samedi 23 décembre 2023

Tu lèverais tes bras dans la nuit

Poursuivi hier ma lecture du maître-livre de Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne. Je progresse lentement, comme si j'arpentais un sentier de montagne abrupt, avec risque de glissade dans les éboulis qui le longent. Me voici parvenu à la troisième partie, qui porte le nom générique d'Histoire de mes amis et se compose de sept chapitres. Hier, donc, j'abordai l'Histoire de mon amie, quatrième du lot, amie dont le nom n'est pas donné, ce qui semble assez logique quand on apprend qu'elle "était celle pour qui rien ni personne n'avait un nom, et quand cela arrivait tout de même, jamais le nom traditionnel", mais on sait qu'elle est slovène, née à Maribor, et qu'elle fut Miss Yougoslavie et championne nationale junior à la course, au saut en longueur, à la nage et au volley-ball. Et puis première femme de Slovénie à devenir forestière, gozdar, avant de retourner tenir l'auberge de ses parents, sans pour autant s'interdire de partir souvent dans des voyages en solitaire, surtout en Turquie. Voyages en solitaire dont Handke dit dès l'ouverture qu'elle voulait revenir avec un trésor, mais que, chaque fois, elle revenait les mains vides, non pas qu'elle ait échoué à le trouver, ce trésor, mais chaque fois elle le laissait quelque part, sur le trajet du retour, "et le dernier même, au dernier coin de rue avant sa porte." Tout simplement, parce qu'à la fin du voyage, ses trouvailles "s'avéraient n'être pas le trésor auquel elle avait pensé."

Bien singulière amie à qui je n'aurais malgré tout sans doute pas consacré une chronique si je n'étais tombé sur un passage qui résonnait curieusement avec l'article précédent, avec les cycles de l'eau étudiés par Jérôme Gaillardet et, surtout, avec le poème de Raymond Carver sur les eaux qui se mêlent. Peter Handke raconte que son amie était cette fois allée en Turquie pour passer en contrebande une Ford Mustang à quelqu'un d'Izmir. Ceci fait, il dit qu'elle continua vers l'est en traversant l'intérieur du pays, "où, dans une seule plaine, souvent, de nombreux cours d'eau, petits ruisseaux ou petites rivières, signalés par un échelonnement de haies naturelles faites de roseaux, souvent dans un espace vide, chacun comme un être vivant, se dirigeaient côte à côte  vers la mer, lents et faciles à traverser (pour elle)." (p. 381)

L'image carvérienne des eaux qui se mêlent se retrouve dans l'évocation par Handke de cette "frontière entre les deux zones de vagues, celle du ruisseau et celle de la mer, leur choc et leur interpénétration, extrêmement douce [...] C'était pour elle quelque chose de particulier que de sentir sur la gorge, sur la hanche ou les cuisses cette frontière légèrement mouvante, une des eaux devant elle, l'autre derrière. [...] Ces régions de débouchés en miniature l'attiraient plus puissamment que la mer." (p. 382)

J'avais noté sur le moment, c'était en début d'après-midi, cette résonance sans savoir encore si j'allais en faire quelque chose. 

Emmanuèle Bernheim - Photo Ulf Andersen.

Au soir, je repris la lecture entamée la veille du douzième volume du Dernier Royaume de Pascal Quignard, Les heures heureuses. Et parvins au chapitre XXVII, dont le titre est 1955-2017. Dates de naissance et de mort d'Emmanuèle Bernheim, écrivaine et scénariste. Et cela commence ainsi :

"Quand le hasard, l'absence, la nuit, ce livre, font que je songe à Emmanuele Bernheim, ma tête s'emplit de lumière.
Si rare l'amitié entre un homme et une femme sans que rien se sexuel n'y surgisse ou n'y porte son ombre." (p. 113)

Emmanuèle Bernheim était donc l'amie de Pascal Quignard, et ce qui est stupéfiant avec ce nouvel écho c'est que l'écrivain la décrit avant tout comme une nageuse acharnée : "Sans cesse elle fonçait vers la mer comme le méandre de la Seine le fait à Rouen puis au port de Jumièges, traversant le marais." Plus loin : "Dans la piscine de l'hôtel de Tozeur, quand elle s'élançait du plongeoir au fond de l'eau, c'était une championne olympique de la RDA. / Dans l'Atlantique elle attend le surgissement de la plus haute vague et, tête baissée, se lance, la crève."

La nage n'est pas le seul point commun entre les deux femmes. Outre le caractère bien trempé qu'elles partagent, le thème de la mort les rassemble. Dans son sixième et dernier livre, Tout s’est bien passé (Gallimard, 2013), Emmanuèle Bernheim parlait de la mort de son père, à 89 ans. Elle racontait comment elle l'avait assisté, avec sa soeur,  à sa demande de suicide, en Suisse. Quatre ans plus tard elle était emportée à son tour à 61 ans, le 10 mai 2017, des suites d’un cancer du poumon. Dans le court chapitre XXIX, Quignard évoque une ruine de phare à l'entrée de la baie de Saint-Florent, où son amie aimait à traverser le bras de mer. "C'était la tour de Hérô dans le Bosphore, écrit-il." Evoquant ici le mythe grec de Léandre et Hérô. Héro, prêtresse d'Aphrodite qui vivait dans une tour à Sestos sur la rive européenne de l'Hellespont, était aimé de Léandre, un jeune homme d'Abydos, sur la rive asiatique. Il nageait chaque nuit pour la rejoindre de l'autre côté, guidé par la lumière que Hérô allumait au sommet de sa tour. Mais lors d'un orage, la lampe s'éteint et Léandre se noie. Lorsque la mer rejette son corps le lendemain, Hérô se suicide en se jetant du haut de sa tour.

Hérô se lamentant devant le corps de Léandre, Jan Van Den Hoecke (1635-1637)

Et Pascal Quignard de conclure ainsi son chapitre :

"Emmanuèle, tu aurais dû choisir de mourir en te noyant dans cette baie.

*

Comme Leander de Marlowe, comme lord Byron quand il vint à Sestos, tu te dénuderais, tu lèverais tes bras dans la nuit, tu plongerais. Tu mourrais au pied de la tour." (p. 127)

De même, Peter Handke conclut l'histoire de son amie en racontant comment, déposée par un taxi à proximité d'un champ de ruines antiques où se trouvaient les vestiges d'un temple de Léda, après avoir plongé au fond de la mer et découvert des sarcophages d'un cimetière englouti, elle s'était assise sur le rivage :

"Et mon amie dit à mi-voix, ne s'adressant à personne en particulier, ni à elle-même : "Je n'ai jamais vécu une chose pareille. C'en est fini de moi. Je vais bientôt mourir. Aujourd'hui, c'était un jour de bonheur. Merci. Quand était-ce ? Il y a déjà longtemps. Je porte un deuil. Ah, mouvement ! Que veux-tu donc chercher ? Regarde. Il faut regarder. Douce vie. J'ai peur. Y a-t-il quelqu'un ? 
Et elle écoute sa propre voix et s'étonne de ce qui sort d'elle à travers une simple parole ainsi jetée.
Et elle souhaite périr, elle souhaite la gloire." (p. 392-393)

Et où se passent donc les deux histoires, sinon en Turquie ?

Et c'est en Turquie,  qu'on appelait Asie Mineure, que se place encore une troisième résonance stupéfiante. Des trésors que rapportait son amie, Handke dit qu'au fil des ans, "elle se mit, si possible au cours même du voyage, à les rapporter à leur place, comme maintenant, dans son entreprise au sud de la Turquie, la borne de route ou de stade antique péniblement déterrée à Ephèse et roulée ensuite pendant des heures et des heures, avec les mains et avec les pieds, et où était inscrit un fragment d'Héraclite : " L'essence de chaque jour est une seule et même", et dont il lui sembla , lorsque l'environnement est changé, qu'il ne s'agissait que d'un accessoire de théâtre." (p. 368-369)

Dans le chapitre XXVI, Les civelles, qui précède immédiatement le chapitre consacré à Emmanuèle Bernheim, Pascal Quignard cite lui aussi un fragment d'Héraclite : "Sea, See, Seele. Mer et âme. / Héraclite disait : C'est la mort pour les âmes - devenir eau." (p. 105) et, à la page suivante, on peut lire ceci :

"La mer peut être dite le fleuve du "même" où tous les fleuves s'engloutissent, où ils se perdent, tandis que le fleuve, qui a une direction, qui va de l'amont vers l'aval, n'est jamais le même, n'est jamais la mer où il vient pourtant se fondre, puisqu'il ne repasse jamais dans ce passer qui en connaît que son élan, que son écoulement.
Mouvement d'une perte infinie.
C'est le Caystre à Ephèse."

