vendredi 26 février 2021

On écrit toujours avec une main coupée

" (...) je rappelle ce que veut dire date. Étymologiquement, c'est du latin data, ce qui est donné ; mais c'est un reste d'expression, car l'expression complète, c'est littera data, lettre donnée. Il s'agit d'une expression latine assez récente, qui ne date pas de l'époque romaine mais du Moyen Age, du latin médiéval, et c'est une expression juridique, les premiers mots de la formule indiquant la date à laquelle un acte juridique, notarial ou autre, était rédigé ; ces lettres-là étaient données. Il nous reste de cela la date, mais aussi l'ombre de cette expression originaire, littera data, lettre donnée."

Hélène Cixous, Lettres de fuite, Séminaire 2001-2004, Gallimard, 2020, p.28. 

Je voudrais revenir sur cette affirmation de Victor Toubert : "Sebald entourait fréquemment les dates dans ses livres, y cherchant hasards, coïncidences, significations, construisant ses propres livres sur ces coïncidences." Il poursuit ainsi : "Muriel Pic a montré comment la place accordée aux dates, chez Sebald, ne correspond pas seulement à une obsession chronologique ou historique, mais remplit une fonction poétique, ces dates prenant le visage d’une anecdote ou d’une figure astrologique, formant la trame d’une constellation, d’un montage qui vise à dépayser le temps, à l’étrangéiser."*

Ce qui est extraordinaire, c'est que je retrouve cette interrogation sur la date dans Lettres de fuite d'Hélène Cixous. Et pas n'importe où, à la page qui suit celle de la citation de l'autre jour sur Albertine disparue. Au verso de Proust, elle dit revenir à ce 11 septembre 2001, à cette catastrophe qui vient de se produire à deux mois du présent séminaire, et pour cela prend une petite citation dans Schibboleth, le texte de Derrida, qu'elle dit être "scandé par une réflexion sur la date" : "Parle-t-on jamais d'une date ? Mais parle-t-on jamais sans parler d'une date ? D'elle et depuis elle ? [c'est une question de fond] Qu'on le veuille ou non, qu'on le sache, l'avoue, le dissimule, une parole est toujours datée." Le texte se réfère, dit-elle, à Paul Celan, puis elle prolonge par une plus longue citation, dont je redonne une partie ici :

"Dans certaines conditions, du moins, dater revient à signer. Inscrire une date, la consigner, ce n'est pas seulement signer depuis une année, un mois, un jour, autant de mots qui ponctuent le texte de Celan, mais aussi depuis un lieu. Tels poèmes sont datés de Zürich, Tübingen, Todtnauberg, Paris, Jérusalem, Lyon, Tel Aviv, Vienne, Assise, Cologne, Brest, etc. Au début ou à la fin d'une lettre, la date consigne un "maintenant" du calendrier ou de l'horloge ("alle Uhren und Kalender", seconde page du Méridien), autant que l'ici d'un pays, de la contrée, de la maison en leur nom propre. Elle marque ainsi, à la pointe du gnomon, la provenance de ce qui se trouve donné, en tout cas envoyé, et, que cela arrive ou non, destiné."

Couverture du calendrier de Kempten de W.G. Sebald, année 1993

Muriel Pic signale de son côté que l'agenda de Sebald est un calendrier de Kempten, dont une page, dit-elle, est reproduite dans Séjours à la campagne. Je crois bien qu'il s'agit là du seul livre de Sebald que je n'ai pas lu, je ne comprends d'ailleurs pas vraiment cette lacune. Par bonheur, j'en ai retrouvé sur le net un extrait, les vingt premières pages qui contiennent le début d'Une comète dans le ciel, une note d'almanach en l'honneur de l'ami rhénan, c'est-à-dire l'écrivain allemand Johann Peter Hebel.  Sebald affirme que s'il n'arrête pas de lire et de relire les histoires de "son almanach", c'est que "tout à fait incidemment" son grand-père, "dont la langue en de nombreux points rappelait celle de l’ami de la famille, avait l’habitude d’acheter à chaque nouvelle année un calendrier de Kempten où il consignait au crayon à encre les fêtes de ses parents et amis, la date de la première gelée, de la première chute de
neige, l’arrivée du foehn, les orages, la grêle ou autres phénomènes atmosphériques, et à l’occasion, sur les pages réservées aux notes personnelles, une recette pour fabriquer du vermouth ou de l’eau-de-vie de gentiane
."


 

Et, par bonheur encore, j'ai découvert grâce à cette recherche sur le calendrier de Kempten, la thèse de Victor Toubert, soutenue semble-t-il en 2019, et intitulée Entre le livre et la lampe : représentations et usages de l’érudition chez Pierre Michon, W.G. Sebald et Antonio Tabucchi. Je recherche le mot-clé Kempten dans ce vaste écrit de plus de 400 pages et je lis ceci : 

"Une très grande partie de l’intérêt de Sebald pour la nature et les sciences naturelles lui viendrait de son grand-père, que la sœur de Sebald décrit comme un « Naturphilosoph », connaissant le nom des plantes et leurs utilisations. Sebald tiendrait largement de son grand-père ses goûts pour les longues marches, pour le jardinage, pour les almanachs, pour le monde naturel, qui jouent des rôles particulièrement importants dans ses récits. Le grand-père de Sebald ne s’intéressait pas à la littérature, ne lisait pas de romans ou de pièces de théâtre, mais il utilisait un almanach imprimé à Kempten, dans lequel il notait les fêtes de ses proches, les dates importantes de l’année, les cycles de la lune, les saisons. C’est peut-être dans cette pratique de la lecture de l’almanach, qui fait aussi partie du monde paysan décrit par Pierre Michon, que l’on peut retrouver en partie l’origine de la fascination de Sebald pour les dates, et de son intérêt pour les coïncidences temporelles dont Muriel Pic a montré l’importance décisive dans la poétique de Sebald." (pp. 49-50, c'est moi qui souligne)

C'est Muriel Pic aussi qui cite page 10 de son étude sur la Politique de la mélancolie chez Sebald un extrait du dernier texte publié de son vivant, et daté, dit-elle, du 18 novembre 2001.

Or, le texte issu du séminaire d'Hélène Cixous est daté, lui, du 10 novembre 2001. Huit jours seulement séparent ces deux textes. Grande différence : L'un ouvre une œuvre tandis que l'autre la clôt.

Le titre de ce premier séminaire retranscrit dans Lettres de fuite est "On écrit toujours avec une main coupée". Ceci faisant référence à un passage de L'Origine de Thomas Bernhard, où il raconte le bombardement de Salzbourg : "Sur le chemin qui mène à la Gstättengasse, devant l'église du Bürgerspital j'avais marché sur un objet mou, je crus, en regardant cet objet, qu'il s'agissait d'une main de poupée [Puppenhand], mes camarades de classe, eux aussi, avaient cru qu'il s'agissait d'une main de poupée, mais c'était une main d'enfant [Kinderhand] arrachée à un enfant."

Or, la veille au soir, lisant le livre récupéré le jour-même à la librairie Arcanes, André Breton, 1713-1966, Des siècles boules de neige, de George Sebbag, commandé juste après avoir écrit la chronique sur Je cherche l'or du temps, je tombai devant le passage suivant, évoquant le poème Fata Morgana, écrit par Breton à Marseille, en décembre 1940, alors qu'il était en attente d'un bateau pour l'Amérique.

