne de pierres, parcourant des forêts de colonnes, passant près de colossales statues, montant et descendant des escaliers sans que jamais personne ne lui demande ce qu'il voulait. Parfois, dans ses pérégrinations, fatigué ou cherchant à s'orienter, il avait regardé par les fenêtres percées dans les épaisses murailles, dominé les toits gris plomb se chevauchant et s'encastrant comme les glaces chaotiques d'une banquise, ou plongé le regard dans les gouffres et les puits de cours intérieures où jamais encore le moindre rayon de lumière n'avait pénétré. Il avait parcouru, dit Austerlitz, des couloirs et des couloirs, prenant tantôt à gauche, tantôt à droite, continuant tout droit, indéfiniment, il avait franchi une multitude de portes immenses et quelquefois aussi emprunté des escaliers de bois craquants et comme provisoires qui, ça et là, se branchaient sur les couloirs principaux et montaient ou descendaient jusqu'à des demi-étages, et s'était retrouvé dans d'obscurs diverticules au fond desquels s'entassaient classeurs à rideau, pupitres et écritoires, tables et chaises de bureau et autres pièces de mobilier, comme si, retranché derrière, quelqu'un avait dû soutenir en ces lieux une sorte de siège. » [C'est moi qui souligne]
Passage, restitué en partie par Denis Lavant, où s'exalte le thème du labyrinthe, à l'image de celui du récit. On se croirait plongé dans l'univers des Cités Obscures de Shuiten et Peeters, et l'on peut même se demander si Sebald ne s'est pas inspiré des élucubrations du duo belge, ou du moins de l'une de leurs sources (présumée), un livre intitulé Le Dossier B publié en 1960 par un certain Pierre Lidiaux, lequel affirme qu'une loge franc-maçonne a bâti sous le Palais de Justice des kilomètres de labyrinthe initiatique (livre bien entendu aujourd'hui introuvable). Avec Wilbur Lebegue, Shuiten et Peeters avaient réalisé en 1995 un documentaire portant le même titre, Le Dossier B, mêlant fiction et vérité (on peut le visionner sur le site Altaplana).

Pierre Lidiaux dans Le dossier B (joué par Benoît Peeters)
 Je trouve plutôt amusant que Sebald, écrivain considéré comme l'un des plus grands de la littérature contemporaine, ait puisé dans le registre moins prestigieux de la bande dessinée, mais il faut sans doute voir là l'expression de l'humour subtil qui parcourt une œuvre par ailleurs marquée par la mélancolie et la tragédie. Et le rôle de Bruxelles en ces jours d'attentats en est un écho sinistre que Zemmour prolonge encore en proposant que l'armée française bombarde Molenbeek plutôt que Raqa (humour subtil là encore).




Austerlitz, qu'on peut revoir sur Arte +7, décèle ainsi plusieurs emprunts littéraires de même que l'origine de certaines photos du livre. « Comme le portrait supposé de la mère d’Austerlitz, dont je me demandais quelle femme il représentait. Je suis allé voir du côté des maîtresses de Rilke, de Kafka, de Nietszche… Jusqu’au jour où, étant à Prague pour le travail, j’ai montré la photo à une amie, qui a éclaté de rire en reconnaissant la cantatrice Ema Destinnová ! » Une soprano de renom qui figure sur les billets de 2 000 couronnes tchèques.






vendredi 13 novembre 2015

Je tue donc je suis

"L'homme est incapable de désirer par lui seul : il faut que l'objet de son désir lui soit désigné par un tiers. Ce tiers peut être extérieur à l'action romanesque : comme les manuels de chevalerie pour Don Quichotte ou les romans d'amour pour Emma Bovary. Il est le plus souvent intérieur à l'action romanesque : l'être qui suggère leurs désirs aux héros de Stendhal, de Proust ou de Dostoïevski est lui-même un personnage du livre. Entre le héros et son médiateur se tissent alors des rapports subtils d'admiration, de concurrence et de haine : René Girard fait un parallèle lumineux entre la vanité chez Stendhal, le snobisme chez Proust et l'idolâtrie haineuse chez Dostoïevski."

