lundi 22 avril 2019

Chauve-souris devant une chandelle


"Il y avait des guivres qui avaient l'air de rire, des gargouilles qu'on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée. Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu'on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle.

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre X, chapitre IV, 1831.


Ceux qui pensaient que l'incendie de Notre-Dame de Paris, de par l'intense émotion collective qu'il a suscité, allait provoquer, dans un pays marqué ces derniers mois par des divisions profondes, un sursaut d'unité nationale, n'ont eu que très brièvement raison. L'élan de compassion, marqué par les dons que l'on sait de nos empathiques milliardaires, a paradoxalement ruiné cet amorce de concorde. L'afflux soudain d'un argent que l'on prétend si souvent difficile à trouver a conduit à la suspicion, et à la restauration d'un monument emblématique on a opposé rapidement tant d'autres priorités oubliées. A Notre-Dame de Paris du vieil Hugo, on a mis en balance Les Misérables. J'ai vu fleurir sur mon fil Facebook les images des merveilles en péril de Sanaa, la capitale du Yémen, dévastées dans l'indifférence générale. Et puis ce fut la planète elle-même : pour cette cathédrale, on fait quoi ? Une sorte d'unanimité à l'envers se dessinait, et bien rares étaient celles et ceux qui ne voyaient pas d'offense à ce qu'un milliard d'euros soit consacrée à cette vieille dame de plus de huit siècles d'âge, jusque-là à peu près épargnée par les guerres et les révolutions.

Je ne savais plus que penser. J'entendais les arguments des uns et des autres, mais ne parvenais pas à échapper à un malaise diffus. Je me replongeai alors dans ce Moyen Age où germa le mouvement de l'architecture gothique. La question des priorités ne se posait-elle pas apparemment de la même façon : ne fallait-il pas d'abord éradiquer la misère avant de bâtir un monument aussi dispendieux que prestigieux ? Ce credo, simple au moins sur le papier, n'a pas été suivi. S'il l'avait été, les cathédrales n'eussent point existé. On peut en trouver une déclinaison contemporaine dans la récente (9 avril 2019) lettre ouverte au monde de l'art de Julien Crépieux, artiste "repenti". Il y exprime son profond mépris (ce sont là ces mots) de ce milieu dont il ne supporte pas la "complète désertion du mouvement actuel des gilets jaunes". Et il ajoute : "Les seules œuvres d’art qui me touchent aujourd’hui sont ces sublimes tags qui fleurissent à chaque printemps comme ce récent « Vous ne nous attraperez pas, nous n’existons pas », ou encore cette banderole nantaise aujourd’hui même qui dit : « Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce ». Je n’ai jamais fais de tags et il est un peu tard pour s’y mettre (déjà 40 ans) mais il me démange tout de même d’aller décorer Beaubourg d’un « On refera des œuvres d’art quand on aura renversé le pouvoir »." Autrement dit, l'art est secondaire, on s'y mettra quand les affaires sérieuses seront réglées. L'art c'est du loisir qu'on pourra se permettre quand la société sera idéale, le Grand Soir advenu. A ce compte-là, Picasso n'eut jamais peint Guernica et Léonard La Joconde. Ce bougre de Van Gogh aurait dû rester au chevet des mineurs du Borinage au lieu d'aller peindre des tournesols dans le Midi de la France. Même si un certain milieu mercantile autour de l'art contemporain mérite d'être critiqué voire conspué, on voit bien là le ridicule d'une telle position : c'est bien plutôt parce qu'on étouffe dans nos sociétés que l'art nous est un oxygène nécessaire.