"Le 23 novembre 1407, à Paris, rue Barbette, à huit heures du soir, à la lueur des torches, le duc d'Orléans est assailli par une troupe. Il a la main droite tranchée qui sera ramassée le lendemain. Main gantée du funambule tenant une torche (couronnement d'Isabeau), main gantée du duc tenant un flambeau (bal des Ardents), main gantée tranchée (assassinat du duc). Breton tient à souligner cette série de trois mains gantées :

Et quelque temps après à huit heures du soir la main
On s'est toujours souvenu qu'elle jouait avec le gant
La main le gant une fois deux fois
trois fois 

Dans le collage Charles VI jouant aux cartes pendant sa folie [collage d'André Breton] se superposent le destin de Charles VI et la vie de Breton. Le comte de Foix assassine son fils. Charles VI, en raison de la maladresse de son frère, manque d'être consumé dans le buisson des Ardents, comme Yvain de Foix. Son frère, le duc d'Orléans, meurt la main tranchée." (p. 75)

La mort, c'est ce qui a frappé aussi, beaucoup trop tôt, Joseph Ponthus. L'écrivain est décédé d'un cancer à 42 ans. Il avait connu un succès foudroyant avec A la ligne, premier roman sous-titré Feuillets d'usine, où il relatait son expérience d'ouvrier intérimaire dans les usines de poissons et les abattoirs bretons. Sans presque aucune ponctuation, revenant sans cesse à la ligne, comme en un long poème dicté, disait-il, par les rythmes mêmes de l'usine, son texte rendait compte avec une puissance de marteau-pilon de la dureté de la condition ouvrière aujourd'hui encore. Ce matin cette disparition m'a saisi, j'ai réouvert le livre au hasard et l'attracteur étrange m'a fait cadeau de ces pages :

Je me souviens des doigts coupés de Raymond

Kopa à qui j'ai serré la main il y a plusieurs 

années de cela

(...)

A l'atelier où je bosse

J'en serre 

Des mains fauchées 

Au vestiaire

(...)

Et Kopa joue au ballon  en rentrant de la mine

Et j'essaie d'écrire comme Kopa jouait au ballon

Allez Raymond

Je bois un coup à la santé de tes doigts coupés

De la main coupée de Cendrars

De la tête trépanée d'Apollinaire

De mon pied sauvé par une coque de métal

Au bar des amputés des travailleurs des mineurs

et des bouchers (pp. 139-142)

Dans une intervention à la librairie Mollat, le 16 mai 2019, Joseph Ponthus avait dit que même s’il avait lu Marx et de nombreux livres sur la condition ouvrière, il ne s’inscrivait pas dans une tradition littéraire prolétarienne, se reconnaissant "plutôt dans ces écrivains partis à la guerre de 14 : Genevoix, Apollinaire, Aragon, Cendrars… Il se sent de cette filiation-là, comme ces ouvriers d’abattoir, psychologiquement meurtris, qui témoignent aller travailler comme ils vont à la guerre."


Dans la 66ème section, Joseph Ponthus écrit à sa femme Krystel :

"Mon épouse amour

Il y a ce poème d'Apollinaire aux tranchées qui 

m'obsède par sa beauté et sa justesse

(...)

Il y a Pontus de Tyard qui est mon ancêtre

et dont deux vers s'accordent si bien avec ces 

feuillets d'usine

"Qu'incessamment en toute humilité

Ma langue honore et mon esprit contemple"

(...)

Il y a le choeur final de la Passion selon Mathieu

de Bach que j'écoute en t'écrivant ces mots 

(...)

Il y a qu'il n'y aura jamais

De 

Point final

A la ligne

__________________________

* Il renvoie en note au texte de Muriel Pic, « Politique de la mélancolie chez W.G. Sebald. Résistance, achronologie et divination », p. 16-22 en particulier, inclus dans le recueil collectif qu'elle a dirigé, Politique de la mélancolie, à propos de W.G. Sebald, Les presses du réel, 2016, (livre offert pour mes 60 ans). 

lundi 22 février 2021

A travers une brèche d'incompréhension

Après quelques pas de côté, je reviens vers Jacques Austerlitz, que nous avions laissé sous les arcades du Palais-Royal en compagnie de Marie de Verneuil. Cette première rencontre ne devait pas rester sans lendemain, Austerlitz poursuit en disant que dans les semaines et les mois qui suivirent, ils allèrent souvent se promener au Luxembourg, aux Tuileries ou au Jardin des Plantes, qu'il est loin par ailleurs de porter dans son cœur, parlant de sinistre Jardin zoologique et de pitoyables débris de nature : "Pour moi,  je me rappelle seulement avoir vu dans un enclos sans herbe et poussiéreux une famille de daims se serrant, en belle entente et effarouchée à la fois, sous un râtelier à foin, et Marie qui insistait pour que je fasse une photo de ce groupe. Elle m'a dit alors une chose qui s'est ancrée dans ma mémoire, dit Austerlitz, que ces animaux enfermés et nous, le public humain qui les observons, échangeons des regards à travers une brèche d'incompréhension.

La photo est là, au bas de la page 358, reflétant bien la situation décrite dans le livre. Guère de doute qu'elle ne soit pas de Sebald lui-même. Je me suis alors posé la question de ces mots en italique : à travers une brèche d'incompréhension. Tout de suite après, Sebald passe à autre chose, mais une autre brèche s'est ouverte en moi. Pourquoi ces mots se sont-ils ancrés dans la mémoire d'Austerlitz ? J'ai lancé une recherche, qui m'a conduit vers un article de l'universitaire Victor Toubert, W.G. Sebald et Au regard du regard de John Berger : du retable d’Issenheim au regard des animaux, paru dans la revue Littérature en 2018*.


C'est tout un pan que je ne soupçonnais pas de l’œuvre de Sebald qui s'en est trouvé éclairé, à savoir l'influence exercée par le travail critique de l'historien d'art et écrivain John Berger. "La bibliothèque de Sebald, précise Toubert, que l’on peut consulter au Deutsches Literaturarchiv de Marbach, comporte les deux essais les plus connus de John Berger, Voir le voir, tiré d’une série d’émissions télévisées diffusées sur la BBC en 1972, et Au regard du regard, ainsi qu’une édition allemande de dessins et de textes de John Berger. (...) Les traces de lecture laissées par Sebald dans ses exemplaires des deux essais de John Berger nous assurent (...) qu’il a attentivement lu ces textes (...). Les relations intertextuelles entre l’œuvre de Sebald et celle de John Berger sont riches, complexes et profondes, se retrouvent d’un bout à l’autre de l’œuvre de Sebald, et permettent d’ajouter quelques points de compréhension à certaines des caractéristiques les plus importantes de son œuvre." 