Le Caystre du grec ancien Καϋστρίος / Kaüstríosfleuve côtier de l'antique Lydie et de l'actuelle province d'Izmir, en Turquie. Vénéré par les Grecs comme un dieu, cité par Homère dans le livre II de l'Iliade, lorsqu'il évoque le mouvement des troupes des Achéens : " Comme l'on voit, par groupes denses, des oiseaux ailés, courlis, canards sauvages, cygnes parés d'un long cou, dans les prés d'Asias, sur les deux rives du Caÿstre, voler de-ci, de-là, en battant fièrement des ailes, et se poser avec des cris dont les prés retentissent. "


lundi 18 décembre 2023

Là où les eaux se mêlent

 I love creeks and the music they made.
And rills, in glades and meadows, before
they have a chance to become creeks.

J'aime les cours d'eau et la musique qu'ils font
Et les ruisseaux, dans les prairies et les clairières,
avant qu'ils ne deviennent rivières.

Raymond Carver, Là où les eaux se mêlent, 10/18, 1995, p. 49.

Dans La Terre habitable (La Découverte, 2023), le géochimiste Jérôme Gaillardet "montre que les vivants, les humains en particulier, n'habitent pas la Terre au sens du globe, mais une infime partie de celui-ci. Une zone comprise entre le ciel et les roches, discontinue, issue de la confrontation de l'énergie du soleil, qui active le cycle de l'eau, et de l'énergie tellurique, qui crée les reliefs. Ce n'est ni le sol traditionnel, ni les écosystèmes, ni les eaux souterraines ou les fleuves ; c'est tout à la fois." Ce "tout à la fois" est bien ce qui rend la lecture de cet essai particulièrement enrichissante, il me semble que jamais je n'ai lu quelque chose d'aussi éclairant et précis sur le fonctionnement de ce qu'on appelle la "zone critique". Bien au-delà d'une prose écologiste souvent incantatoire, il nous permet de mieux comprendre la nature des phénomènes qui se déroulent autour de nous, sous nos pieds et au-dessus de nos têtes. Il ressuscite pour cela la figure de celui qu'il juge comme un immense savant, Jacques-Joseph Ebelmen (1814-1852), polytechnicien né à Baume-les-Dames, dans le Doubs. Ebelmen montra que les roches absorbent le gaz carbonique de l'air injecté par les volcans et le transforment en une substance neutre qui s'accumule dans l'océan sous forme de roches sédimentaires. Autrement dit, l'altération des roches contribue à purifier l'air et à créer un monde vivable : "L'altération chimique d'un basalte des plateaux de la Haute-Vienne enfante le sol, mais purifie l'atmosphère du gaz que des volcans andins ou indonésiens y ont injecté. Ce mécanisme relie le local au global. Des rotations infinies relient les choses, même les plus solides en apparence. Aujourd'hui, ces cycles, sans lesquels rien ne pourrait se maintenir durablement, sont faits géochimiques, ou plus précisément biogéochimiques, car, comme Ebelmen l'avait parfaitement senti, les vivants en sont des acteurs indispensables."(p. 25-26)

Jérôme Gaillardet note que les travaux d'Ebelmen sont ensuite tombés dans l'oubli. Il faut ajouter que, pour ne rien arranger, une "fièvre cérébrale" l'emporta prématurément à trente-huit ans. Sa notice sur Wikipedia est relativement courte pour un "immense savant". On y trouve néanmoins un lien intéressant vers un article de Anne-Sophie Boutaud, « Comment la carotte a révolutionné la climatologie », publié le 11 mars 2020 sur lejournal.cnrs.fr. Entretien avec le glaciologue Jean-Robert Petit (eh oui, encore un glaciologue), qui dit d'emblée que  "le CO2 atmosphérique ait pu changer au cours des temps était déjà une hypothèse ancienne. Dès 1845, c’est un géologue français, Jacques Joseph Ebelmen, qui formule l’idée que les variations du CO2 atmosphérique peuvent induire des modifications de température à la surface de la Terre. Au tout début du XXe siècle, le chimiste suédois Svante Arrhenius va théoriser l’effet de serre, celui-ci pouvant être la cause des glaciations." (C'est moi qui souligne)

Ebelmen est tout de même l'un des 72 savants dont le nom est apposé sur la tour Eiffel.

Chimie, céramique, géologie, métallurgie / J.-J. Ebelmen,... ; revu et corrigé par M. Salvétat,... ; suivi d'une notice sur la vie et les travaux de l'auteur par M. E. Chevreul,..., Paris, 1861 (Mus'X, Musée de l'Ecole polytechnique)

Parlant des cycles, Jérôme Gaillardet désigne la paresse comme l'un de leurs traits de caractère. Quand l'eau est rétive à changer de forme, à se faire par exemple solide ou vapeur, alors un réservoir se constitue : "Le caractère récalcitrant de certains passages des cycles en fixe le rythme général, à l'image de l'embouteillage qui ralentit le trafic." Il use alors d'une comparaison littéraire surprenante : "Plus poétiquement, on peut voir un réservoir  comme ce que Virginia Woolf appelle un "moment d'être" ou, comme l'ajoute la philosophe et historienne des sciences Bernadette Bensaude-Vincent "un présent, un maintenant, pris dans le devenir" sur pause dans le flux laminaire du temps qui s'écoule." (p. 133)*
Qu'un essai scientifique cite Virginia Woolf est déjà hors du commun (je suis bien certain qu'on pourrait en dépouiller des dizaines et des dizaines sans jamais plus la rencontrer), mais ce qui me stupéfia quand je découvris cette page c'est que le texte invoqué était précisément celui que j'avais cité le 11 octobre dernier dans l'article Sur le rebord du monde : Instants de vie, publié chez Stock en 1977. Et si je l'avais cité, c'est parce qu'il en était fait mention dans Triste tigre, le bouleversant récit de Neige Sinno, qui obtiendra peu après plusieurs prix littéraires dont le prix Femina. On sait que l'inceste que l'autrice a subi de la part de son beau-père de 7 à 14 ans est au coeur du livre, qui dialogue par ailleurs avec d'autres oeuvres ayant trait ou non aux violences sexuelles. Et parmi celles-ci, Instants de vie, où Virginia Woolf raconte comment elle a été abusée par son demi-frère Gérard.

Et bien entendu, ce n'est pas cet événement de l'enfance de Virginia auquel fait allusion Jérôme Gaillardet, mais il se trouve que le passage où elle parle des moments d'être est située deux pages plus loin, dans un passage qu'elle qualifie par ailleurs de digression : 
"Souvent, en travaillant à mes prétendus romans, j'ai été déconcertée par ce même problème, c'est-à-dire comment décrire ce que, dans ma sténo personnelle, j'appelle le "non-être". Chaque jour contient beaucoup plus de non-être que d'être.. Par exemple, il se trouve que hier, mardi 18 avril, a été une bonne journée ; au-dessus de la moyenne en "être". Il faisait beau ; j'ai pris plaisir à écrire ces premières pages, j'avais l'esprit débarrassé de la tension d'écrire sur Roger ;  je suis allée me promener sur le Mount Misery et au bord de la rivière et, sauf que la mer s'était retirée, le paysage, que j'observe toujours très attentivement, était coloré et volé comme je l'aime. Les saules, je m'en souviens, étaient tout empanachés, vert doux et violet sur le bleu. J'ai lu aussi Chaucer avec plaisir ;  et j'ai commencé un livre - les Mémoires de Madame de La Fayette - qui m'a intéressée. Ces trois moments de l'être distincts furent cependant noyés dans des moments du non-être beaucoup plus nombreux." (p. 110, c'est moi qui souligne)

Pour Virginia Woolf, le problème du romancier est de rendre compte de ces deux sortes d'être : "Je crois que Jane Austen y arrive ;  et Trollope ;  peut-être Thackeray ;  et Dickens et Tolstoï. Moi, je n'ai jamais été capable de rendre les deux. J'ai essayé - dans Night and Day et dans Les années. "


"Dans un monde parfait, poursuit le géochimiste, le cycle de l'eau  est une suite de réservoirs reliés par des flux d'eau, de vapeur ou d'argile, à la manière d'un collier de perles." Le réservoir ne relèverait-il pas plutôt du non-être que de l'être, en termes woolfiens ? Les moments que l'écrivain désigne comme des moments d'être sont ceux où elle est en mouvement, mue par une pensée ou un plaisir, en somme des moments de flux opposés aux moments que l'on ne vit pas consciemment, où l'agrément est "noyé dans une sorte d'ouate indéfinissable".  Quand la vie se fera trop dure, c'est bien vers le flux de la rivière Ouse qu'elle ira, elle, se noyer, les poches pleines de cailloux.