Maureen O'Hara et Charles Laughton, "Quasimodo le bossu de Notre Dame", Willima Dieterle, 1939.
Mais l'art de nos cathédrales était-il uniquement une affaire de riches ? Examinons le contexte historique : c'est à Noyon, Senlis, Sens, Bourges, Laon et Amiens que s'élèvent les premières cathédrales gothiques, or ce sont aussi les premières villes à être dotées de franchises communales, autrement dit à s'émanciper de la tutelle féodale. "Il fallait disposer dans ces villes, écrit Roland Bechmann dans son excellent ouvrage, Les racines des cathédrales (Payot, 1984), d'un lieu de réunion disponible en permanence et où à peu près toute la population pouvait se réunir. Il n'était pas question - au début du mouvement communal au moins - de faire la dépense de deux édifices pour cela et, en tout état de cause, la vie laïque et la vie religieuse étaient intimement liées." Aussi, quand je lis sous la plume d'un billettiste anonyme de L'Humanité (édition du 18 avril), cette remarque qui se veut ironique ("Parlant des cathédrales, Guillaume Goubert affirme, dans le journal La Croix daté d'hier : "La foi chrétienne a offert à l'Europe ces lieux de rassemblement gratuitement ouverts à tous, sans distinction sociale." Pour un peu, voici les édifices religieux élevés au rang de maisons du peuple..."), je constate que certains sont dans l'ignorance crasse de leur propre histoire, car Goubert a parfaitement raison, comme Bechmann le confirme un peu plus loin dans son livre : "Ainsi, elle [la cathédrale] était la maison du peuple autant que la maison de Dieu ; c'était un lieu familier comme aujourd'hui les cathédrales italiennes, où le touriste est surpris de voir afficher "il est interdit de circuler dans l'église à bicyclette". De même au Moyen Age, on y admettait les chiens, les éperviers et même parfois les chevaux. (...) On y discutait d'affaires profanes, familiales ou commerciales et, bien évidemment aussi, des affaires de la Cité."

Si l'on prend maintenant le problème par le versant matériel, financier, sous l'angle des deniers et des euros, on peut se poser la question de savoir si les cathédrales ont été un investissement rentable. Eh bien même si l'on s'en tient à cette ignoble et courte vision, on peut affirmer que oui. Sur le long terme ce fut juteux : les cathédrales ont attiré les foules, dopé le commerce. Treize millions de visiteurs par an, paraît-il, à Notre-Dame. Même si tous ne viennent pas uniquement pour la cathédrale, ils viennent aussi pour elle. Cela en fait des devises, des nuits d'hôtel ou de airbnb, des repas de restaurant, des sandwichs et des tacos, etc.

Mais ce qui compte plus que tout, à mon sens, c'est la somme de bonheurs et d'émotions qu'elle a générée. Qu'on ne pourra jamais quantifier et tant mieux. De la joie d'un maçon creusois que j'imagine découvrant pour la première fois le vaisseau somptueux surplombant la Seine au ravissement soudain d'un Paul Claudel irradié par la foi près du second pilier à l'entrée du choeur. Les lignes inspirées de Sylvain Tesson dans Le Point du 18 avril pourraient peut-être résumer le sentiment de beaucoup : "La flèche apparaissait le soir dans le ciel d'Ile-de-France aux nuances pastel. Quand je venais de l'est, je la voyais surnager de l'entrelacs d'arcs absidiaux. Et sa droiture "irréprochable"(Péguy) rassurait. Elle était là. Le monde pouvait trembler, les institutions se détricoter, les bêtes disparaître. Au moins les flèches se fichaient-elles imperturbablement à la croisée des transepts. On se disait que Péguy avait raison : la flèche ne peut "faillir"." Il raconte être monté cent cinquante fois sur Notre-Dame, nuitamment, sans laisser aucune trace, et, après s'être fracturé le dos et le crâne en tombant d'un toit, c'est encore à Notre-Dame qu'il retourna, en grimpant chaque jour les marches des tours, "Himalaya du convalescent": " Et, dans le lent mouvement de spirale de l'escalier (cette élévation  de l'éternel retour), il me venait à l'esprit le souvenir de Quasimodo, ce coeur brave, insensible au vertige, candidat à l'amour."

De cette rééducation par l'ascension des tours, Sylvain Tesson avait déjà donné témoignage en 2015 dans Notre-Dame-des-vertiges un fort beau texte pour Philosophie magazine, qui le rediffuse à l'occasion de sa Lettre du 21 avril. Curieusement, l'écrivain ne fait aucunement mention de ses cent cinquante escalades de jeunesse. Bien au contraire, il écrit ceci :
"J’avais habité pendant dix ans devant l’église Saint-Séverin dans le cinquième arrondissement de Paris. Saint-Séverin : la sophistication du gothique, l’église qui ravissait Joris-Karl Huysmans, où Emil Cioran venait rafraîchir son désespoir, où furent célébrées les obsèques de Georges Bernanos, de Florence Arthaud récemment…
La cathédrale Notre-Dame-de-Paris s’élève, à quelques centaines de mètres à l’est, sur l’île de la Cité. Au néolithique, on traversait le bras de Seine en pirogue. On a retrouvé des vestiges de ces embarcations près de Bercy. Aujourd’hui, il y a des ponts. L’un d’eux dessert le parvis. Et moi, pauvre aveugle, je l’empruntais chaque jour, passais au pied du monument sans daigner lever les yeux vers la galerie des rois mutilés, sans regarder les tours, sans brûler de monter au sommet. (...) Il m’a fallu un accident pour prendre soin de ce dont je disposais par-devers moi." (C'est moi qui souligne).
Il y a pour le moins une contradiction entre le texte du Point et celui-ci...