Deux motifs sont retenus en priorité par Victor Toubert, qui lui semblent "singulièrement importants pour comprendre la démarche d’écriture de Sebald : le rôle particulier du retable d’Issenheim, que l’on retrouve dans un texte d’Au regard du regard et dans la première partie de D’après nature [ou Poème élémentaire, première publication littéraire de Sebald, en 1988] qui porte avec lui certaines des questions qui ne cesseront d’accompagner Sebald tout au long de son travail littéraire, comme celle de l’efficacité pratique de l’œuvre d’art, et de sa capacité à délivrer des souffrances ; et la place accordée au thème du regard des animaux, que l’on trouve également au début de Au regard du regard et en particulier dans Austerlitz."

Retable d'Issenheim, entre 1512 et 1516, Musée d'Interlinden, Colmar

Dans "
Entre deux Colmar", John Berger relate ses deux visites à l’œuvre, en 1963 et en 1973, "et la manière dont les changements politiques et sociaux de ces années ont modifié son interprétation du sens du retable. John Berger conclut son texte, écrit Toubert, en insistant sur la différence entre ces deux visions du retable, dans une phrase mélancolique : « Les dix ans d’écart ne marquent pas nécessairement un progrès ; de plusieurs points de vue, ils marquent un échec. » Il insiste sur la nécessité de prendre en compte les conditions historiques de la réception des œuvres, et sur l’idée qu’on ne peut pas sortir de l’histoire :

"Rien n’est exempté par l’histoire. La première fois que j’ai vu le Grünewald, j’étais soucieux de le situer historiquement. Dans le contexte de la religion médiévale, de la peste, de la médecine, des hôtels-Dieu. Cette fois, j’ai été forcé de me situer historiquement.
Dans une période de foi révolutionnaire, je voyais une œuvre d’art qui survivait pour témoigner d’un désespoir appartenant au passé ; dans une époque endurée avec difficulté, je vois la même œuvre ouvrant miraculeusement une brèche étroite au milieu du désespoir
." (Au regard du regard, p. 132)
Intéressant de voir dans cet extrait l'émergence de ce mot brèche. En tout cas, Toubert voit dans "cette manière de lier l’autobiographique et l’historique, cette nécessité de situer l’anecdote biographique dans des contextes historiques larges et précis", comme des fondements de l’œuvre à venir de Sebald.

Dans l’exemplaire du livre de Berger qui lui avait été offert par Philippa Comber lors des fêtes de Noël 1981, la seule trace de lecture est un cercle entourant la première date qui apparaît dans le texte, l’hiver de 1963, première visite de Berger à Colmar. "Sebald, précise Toubert,  entourait fréquemment les dates dans ses livres, y cherchant hasards, coïncidences, significations, construisant ses propres livres sur ces coïncidences."** Et il propose de regarder à quoi cette date correspond dans la biographie de Sebald, pour savoir si on y retrouve une coïncidence avec le texte de Berger :

"1963 est une année particulièrement importante dans la vie de Sebald : c’est l’année où il quitte les montagnes de sa région natale de l’Allgäu pour l’université de Fribourg, dans la forêt Noire. Cette date représente un moment d’adieu à la civilisation rurale, un moment de développement de la conscience historique qui n’est pas sans rapport avec l’expérience dont témoigne John Berger dans cet essai. C’est aussi l’année où Sebald achète ses premiers livres de Walter Benjamin, où il lit pour la première fois les philosophes critiques de l’école de Francfort ; c’est enfin une année particulière dans sa prise de conscience de l’ampleur des destructions nazies, l’année du début des procès d’Auschwitz à Francfort, qui suit le premier visionnage par Sebald des images de la libération des camps, qui marque une rupture décisive dans son existence."


Que le retable d'Issenheim soit au cœur de la première section de D'après nature n'est donc pas un hasard, et sans doute pas un hasard non plus si la troisième partie évoque les persécutions que les Juifs subirent à Francfort tout au long de l'Histoire  :

"Elle est longue, on le sait, la tradition / de la persécution des Juifs, de même / dans la ville de Francfort-sur-le-Main. / On rapporte que vers 1240, 173 d'entre eux / ont été en partie abattus, en partie / ont trouvé dans les flammes / une mort volontaire. En l'an 1349 / les frères flagellants firent un grand / massacre dans le quartier juif. (...)"

 


Le second motif retenu par Victor Toubert est donc le regard, qu'il soit regard vers l'animal, regard de l'animal, ou regard entre l'homme et l'animal : il note tout d'abord que Au regard du regard s’ouvre par un texte intitulé « Pourquoi regarder les animaux ? », abondamment souligné par Sebald, et qu'il cite en particulier dans un article de 1986 portant sur les rapports entre les animaux, les hommes et les machines chez Kafka :

"Cette zone grise entre les différentes formes de l’intelligence est la raison pour laquelle, comme l’a écrit John Berger, l’animal considère l’homme et l’homme considère l’animal « across a narrow abyss of incomprehension », et ce bien que les deux soient des parents immédiats engagés dans un même processus. [notre traduction]"***

Il note ensuite que Sebald s’affranchit ici de l’appel de notes et de la référence précise au texte de Berger, "faisant la démonstration de ce que Muriel Pic appelle son « mépris du protocole d’érudition classique »" Référence précise que voici :

"L’animal le scrute à travers un gouffre d’étroite incompréhension. C’est pourquoi l’homme réussit à surprendre l’animal. Or l’animal – même domestique – peut également surprendre l’homme. Car l’homme aussi le scrute à travers un gouffre d’incompréhension, similaire mais pas identique, et ce, où qu’il tourne les yeux. Toujours, il regarde à travers son ignorance, et parfois sa peur."****
Nous retrouverions donc bien là l'origine de la phrase d'Austerlitz : "Elle m'a dit alors une chose qui s'est ancrée dans ma mémoire, dit Austerlitz, que ces animaux enfermés et nous, le public humain qui les observons, échangeons des regards à travers une brèche d'incompréhension."

Victor Toubert écrit fort justement que "le texte de Berger sert ici ponctuellement d’appui à l’écriture de Sebald, par le biais d’une transposition fictionnelle du processus de mémorisation, qui attribue à Marie de Verneuil, que Jacques Austerlitz vient de rencontrer, cette même phrase de John Berger, traduite en français par Sebald. Comme bien d’autres lectures de Sebald, le texte de John Berger passe par ces détours, ces passages étroits de la citation sans note et sans guillemets, de la traduction libre, de la reformulation et de l’appropriation caractéristiques de son rapport avec l’écrit. Grâce à la fiction, la mémoire du texte se transforme en mémoire d’une conversation."

Il y a tout de même quelque chose de différent entre le texte de John Berger et le texte d'Austerlitz, quelque chose que l'universitaire ne relève pas. Berger parle de narrow abyss of incomprehension, qui est traduit par gouffre d’étroite incompréhension. Ce qui me semble premièrement erroné : c'est le gouffre qui est étroit (narrow abyss) et non l'incompréhension. Deuxièmement, Sebald choisit de parler de brèche et non de gouffre, et de plus il écrit cela en français. Le texte allemand dit bien  « Sie sagte damals, was mir unvergeßlich geblieben ist, sagte Austerlitz, daß die eingesperrten Tiere und wir, ihr menschliches Publikum, einander anblickten à travers une brèche d’incompréhension », W.G. Sebald, Austerlitz, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2003 [2001], p. 376. Patrick Charbonneau traduit donc en passant les mots français en italique.