Ces lignes introduisent Mensonge romantique et Vérité romanesque, de René Girard, dans l'édition Pluriel du Livre de Poche, œuvre de 1961 que je découvre en 1977 ou 1978, je ne sais plus (pas de date sur le livre, je n'avais pas encore pris l'habitude de l'inscrire à l'intérieur). Écriture limpide, qui déroule une thèse d'une puissance inouïe, sans doute trop forte pour être véritablement entendue, prise au sérieux, considérée : la littérature, la grande littérature, celle qui va de Cervantès à Dostoïevski, en passant par Stendhal, Proust et Flaubert, nous éclaire plus sur le désir de l'homme et le devenir des sociétés que tous les traités psychologiques, sociologiques ou philosophiques existants. Et que toutes les conclusions romanesques soient en définitive des conversions n'arrange pas vraiment l'affaire, ce retour en force du christianisme n'est pas propre à réjouir tout le monde.

René Girard enfonce pourtant le clou en 1978 avec l'énorme opus Des choses cachées depuis la fondation du monde. Il y développe l'idée centrale présentée dans La Violence et le sacré (celui-ci je le lirai en 1979), à savoir que toute société humaine est fondée sur la violence, une violence canalisée par le phénomène victimaire, le principe du bouc émissaire, instituant l'ordre du sacré. Il veut montrer que le texte évangélique n'est autre que le dévoilement de cette vérité cachée depuis l'origine : l'innocence de la victime sacrificielle*. Le livre est un événement, mais convainc-il vraiment ? Non, quelque chose résiste encore et toujours à la pleine acceptation de la pensée girardienne. Et les nombreux livres qui viendront par la suite ne changeront rien à la donne. René Girard vient donc de mourir et il reste ce prophète qui laisse la masse incrédule malgré la puissance de ses exhortations, une Cassandre qui a même déclaré que l'Apocalypse avait commencé, en précisant bien (entretien du 8 janvier 2008) que celle-ci n'est pas le fait du divin, mais bien le fait de l'homme :

"Souvent les chrétiens s’arrêtent à une interprétation eschatologique des textes de l’Apocalypse. Il s’agirait d’un événement supranaturel… Rien n’est plus faux ! Au chapitre 16 de Matthieu, les juifs demandent à Jésus un signe. « Mais, vous savez les lire, les signes, leur répond-t-il. Vous regardez la couleur du ciel le soir et vous savez deviner le temps qu’il fera demain. » Autrement dit, l’Apocalypse, c’est naturel. L’Apocalypse n’est pas du tout divine. Ce sont les hommes qui font l’Apocalypse. Il existe aujourd’hui un moment de chambardement qui m’intéresse au plus haut point."

Maintenant, regardez bien la couverture du livre ci-dessus : vous y reconnaissez Magritte bien sûr, avec sa pomme verte en lévitation au-dessus du personnage vu de dos. Ce n'est pas le Fils de l'homme dont nous parlions voici peu (et à la vérité je ne suis pas parvenu à retrouver la référence de ce tableau), mais nous en sommes bien proche. Nous en sommes même si proche que la réédition en livre de poche reprend carrément le tableau de 1964.

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Parfois je jette un œil sur les statistiques des sites, sur les pages visitées, et j'ai la surprise de temps en temps de voir d'anciens articles consultés, échappant ainsi à cette loi qui semble d'airain sur les blogs, ce que François Bon nomme la fosse à bitume, cet empilement fatal des notes qui les fait disparaître la plupart du temps corps et bien. Et bien là  récemment j'ai observé qu'un article sur le site tasonnier voisin avait été lu, Octobre enroule ses brouillards, où j'évoquais ma dernière visite à ma grand-mère Simone.

Simone (photo sur le buffet)

 Je réalise qu'elle aurait eu 100 ans cette année, au 10 octobre. Je me permets de reproduire ici ce petit texte écrit il y a cinq ans :

Tu as sonné alors qu'elle  était seule. Quand l'oncle ou la tante qui la gardent se sont absentés, elle n'est là pour personne. Aller ouvrir de toute façon elle n'en a plus la force, vissée qu'elle est à son vieux fauteuil. Tu sonnes une seconde fois. Tu entends sa voix depuis la cuisine, tu entres car la porte n'est pas fermée à clé. Elle dira qu'elle n'en revient pas de t'avoir dit d'entrer : "c'est comme si le Bon Dieu m'avait soufflé que c'était toi." 