La cour des Miracles par Gustave Doré, pour Notre-Dame de Paris de Victor Hugo.
Passons. Au terme de cette brève plongée dans l'Histoire, il me reste une conviction : opposer la restauration de la cathédrale aux questions vives de la pauvreté, des autres oeuvres patrimoniales, et du climat est un geste vain, un leurre. Et il n'est pas besoin de recourir aux Misérables pour réveiller sa conscience : les misérables sont déjà dans Notre-Dame de Paris. Qu'est-ce que Quasimodo sinon l'être le plus disgracié qui soit : bossu, borgne et sourd, "géant brisé et mal ressoudé", "cyclope" ? Qui est Esmeralda, sinon une bohémienne en marge de la bonne société de son temps, éternelle suspecte de sorcellerie et de diablerie ? Qui hante les environs de la cathédrale sinon les voleurs et les mendiants de la Cour des Miracles, ces espaces de non-droit qui était au nombre d'une douzaine dans Paris, et encore bien présents sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, donc bien au-delà de l'année choisie par Hugo (1482) ?

Oui, je me prends à rêver, comme Guillaume Goubert, d'une "cathédrale où chacun (...) se sente accueilli comme dans sa propre maison", je me prends à rêver d'une restauration qui aille de pair avec la résolution du problème du logement et avec une véritable politique de lutte contre le réchauffement climatique. Que Notre-Dame en soit le symbole et que, plus qu'origine kilométrique de toutes les routes de France, elle soit le point nodal des biens communs de la nation et du monde.

vendredi 12 avril 2019

Nox et amor

Au fil de différentes chroniques de ces derniers mois, une singulière galerie de femmes, le plus souvent dénudées, s'est progressivement constituée, sur laquelle il ne me semble pas inutile de revenir. Commençons donc par Die Nacht, gravure d'Heinrich Aldegrever (1502 - 1555 ou 1561), dont je dois la découverte à Dimitri Karadimas dans son étude, La part de l'Ange. L'influence de Dürer est dite manifeste dans ses premières œuvres : son monogramme, AG, évoque d'ailleurs sans ambiguïté celui de Dürer, AD.

Die Nacht - Heinrich Aldegrever (d'après Hans Sebald Beham), 1553
De Dürer justement, nous avons croisé plus récemment Les Quatre Femmes nues, dit aussi Les Quatre Sorcières (1497).



On ne sait si Aldegrever rencontra Dürer, en revanche il est certain que Hans Baldung Grien (1484 - 1545), après avoir fait son apprentissage auprès d'un maître inconnu, vint se perfectionner dans l'atelier du grand maître, à Nuremberg, entre 1503 et 1507.

Hans Baldung Grien, Le Sabbat des sorcières, gravure, 1510.
Ajoutons encore cette gravure de 1517 attribuée à Niklaus Manuel (1484 -1530), où la Mort lutine gaillardement une jeune femme.


Aldegrever, Dürer, Baldung, Manuel, quatre artistes allemands de la Renaissance qui s'engouffrent avec passion dans la représentation de ces femmes à la sensualité ostentatoire. Le message manifeste est bien sûr de la condamner, certains d'entre eux en adoptant les vues de la Réforme prôneront même une morale rigoureuse proche du puritanisme (ainsi Niklaus Manuel, qui fut aussi mercenaire en son jeune temps, devint en 1529 membre du "petit conseil" de Berne, "qui fit promulguer, nous dit la notice de Wikipedia, des lois sévères contre les soudards, le port d'arme, l'adultère et la danse"). On peut tout de même avoir des doutes sur la sincérité ultime de ces positions : n'était-il pas bien commode d'oeuvrer sous le prétexte de dénoncer les turpitudes féminines ? C'était l'époque où l'on brûlait beaucoup de sorcières, beaucoup plus qu'au Moyen Age. Les imaginations s'enflammaient autour de ces femmes entre elles ou dans la solitude d'un lit. Une dernière gravure, datée de 1548, découverte sur le site de La mort dans l'art, illustre à merveille l'obsession pour le sexe de la femme. Elle est de Hans Sebald Beham (1500 - 1550), qui inspira, on l'a vu, Aldegrever.