Maintenant on peut se demander pourquoi le mot brèche  est préféré au mot gouffre : c'est peut-être le lieu de se souvenir que l'expression "brèche étroite" apparaissait chez John Berger dans son étude du retable de Grünewald, "la même œuvre ouvrant miraculeusement une brèche étroite au milieu du désespoir" : et j'ai envie alors de poser l'hypothèse qu'il faut peut-être lire à l'envers de ce que l'on croyait de prime abord. Et si ce qui était fissuré par l'échange de regards, c'était l'incompréhension elle-même entre l'homme et l'animal ? Et si s'ouvrait une brèche dans l'opacité des relations inter-espèces ? Quelque chose de presque animiste qui établirait un contact entre des mondes clos ?

Et je songe alors à ce récit intense de l'anthropologue Nastassja Martin, Croire aux fauves, où elle relate la rencontre avec un ours dans les montagnes du Kamchatka. J'en relis la quatrième de couverture qui, à défaut de brèche, parle d'ouvrir des failles : « Ce jour-là, le 25 août 2015, l'événement n'est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L'événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C'est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l'actuel ; le rêve qui rejoint l'incarné.»  

Et là aussi, tout s'est passé entre quatre yeux

"Je suis allée au bout de la rencontre archaïque mais je suis revenue puisque je ne suis pas morte. Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi. Enfin je crois. Quelque chose qui ressemble à moi, les traits du masque animiste en plus : je suis inside out. Le fond animiste des humains c'est le visage déformé du masque. Moitié homme, moitié phoque ; moitié homme, moitié aigle ; moitié homme, moitié loup. Moitié femme, moitié ours. Le dessous du visage, le fond humain des bêtes, c'est ce que l'ours voit dansles yeux de celui qu'il ne devait pas regarder ; c'est ce que mon ours a vu dans mes yeux. Sa part d'humanité ; le visage sous son visage." (p. 128)

 

 

_________________

* Article hélas payant.

** Une telle phrase, sous la plume d'un universitaire, est un doux miel glissant dans la gorge. Que fais-je d'autre ici que de construire sans cesse sur les coïncidences ?

*** Note 29 de Victor Toubert : W.G. Sebald, « Tiere, Menschen, Maschinen – Zu Kafka Evolutiongeschichten », Literatur und Kritik, n° 205-206, 1986, p. 198 : « Die graue Zone zwischen den verschiedenen Formen der Intelligenz ist der Grund dafür, daß, wie John Berger einmal schrieb, das Tier den Menschen und der Mensch das Tier “across a narrow abyss of incomprehension” betrachtet, und das trotz der Tatsache, daß beide unmittelbare Verwandte in ein und demselben Prozeß sind ». Cette
citation est mentionnée par Kerstin Gackle dans une intervention de 2006 dont on peut trouver
la retranscription à l’adresse suivante :
http://courses.washington.edu/sebald/Papers/KerstinspaperPDF.pdf  

 

****Note 31 de Victor Toubert : John Berger, Au regard du regard, op. cit., p. 8. Version originale, About looking, op. cit., p. 3 : « The animal scrutinises him across a narrow abyss of non-comprehension. This is why the man can surprise the animal. Yet the animal – even if domesticated – can also surprise the man. The man too is looking across a similar, but not identical, abyss of non-comprehension. And this is so wherever he looks. He is always looking across ignorance and fear. »
 

 

vendredi 19 février 2021

L' avare a toujours peur des cadeaux

 "Si Dieu existait, il serait une bibliothèque" (Umberto Eco)

Les bibliothèques encore. Hier, j'ai cité Cixous annonçant que son séminaire allait faire "des haltes assez longues dans ce texte absolument extraordinaire qu'est Albertine disparue." Or, en regard de cette page 25, la page 24 évoque ce moment, déjà annoncé dans l'extrait de Tours promises (2004) reproduit dans l'article du 9 février, Les bibliothèques ne sont pas des lieux, ce sont des corps, où elle emporte à la Bibliothèque nationale une grande partie de ses archives personnelles :

"(...) pour des raisons anecdotiques, parce que je me suis trouvée dans le cas de porter mes paperasses vers la Bibliothèque nationale, s'est tout à coup passé chez moi quelque chose d'absolument anormal - je pourrais être balzacienne dans ce domaine et écrire un récit, qui serait terrifiant - et qui concerne les caisses mortes, ou plutôt dormantes et dormeuses, qui sont par exemple des caisses de vin ou des cartons quelconques, tout ce qu'il y a de plus banal ou quotidien, dans lesquelles j'ai pendant des années jeté des restes de tous ordres en provenance de la navette du vivant. Cela va du plus banal au plus intime : aussi bien des carnets de chèques que des traces de manuscrit, ou de la correspondance  telle qu'elle traverse notre existence (...). Du coup, ces cartons qui étaient inoffensifs et qui dormaient sont devenus très offensants et très offensifs, comme une maladie qui aurait été latente et qui se mettrait brusquement à s'animer, à se réactiver, à puruler. Ces choses avec lesquelles jamais je n'aurais dû être en contact de mon vivant sont revenues, ou plutôt viennent de force, car je ne peux pas les laisser partir sans y avoir jeté un coup d’œil, pour la bonne raison qu'il y a des choses là-dedans qui ne doivent pas, qui ne peuvent pas être livrées à une publication. Et donc, par un accident incroyable, je suis confrontée - et c'est une confrontation extrêmement violente - avec ce que j'avais oublié. Ce sont des caisses pleines d'oubli ; et si je les avais oubliées, c'est que j'avais mes raisons. L'oubli a une fonction de survie : si on n'oubliait pas, on mourrait. Je ne dis pas qu'il faut tout oublier, mais l'oubliement est une fonction vitale, salutaire ; on enfouit par besoin de vivre."

Cette violence éclate aussi dans le passage de Pascal Quignard, d'où était tiré le titre de la chronique du 9 février. J'ai retrouvé le texte complet dans le volume Folio des Petits traités I, acheté à La Châtre le 15 septembre 1997, et sans doute jamais vraiment lu, parcouru plutôt de façon erratique puisque je vois encore ici et là quelques soulignements. Il s'agit du XIe traité, intitulé justement La Bibliothèque, et qui se présente comme la version remaniée d'un entretien qui eut lieu le lundi 19 décembre 1977 entre Georges Perec, Benoît Anelisseau et Pascal Quignard, et parue dans L'Humidité, en mai 1978, aux côtés de Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres de Georges Perec (repris dans Penser/Classer, Hachette, 1985, pp. 31-42).

A l'affirmation liminale de Benoît Anelisseau - Ainsi vivez-vous dans la bibliothèque. Vous vivez d'elle. - Quignard répond immédiatement que son interlocuteur a tort et que s'il aime beaucoup lire, il aime très peu les bibliothèques : "Comment "vivre" en effet, proteste-t-il, dans  un lieu consacré à la conservation de la mort mais dont l'une des fonctions de nos jours de plus en plus souvent mise en avant consiste moins à nettoyer les tombes qu'à les ouvrir, consiste moins à ménager, à réserver la mort, à contenir ses effets, qu'à assurer sa contagion, sa communication ?" Il dit encore plus loin que l'on ne vit pas "dans " la bibliothèque de la façon convenue et secondaire où Anelisseau paraissait l'entendre, mais "d'une manière fondamentale, autant que nous parlons et que cette puissance de la langue en nous nous fonde, et qu'elle nous constitue." Et il poursuit ainsi, d'une manière qui n'est pas sans rappeler la machine de la Colonie pénitentiaire de Kafka, qui inscrivait la sentence sur la chair même du condamné : "Ce sont des corps vivants qui enregistrent ces marques. Les entrepôts ce sont nos chairs et nos boulimies de symptômes. Leur histoire : c'est cette écriture sur nous."