95 ans depuis le 10 octobre. Doyenne de la commune. Le temps est bien passé où tu lui ramenais de La Châtre des livres en gros caractères. Elle en dévorait plusieurs par quinzaine. Sa vue est devenue trop faible. Tu lui as bien suggéré les livres audio, mais ça ne l'a jamais intéressée. 

Son unique spectacle c'est un simple réveil  posé sur la table. Elle regarde ce temps qui n'en finit pas de passer, si lentement pour elle qui souffre tellement d'être impotente. 

Parfois le chat à l’œil crevé monte sur la table et vient mendier une caresse. Elle sourit, elle a toujours aimé les chats.
***

André Glucksmann aussi s'est éteint. S'il ne fut pas aussi important pour moi que René Girard, il reste que son livre Les maîtres penseurs (1977) m'avait donné à l'époque, en même temps que bien du fil à retordre, des références philosophiques appréciables. Et puis je n'ai jamais oublié la couverture,  une photo du Crépuscule des Dieux de Wagner mis en scène en 1976 par Patrice Chéreau dans les décors de Richard Peduzzi à Bayreuth. Cet homme de dos, dressé face à une foule, comme une rime visuelle, je m'en avise aussi, à l'homme de Magritte face à la montagne.


 Alors que je rédige ces lignes, j'apprends l'horreur des fusillades qui viennent de se produire à Paris.

Une recherche sur Glucksmann m'avait conduit juste avant sur un article du Figaro, reproduisant une tribune qu'il avait donnée au journal en 2010, tribune qui portait justement sur le terrorisme et qui finissait par ces mots :

"Je tue, donc je suis. Le cogito nihiliste s'est en deux siècles mondialisé, mobilisant les rebelles sans foi ni loi et légitimant les politiques de nuisance perpétrées par des États internationalement reconnus et trop souvent respectés. On doit à Wagner, inspiré par son ami Bakounine, la scène finale du fantasme terroriste - Le Crépuscule des dieux ou la mise en flammes de la planète. Le terrorisme nucléaire, dont s'inquiète Obama, couronnerait les modernes désirs d'en finir."

Rien à ajouter. 
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* On trouvera un bon résumé de ces thèses dans ce texte en ligne de Gérard Donnadieu.

mercredi 4 novembre 2015

Des Marolles aux Marins

Bruxelles, dimanche matin 25 octobre. Nous découvrons le vieux quartier populaire des Marolles. Après avoir contourné l'énorme, le gigantesque, l'effroyable Palais de Justice - qui dépasse en superficie Saint-Pierre de Rome, fit l'admiration d'Hitler et laissa un si bon souvenir de sa construction qu'aujourd'hui encore dans le quartier "Architekt" est une insulte -, nous sommes redescendus par la bien plus sympathique rue des Renards (et j'eus une pensée, bien sûr, pour les Goupils berrichons bien connus) jusqu'à la Place du Jeu de Balle, où un marché aux Puces est installé toute l'année.



Violette à la recherche d'un polaroïd
 Sur un étal déployant quelques centaines de bouquins, jetés dans le plus complet désordre, je trouvai mon bonheur. Même si j'en reposais finalement quelques-uns, par crainte de surpoids dans le sac à dos, je fis emplette de quatre volumes (à 1 euro pièce), quatre volumes de poésie dont trois de la NRF collection blanche. Après coup, je m'aperçus qu'ils avaient tous appartenu au même homme, A. Bozon, semble-t-il, et d'ailleurs deux, La Sainte Face, d'André Frénaud et Egée, de Lorand Gaspar étaient dédicacés par ces auteurs.

Curieusement, le nom sur la dédicace avait été effacé, gratté, et j'imaginai volontiers que le propriétaire, à coup sûr grand amateur de poésie (dont je partageai donc si spectaculairement les goûts), avait passé l'arme à gauche et que ses héritiers n'avaient pas hésité longtemps avant de balancer toute cette poésie dont ils n'avaient que faire. Cruel destin des bibliothèques privées, encore que là, grâce au Marché aux Puces, ces livres allaient connaître une nouvelle vie, de Bruxelles en Berry.

