C'était aussi pour moi les adieux à la mise en scène : après dix-huit années et onze spectacles, j'ai pris la décision de prendre du champ et de confier à d'autres le soin de perpétuer la tradition théâtrale dans les ruines de Cluis-Dessous. Ce n'est pas lassitude, mais intuition d'un nécessaire passage de témoin. Je dis intuition car ce ne fut pas une décision rationnellement construite, mais une conviction qui s'imposa à moi en même temps que je décidai de remonter la pièce de 2006.
Et, comme souvent en ces cas-là, il y eut des intersignes qui me confortèrent dans ce choix. Le moindre n'est pas cette découverte à la brocante de Cluis du récit de Pierre Bergounioux, La maison rose. J'en ai déjà dit quelques mots dans un billet du blog dédié, mais je me permets d'y revenir avec des éléments nouveaux.
J'ai déjà signalé l'étonnante coïncidence affleurant avec ce passage où l'auteur évoque le passé d'artilleur de son grand-père pendant la Grande Guerre.
Or, vingt-deux ans c'est l'âge exact de Paul Poignas, le personnage principal de la pièce, né le 11 février 1893 et mort le x juillet/août 1915 (en fonction de la date du jour). Et c'est aussi l'âge d'Alex, l'acteur qui l'incarnait.
Il se trouve aussi que ce livre portait les marques d'une lecture attentive, coups de crayon, soulignés. Le numéro de téléphone de Bergounioux y était même mentionné (numéro à huit chiffres, le livre date de 1987), sans que j'ose bien sûr m'en servir (est-il d'ailleurs encore valable ?). Et, à la dernière page, un nom était inscrit, toujours au crayon de papier : Michel Derville.
Je ne savais pas qui c'était, alors j'ai cherché à tout hasard sur le net. Or, il s'agit d'un acteur, dont on peut consulter le site. Parmi ses nombreuses interprétations, je remarque celle de Jacques le fataliste, son maître et les autres. Donné en 1990-1991 dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau. Michel Derville y jouait le maître. Or c'est avec une autre adaptation du roman de Diderot que j'avais fait mes armes (rôle de Jacques) dans la forteresse cluisienne.
Tout se passait comme si ce livre résumait mon parcours à Cluis, entre Jacques et Été 1915.
Pendant le mois de théâtre, je perds le goût de lire : seule la pièce compte. Mais sitôt finie, l'appétit revient et je me précipite en librairie pour acheter au moins un bouquin (malgré le nombre considérable de livres qui attendent déjà leur tour). J'ai jeté mon dévolu sur Dernières nouvelles du martin-pêcheur, de Bernard Chambaz, dont l'article que lui avait consacré Raphaëlle Leyris dans Le Monde, en janvier 2014 avait suscité ma curiosité :
Anne, sa femme, part devant, dans la Cadillac de location aux sièges de cuir rouge. Tandis qu’elle conduit, Bernard Chambaz pédale sur son vélo Cyfac. Ils traversent ainsi les Etats-Unis de la Côte est à la Côte ouest, du cap Cod à Los Angeles, par étapes d’environ 160 kilomètres par jour. Ils avalent les miles d’asphalte, puis se retrouvent, en fin de journée, dans des motels made in USA.Elle écrivait plus loin que l'auteur traquait les coïncidences, se mettant aux aguets de signes que son fils pourrait lui envoyer, "tel ce martin-pêcheur, animal totem de l'adolescent, "cet être léger que la nature semble avoir produit dans sa gaieté", qui se manifeste à l'heure exacte de la mort du garçon, au moment du départ, le 11 juillet."
Ce voyage en diagonale, ils l’ont déjà effectué, deux décennies plus tôt, avec leurs trois fils. Le cadet, Martin, en avait gardé un « souvenir éclatant » : c’est ce qu’il avait dit à son père lors de leur dernière conversation avant sa mort, à 16 ans, dans un accident de voiture. Ses parents reprennent la même route le 11 juillet, pour le dix-neuvième anniversaire de son décès, parce que, sur cette terre d’Amérique, romans et films nous l’ont assez dit, on se sent « à la fois partout et nulle part ». Partout et nulle part, mais aussi hier et aujourd’hui, dans un temps où Martin est toujours là, à tout juste un coup de pédale de distance. Dans un temps dilaté qui rend possible la cohabitation du deuil et de la joie : « Que nous demeurions inconsolables n’enlève rien à notre effort de tenir tête à la tristesse et à ma volonté d’écrire un livre joyeux. » Le texte qu’il tire de ce voyage, Dernières nouvelles du martin-pêcheur, est plus qu’un « livre joyeux » : lumineux, émouvant, il trace son chemin en équilibre entre la douleur et la beauté, le chagrin et la félicité.
Le périple de Bernard Chambaz et de sa femme s'achève donc dans la Cité des Anges, Los Angeles, le 21 août 2011, sur une plage venteuse où se sont échoués une dizaine de phoques.
Or voici que le film, que j'ai téléchargé aujourd'hui sur Mubi avant qu'il ne disparaisse, se déroule aussi à Los Angeles. Il s'agit du Documenteur, d'Agnès Varda, réalisé en 1981. En voici le synopsis :
Documenteur raconte l’histoire d’une Française à Los Angeles, Émilie, séparée de l’homme qu’elle aime, qui cherche un logement pour elle et son fils de 8 ans, Martin. Elle en trouve un, y installe des meubles récupérés dans les déchets jetés à la rue. Son désarroi est plus exprimé par les autres qu’elle observe que par elle-même, vivant silencieusement un exil démultiplié. Elle tape à la machine face à l’océan. Quelques flashes de sa passion passée la troublent et elle consacre à son fils toute son affection.
Le fils qui s'appelle Martin, joué par le propre fils d'Agnès Varda, Mathieu Demy, voilà qui est troublant. D'autant plus que le film montre, dès son entame, précisément la plage, et Martin qui demande à sa mère une canne à pêche. Celle-ci étonnée : "Je croyais que ça te dégoûtait, la pêche ?", et lui de répondre : "Je voudrais être un pêcheur qui ne prend pas de poissons." Martin pêcheur, donc. Sans poissons.
En novembre 2011, l'année donc du voyage de Bernard Chambaz, Mathieu Demy sort son premier film, Americano, qui est en quelque sorte la suite du Documenteur. Il y joue Martin, qui revient trente ans plus tard à Los Angeles, après la mort de sa mère.
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