Le deuxième chapitre de La Terre habitable se nomme Faire parler les fleuves, et relate l'expédition de l'auteur, avec toute une équipe, sur le fleuve Amazone, à la recherche des "traces des réactions chimiques découvertes par Ebelmen, cet illustre savant qui avait compris que les roches respirent, que des cycles globaux de la matière, indiscernables mais partout autour de nous, maintiennent durablement la vie sur la Terre." (p. 36)

Et je m'avisai alors qu'un autre livre où je grapillai chaque jour quelques pages résonnait merveilleusement avec cette quête des scientifiques sur les eaux troubles du grand fleuve. C'était un autre livre de Courbevoie, venu en même temps que le Woolf, un recueil de poèmes de Raymond Carver, Là où les eaux se mêlent. Avec ce très beau poème que j'ai cité déjà en exergue, et où l'on trouve aussi ces vers :

"Can anything be more beautiful than a spring ?
But the big streams have my heart too.
And the places streams flow into rivers.
The open mouths of rivers were they join the sea.
The places where water comes together
with other water."**



_________________

* Bernadette Bensaude-Vincent, Temps-paysage. Pour une biologie des crises, Le Pommier, Paris, 2021.

**

Qu'y a-t-il de plus merveilleux qu'une source ?
Mais tout mon amour va aussi aux torrents.
Et les endroits où ils se jettent dans les rivières.
Les bouches ouvertes des fleuves
quand ils rejoignent la mer.
Là où les eaux se mêlent.

jeudi 14 décembre 2023

Je cherche le visage que tu avais avant que le monde ne soit créé

J'ai terminé l'article précédent Fante/Dante sur cette coïncidence spatiale : l'évocation du lac gelé, le Cocyte infernal de la fin de l'Enfer de Dante jouxtant l'annonce d'un billet de la revue en ligne Terrestres consacré à un livre sur les glaciers. J'avais cité un passage de l'auteur, Jean-François Delhom, photographe,  philosophe et glacio-spéléologue, où l'on pouvait lire ceci : "Je ne m’intéresse pas aux panoramas, situations panoptiques où le point-de-vue est le même pour tous ceux qui viennent occuper ce centre, quelques fois standardisé par une table d’orientation, ou marqué du symbole « protecteur » du drapeau ou de la croix. Je m’intéresse à cette aptitude qu’est le regard, lequel requiert tantôt que l’on s’approche, tantôt que l’on prenne du recul, rarement que l’on surplombe." Ces mots sonnaient de façon familière à mes oreilles, j'avais en somme déjà entendu ça quelque part, et ce quelque part je sus vite où il se tenait : au sein de Mon année dans la baie de Personne, le grand oeuvre de Peter Handke, que j'ai évoqué dans Nés un 6 décembre. Je retrouvai rapidement le passage précis qui m'importait :

"Depuis mes années passées dans les vignobles, d'où l'on voyait Vienne, les collines de la forêt viennoise et la plaine pannonienne qui s'étendait à l'infini, j'avais gardé un sentiment de malaise devant tout panorama, tout belvédère (la rue où j'étais locataire à Sievering s'appelait d'ailleurs "Bellevue"). Parfois, quand je restais longtemps à regarder ce spectacle, je partageais, toutes à la fois, les souffrances, les crispations et les agonies qui avaient lieu au-dessous, dans les chambres de l'hôpital, et je comprenais ce voisin qui, durant les mois d'hiver, voyait dans les rangées des vignes nues montant et descendant devant sa baie panoramique les croix d'un cimetière (...). (p. 186)

Les panoramas sont tellement choses courues, qu'il est singulier de rencontrer presque dans le même moment deux contempteurs du phénomène. En définitive, c'est Fante/Dante/Handke qui aurait dû faire titre, fameux tiercé. Les choses auraient pu s'arrêter là, mais le lendemain matin l'attracteur étrange ne laissa aucun répit. Ce fut tout d'abord cette émission nullement cherchée mais qui s'afficha à l'instant exact où j'allumai la télévision le 11 décembre : 


L'empreinte des glaciers : ce que montrait le documentaire de Michael et Rita Schlamberger, je le retrouvais le même jour dans l'entretien publié dans Télérama avec le géochimiste Jérôme Gaillardet. Pas un inconnu pour moi, car j'avais lu son formidable essai, La Terre habitable ou l'épopée de la zone critique fin octobre (et j'avais d'ailleurs prévu dès ce moment-là de lui consacrer un article). Ce qui m'avait diablement passionné dans son approche c'est tout d'abord une définition renouvelée du "vivant", qu'il reprend dans l'entretien : "L’écologie se focalise sur les vivants, on parle d’ailleurs beaucoup des « penseurs du vivant », alors que nous devons penser un tout, un système-Terre où s’associent des vivants et des non-vivants. Et qu’entend-on, au juste, par « vivants » ? Pour moi, les roches sont vivantes. Elles sont animées, elles se forment et se déforment. Elles respirent non pas de l’oxygène mais du gaz carbonique, comme l’a montré un immense savant, Jacques-Joseph Ebelmen (1814-1852). C’est l’une des transformations majeures qui rendent la Terre vivable : les roches de la croûte terrestre absorbent le CO2 de l’air que les volcans y injectent et le transforment, sous forme de roches sédimentaires. Les falaises du Vercors, ou les calcaires avec lesquels sont construits les plus beaux bâtiments de Paris, contiennent un air atmosphérique que nos lointains ancêtres, primates, dinosaures, ont respiré… L’altération des roches purifie l’air des rejets volcaniques mais elle donne aussi naissance à la poussière, à l’argile de nos terres. Et cette transformation libère les nutriments chimiques sans lesquels nous ne pourrions vivre — calcium, potassium, phosphore, etc."

Et, un peu plus loin, à cette remarque du journaliste :  "Un fleuve est une montagne en mouvement, écrivez-vous…" Il répond"Cette image m’est venue lors d’une visite à la Fondation Luma, à Arles [composée d’usines ferroviaires rénovées et d’une tour conçue par l’architecte Frank Gehry, ndlr]. Dans les anciennes halles SNCF, le sol est fait de terre battue. J’étais avec l’anthropologue et philosophe Bruno Latour, à qui j’ai dit : « Ce sol, ce sont des poussières glaciaires, provenant des Alpes et apportées par le Rhône. » Un géologue qui a l’œil entraîné reconnaît immédiatement un matériau produit par des glaciers : c’est très fin, semblable à de la farine. Les glaciers sont un des meilleurs agents de broyage, rien ne leur résiste ! Quand on étudie l’Amazone par exemple, on voit que 90 % des sédiments transportés par le fleuve vers l’Atlantique proviennent des volcans de la cordillère des Andes, de l’usure des montagnes, à des milliers de kilomètres. Lorsqu’on marche dans la boue du delta, on piétine les Andes pulvérisées. "(C'est moi qui souligne)


Le jour suivant, le 12 décembre, le nouveau numéro de Télérama s'ouvrait avec un entretien avec la glaciologue Heïdi Sevestre. Où l'on peut lire notamment ceci :

"En quoi les glaciers sont-ils indispensables à la vie sur Terre ? 

Aux yeux des scientifiques, ce sont des baromètres du climat. En voir un reculer, ce n’est jamais de bon augure. Cela veut dire que quelque chose cloche au niveau des températures et des précipitations. Mais ils ont aussi une autre fonction : ce sont parmi les meilleurs châteaux d’eau sur Terre. Pendant la saison chaude, leur fonte donne de l’eau douce qui nous est fournie gratuitement. C’est quand même magique ! On utilise ces sources pour produire de l’électricité ou pour irriguer les champs. Pensons au Rhône, par exemple, qui est alimenté par des glaciers. Ce fleuve dessert le plus grand bassin agricole en France et refroidit les centrales nucléaires installées dans la vallée."