Violence encore à l’œuvre dans la genèse de ces bibliothèques, dont Quignard rappelle qu'elles "sont toujours nées de pillages, confiscations, transferts de trésors, d'hommes, de pouvoirs, de dominations, de narcissismes, de soupçons et de censures, d'apparats et de louanges, de gestes somptuaires et de proclamations d'interdits." Ce qui me rappelle aussi ce qu'écrivait Arnauld Le Brusq dans Monuments, (ce curieux livre échoué dans les bacs de Noz, et que j'avais acquis en premier lieu parce qu'il vagabondait à travers les tombes du Père Lachaise, dont j'avais rencontré peu de temps auparavant l'un des fidèles arpenteurs), au sujet du Louvre : " Vivant Denon voulut construire le plus beau musée de l’univers. Mais au fond du musée se cache toujours le butin de la horde. Il le vit fondre, le plus beau musée de l’univers le long de la Grande Galerie comme fondit la chair de la Grande Armée aux quatre coins de l’Europe. Aujourd’hui se retrouve encore parfois, dans le sable, du côté de Vilnius, les os blanchis de cette Grande Armée, irradiant de la beauté des vieilles choses guerrières à la manière d’un tableau de l’impossible peintre allemand Anselm Kiefer. Car le goût de l’immortalité ressemble au fond de la gorge à celui du pillage. Recommencer."


Je n'irai pas plus loin dans l'exploration du texte de Quignard, au demeurant ardu et complexe, et voudrais juste en pointer un autre extrait assez étonnant, car c'est l'art aussi de l'écrivain de soulever des pans insoupçonnés d'histoire de la langue, ainsi de l'évocation qu'il fait des "cadeaux". "Quels sont ces cadeaux ? "demande Anelisseau. Et Quignard de répondre :

"Des dons, c'est-à-dire des machines de guerre portées à détruire ceux qui les reçoivent. Cadeau n'a longtemps voulu dire que la lettre capitale ouvrant la page du manuscrit. C'est la lettre cadelée, c'est l'espace de l'enluminure. Nous nous sommes "offerts" à la langue. Notre corps est ce "cadeau" que les livres nous font. Il nous revient des livres : contre-don de l'échange de notre corps sacrifié à la langue. Aussi bien les lettres initiales des vieux manuscrits, ou plus récemment les lettres typographiques ou les vignettes ouvrant les chapitres des romans ont-elles enfermé bien souvent dans leur sein, d'une même façon, un corps, que la lettre mange, qu'elle torture pour le plier à ses fins, à sa "forme", à son "sens"."

En effet, le mot cadeau est emprunté (1416) à l'ancien provençal capdet "personnage placé en tête, capitaine", lui-même issu du latin capitellum qui signifie proprement "petite tête, extrémité" et qui a donné chapiteau, diminutif de caput "tête" (-> chef) . On est en droit de penser, nous dit le Dictionnaire historique de la langue française, qu'en ancien provençal, le mot désignait déjà une grande initiale ornementale (comprenant souvent une tête de personnage) placée en tête d'un alinéa.

Au XVIIème, le sens s'est déplacé : "d'après l'ornementation raffinée et luxueuse des lettres initiales, cadeau a désigné en langue classique une fête galante avec musique et banquet, offerte à une dame (1656) sens déjà décrit comme "vieilli" par Furetière en 1690. On est passé, selon Ménage, qui ne signale pas le sens de "don", des "paragraphes que font les Maîtres à écrire autour des exemples qu'ils donnent à leurs Écoliers" à faire des cadeaux "faire des choses spécieuses et inutiles". De là, par extension, le mot a pris son sens actuel de " ce qu'on offre à quelqu'un en hommage pour lui faire plaisir (1669, cadeau nuptial), entrant en concurrence avec don et présent dans le langage usuel."

 

Lettre cadelée sur un manuscrit latin (Wikipedia) 

Pour en revenir une dernière fois à Quignard, on voit bien ce qu'il doit, même s'il ne le cite pas, à l'Essai sur le don, de Marcel Mauss, qui montra pour la première fois la complexité du système d'échange de cadeaux dans les sociétés traditionnelles, les obligations de donner et de rendre, don et contre-don (en anglais, maussian gift), que l'anthropologue illustre dès l'épigraphe de son introduction à travers quelques strophes de l'Havamál, l'un des vieux poèmes de l'Edda scandinave :

44 Tu le sais, si tu as un ami
    en qui tu as confiance
    et si tu veux obtenir un bon résultat,
    il faut mêler ton âme à la sienne
    et échanger les cadeaux
    et lui rendre souvent visite.


44 Mais si tu en as un autre
    de qui tu te défies
    et si tu veux arriver à un bon résultat,
    il faut lui dire de belles paroles
    mais avoir des pensées fausses
    et rendre dol pour mensonge.
 

46 Il en est ainsi de celui
    en qui tu n'as pas confiance
    et dont tu suspectes les sentiments,
    il faut lui sourire
    mais parler contre cœur
    les cadeaux rendus doivent être semblables aux cadeaux reçus.

48 Les hommes généreux et valeureux
     ont la meilleure vie ;
    ils n'ont point de crainte.
    Mais un poltron a peur de tout ;
    l'avare a toujours peur des cadeaux.

 

 

jeudi 18 février 2021

Albertine a disparu

Dans le dernier numéro de Philosophie Magazine, le philosophe Bruno Latour est interrogé en ces termes par Alexandre Lacroix : "La pensée humaine est capable de parcourir de grandes distances, de passer du local à l’universel, de généraliser. Or vous semblez refuser ces sauts, vous vous efforcez de progresser « de proche en proche ». Ce à quoi il répond : "J’ai toujours eu la volonté de ralentir, de payer le prix des déplacements. L’expression « de proche en proche » apparaît beaucoup dans mon dernier essai Où suis-je ?, et elle était déjà là dans mon premier livre La Vie de laboratoire [1979]. Mon travail consiste en effet en une espèce d’atterrissage de la pensée aussi bien que des actions. Toutes les affirmations demandent à être resituées dans leur contexte, dont dépend leur validité."

Toutes proportions gardées, il m'a semblé que cette expression "de proche en proche" - reprise aussi comme titre d'une émission de Sylvain Bourmeau sur France-Culture -, s'appliquait assez bien à ce qui s'écrit ici, pour qualifier ce tâtonnement incessant, cet itinéraire digressif qui s'invente au fil des jours. J'en veux donner un autre exemple.