Né à Nuremberg, dans la ville donc de Dürer, Hans Sebald Beham était le frère aîné de deux ans du peintre et graveur Barthel Beham. Wikipedia : "À l'issue d'un procès organisé par le Conseil de la ville de Nuremberg sous obédience luthérienne en 1525, il fut chassé de cette ville avec son frère et Georg Pencz pour hérésie. Les trois artistes furent qualifiés de « peintres impies ». En 1528, Sebald est de nouveau banni de la ville mais cette fois pour plagiat d'un travail inédit d'Albrecht Dürer intitulé Les proportions du cheval. Bien qu'il n'ait pas été officiellement l'élève du maître de Nuremberg, il est probable que Sebald le côtoya durant ses dernières années (1521-1528)." Sebald, ce nom  m'évoque bien sûr l'écrivain allemand, la personne la plus citée ici sur Alluvions, sans pourtant que je puisse y voir beaucoup de résonance et de proximité. C'est que l'écrivain du XXème siècle fait montre d'une pudeur qui n'est pas à l'évidence la qualité première du graveur renaissant. Voyons donc de plus près cette image.

Dans Die Nacht, Dimitri Karadimas avait montré comment un jeu de lignes concourait à la description de l'accès nocturne à des plaisirs solitaires, ce que rappelait aussi la citation d'Ovide gravée au fronton du lit, Nox et amor virumque nihil moderabile suadent ("Ni la nuit, ni l'amour, ni le vin n'engagent à la modération").

Dans l'oeuvre de Sebald, la vulve est encore plus apparente que dans celle d'Aldegrever, mieux, elle se situe à la croisée des diagonales, mise en valeur par la position de sommeil hautement improbable de la jeune femme. Le squelette ailé pose son sablier sur l'épaule gauche, à la verticale du genou droit, tandis que l'autre genou surplombe le pot de chambre, objet que l'on retrouve aussi sur la gravure d'Aldegrever, près de la fenêtre. Notons également la coiffure torsadée commune aux deux femmes ainsi qu'à la "sorcière"de dos dans la gravure de Dürer. Ce n'est certainement pas un hasard.


Je m'avise ce soir que ce schéma divisant l'image en neuf rectangles, auquel j'ai abouti par tâtonnement, se retrouve dans une autre œuvre de Sebald :

Hans Sebald Beham, Livre des proportions du cheval, pp. 17-18, British Museum, London, inv. 1918,0309.3

 Ou encore dans celle-ci :

Page tirée de l'ouvrage Das Kunst vnd Lere Büchlin, Sebalden Behems. Malen vnd reissen zulernen, nach rechter Proportion, Mass vnd aussteylung des Circkels, 1557, Houghton Library, Harvard University, Typ 520.57.201.

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dimanche 7 avril 2019

La sorcellerie des Marins

Le sorcières s'abattent sur Arte. Dans le dernier billet, je faisais état d'une synchronicité entre une lecture d'André Hardellet, en une page citant les sorcières de Hans Baldung Grien, l'inspirateur d'Agnès Varda dans Cléo de 5 à 7, et un documentaire-fiction de la chaîne franco-allemande sur les sorcières de Salem. Or le lendemain, je surpris dans l'émission 28 minutes, lors de la chronique de Xavier Mauduit, la représentation de la même gravure de Hans Baldung que j'avais reproduite dans l'article. La seule différence étant qu'elle était cette fois en couleur :

Hans Baldung Grien, Le Sabbat des sorcières, gravure, 1510.