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Je continue de lire, par bribes, la correspondance Roger-Caillois/Victoria Ocampo. A la date du 28 mars 1941, Victoria écrit qu'elle est très triste parce qu'elle vient d'apprendre le suicide de Virginia Woolf, qui était une de ses amies proches : "J'aurais tant voulu la revoir, être près d'elle. Je l'admirais ; elle me plaisait tellement. Elle m'amusait et elle m'éblouissait. Je la trouvais si belle. Je l'aimais, quoi. J'imagine ce que cette mort représente de soucis, de privations, de dépense nerveuse. Cette espèce de fleur de serre qu'elle était au milieu d'un tel ouragan. Elle a dû trop souffrir."

Virginia Woolf en 1902; photograph by George Charles Beresford.
Quelques jours plus tard, elle reçoit la lettre que Virginia a laissé à son mari, publiée par le Times de Londres. Elle en cite quelques passages mais voici la lettre entière, sur laquelle je suis tombée récemment grâce au site Des lettres :

"Mon chéri,


J’ai la certitude que je vais devenir folle à nouveau : je sens que nous ne pourrons pas supporter une nouvelle fois l’une de ces horribles périodes. Et je  sens que je ne m’en remettrai pas cette fois-ci. Je commence à entendre des voix et je ne peux pas me concentrer.

Alors, je fais ce qui semble être la meilleure chose à faire. Tu m’as donné le plus grand bonheur possible. Tu as été pour moi ce que personne d’autre n’aurait pu être. Je ne crois pas que deux êtres eussent pu être plus heureux que nous jusqu’à l’arrivée de cette affreuse maladie. Je ne peux plus lutter davantage, je sais que je gâche ta vie, que sans moi tu pourrais travailler. Et tu travailleras, je le sais.

Vois-tu, je ne peux même pas écrire cette lettre correctement. Je ne peux pas lire. Ce que je veux dire, c’est que je te dois tout le bonheur de ma vie. Tu t’es montré d’une patience absolue avec moi et d’une incroyable bonté. Je tiens à dire cela – tout le monde le sait.

Si quelqu’un avait pu me sauver, cela aurait été toi. Je ne sais plus rien si ce n’est la certitude de ta bonté. Je ne peux pas continuer à gâcher ta vie plus longtemps. Je ne pense pas que deux personnes auraient pu être plus heureuses que nous l’avons été."

 Et Victoria écrit : "Alors, elle avait eu tout ce qu'on peut avoir. Cet accord avec Léonard W., je l'avais bien senti. Je l'ai même écrit, je crois."

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D'une brocante l'autre. Des Marolles aux Marins. Je crois bien que je succombe à la poésie des vieux papiers, avec ces factures rédigées juste avant la guerre, en janvier 39, et qu'il m'a fallu un cageot pour rapporter (mais depuis Francis Ponge, on ne mésestime plus le potentiel poétique de l'humble cageot). Je ne résiste pas à l'envie d'afficher ici la facture de Byrrh envoyée par les établissements Violet Frères, de Thuir (Pyrénées-Orientales). Le logo, l'élégante typographie, les timbres, tout me ravit.
Je ne résiste pas non plus à la tentation de me renseigner sur l'histoire de ce breuvage dont j'apprends, sur le site des caves Byrrh, qu'il fut d'abord commercialisé sous le nom de "Vin tonique et hygiénique au quinquina".Ce qui vaut aux Frères Violet un procès pour concurrence déloyale intenté par l'ordre des pharmaciens de Montpellier, et il leur fut interdit d'utiliser le mot quinquina qui désignait un produit pharmaceutique.

Le nom de Byrrh viendrait "de l’ajustement, dû au hasard, de lettres désignant des coupons d’étoffes entreposés dans la petite mercerie des frères Violet".

 

dimanche 1 novembre 2015

Bronson et le Fils de l'homme, Nivet et 4G.