Mubi, en me proposant le film de Louis Séguin, Saint Jacques Gay Lussac, avait fait résonner une harmonique au film de Coline Serreau, Saint Jacques La Mecque, avant que Pierre Michon transforme l'essai avec sa rue Royer-Collard, "tronçon sinistre" qu'il quitta à la cloche de bois. Or, le matin même où je publiai cette note, la même plateforme Mubi (qui affiche chaque jour un nouveau film) présentait cette fois Albertine a disparu, un court métrage de Véronique Aubouy


Texte de présentation : "Transposer le 6e volume de la saga de Marcel Proust dans une caserne de pompiers : voilà ce que propose Véronique Aubouy avec cette adaptation audacieuse. Un vrai pompier (et lecteur assidu de Proust !) sert de narrateur dans ce court spirituel qui greffe des éléments documentaires à l’intrigue."

Il se trouve tout simplement que j'avais entamé deux jours plus tôt la lecture d'Albertine disparue, œuvre que je n'avais encore jamais abordée (Proust étant pour moi un continent encore presque inexploré). Et si j'avais franchi ce pas, c'était grâce à Hélène Cixous, dont j'ai acheté le 20 janvier l'énorme Lettres de fuite, qui regroupe trois ans de séminaire donné de la rentrée 2001 (juste après le 11 septembre) à juin 2004 (date du dernier dialogue public avec Jacques Derrida). C'est le passage suivant qui m'a convaincu de lire Albertine disparue avant de poursuivre plus avant l'analyse déployée par l'écrivaine :

"Tout ce que j'avais oublié, qui a le statut de l'oublié, sort de l'oubli, et c'est du cadavre qui se met à parler ; c'est une expérience tout à fait exceptionnelle, d'une grande violence intérieure, et qui m'oblige, alors même que je n'arrive pas à le faire, à entrevoir ces immenses travaux d'Hercule-le-Temps, cette espèce de travail incessant que nous faisons dans le temps, alors même que nous avons tout simplifié en parlant en termes de conjugaison, et ensuite en pensant qu'il y a le passé, le présent, le futur, qui en sont que des conventions. Ces expériences arrivent exceptionnellement, Proust en étant le plus grand témoin ; ce qu'on croyait oublié revient, convoqué de manière tout à fait accidentelle, cela étant presque toujours en rapport avec la traversée de la mort ; nous ferons des haltes assez longues dans ce texte absolument extraordinaire qu'est Albertine disparue." (p. 25)
Ce que dit Hélène Cixous de Proust, comme le plus grand témoin de ces expériences de sortie de l'oubli, pourrait être aussi bien dit de Sebald, avec une intensité peut-être plus grande encore, car la violence intérieure y est  encore plus forte, la Seconde Guerre mondiale, l'extermination génocidaire, sont passées par là, et c'est plus que jamais du cadavre qui se met à parler.

Je suis retourné à tout hasard sur le site Norwich, où Sébastien Chevalier a longtemps posté d'intéressants articles sur l'écrivain, en particulier sur les lieux qu'il évoque. Il ne le tient plus guère, ainsi n'a-t-il rien publié en 2020, mais le 2 février 2021, il a tout de même posté un billet sur ses lectures de 2020. 

"Avec un retard considérable (mais le temps passe-t-il en ce moment?), je note ici la liste des textes qui ont compté pour moi en 2020. Des découvertes, mais aussi pas mal de relectures (et il y en aura d’autres) de livres dont je ne m’éloigne jamais trop comme des oasis dans les toujours possibles traversées du désert.

Janvier : Clyde Fans, de Seth, Le détail de D. Arasse (lecture exhaustive cette fois), Un paradigme, de J.-F. Billeter.

[...]

Septembre: Affranchissements de Muriel Pic, et je termine Sac d’os de Stephen King.

Octobre: Albertine disparue, de Proust, A History of solitude de D. Vincent, et Trois anneaux de D. Mendelsohn"

Affranchissements de Muriel Pic et Trois anneaux de D. Mendelsohn sont deux livres que j'ai chroniqués ici récemment. Les deux sont peu ou prou en rapport avec Sebald. C'est bien sûr la mention d'Albertine disparue, qui me transporte comme une coïncidence pétrifiante.

Dernier détail. De proche en proche, continuons d'avancer. D'un film de Mubi à l'autre, se tissent aussi des liens renversants. Au terme du périple nocturne de Jimmy, le jeune homme triste de Louis Séguin, une allusion proustienne vient s'inscrire dans le fond du plan.

 

mardi 16 février 2021

Avant d'en partir à la cloche de bois

Restons à Paris, mais risquons un pas de côté. Il y a un mois exactement, je rendais compte d'un film de Coline Serreau, Saint Jacques La Mecque, qui m'introduisit sur la thématique du A. Cinq jours plus tard, la plateforme Mubi me proposa un autre film, un moyen métrage, dont le titre n'était pas sans rapport avec le précédent : Saint Jacques Gay Lussac, du jeune cinéaste Louis Séguin, sorti en 2019, ne racontait pas un pèlerinage vers les extrémités occidentales du continent, mais une déambulation paresseuse dans le quartier Latin, de bar en bar*, sur les pas d'un jeune homme triste qui ne se remettait pas d'une rupture amoureuse. La première vision de ce film ne m'avait guère enthousiasmé : les discussions, les bavardages avec les amis de rencontre inclinaient à l'ennui et à la futilité. L'ayant revu ce matin avant qu'il ne disparaisse de la plateforme (ce qui explique en partie l'origine de ce billet), je suis moins sévère et je pense qu'il y a à glaner au-delà des apparences.

Tout d'abord, il faut souligner que l'opposition n'est pas si irréductible que cela entre le film de Serreau, tourné dans les paysages souvent grandioses du Massif Central et de l'Espagne, et le film de Séguin, ancré dans le seul quartier délimité par les deux rues Saint Jacques et Gay-Lussac qui se croisent en X.


Cette rue Saint Jacques était en effet, le principal axe nord-sud gallo-romain (le cardo) sous le nom de Via Superior : c'était la route de Genabum (Orléans) depuis la rue des Feuillantines jusqu'au boulevard de Port-Royal**. Au Moyen Âge, elle est empruntée par les pèlerins qui se rendent à Saint-Jacques-de-Compostelle, depuis l'église Saint-Jacques-la-Boucherie, dont l'actuelle tour Saint-Jacques est le dernier vestige, par les rues Saint-Jacques, du Faubourg-Saint-Jacques et de la Tombe-Issoire. 

Est-ce une volonté consciente du réalisateur ? je ne sais, mais toujours est-il que le "pèlerinage" de Jimmy, le jeune homme mélancolique, se déroule sur sept stations qui sont autant d'estaminets (Gay-Lussac, La Bonbonnière, Pub Gay-Lussac, Le Week-End, Le Traiteur Bambou et le Pantalon), et il rencontre en chemin sept jeunes différents (six garçons et une fille).

La virée nocturne ne finira pas sur les plages atlantiques comme pour les randonneurs de Serreau, mais l'Océan est tout de même présent avec l'Institut Océanographique (rebaptisé Maison des Océans), que Hugues, l'un des personnages, a fréquenté pour ses études, ce qui nous vaut un plan bien assumé sur le portail d'entrée :


Enfin, c'est le réalisateur lui-même, jouant dans le film le dernier jeune rencontré, qui sort de sa poche L'homme qui dort, de Georges Perec, le donnant à lire à Jimmy :


L'histoire de cet homme qui dort, troisième roman de Georges Perec, publié en 1967, histoire d'un étudiant qui se referme sur soi, et sombre dans l'indifférence au monde, a été adaptée par Perec lui-même et Bernard Queysanne, avec Jacques Spiesser dans le premier rôle, et une voix-off par Ludmila Mikaël. On peut le visionner sur You Tube.