Des panoramas à Télérama, en quelques heures les glaciers avaient donc envahi mon champ de perception. Le Los Angeles poussiéreux et miséreux de John Fante m'avait reconduit à Dante et fait bifurquer sur Peter Handke. En poursuivant la lecture d'Une année dans la baie de Personne, je découvris que cette dérive avait des soubassements profonds. Handke consacre en effet de nombreuses pages à décrire son attirance progressive pour la banlieue parisienne, une attirance qui va bien au-delà d'un simple penchant sociologique, historique ou culturel, elle prend ancrage dans la matière même de ses sols : "Je lus les divers historiques de l'endroit et me procurai - mais il me fallut pour cela aller à l'Institut géographique national, à Paris - une carte géologique de la région, pour avoir présente à l'esprit, couche par couche, la base sur laquelle je me mouvais. " (p. 208) On ne s'étonnera pas dès lors de voir l'écrivain attentif à la couleur des crépis des maisons, à leur texture, à leur grain : "Plus je m'approchais des pierres de la maison de banlieue et les observais, les touchant souvent du nez, plus devenait tangible pour moi, dans ce seul objet, une planète entière, comme très longtemps auparavant dans une goutte de pluie sur la poussière jaune-brun-gris-blanc d'un chemin, qui dans mon enfance m'avait ouvert le monde pour la première fois. Et ce n'était pas une planète étrangère, mais celle d'ici, la Terre, et elle était parfaitement paisible." (p. 209-210)

On pourrait mettre pratiquement en parallèle les paroles du géochimiste avec les écrits de l'auteur :

Jérôme Gaillardet : "Si on regarde la Lune avec des jumelles, on voit qu’elle est recouverte de cratères, trace des météorites qui lui sont tombées dessus. La Terre a connu les mêmes chocs. Simplement, elle a tout nettoyé, grâce à des mécanismes de réparation. Comme notre peau régénère ses cicatrices, la « peau » de la Terre se refait constamment. Cette notion de cyclicité est consubstantielle à la zone critique : celle-ci n’est pas un objet statique mais fondamentalement dynamique, sans cesse en train d’être construit et déconstruit."

Peter Handke : "De la même façon se creusait maintenant dans la pierre de construction un cratère, frais au toucher du bout du doigt, des arêtes pointaient, l'observateur, en se déplaçant au-dessus de la seule distance de ses cils, lorsque roulaient de manière à peine perceptible les particules emportées par les intempéries, était inondé par un sentiment de protection, la lueur pleine de sens caché aux renfoncements qui bordaient les chemins creux du pays natal reprenait vie.
Cette Terre en miniature avait aussi la particularité, à l'observation, de se révéler peuplée, même si ce n'était que par des animalcules gros comme une tête d'épingle, suspendus là à un fil depuis une falaise, sur la pente opposée, au-delà des sept montagnes, tous deux rappelant Robinson et vendredi." (p. 210)

Ce texte de 1994, qui ne sacrifiait rien à l'actualité de l'époque, se révèle étonnamment contemporain par son attention à la complexion même des choses. A aucun moment, il ne revendique une quelconque scientificité, ou même une sensibilité qu'on pourrait qualifier d'écologique, mais il parvient tout de même à susciter des échos troublants en ce temps où l'habitabilité de la Terre est remise en question. On voit le narrateur délaisser les chroniques et les histoires locales, ne se satisfaisant pas, écrit-il, de ce qui n'était qu'intéressant ou digne d'être su : "Au contraire, j'étais réchauffé par l'étude des formes minérales et de leur interaction, pas seulement celles de l'endroit, pour lesquelles je n'vais le plus souvent aucun mal à suivre quand le manuel ne consistait qu'en mots clefs, sans phrases complètes. Les gorges de montagne, les terrasses de rivières, les dunes mobiles se transformèrent ainsi en images vivantes. Leur compréhension me libérait de toutes mes fatigues, je sentais en moi une conscience très claire, comme cela n'avait peut-être été le cas jusque-là que dans l'étude du droit romain, je me sentais incorporé à la planète et inversement." (p. 231, c'est moi qui souligne)

Peter Handke

Et l'on retrouve même le glacier un peu plus loin, dans cette partie qu'il nomme Histoire du chanteur :

"A la vue des terrasses étagées dans la région rocheuse se transmirent à lui les secousses avec lesquelles le glacier s'en était retiré jadis, jusqu'à disparaître complètement, tant étaient basses les montagnes d'Ecosse. Tout cela s'était produit de manière invisible. Mais il fallait bien que quelqu'un l'ait vu, de ses yeux, cela se sentait encore ? De quelle sorte d'yeux ? Une de ses chansons s'appelait "Je cherche le visage que tu avais avant que le monde ne soit créé." (p. 310-311)

mardi 12 décembre 2023

Fante/Dante

"Jusqu'à ce que l'enfer se mette à geler j'attendrai ; jusqu'à ce que Dieu me foudroie."

John Fante, Demande à la poussière, 10/18, 1986, p. 34


Relisant Demande à la poussière sous l'angle des références religieuses qui parcourent son second chapitre, je ne m'attendais pas à retrouver Dante et sa Divine Comédie. A vrai dire, je ne suis pas certain que Fante lui-même ait consciemment voulu cette connexion. L'imagerie traditionnelle de l'enfer étant plutôt associée à une rôtissoire, Bandini, son narrateur, doit signifier simplement par là qu'il est prêt à attendre un temps indéfini. Cependant il ajoute "jusqu'à ce que Dieu me foudroie". Et là on peut se remettre à douter. Car qui trouvons-nous au neuvième cercle de l'enfer, bloqué dans le lac gelé ? Lucifer, l'ange rebelle déchu, précipité par Dieu dans l'abîme, ainsi que Luc le rapporte dans son évangile : soixante-dix disciples reviennent vers Jésus avec joie en disant : "Seigneur, même les démons sont sous nos ordres, en votre nom." "Et il leur dit :/ Moi, je fixais le Satan, l'Adversaire /comme un éclair tombé du ciel."(10, 18)

La chute de Lucifer, Gustave Doré

Le lac gelé se nomme Cocyte. Déjà dans la mythologie grecque, le Cocyte est un fleuve des Enfers, affluent de l'Achéron ou du Styx selon les versions. Son nom en grec ancien est Κωκυτός / Kôkytós, « qui naît des larmes », car il est alimenté par les larmes des damnés. Il est intéressant de retrouver ce thème des larmes abordé à l'article précédent avec les larmes du Christ. Le texte de Dante y fait allusion à plusieurs reprises.

« Dites-moi, vous qui serrez si fort vos poitrines »,
leur dis-je, « qui êtes-vous ? » Ils tournèrent le cou ;
et quand ils eurent redressé leurs visages,
leurs yeux, qui n’étaient mouillés qu’au-dedans,
ruisselèrent sur leurs lèvres ; le gel durcit
les pleurs entre eux, et les referma. (Enfer. 32, 43-48)



Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer, 1861, Gustave Doré, Huile sur toile, 3,15 x 4,50 m, Bourg-en-Bresse, Musée du monastère royal de Brou

Dante et Virgile parviennent au fond de l'entonnoir infernal, au centre de la terre, et devant eux se présente Lucifer, gigantesque et horrible, porteur de trois têtes et de deux grandes ailes sous chacune des têtes produisant un vent glacé. "Lucifer, écrit Jacqueline Risset (dans son Dante écrivain ou l'intelletto d'amore), est vraiment un moulin à vent, à la fonction réfrigérante. Les six yeux produisent des larmes, qui coulent le long du corps, mélangées à la bave sanguinolente qui sort des trois bouches, occupées à dévorer chacun un damné : ce liquide est aussitôt gelé par le vent des ailes, et va former la glace qui tapisse l'Enfer."



 Vincenzo La Bella - La Divina Commedia : novamente illustrata da artisti italiani, Florence, Alinari, 1902-1903, p. 132. Université de Montréal, Bibliothèque des livres rares et collections spéciales, Collection générale, PQ 4302 F02 1902


"Production mécanique, répétitive, poursuit Jacqueline Risset (les larmes de Lucifer sont parodies de vraies larmes ;  sécrétions corporelles incontrôlées, elles indiquent la qualité inconsciente et paralysée du désespoir de l'Ange tombé), elles contribuent, par ce cycle qu'elles alimentent, à une définition du mal comme activité industrielle dans l'acception de répétitivité immuable, et morte (antithèse de la joyeuse créativité naissante qui préside à l'animation divine du Paradis)."

Pour en finir (provisoirement, je ne suis pas encore au bout du second chapitre du roman de Fante), l'attracteur étrange avait placé la fin de l'article précédent en regard d'un site de la colonne Autres sentes, dont le nom ne pouvait pas mieux s'inscrire dans la perspective de l'Enfer glacial :




L'article de la revue Terrestres intitulé La chair des glaciers est signé par Jean-François Delhom, auteur d'un livre  Glace : dans le ventre des glaciers,  aux Éditions Favre, 2023, dont des extraits sont ensuite donnés, accompagnés de quelques très belles photographies.
"Je ne m’intéresse pas aux panoramas, situations panoptiques où le point-de-vue est le même pour tous ceux qui viennent occuper ce centre, quelques fois standardisé par une table d’orientation, ou marqué du symbole « protecteur » du drapeau ou de la croix. Je m’intéresse à cette aptitude qu’est le regard, lequel requiert tantôt que l’on s’approche, tantôt que l’on prenne du recul, rarement que l’on surplombe. J’aime pouvoir faire demi-tour, changer de programme. Ma destination n’est pas un but mais un prétexte. Je n’ai pas besoin d’atteindre ma cible, je n’ai pas de cible. Je suis celui qui louvoie, je suis celui qui s’attarde."