Aujourd'hui était un grand jour, pensez-donc, nous étions le premier dimanche d'avril, autrement dit jour de brocante sur l'avenue des Marins, lieu et moment magiques maintes fois évoqués ici. J'avais raté, à chaque fois pour des raisons extérieures à ma volonté, les derniers rendez-vous de l'hiver, mais là, libre comme l'air, je me fis donc un plaisir d'en arpenter à nouveau les stands, dans l'attente un rien fébrile de la merveille inattendue. Rien de bien extraordinaire ne retint pourtant mon attention, et je n'avais guère qu'un vieux Charlie-Hebdo de 1976 avec une couverture jubilatoire de Reiser ainsi qu'une étude de Malraux sur Goya, lorsque je tombai sur des cartons de livres d'art entassés en désordre, dont beaucoup écrits en allemand. Pour dix euros, le vendeur, bien content semble-t-il de lâcher cette camelote teutonne, me fit un lot de deux volumes sur Dürer. Une biographie illustrée de Peter Strieder (Nathan, 1978) et le catalogue de l'exposition de 1971 à Nuremberg qui célébrait le 500ème anniversaire de la naissance de l'artiste (un livre de 414 pages  entièrement en allemand mais présentant apparemment une grande partie de l’œuvre gravée et peinte).



Ce soir, je repensai à un autre livre acheté l'an dernier sur cette même brocante : le Dictionnaire du Diable, de Roland Villeneuve (Pierre Bordas et fils, 1989). Je ne m'en étais guère servi jusque-là, et je me suis demandé si une entrée, sur les deux mille que compte l'ouvrage, n'avait pas été réservée à Hans Baldung. Eh bien pas du tout, Baldung qu'on convoque donc sur Arte quand on parle de sorcellerie en Pologne (des prêtres polonais ont brulé récemment des livres des sagas Harry Potter et Twilight pour « lutter contre la sorcellerie »), Baldung donc n'apparaît pas dans cette encyclopédie du diable.

En revanche, à l'entrée "sorcières", je retrouvai Albrecht Dürer, avec une gravure de 1497 (ou 1491), Les quatre sorcières.



Où l'on voit que la nudité, que ce soit chez Baldung ou chez Dürer (les deux œuvres ne sont d'ailleurs distantes que de quelques années), semble aller de pair avec la sorcellerie.

Sur la même page 358 de l'ouvrage de Roland Villeneuve, on trouve une photo des Sorcières de Salem, dans une mise en scène de Raymond Rouleau (1954), d'après la célèbre pièce d'Arthur Miller (The Crucible, 1952) qui s’inspirait d’une histoire vraie – un procès en sorcellerie dans la ville de Salem, Massachusetts, en 1692 – pour proposer une métaphore du maccarthysme. "A trois siècles d’intervalle, écrit Olivier Père, les Etats-Unis étaient de nouveau en proie au fanatisme, à la délation, à l’hystérie collectives et à des peurs irrationnelles qui déchiraient les Américains entre eux, avec des victimes dont la vie fut brisée, accusées sans preuve par l’opinion publique et des représentants impartiaux de la justice. La petite communauté de Salem, sous l’égide du clergé protestant ultra puritain, est le théâtre d’un drame où les différents politiques et religieux entre habitants et les tensions sexuelles inavouables se règlent hypocritement en convoquant le diable et la sorcellerie." Simone Signoret et Yves Montand, qui avaient interprété la pièce à 280 reprises à Paris dès 1955 (dans une traduction de Marcel Aymé), furent à l'origine de son passage au cinéma. Le film, dont ils étaient coproducteurs, fut tourné en RDA en 1957, dans une adaptation de Jean-Paul Sartre.

Yves Montand et Mylène Demongeot dans Les Sorcières de Salem de Raymond Rouleau
Dernière petite facétie synchronistique (où la partie du clergé polonais brûleur d'Harry Potter verrait sans doute la patte du Malin) : cette recension des films vus dans la Notule Dominicale de Culture Domestique du 7 avril (ce jour donc) de l'excellent Philippe Didion (publication à laquelle je suis abonné depuis longtemps et que je vous conseille vivement), recension où figure notre film en question (notez qu'il ne passait pas à la télévision cette semaine, sauf erreur de ma part) :


On voit aussi dans la liste le premier film d'Agnès Varda, La Pointe-Courte. La boucle en somme est bouclée.

mercredi 3 avril 2019

Visage d'une femme irretouchable

"Le hasard est mon premier assistant."
Agnès Varda

Ce fut d'abord l'incrédulité qui domina, non, ce ne pouvait pas être possible, puis je fus traversé par une onde de tristesse qui me fit littéralement reculer dans le canapé où j'étais installé. Agnès Varda était morte. J'avais tellement tourné autour de son oeuvre ces derniers temps, tellement affronté justement ce que cette oeuvre portait comme méditation sur la mort, que ce soit avec Cléo de 5 à 7 ou Sans toi ni loi, que la nouvelle soudaine de sa disparition résonnait presque de manière trop cohérente, trop logique. Et en même temps, malgré ses 90 ans, on n'imaginait pas un instant que cet être vif et fantasque, éternellement curieux de la vie et des autres, était si proche de la mort.