On peut noter une certaine ressemblance physique entre Jacques Spiesser et Aurélien Gabrielli qui interprète Jimmy dans le film de Louis Séguin :

Malgré tout, je n'aurai peut-être pas consacré un article à cette collision entre les deux films, si je n'avais pas acheté le 4 février un tout petit livre tout à fait admirable, Funambule majuscule, Lettre à Pierre Michon que lui adresse son ami, l'acrobate devenu écrivain sur le tard, Guy Boley, et à laquelle Michon répond ensuite.


C'est dans cette réponse, titrée  Cirque Royer-Collard, que j'ai lu les lignes suivantes :

"De ces quelques années parisiennes, je veux  te raconter seulement l'épisode Royer-Collard.

J'étais sans feu ni lieu fixe, mais j'ai habité quelques mois une pension de dernière catégorie, rue Royer-Collard, dans le tronçon sinistre qui joint la rue Saint-Jacques à la rue Gay-Lussac, avant d'en partir à la cloche de bois. [...]

Toi, Guy, je ne sais pas si tu as été un jour comme moi l'esprit qui toujours nie. J'incline à croire que non, tu as la force et quelque chose qui ressemble à la bonté. Mais je sais que quand je t'ai rencontré, je me suis dit ce que je me serai dit si je m'étais rencontré moi-même rue Royer-Collard : ce type ne fera rien en littérature. Et puis tu es passé à l'acte. Tu as dansé de pilier à pilier. Tu as écrit Fils du feu.

Croyons aux trampolines. Disons-leur oui."

_____________________

* [Ajout du soir : je lis à l'instant dans Libération un entretien avec l'anthropologue Marc Augé. Le passage suivant entre directement en résonance avec le film de Louis Séguin :


** Je ne puis bien sûr que me réjouir de retrouver Port-Royal (le boulevard tient évidemment son nom de la proximité de l'abbaye), qui nous accompagne donc encore cette fois-ci. Accessoirement, un des jeunes montre sur l'écran de son portable que l'itinéraire qu'ils suivent a la forme d'un huit (mais on pourrait dire aussi qu'il s'agit là du lemniscate, symbole de l'infini).


Si l'on observe bien, si l'on zoome sur l'image, on décèle une petite rue au nom de Pierre Nicole, le Solitaire aimé de Pascal Quignard.


 

lundi 15 février 2021

De la Famille et des Solitaires

Ces jours-ci, je reçois dans ma boîte aux lettres le quotidien La Croix. Je n'ai rien demandé mais j'attends l'offre d'abonnement mirobolante qui s'ensuivra. En tout cas, l'édition d'aujourd'hui m'a particulièrement intéressé. A la dernière page, la chronique de Guillaume de Fonclare a ricoché sur l'article publié hier juste avant minuit. On va voir comment.

Guillaume de Fonclare raconte comment deux à trois mille personnes, rassemblées dans un groupe qui se nomme "La Famille", attendent l'apocalypse avec la foi du charbonnier. Mariages endogamiques, repli radical sur les huit familles qui composent le cercle. Pour moi qui traque les émergences du secret, je suis servi : " Refermé sur soi, le groupe n'accepte aucune dissidence. On demeure dans le secret de la naissance à la mort.

Le chroniqueur affirme - et c'est sur ce point que je parle de ricochet - que c'est en plein XVIIe siècle qu'il faut chercher les racines du mouvement, à l'abbaye de Port-Royal.

Je ne suis pas certain que les défenseurs du jansénisme verraient d'un bon œil cette étiologie de la "Famille" actuelle : la rigueur intellectuelle des Solitaires (c'est ainsi qu'on appelait ceux qui avaient  choisi de vivre une vie retirée et humble à Port-Royal des Champs) est sans doute bien éloignée de celle qui doit régner dans cette secte. On pourra écouter à ce sujet une intervention de François Sureau sur France-Culture, Le souvenir des solitaires, où il fait redécouvrir un des esprits les plus brillants de son temps, Antoine Le Maistre de Sacy,  figure quasi oubliée qui, par le talent de ses plaidoiries, surpassa ses pairs si bien que Richelieu voulut en faire un ministre : "Proposition à laquelle il oppose un franc refus. François Sureau nous raconte comment cet homme que son génie distinguait en est venu à renoncer à tout, à s’isoler, à ne presque plus parler. Bref, à se cloîtrer, en refusant bien entendu les honneurs qu’auraient pu lui conférer le titre d’évêque." Il l'évoque bien sûr longuement dans L'or du temps.

Antoine Le Maistre fut également pédagogue, notamment auprès de Racine, qui fréquenta les Petites Ecoles, nom donné au système d'enseignement créé par Jean Duvergnier de Haurane, abbé de Saint-Cyran, et qui fonctionna de 1637 à 1660. La notice wikipédienne ne tarit pas d'éloges :

" La qualité intellectuelle des professeurs a fait des Petites écoles de Port-Royal un lieu d'excellence intellectuelle, mais aussi un lieu d'expérimentation pédagogique et de normalisation de la langue. Les professeurs élaborent une nouvelle manière d'enseigner, fondée sur la langue française et non plus sur le latin, ce qui est révolutionnaire pour l'époque. Ils se démarquent ainsi du système d'enseignement des Jésuites, qui font la majeure partie de leur enseignement en latin, même lorsque les jeunes élèves ne le maîtrisent pas.

Les professeurs prennent en charge des groupes restreints (jamais plus de 25 enfants) et instaurent une relation maître-élève très stricte mais en même temps basée sur la confiance et l'admiration. La discipline est sévère mais les nombreuses instructions pédagogiques témoignent d'un réel souci de la psychologie (même si le terme est anachronique) de l'enfant."

Les professeurs des Petites Écoles  étaient parmi les plus grands intellectuels de leur temps : parmi eux, Blaise Pascal, Claude Lancelot (auteur de la Grammaire de Port-Royal), Jean Hamon et Pierre Nicole, que Pascal Quignard* évoque dans le premier de ses Petits Traités :

"J'aimais Pierre Nicole. Je venais de le découvrir. Il a écrit des essais qui ont la même précision que les préfaces que composa Racine. Ils s'aimaient. Il a été son professeur de latin. L'histoire n'a pas retenu son nom mais la mémoire additionne, chez les vivants, la haine et la peur ; chez les régents de collège, la fainéantise et la perte de la culture ; chez les ministres de la police, de la religion, de la guerre, elle additionne interdiction, censure, bûcher et trophées de victoire." (p. 17)

Pierre Nicole (1625 - 1695)

Alors, oui, n'y a-t-il pas quelque injustice à rattacher ces pauvres sectateurs de "La Famille" à quelques-uns des plus grands esprits du Grand Siècle ?

Mais c'est à ce prix, peut-être, que l'Attracteur étrange continue de suivre le fil de Port-Royal.