            Léonard Cornuz dans le “moulin principal” du Glacier de la Plaine Morte. 29 novembre 2020.

 

dimanche 10 décembre 2023

Demande à la poussière

"Agitant à peine l'air léger, de son aile et de sa voix, l'ange la salue pleine de grâce avant que ne vienne le verbe. Avant de la bénir, avant de la bien dire, au moment de la dire, l'envoyé la trouve occupée, saturée par la grâce. Ensuite seulement, le Seigneur s'approche d'elle, réside avec elle. Avant qu'elle n'ait conçu, avant que le verbe ne vienne en elle, avant le langage et le concept, avant la virginité sans tache requise par le verbe et produite par lui, elle, la chair, elle, la mère, elle, la femme, elle, la sensibilité corporelle, vivait pleine de grâce."

Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, 1985, p. 219.

Après avoir dérivé sur Booz endormi, il me faut revenir à Michel Serres, à cette invocation de Marie pleine de grâce, à cette anaphore qui ne cesse de retentir dans ce livre de philosophie qui dédaigne de prendre allure de traité (il n'est que de voir la table des matières, nulle numération, nul chapitrage, mais quatre parties comme évangiles, VOILES/BOITES/TABLES/VISITE, sans doute pas par hasard quatre mots de six lettres, et puis une cinquième partie, détachée des autres : JOIE. La citation en exergue provient de TABLES, partie elle-même divisée en cinq : ESPRITS ANIMAUX - MEMOIRE - STATUE - MORT  - NAISSANCE). 

Mais si je reviens à Serres, c'est pour bifurquer à nouveau, car loin de vouloir entrer en discussion philosophique avec son texte - ce dont je me sens bien incapable - c'est d'accueillir un autre récit, j'ai hésité à dire "un autre poème", qui est mon souci. Dicté par les circonstances, parce que cela m'est advenu dans le même temps. Je vais dissiper rapidement cette obscurité. Il se trouve que j'interviens à la centrale de Saint-Maur, en qualité de bénévole (j'ai évoqué cela dans Maillage d'une étrange logique), et qu'en compagnie de celui qui pilote notre groupe nous nous y rendons depuis plusieurs semaines pour lire un roman à voix haute avec des détenus volontaires. Nous leur en avions proposé deux et c'est Demande à la poussière, de John Fante, qu'ils avaient choisi. Ce roman publié en 1939, je l'avais lu en août 1996, en avais gardé un très bon souvenir (il était préfacé par Charles Bukowski, qui défrayait la chronique à l'époque, ce qui m'avait peut-être mené à Fante), mais le détail s'était largement effrité avec les années. C'était donc pour moi comme une redécouverte.

Or le deuxième chapitre, lu dans la petite pièce austère de la prison, dans le même temps où je replongeais dans l'oeuvre de Michel Serres, me frappa par ses résonances. Le narrateur, une sorte de double de Fante lui-même dénommé Arturo Bandini, vient de débarquer à Los Angeles, bien décidé à s'y affirmer comme écrivain. Reste que pour l'instant c'est plutôt la misère, et il est bien heureux de recevoir dix dollars de la part de sa mère restée dans le Colorado. Une aubaine pour lui qui est en retard de paiement de loyer et qui surtout rêve d'avoir une expérience avec une femme : "J'ai vingt ans, j'ai l'âge de raison, j'ai le droit d'aller écumer les rues en bas pour me chercher une femme. Mon âme est-elle déjà salie, devrais-je rebrousser chemin, un ange veille-t-il sur moi, les prières de ma mère dissipent-elles mes craintes, les prières de ma mère me tapent-elles sur les nerfs ? " Rien que ce petit passage montre les affres que traverse Bandini, le débat intérieur auquel il est sujet, le mélange d'arrogance et de crainte qui le caractérise. Un souvenir plus ancien lui remonte en mémoire, où déjà s'illustrait le combat entre ses désirs charnels et son éducation catholique de fils d'immigré italien : "Une fois, à Denver, il y a eu un soir tout pareil, sauf qu'à Denver je n'étais pas encore auteur ; mais j'étais dans une chambre comme celle-ci, à faire des plans dans le même genre, un vrai désastre d'ailleurs, parce que tout le temps que j'ai passé dans cette autre chambre je n'ai pas cessé une seconde de penser à la Sainte Vierge, vous savez, tu ne commettras point l'adultère et tout ça, et la pauvre fille avait beau se donner beaucoup de mal, à la fin elle secouait la tête tristement et j'ai dû arrêter les frais, mais ça c'était il y a longtemps et ce soir ça ne va pas se passer comme ça."

Et voilà qu'il enjambe la fenêtre de sa chambre d'hôtel et remonte jusqu'en haut de ce quartier de mouise de Bunker Hill, où la poussière "joue les marchands de sable". Il sait qu'il est pauvre et que s'il a fui sa ville natale c'est qu'il espère devenir riche en écrivant un livre, et obtenir enfin l'estime de ceux qui le méprisaient, mais il se flagelle lui-même en pensée, et l'image religieuse est aussitôt convoquée : "T'es un lâche, Bandini, un traître à ton âme, un menteur dégonflé devant ton Christ en larmes. C'est pour ça que tu écris, et c'est pour ça qu'il serait nettement préférable que tu crèves."

Un menteur dégonflé devant ton Christ en larmes : le fragment mérite peut-être qu'on s'y attarde deux secondes. A quel épisode fait-il ici allusion ? Celui décrit dans l'épître aux Hébreux (5, 7) où Jésus se retire dans le jardin des Oliviers après la Cène et verse des larmes de douleur en pensant à la Passion prochaine ? Mais précisément, il est dit que Jésus se retire, il est seul alors et nul menteur dégonflé n'assiste à sa souffrance. Est-ce alors ce moment avant la résurrection de Lazare, où Jésus voit Marthe et les Judéens pleurer, et où ce qui suit est le verset le plus court du Nouveau Testament : Jésus pleure (11, 35) ? Je penche plutôt pour le troisième épisode, narré par Luc (19, 41) : près du mont des Oliviers, à l'entrée de Jérusalem : "Et il approche, il voit la ville. /Il pleure sur elle./ Disant : /Ah, si tu avais connu en ce temps décisif, toi aussi, les préludes à la paix !/Mais aujourd'hui ils sont cachés à tes yeux."(Traduction de Frédéric Boyer) Los Angeles, la cité des Anges, n'est-elle pas comme une Jérusalem moderne, ville pécheresse qui périra de ses fautes ?

La déambulation nocturne et solitaire de Bandini, encombrée de rêveries avantageuses, le conduit au quartier mexicain, "malade mais sans avoir mal". Et il "tombe sur l'église Notre-Dame". Il tombe, notez bien, comme par hasard, assurant n'y rentrer que "par raisons sentimentales" car, on ne la lui fait pas, il n'a pas lu Lénine mais la religion comme opium du peuple, il connait, il est athée, lui qui vous cause, il a lu l'Antéchrist, oeuvre capitale (et l'un des détenus, homme cultivé, de préciser alors qu'elle est de Nietzsche), il ouvre l'énorme porte et note tout de suite "la lumière éternelle, rouge-sang et cafouilleuse à cause d'un mauvais contact" et les "ombres cramoisies" qu'elle fait "sur un silence de près de deux mille ans". Il se fend d'une prière, "pour raisons sentimentales uniquement", une simple proposition à Dieu Tout-Puissant : "Vous faites de moi un grand écrivain, je rejoins le sein de l'Eglise. Et s'il Vous plaît, Mon Dieu, encore un petit service : faites que ma mère soit heureuse. Le Vieux je m'en fiche ; il a son vin et il a sa santé, mais ma mère se fait tellement de mourron. Amen." (Et consignant ceci, je repense à cette scène du film Alamo, dont j'ai vu la dernière heure sur C8 juste avant d'écrire cet article, et où, je rappelle pour les incultes, 187 combattants sont encerclés par les quelques 7 000 soldats mexicains du général Santa Anna, et vont se sacrifier pour la bonne cause texane :  lors de la dernière nuit, avant l'assaut terminal, une poignée de braves, sachant très bien la mort qui les attend, discutent gravement de la croyance ou non en ce Dieu Tout-Puissant).

Alamo, de John Wayne, avec Richard Widmark.

La porte de l'église tout juste refermée, un cliquetis de talons hauts retentit sur la Plaza noyée de brouillard. Une fille aborde Bandini. Il se débine (ce qui ne l'empêche pas de se fantasmer en prix Nobel relatant son expérience à un reporter, c'est très drôle mais je ne peux quand même pas tout citer). Il rebrousse chemin, aperçoit la fille parlant avec un grand Mexicain, les suit jusqu'à l'entrée de Chinatown, les regarde entrer dans un meublé, attend : "jusqu'à ce que l'enfer se mette à geler j'attendrai ; jusqu'à ce que Dieu me foudroie."(Où l'on voit que l'on ne quitte pas l'univers cultuel, et d'ailleurs cet enfer qui gèle me rappelle Dante avec son neuvième cercle où un immense lac gelé couvre le fond de l'enfer, les âmes des traîtres y sont encastrés dans la glace).