Sur le programme que je m'étais fixé à La Bourboule, sur un petit carnet orange, il me restait un article à écrire, et qui devait traiter précisément, encore une fois, d'Agnès Varda. Le temps est donc venu de s'y mettre, et puisse cela tenir lieu d'hommage à la grande petite dame.

Signaler tout d'abord qu'elle apparaît dans Alluvions le 7 août 2014, dans le billet Dernières nouvelles du martin-pêcheur. C'est le titre d'un récit de Bernard Chambaz, relatant sa traversée à vélo des Etats-Unis, de la Côte est à la Côte ouest, du cap Cod à Los Angeles, voyage effectué deux décennies plus tôt, avec leurs trois fils. Le cadet, Martin, en avait gardé un « souvenir éclatant » : c’est ce qu’il avait dit à son père lors de leur dernière conversation avant sa mort, à 16 ans, dans un accident de voiture. Chambaz reprend la même route le 11 juillet, pour le dix-neuvième anniversaire de son décès, traquant les coïncidences, se mettant aux aguets de signes que son fils pourrait lui envoyer, "tel ce martin-pêcheur, animal totem de l'adolescent, "cet être léger que la nature semble avoir produit dans sa gaieté", qui se manifeste à l'heure exacte de la mort du garçon, au moment du départ, le 11 juillet."

Le périple de Bernard Chambaz et de sa femme s'achevait donc dans la Cité des Anges, Los Angeles, le 21 août 2011, sur une plage venteuse où s'étaient échoués une dizaine de phoques.

"Or, écrivais-je alors, voici que le film, que j'ai téléchargé aujourd'hui sur Mubi avant qu'il ne disparaisse, se déroule aussi à Los Angeles. Il s'agit du Documenteur, d'Agnès Varda, réalisé en 1981. En voici le synopsis :
"Documenteur raconte l’histoire d’une Française à Los Angeles, Émilie, séparée de l’homme qu’elle aime, qui cherche un logement pour elle et son fils de 8 ans, Martin. Elle en trouve un, y installe des meubles récupérés dans les déchets jetés à la rue. Son désarroi est plus exprimé par les autres qu’elle observe que par elle-même, vivant silencieusement un exil démultiplié. Elle tape à la machine face à l’océan. Quelques flashes de sa passion passée la troublent et elle consacre à son fils toute son affection."


Le fils qui s'appelle Martin, joué par le propre fils d'Agnès Varda, Mathieu Demy, voilà qui est troublant. D'autant plus que le film montre, dès son entame, précisément la plage, et Martin qui demande à sa mère une canne à pêche. Celle-ci étonnée : "Je croyais que ça te dégoûtait, la pêche ?", et lui de répondre : "Je voudrais être un pêcheur qui ne prend pas de poissons." Martin pêcheur, donc. Sans poissons.

En novembre 2011, l'année donc du voyage de Bernard Chambaz, Mathieu Demy sort son premier film, Americano, qui est en quelque sorte la suite du Documenteur. Il y joue Martin, qui revient trente ans plus tard à Los Angeles, après la mort de sa mère. Dans ce film, il inclut de nombreux extraits du Documenteur.



Cette apparition de Varda sur Alluvions en 2014 coïncide donc avec cette thématique de la jeunesse adossée à la mort, si prégnante, on l'a vu, dans Cléo de 5 à 7. S'il faut maintenant attendre 2019 pour revoir Varda sur le site, c'est le 30 septembre 2017 qu'apparaît le peintre inspirateur de Cléo, Hans Baldung Grien, avec # 234/313 - Le vent change.J'y faisais état d'une synchronicité tout à fait exemplaire entre un documentaire d'Arte sur les Sorcières de Salem et une page de La promenade imaginaire d'André Hardellet que je lisais au même moment :
"(...) parvenu à la page 144 du livre d'Hardellet, et, alors qu'il n'a nullement été question de sorcellerie dans les pages antérieures, voici soudain que surgissent les sorcières, comme par enchantement, si j'ose dire...