Regardé vendredi soir pour la première fois un film de Nicolas Winding Refn, cinéaste danois qui semble avoir passé un palier de notoriété à partir de son film Drive (que j'ai raté au moment de sa sortie). J'ai donc vu (sur la plateforme Mubi) une œuvre antérieure, sortie en 2009 : Bronson. Un film qui cogne fort, à l'image de son personnage principal, Michael Peterson, dit Charlie Bronson, inspiré de la personne du même nom, prisonnier réputé le plus violent d'Angleterre.
Ayant écopé dans sa jeunesse de sept ans de taule après un braquage de bureau de poste (qui lui avait rapporté £26.18), Peterson a vu sa peine prolongée plusieurs fois en raison de diverses prises d'otage, coups et blessures, révoltes sur les toits (prison de Broadmoor en 1983, causant 750 000 £ de dommages)... Aussi dangereux pour ses co-détenus que pour les gardiens, il a connu plus de 120 établissements pénitentiaires ainsi que trois hôpitaux spécialisés. Et il a vécu plus de 26 années en isolement complet. Libéré tout de même le 30 octobre 1988, il est à nouveau  arrêté pour vol 69 jours plus tard. Relâché derechef le 9 novembre 1992, il ne tient que 53 jours en liberté avant d'être arrêté de nouveau, cette fois pour complot de vol.
Le film reprend ces éléments mais le traitement est très éloigné d'un quelconque documentaire ou biopic traditionnel : Bronson se présente comme le narrateur de sa propre histoire devant un public de music-hall dont il manipule les émotions comme un histrion ricanant et pervers. La composition de Tom Hardy est en tout cas impressionnante.


Mais si je tiens tant à évoquer ce film, c'est parce qu'il évoque lui-même le peintre cité ici dernièrement, à savoir René Magritte. Bronson a en effet découvert l'art en prison, et il est même devenu un artiste reconnu ; Winding Refn brode sur ce thème avec l'épisode (réel) d'une prise d'otage de son prof d'arts plastiques. A partir de là, la scène est complètement inventée, on y voit Bronson, nu et enduit de cirage noir, transformer le prof en reproduction du célèbre tableau magrittien, Le Fils de l'homme.


Magritte, Le Fils de l'homme, 1964.



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Toussaint radieuse. Le cimetière Saint-Denis, que je peux contempler depuis mes fenêtres, est traversé d'une foule recueillie, chargée de chrysanthèmes. Comme l'an dernier, je suis allé jusqu'à la sépulture d'Ernest Nivet, admirant encore une fois la modestie et l'humilité du monument, contrastant si puissamment avec les lourdes chapelles funéraires de ceux qui se targuaient de quelque renom, et qui bien souvent ont sombré dans l'oubli et l'abandon le plus total. Pas de croix non plus, juste une statue de femme endolorie. Douleur intense mais en même temps retenue : bien qu'elle s'appuie contre le cadre, la femme reste debout, yeux ouverts.

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Premier dimanche du mois, c'était donc aussi la brocante des Marins. Qui m'est devenu un pèlerinage presque nécessaire. La vendange fut excellente, et dans ce paradis de l'ancien et du désuet, je trouvai le moyen de passer en 4 G, sauf que le "très haut débit mobile" était en provenance directe des réseaux du passé. Détaillons pour le geek égaré :
G comme Glossaire, le glossaire de termes techniques à l'usage des lecteurs de "la nuit des temps", la collection des éditions Zodiaque dédiée à l'art roman, éditions aujourd'hui disparues mais dont les volumes sont toujours prisés.
G comme Géographie de l'instant, de Sylvain Tesson, l'écrivain-voyageur, l'ermite du Baïkal, qui réunit ses bloc-notes parus dans le magazine Grands Reportages et divers journaux.
G comme Georges-Emmanuel Clancier, le grand écrivain centenaire, que j'ai déjà évoqué ici plusieurs fois, poète et romancier, auteur du Pain noir, et dont j'ai déniché La vie quotidienne en Limousin  au XIXe siècle.
Et enfin, au même vendeur, G comme Gaufrette, la Société Anonyme des Gaufrettes Rivoire § Jeandet, de Tarare dans le Rhône, une facture magnifique adressée à l'Union Coopérative de Saint Léonard de Noblat, en Haute-Vienne.


Dans le coin gauche, un dessin spécialement créé pour la dite société Rivoire § Jeandet par Benjamin Rabier :


En fait, c'est plusieurs centaines de vieilles factures des années trente que j'ai acquis en même temps que celle-ci... Il en est de très belles, et cela me rappelle les encres d'Alechinsky réalisées à partir de  factures semblables. Que du bonheur.

 Façon d'un lit, Pierre Alechinsky, 1978, Encre de Chine sur une facture de 1922, barrée et annotée au crayon de couleur, 275 x 210 mm, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Don de l'artiste, Bruxelles, 1980.

Tiens, Bruxelles.