Il est trois heures du matin, attendons nous aussi le jour prochain pour finir cette petite dérive sur Fante.

mercredi 6 décembre 2023

Nés un 6 décembre

"Ce jour-là, tout s’arrêtait, y compris le temps. Le 6 décembre, jour de la Saint-Nicolas, nous attendions sa venue avec une terrible frénésie. Elle s’opérait en deux temps. La nuit, d’abord, au domicile de chaque famille. Après que nous avions déposé, avant de nous coucher, nos lettres personnalisées dans la cheminée, à côté d’un petit verre d’alcool pour lui permettre de lutter contre le froid de la nuit hivernale et d’une carotte pour son âne, il profitait de notre sommeil pour descendre secrètement y déposer ses cadeaux. Et je me souviens encore de l’émerveillement ressenti – je devais avoir 6 ou 7 ans – lorsqu’en accourant de ma chambre, l’un de ces matins enneigés, j’entendis le bourdonnement d’un petit train électrique qui faisait ses rondes devant un verre d’alcool mystérieusement avalé… [...] Mais pour moi, ce jour béni ne s’arrêtait pas là. Après la surprise du matin devant la cheminée et le cérémonial de l’école, voilà que le soir même prenait place une fête supplémentaire pour l’anniversaire de ma sœur. Fanny, c’est son prénom, est née deux ans avant moi, un 6 décembre ! Et la magie de Saint-Nicolas s’est donc accolée dès l’enfance à l’expérience de la fraternité, d’une fraternité essentielle, où, pour le dire d’un mot, j’ai fait l’expérience de la synthèse miraculeuse de l’amour et de l’amitié."

Martin Legros, La lettre de Philosophie magazine, 5 décembre 2023*

Pour Kid,


Peter Handke est né le 6 décembre 1942 à Griffen, village du sud de la Carinthie, en Autriche. Il est le fils d’une cuisinière slovène et d’un soldat allemand. Peu avant sa naissance, sa mère, dont il contera le suicide dans Le Malheur indifférent, épouse un sous-officier de la Wehrmacht, un homme alcoolique et brutal qu'il détestera.
J'ai commencé à lire Mon année dans la baie de Personne**, paru chez Gallimard en 1997. Hier, je tombai sur ce passage :
"J'ai vu ensuite en ce secteur particulier de la forêt une prairie humide, ce qu'il n'est sans doute pas - il faudrait qu'il coule de l'eau dans la dépression - et je lui ai donné le nom d'un peintre, "le pré de Poussin".
Au début, je m'y représentais encore les scènes que figurent ses tableaux : des personnages qui dansaient, deux hommes qui portaient, suspendus à un bâton allant de l'un à l'autre, des amas de grappes de raisins aussi gros qu'eux, un homme et une femme au bord d'un champ de blé estival, et tout cela sur la claire et vaste prairie au fond du creux, à laquelle cela donnait quelque chose d'un lieu de passage. " (p. 160)

 Le premier tableau évoqué ne peut être que l'Automne.

Nicolas Poussin. L’Automne ou La Grappe de raisin rapportée de la terre promise (1660-64)
Huile sur toile, 118 × 160 cm, musée du Louvre, Paris.

L'homme et la femme au bord d'un champ de blé estival sont sans aucun doute Booz et Ruth, au premier plan du tableau de L'Eté

Nicolas Poussin. L’Été ou Ruth et Booz (1660-64)
Huile sur toile, 118 × 160 cm, musée du Louvre, Paris.

Quelle étrangeté de retrouver une nouvelle fois, alors que rien ne semblait l'annoncer, mention de ce couple Ruth et Booz qui m'occupe depuis le 28 novembre, ma date anniversaire. Etrange aussi de voir associé à ce "pré de Poussin" le souvenir de bombardements, autre thème fort de ces dernières semaines :

"Mais souvent le pré de Poussin disparaît avec la lumière du matin, ou il semble à midi tellement rétréci que la crête et le creux pourraient n'être que l'un des mille cratères de bombes laissés par les raids sur Vélizy en 1944, dont les victimes sont enterrées dans le cimetière qui se trouve un peu plus haut sur le flanc, et je ne vois plus guère de Poussin, dans les buissons, que son Eurydice, au moment où elle est mordue par le serpent létal." (p. 162)

Paysage avec Orphée et Eurydice - Nicolas Poussin - Musée du Louvre


Paysage avec Orphée et Eurydice (détail)

« Il y a du cauchemar dans le plus beau rêve, et précisément parce qu'il est beau de cette façon oublieuse : comme dans le Paysage au serpent de Poussin, que j'évoquais l'autre jour, où l'on peut certes chérir ces grands horizons qui apaisent, ces constructions magnifiques, là-bas, sous les nuées paisibles de l'été qui n'a pas de fin, mais dont on ne doit pas ignorer qu'un drame s'y joue, au centre même, cette attaque de l'homme par le monstre qui matérialise l'angoisse qu'accumule tant de beauté. Oui, il faut savoir reconnaître l'omniprésence du vide, l'obsession de la mort vécue comme vide, comme néant, sans compensation, sans plénitude, dans la plénitude apparente de ces trop belles images».

Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Entretiens avec Bernard Falciola, Mercure de France (1990) pp.29-30 et 33

*

Cent un ans plus tôt que Peter Handke, le 6 décembre 1841, naissait Frédéric Bazille, à neuf heures du soir, au n°11 de la Grand'Rue,  hôtel Périer,  l'une des plus belles demeures anciennes de Montpellier. Fils de Gaston Bazille, âgé de 22 ans, et de Camille, née Vialars, qui en a vingt, tous deux appartenant à la haute bourgeoisie protestante de la ville. J'ai évoqué Bazille dans l'article précédent, et c'est tout à fait incidemment, en examinant sa biographie, que j'ai découvert sa date de naissance le 6 décembre.

Il se trouve que Michel Hilaire, le directeur du Musée Fabre de Montpellier, a écrit un texte, à l'occasion du colloque « Voyages », organisé par l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier le 22 novembre 2019, texte intitulé L’idéal classique du paysage de Poussin à Bazille. Il y écrit que "Bazille est un classique dans l’âme, capable de renouveler avec génie la grande leçon de Poussin poursuivie par Corot. Sa touche est solide, compacte, vivante, moins allusive que celle de son ami Monet. Il ne perd jamais de vue la structure interne du paysage et va à l’essentiel comme dans ses Remparts d’Aigues-Mortes (musée Fabre) qui datent du printemps 1867." Dans une lettre de 1869 à son cousin Louis Bazille, le jeune peintre affirme que pour lui "Corot est le premier des paysagistes passés et présents, et l’un des premiers peintres français.

"Cette admiration, poursuit Michel Hilaire, Bazille trouvera encore le temps de la manifester dans son ultime chef- d’œuvre réalisé durant l’été 1870, peu de temps avant son engagement pour la guerre franco-prusienne. Bazille est seul dans la propriété familiale du domaine de Méric à Montpellier. Il revisite une dernière fois les lieux de son enfance qui lui sont chers, les rives désertiques du Lez, scandées par les troncs squelettiques des peupliers blancs. La simplicité et la majesté de la composition, la fraîcheur de la vision, l’incandescence de la lumière montrent que jusqu’à la fin Bazille est soucieux de régénérer les formules héritées des grands maîtres. L’inflexion classique dans son œuvre, relevée à plusieurs reprises par les historiens d’art, est ici clairement revendiquée. Bazille, à la veille de la révolution impressionniste, invente une modernité qui lui est propre, qui clôt d’une certaine façon une tradition vieille de plusieurs siècles et jette un pont vers l’avenir en direction de Cézanne qui ambitionnait comme on sait de faire du « Poussin sur nature ».

Frédéric Bazille, Paysage au bord du-Lez, 1870, Minneapolis, Institute of Art


*

Enfin, passons de Bazille à Bartt, le 6 décembre 1968, naissait à Tours mon ami Nunki.

« Grâce à Dame tortue voici comment Nunki Bartt fut conçu «                      Poscas sur bristol

Le gaillard, quand il ne promène pas son mâtin Moon sur les rives indriennes, dessine, peint mais écrit aussi. Je ne saurais trop recommander d'aller vagabonder sur Baoubaxter, où cet ancien étudiant des Beaux-Arts, ex-marin et ex-ouvrier viticole, rimbaldien dans l'âme et walsérien dans le corps (ou bien est-ce le contraire) distille à l'alambic de ses souvenirs une littérature fantasque et intranquille.