"Parfois, au cours d'une soirée, j'ai l'intuition que, soudain, le vent change ; quelqu'un, croirait-on, s'est chargé à notre place de donner le coup de pouce providentiel et a ouvert toutes grandes les portes d'une féerie tenue cachée. L'air qui pénètre dans la pièce vient de lointaines clairières foulées par les sorcières d'Hans Baldung et, levant les yeux, vous découvrez devant vous le visage d'une femme irretouchable (c'est rarissime mais cela se produit quand même parfois). A l'instant, un ami pose sur l'électrophone l'enregistrement que vous désirez précisément entendre, un autre vous tend le verre de champagne dont vous aviez envie. Votre sabbat personnel peut commencer..." [C'est moi qui souligne]
Moments magiques que l'on ne saurait provoquer ni prévoir, qu'il faut juste vivre pleinement car leur nature est d'être éphémères. Ces synchronicités tiennent de la féerie - je reprends le mot employé par le poète -, le monde est à nouveau enchanté. Saut soudain d'une carpe dans l'étang endormi."

Hans Baldung Grien, Le Sabbat des sorcières, gravure, 1510.
Notons en passant que l'on retrouve dans cette gravure de Baldung Grien, cette nudité féminine si prisée chez Agnès Varda (encore présente dans l'affiche du Documenteur).

Enfin, dernier élément important de l'univers vardien déjà cité dans Alluvions plus récemment, le Parc Montsouris


Il est fait mention du parc dans l'article du 3 avril 2018, L'embouchure du temps. Titre d'un ouvrage autobiographique de Cécile Reims, paru en septembre 2017 au Temps qu'il fait. Elle y évoque, écrivais-je, avec force et lucidité les dernières années au côté de Fred Deux, son compagnon (c'est ainsi qu'elle ne cesse de le désigner dans l'ouvrage) de plus de six décennies, et le temps d'après sa disparition. Le passage que je vais citer vient immédiatement après le rappel du feu créateur qui animait l'artiste Fred Deux, ce "religieux sans religion", qui dessinait, écrivait-il, "pour faire reculer la mort", qui devait "aller plus loin, toujours plus loin, ne pas laisser la main devenir servante de l'habitude". Mais ce jour-là, il n'a plus envie et Cécile lui propose d'écouter de la musique :
"Je me suis assise à ses côtés et, ensemble, nous avons écouté le violoncelle dispenser les notes que mon compagnon, dans un autrefois bien antérieur au naguère, faisait naître en pinçant les cordes de sa guitare.
Comment en était-il arrivé à désirer posséder cet instrument et à y parvenir, je ne me souviens pas, mais je garde le souvenir de nos sorties au parc Montsouris tout proche, où sortant de sana, je venais "prendre l'air". Là, avec un bâton, j'avais tracé dans le sable, une portée, avec une clef et des notes. Je n'en savais pas plus." (p. 54)
Ceci fut le premier élément d'une constellation symbolique qu se construisit autour du parc Montsouris, réunissant Yannick Haenel, Nicolas de Staël, le film Dernier domicile connu de José Giovanni et Hélène Cixous. Puis le 6 avril tomba la nouvelle de la mort de Jacques Higelin. Deux jours plus tard, j'écrivis un nouvel article :
"Jacques Higelin est mort. Cette nouvelle, hier 6 avril, avait quelque chose de sidérant. Parce qu'il était si formidablement vivant, parce que même s'il avait vieilli et si sa crinière folle avait blanchi, personne ne pensait à dire de lui qu'il était vieux, il était difficile d'imaginer que la mort ait pu le rattraper. Et pourtant, bien sûr, elle l'avait fait, la camarde avait pris rendez-vous en ce début de printemps.
Et j'avais envie de réentendre sa voix, de le mieux connaître encore car je savais bien que je ne l'avais pas suivi très régulièrement, j'avais acheté quelques albums mais pas tous, je l'avais vu en concert, mais deux fois seulement, la dernière c'était au festival Darc à Châteauroux, où il était en solo ou presque. Et puis, allant donc sur la notice Wikipédia, égrenant la liste des albums, je découvre qu'en 1988, dans l'album Tombé du ciel, la quatrième chanson, dédiée à son père, est Parc Montsouris. Le même parc Montsouris dont je parlais ici le 3 avril, dans L'embouchure du temps. Comment deviner alors qu'il était lui aussi dans l'embouchure du temps ?
Et, à vrai dire, je me suis souvenu d'avoir croisé cette référence dans la notice Wikipédia consacrée au parc, mais je n'y avais prêté plus d'attention que ça. Et cela montre bien que j'étais loin d'être un fan absolu car la chanson je ne la connaissais pas.
Et pourtant, en l'écoutant, je compris vite que ce n'était pas une chanson quelconque, non, c'était même l'un des joyaux de son répertoire."