________________________

* Un peu plus loin, dans cette lettre, Martin Legros évoque un texte de Claude Lévi-Strauss, Le père Noël supplicié, paru dans Les Temps modernes, en 1952 : "Les catholiques brûlaient alors l’effigie du Père Noël quand des intellectuels de gauche dénonçaient un mythe créé par la société de consommation. Dans une magistrale leçon d’anthropologie structurale appliquée, Lévi-Strauss démontre que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée par les adultes aux enfants, mais une forme d’échange, « le résultat d’une transaction fort onéreuse » : en comblant les enfants de leur générosité, les vivants règlent leurs comptes avec les morts !"
Claude Lévi-Strauss, soit dit en passant, né comme moi un 28 novembre (1908).

** Pour compléter l'intrication ici des dates et des thèmes, j'ajoute que ce livre m'a été prêté par Nunki le 28 novembre. Il se trouvait dans sa maison-atelier de Déols, où nous allâmes ce jour-là pour déplacer une grosse branche de noisetier que la tempête avait fait tomber dans le jardin du voisin.

lundi 4 décembre 2023

Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu

Pourquoi, alors qu'il glose sur l'Annonciation, Michel Serres glisse-t-il ce paragraphe sur Booz endormi * ? Quel rapport entre les deux scènes bibliques ? Essayons d'y voir clair.

Je suis d'accord avec Pierre Michon pour observer qu'il "n'est peut-être pas indifférent de dire le peu qui se passe dans ce poème": 
"(...) un homme dort une nuit de battage ou de moisson. Il dort à la belle étoile. C'est dans les temps bibliques. L'homme qui dort est un moissonneur et un peu plus qu'un moissonneur, le maître de la moisson, un gros propriétaire, un latifundiaire. Le grain ruisselle. Cet homme est veuf, sans enfants, très vieux, il accomplit le bout du parcours dans les formes, sans ressentiment. Il fait un rêve: il y voit, sous la forme raide d'un chêne qui lui pousse au ventre, une érection juvénile et une longue descendance très illustre. Il n'y croit pas, il sait qu'il rêve. Il a tort: pendant qu'il dort et rêve, une étrangère qu'il a embauchée comme glaneuse, une très jeune femme, s'est couchée près de lui, a dévoilé sans ambiguïté sa poitrine, et attend son bon plaisir. Les yeux ouverts sur le ciel, elle se pose une question sur l'origine de la lune.

Voilà ce que tout le monde y peut entendre: l'engrangement des blés, l'engendrement impossible mais probable, le sommeil des hommes et la veille volontaire des femmes, la lune et les étoiles dont on ne sait pas vraiment comment c'est fait."
On ne saurait s'arrêter à cette première lecture, Michon poursuit ainsi :
"On peut y entendre davantage, mais parce qu'on l'a lu par ailleurs, cela n'est pas dit dans le poème, ce sont des récits de la tribu: Booz est le dernier rejeton de la lignée d'Abraham, qui doit s'éteindre avec lui. Ce que lui offre l'étrangère, qui croit n'offrir que son corps, c'est de relancer la lignée d'Abraham, d'aider à faire venir ce pour quoi cette famille existe, de rendre possible l'Incarnation. Après le poème, après l'accouplement dans le noir, après les rimes embrassées et les corps embrassés, naîtra Obed, qui aura pour petit-fils David, roi, qui aura lui-même pour lointaine progéniture Jésus de Nazareth, qui clora une fois pour toutes la lignée d'Abraham un vendredi à trois heures de l'après-midi, – mais qu'importe la lignée d'Abraham dès lors qu'en trente-trois ans de vie on a installé l'Eternité dans le temps, l'incommensurable dans la mesure, le Créateur dans la créature, l'infigurable dans la figure, l'ineffable dans la parole, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans les yeux des hommes." (C'est moi qui souligne)
Victor Hugo relie donc l'épisode ancien à l'événement inouï de l'Incarnation : Jésus est le lointain descendant de Booz. La ligne bleue des songes porte l'horizon de la Passion. 

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.


L'été ou Ruth et Booz, Nicolas Poussin, Vers 1660-1664
Huile sur toile, 118cm X 160 cm, Louvre, Paris
 
Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une Moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

"La première strophe, écrit Sylvain Perrot dans une fine analyse du poème, nous montre une scène qu'on connaît pour un autre épisode biblique : c'est la scène de l'Annonciation. Ruth en effet est ici décrite comme les peintres de la Renaissance représentent Marie. Ce rayon inconnu évoque pour la plupart des lecteurs l'Esprit saint. Alors pourquoi Hugo exprime-t-il une réserve par ce on ne sait quel ? C'est toujours pour rendre compte de ce mystère qui enveloppe l'incarnation. Ce rayon imprègne la jeune femme. Car tout se fait sous le signe du miracle : l'apparition de Ruth est miraculeuse. Hugo prend soin de ne rien mentionner de l'histoire de Ruth avant : il y a sûrement de sa part un refus de trouver un schème de causalité. Dieu est la seule cause de ce miracle. Ruth est en attitude de soumission, conformément à l'époque qui veut que le mari est prédominant sur la femme. Elle se donne, s'offre. Quant au sein dénudé, c'est bien sûr l'annonce de la maternité. Cette strophe exprime donc le mystère de l'incarnation dans ce qu'il a à la fois de plus simple et de plus complexe. C'est le mystère de la naissance de la vie dans le corps de la femme. Ruth est donc au coeur du mystère : elle est appelée à son tour."

Le rayon inconnu : Guido da Siena, Annonciation, Princeton.

Si le titre du poème n'est jamais donné par Michel Serres, il laisse tout de même échapper un peu plus loin le nom de Ruth lors de l'évocation de Marie en une longue, très longue phrase qui réplique en somme la longue filiation généalogique de Ruth à Marie :
"Marie, fille, petite-fille, arrière-petite-fille de glaneuses, de la lignée longue de celles qui n'ont jamais participé au banquet du donné, Marie vierge fille d'Anne, accueille en son giron, d'un reste d'homme, à peine perceptible, tissu translucide et flottant, l'ange, ce qui demeure d'une chose quand elle disparaît, quand elle ne vous reste pas, donnée, un son, appel, salut, bénédiction, un aperçu évanouissant, un parfum vite oublié, une caresse si légère qu'aucun tissu n'a frémi, Marie, fille, petite-fille, arrière-petite-fille de la longue lignée des glaneuses au dos cassé derrière Ruth et ses chars écrasés de blé, accueille en son sein ce qui reste du reste du reste... du reste des rares grains de blé dans les épis quasi vides sur les chalumeaux fragiles, la semence volante, transparente, ténue, vive, infime du verbe." (p. 223-224, c'est moi qui souligne)
_________________________

* Le 29 novembre, au lendemain de la publication de l'article précédent évoquant donc Booz endormi, j'appris dans un fil d'informations qu'un tableau nommé Ruth et Booz, du peintre Charles Gleyre, avait été vendu aux enchères le 22 novembre pour 75 000 euros à la vente Artcurial. Le Musée Fabre de Montpellier a préempté le tableau. Le site Artistes d'Occitanie explique que "Montpellier s’intéressait à cette toile, car le montpelliérain Frédéric Bazille fut l’un des élèves de Charles Gleyre dans les années 1860. C’est dans l’atelier du maître que Bazille rencontra d’autres impressionnistes, notamment Monet, Renoir ou Sisley."

Charles Gleyre, Ruth et Booz, 1806

Or, il se trouve que le dernier tableau peint par Frédéric Bazille n'est autre qu'un Ruth et Booz, peint en 1870, et resté inachevé, car Bazille s'engagea le 16 août dans un régiment de zouaves, et il trouva la mort le 28 novembre de la même année,  touché au bras et au ventre à la bataille de Beaune-la-Rolande. Il n'avait que 28 ans. Le musée Fabre fit l'acquisition du tableau en 2004. 

Ruth et Booz, Frédéric Bazille, 1870, Musée Fabre 


F. Bazille, étude, Tête, bras et buste de Ruth, Fusain sur papier

Michel Hilaire, sur le site Evangile et Liberté, montre que Bazille puise son inspiration dans le poème hugolien :
"Pour planter son décor, Bazille semble suivre à la lettre le mouvement même des vers du poète. Les meules sur la gauche « qu’on eût prises pour des décombres », la silhouette rampante de Ruth, la tête relevée en direction de la « faucille d’or dans le champ des étoiles », le corps de Booz, vénérable et autonome, installé tout près du rebord de la toile au premier plan à droite : « Booz ne savait pas qu’une femme était là, / Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle. » Le coloriste hors pair de La Toilette ou de la Scène d’été renonce à tout effet de couleur pour se restreindre à une gamme sourde à peine égayée par les rehauts de blanc de la tunique de Booz. Œuvre étrange autant qu’inhabituelle, Ruth et Booz de Bazille est aussi sans doute une des œuvres où l’artiste, au soir de sa courte vie, a le plus livré de lui-même. Seul dans la propriété familiale de Méric aux portes de Montpellier, il s’abandonne, après sa vie trépidante parisienne, à la solitude et à l’introspection."

mardi 28 novembre 2023

Je te salue, pleine de grâce

"L'histoire des idées paraît aussi lente que celle des plaques géantes, sous la terre, qui avancent de quelques millimètres en quelques millénaires.
Il y va toujours du banquet, de l'amour et de la conception d'une femme pauvre."

Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, 1985, p. 222.

Le rangement d'une bibliothèque, c'est un petit bouleversement tectonique qui laisse souvent remonter des ouvrages fossilisés par l'oubli. Ainsi de l'essai Les cinq sens de Michel Serres, que j'avais acheté le 18 décembre 1985, l'année donc de sa sortie (trente-huit ans ont passé, misère), essai foisonnant, hirsute, virtuose que j'avais lu comme en apnée, ébloui par la poésie qui sourdait par tous les pores de cette prose philosophique, égaré tout aussi bien parce que nombre de passages demeuraient pour moi ésotériques. Le livre eut un succès certain, Michel Serres, avec son truculent accent du sud-ouest, sa malice, sa faconde fit le bonheur de nombre de plateaux télévisés, c'était un mixte d'Albaladejo et de Spinoza dont l'optimisme gaillard me laissait pourtant de plus en plus sceptique, surtout au moment de la petite Poucette (Le Pommier, 2012), opus beaucoup plus accessible que Les cinq sens, mais qui à mon avis sera plus rapidement obsolète, s'il ne l'est pas déjà, comme semble le suggérer Martin Legros : "Il [Michel Serres ] voyait dans cette mise à disposition du savoir et de l’information un formidable progrès qui nous dispense dorénavant de devoir calculer ou mémoriser, pour pouvoir nous concentrer sur l’essentiel : la réflexion et l’invention. Dans tous les espaces cognitifs, de l’école au Parlement en passant par le cabinet médical ou judiciaire, la présomption d’incompétence de l’usager, qui le rendait captif de ceux qui détiennent le savoir conjointement avec l’autorité, allait se retourner en présomption de compétence et vivifier la conversation démocratique. Quinze ans plus tard, c’est peu dire que l’enthousiasme et l’optimisme de Michel Serres ne sont plus de mise. L’IA s’apprête à nous remplacer dans toute une série de tâches, les profils algorithmiques nous calculent dans nos moindres faits et gestes en même temps que les réseaux sociaux pulvérisent l’espace public, avec leurs bulles informationnelles et leurs fake news." (C'est moi qui souligne)


L'autre jour, je mets donc à nouveau la main sur ce livre, et, l'ouvrant au hasard, tombe sur des pages où affleure le nom de Marie-Madeleine, celle-là même qui nourrissait mes cogitations depuis plusieurs semaines. Je n'en avais aucun souvenir de ma première lecture, en 1985, il est vrai. Là, ça tombait à pic. Je me replongeai dans ces pages fiévreuses, et retrouvais à peu près les mêmes sensations qu'en 1985, partagé entre l'éblouissement et l'incompréhension. Il faut croire que je n'ai guère fait de progrès... Je ne compte donc pas me lancer dans une explication de texte dont je serai bien incapable (et j'ai le sentiment que l'ouvrage, passé son succès initial, n'a guère été commenté et étudié), mais, plus simplement, butiner ici et là quelques phrases suggestives. Ainsi, celles qui suivent la citation que j'ai mise ici en exergue : "Je te salue, pleine de grâce./ L'ange parle de la grâce d'une femme : charme, agrément, finesse, aménité . je m'incline devant ta beauté."

C'est ni plus ni moins qu'une Annonciation que Serres ici décrit. Mais il ne le dit pas explicitement, pas plus qu'il ne donnera dans la page suivante le titre du poème qui inspire ses lignes. Voici l'extrait :

"Avant que n'advienne le verbe, la chair, de soi, regorge de grâce. Elle dort pendant la longue nuit tacite, au milieu des moissons blondes, si pleine du donné qu'elle en laisse pour les glaneuses, sommeille sous les antiques étoiles sans nom, songe en écoutant vaguement les boeufs ruminer dans le chaume craquant, revient parmi les parfums passagers d'asphodèle qu'un arbre immense sort de son ventre, dont le dernier scion se nomme le verbe. Reposant, le sein nu, près du patriarche , lui-même lourd de sommeil, elle rêve en silence d'un enfant inconcevable, au milieu de la nuit sereine aussi longue que la somme des longueurs alignées de l'enfance de tous les hommes, où le ciel éclaire à peine les ombres. La chair rêve du verbe, le langage prend racine dans les entrailles, fruit." (pp. 222-223)

Les connaisseurs du grand Victor auront reconnu Booz endormi, le plus célèbre poème de La Légende des siècles, basé sur un passage du Livre de Ruth. Donnons-le ici, sans barguigner, dans son intégralité : 


Booz s'était couché, de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire,
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blé et d'orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ;
Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril,
Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
«Laissez tomber exprès des épis,» disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière.

*

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait,
Etait encor mouillée et molle du déluge.

*

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s'étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l'âme :
«Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingts,
Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.

«Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

«Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants,
Le jour sort de la nuit comme d'une victoire ;

«Mais, vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau.»

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une Moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait pas ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lis sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire,
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une imense bonté tombait du firmament ;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous les voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté,
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.

Ruth endormie, détail d'un dessin de Victor Hugo

Merveilleux rebonds de la sérendipité : en cherchant une illustration pour le poème, je tombe sur une émission de France-Culture, de la série A voix nue, avec Pierre Michon qui s'entretient avec Colette Fellous. Quatrième rendez-vous sur cinq, qui se termine par la lecture intégrale par l'écrivain de "Booz endormi".  Très belle lecture. "C'est moi dans tous les âges", dit-il à un moment.

Dans un texte de la même année 2002, "A quoi servent les poèmes", que je lis ensuite dans une édition du journal suisse Le Temps, il raconte les deux fois où il a senti la nécessité de prier. Une première fois, alors que sa mère se mourait dans un hôpital de Guéret, une seconde fois après la naissance de sa fille :

"J'ai prié une autre fois, au mois d'octobre, quelques années plus tôt. Un enfant était né dans la nuit, je venais de rentrer chez moi au petit matin. Quelque chose me vint qui était de l'envie de prier, de clore, de m'ouvrir. Assis sur mon lit, tranquille, souriant si on souriait quand on est tout seul, j'ai dit d'un bout à l'autre à haute voix Booz endormi. Je l'ai dit comme il doit être dit, dans le calme, l'acceptation de tout, l'espérance contre toute raison, la gloire qui vient toujours.

L'Epitaphe Villon peut être dite pour une mère morte, Booz endormi peut être dit pour une fille née vivante et viable comme l'écrivent les obstétriciens dans leur rapport de routine. II y a bien peu de pièces de vers qui peuvent tenir en ces deux occasions, comme on dit que le tungstène tient dans la température du zéro absolu, sur les beaux télescopes suspendus entre terre et lune qui regardent le Big Bang. Le tungstène regarde le Big Bang. Les deux poèmes que j'ai dits regardent les cadavres, tous les cadavres parmi lesquels il y a ceux des mères, ils regardent l'âme qui se souvient de ces cadavres qu'elle a habités, d'où elle a observé le petit morceau de Big Bang à elle fugitivement dévolu; ils regardent les corps vivants, les petits enfants qui naissent, qui vieilliront et mourront. Ils les regardent, ils leur parlent, ils en parlent, cadavres, petits enfants et nous qui sommes entre les deux, comme si cadavres, petits enfants et nous c'était le même – et c'est le même. Ils rassurent le cadavre, ils assurent l'enfant sur ses jambes. Voilà sans doute la fonction de la poésie. Je n'en vois guère d'autre."
L'écrivain creusois Pierre Michon © BARLIER Bruno

L'entretien de A voix nue est daté du 28 novembre 2002, autrement dit il y a vingt-et-un ans jour pour jour. Cette coïncidence ne serait guère remarquable sauf que cette date n'est pas pour moi anodine : c'est celle de mon anniversaire. Soixante-trois ans que j'ai vu le jour à la ferme des grands-parents maternels, dans cette maison construite à la fin du XIXème par des maçons creusois dont la mémoire des lieux n'a pas gardé un seul nom.