Ça commence ainsi :  
"Le Parc Montsouris c'est le domaine
Où je promène mes anomalies
Où j'me décrasse les antennes
Des mesquineries de la vie"


Et ça finit comme ça :

Je vis pas ma vie, je la rêve
Le soleil fait la grève et moi aussi
C'est comme une maladie
Que j'aurais chopé quand j'étais tout petit
Et qui va pas m'lâcher avant qu'elle m'achève?


Je vis pas ma vie, je la rêve, c'est le titre qu'il donnera au récit autobiographique écrit avec Valérie Lehoux (Fayard, 2015).

Et je poursuivais ainsi :

Est-elle fortuite cette coïncidence de la disparition du chanteur avec l'émergence du motif du Parc Montsouris ? Faut-il encore une fois se contenter de lui accoler l'adjectif "troublante" et passer son chemin ? Mais l'inverse n'est-il pas péché d'orgueil ? N'est-il pas extravagant de relier l'obscure méditation d'un provincial à la destinée d'un grand de la chanson française ? D'un grand qui écrivait pourtant : "Les artistes sont des plaques sensibles mettant en relation des choses qui n’en ont aucune. Je me sers de tout ce qui traîne sur la planète, de tout ce qui me tombe sous la main. Il faut vivre les choses pour les comprendre, et quand on les vit, on ne se les explique pas. Ce qui est fait est fait, ce qui est dit doit être fait, ce qui est fait était écrit. (…)" Prétention encore de revendiquer si peu que ce soit ce terme d'artiste ? Pensée magique ? Mais comment passer sous silence (j'avais écrit d'abord "penser", beau lapsus : penser sous silence) que c'est la mort aussi qui forme le terreau du thème du parc Montsouris ? De Cécile Reims relatant les derniers temps de la vie avec Fred Deux, celui qui dessinait pour faire reculer la mort,  à Hélène Cixous narrant les derniers mois de l'agonie de sa mère, le passage n'est-il pas aisé avec ce fou furieux de la vie qui déclarait : "La camarde, j’y pense tout le temps, depuis toujours. Après tout, la première chanson que j’ai écrite et composée, à la fin des années soixante, s’intitulait : « Je suis mort, qui dit mieux ? » " ?

La mort qui est aussi inscrite fortement dans l'histoire même du parc : "Le site choisi se situe sur les anciennes carrières désaffectées de Montsouris. L'aménagement de ces carrières posa de multiples problèmes. Ce lieu avait été utilisé pour y transférer et y ensevelir les 813 tombereaux d’ossements que l'on avait dû retirer du cimetière des Innocents lors de sa fermeture définitive." [C'est moi qui souligne]
Il est une heure du matin, mais j'ai commencé à écrire cet article le 7 avril.
C'est le 7 avril 1786 que le transfert des ossements a eu lieu. C'est sur cet événement qui ne dit rien à personne que Philippe Muray commence son énorme et hirsute Histoire du XIXème siècle à travers les âges. Il y voit pourtant la scène primitive, "l'acte inaugural d'où va sortir une civilisation tout armée."

 
Ceci dit, il ne faudrait surtout pas rester sur une vision macabre de ce parc Montsouris, car c'est aussi tout aussi bien le lieu de la vie, avec ses pelouses inondées de la lumière de ce premier jour d'été : c'est là que Cléo rencontre Antoine, le soldat en permission qui va retourner en Algérie, un jeune homme plein d'humour qui va lui apporter un réconfort inespéré. "Cet homme curieux de tout, écrit François Giraud, aime partager sa culture avec sa charmante interlocutrice sur telle variété d’arbre ou sur les résonances sémantiques de ses deux prénoms, Cléo et Flore : « Florence, l’Italie, la Renaissance, Botticelli, une rose. Cléopâtre : l’Egypte, le Sphinx, et l’aspic, une tigresse..."

Et aucune autre image ne saurait mieux exprimer la complicité narquoise de l'artiste Varda avec la peinture de la Renaissance que cet autoportrait de 1960 qui la représente devant un tableau de Bellini :