_____________________

* Pascal Quignard est aussi l'auteur d'un texte sur Port-Royal, Sur l'idée d'une communauté de solitaires (Arléa, 2015) : « Le propre de Port-Royal pour moi, c’est l’invention passionnante – même si elle est difficilement concevable pour l’esprit – d’une communauté de solitaires ». Comment arrive t-il à faire cohabiter ces mots contradictoires communauté et solitaires ? Les solitaires étaient les « hommes de la société civile, aristocrates ou riches bourgeois, qui (…) quittaient la cour pour franchir vingt kilomètres et se retrouver dans un bois. Ils ne se guidaient sur aucune règle extérieure, n’obéissaient à personne, jaloux seulement de leur retrait du monde. » 


 

dimanche 14 février 2021

Je cherche l'or du temps

Reprenons place au côté de Jacques Austerlitz, dans une des salles de la Bibliothèque nationale "emplie de légers bourdonnements, bruissements, toussotements", où il se demande s'il se trouve "sur l'île des Bienheureux ou au contraire dans une colonie pénitentiaire", une question, précise-t-il immédiatement, qui lui "trottait aussi par la tête en ce jour, qui m'est resté particulièrement en mémoire, où, de la place que j'occupais au première étage dans la salle des documents et manuscrits, j'ai contemplé pendant une heure peut-être la rangée des hautes fenêtres du bâtiment d'en face, où se reflétaient les ardoises noires du toit, les étroites cheminées de brique rouge, le bleu glacé du ciel étincelant et la girouette rutilante de fer-blanc découpée en forme d'hirondelle s’élançant bleue dans le ciel d'azur. Les reflets dans les vitres anciennes étaient légèrement déformées ou brouillés et, dit Austerlitz, je me rappelle qu'en les voyant, pour une raison que j'ignore, les larmes me vinrent aux yeux." (p. 355)

Cette contemplation interminable, ces larmes soudaines et inexpliquées, sont autant de symptômes de l'état dépressif du personnage. Précisons que les îles des Bienheureux (μακάρων νῆσοι / makárôn nễsoi ou îles Fortunées) sont, dans la mythologie grecque, un lieu des Enfers où les âmes vertueuses goûtaient un repos parfait après leur mort. Ptolémée, les plaçant dans sa Géographie à la limite ouest du monde habité (on les identifie classiquement aux îles Canaries ou aux îles du Cap Vert), y fait passer le méridien zéro. La contemplation est par ailleurs l'unique activité de ces heureux élus. Quant à la colonie pénitentiaire, elle ne peut manquer de nous évoquer  la nouvelle de Kafka, parue à l'octobre 1919, où un voyageur anonyme est invité à assister à une exécution publique, laquelle est réalisée avec une machine complexe, vrai engin de torture élaboré par le défunt commandant de l'île, dont l'une des fonctions est d'inscrire dans la chair même du condamné le motif de la punition. La colonie est également située sur une île tropicale éloignée. 

Jean-Claude Pardou, dessin pour « La colonie pénitentiaire » de Franz Kafka aux éditions du Bourdaric

Austerlitz signale ensuite que "c'est au demeurant ce jour-là" qu'une certaine Marie de Verneuil, qui travaillait comme lui au département des manuscrits, lui fait passer un petit papier où elle l'invite à venir boire un café. Il accepte aussitôt et la suit, "presque docilement", note-t-il, jusqu'au Palais-Royal, "où nous sommes longuement restés assis sous les arcades, tout près d'une vitrine où, se souvient-il, étaient exposés des centaines et des centaines de soldats de plomb en uniformes chamarrés de l'armée napoléonienne, disposés en ordre de marche et en formations pour la bataille."

Ce Palais-Royal est le lieu d'un hasard objectif. Il se trouve que la semaine dernière j'ai rapporté de la médiathèque, outre les albums de Marc-Antoine Mathieu, le récit de François Sureau, L'or du temps. J'avais apprécié naguère son Tract sur la défense de la liberté, sa verve d'avocat sur quelques plateaux télévisés, et le titre inspiré de l'épitaphe gravé sur la tombe d'André Breton, au cimetière des Batignolles : Je cherche l'or du temps, avait fini de me convaincre d'emprunter ce lourd volume de plus de huit cent pages. En vérité, la célèbre phrase est issue de la première page de l’Introduction au discours sur le peu de réalité, un texte écrit, de fin 1924 à janvier 1925, dans le prolongement direct du Manifeste du surréalisme.

Je dois dire ma perplexité vis-à-vis du livre de Sureau : auteur de pages éblouissantes, possesseur d'une érudition étourdissante*, il n'en reste pas moins que son livre profus vous reste un chouïa en travers de la gorge. Il n'a guère le souci du lecteur et vous accable de références dont beaucoup vous demeurent opaques. Pourtant j'avais aimé l'incipit, qui laissait penser à quelque vagabondage fluviatile où d'emblée s'imposait cette idée de secret que je ne cessais alors de croiser (et dont nous avons vu que la dernière occurrence était à la fin du commentaire du film de Resnais), : "La Seine est le fleuve sur le bord duquel j'aurai passé l'essentiel de ma vie. Je me suis aperçu très tard que cette mince coulée grise et verte formait le centre d'un territoire réel et imaginaire dont je n'avais jamais cessé de vouloir déchiffrer le secret."  Mais j'éprouvai ensuite une sorte de déception : la Seine n'était qu'un prétexte, on ne la voyait pas pour ainsi dire, et ce récit est donc à mille lieues des vrais voyages au long cours, où revivent marches, villes, villages et paysages, qu'il s'agisse du fabuleux Danube de Claudio Magris, ou, plus récemment, du Remonter la Marne de Jean-Paul Kauffmann ou d'Intervalles de Loire de Michel Jullien. Toute la place est donnée aux personnages historiques, et la géographie y est totalement secondaire**. 

S'ajoute à cela la présence d'un "étranger", Adam Bagramko, auteur d'un tableau, un triptyque soi-disant conservé au musée d'art de Seattle dans l’État de Washington, et dont le titre est Ma source la Seine. La partie gauche représente une île, "dessinée comme dans une carte de Stevenson, entourée non pas d'eau, mais d'une épaisse forêt. (...) Au centre de l'île on finit par distinguer une minuscule photographie. Elle représente une de ces plaques en ébonite qu'on voit sur certains immeubles parisiens. En haut, une main à l'index pointé pour indiquer une direction. Sous la main, on peut lire : "Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J'avais dit que personne n'entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous." Cette plaque est restée longtemps sous la voûte du 7 rue du Faubourg-Montmartre, avant la porte-tambour du bouillon Duval, au pied de la petite chambre où est mort, le 24 novembre 1870, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, qui figurait en bonne place dans le panthéon de Breton et des surréalistes. La plaque a disparu aujourd'hui, "en raison, indique le concierge, d'une décision de l'assemblée des copropriétaires." (p. 20)

Tarot de Marseille des surréalistes

"La partie droite, poursuit François Sureau, présente un caractère prémonitoire, puisque le tableau date de 1938. Dessinée à grands coups de pinceau bleu, la statue de la Liberté de l'île des Cygnes [encore une île, soit dit en passant] s'élève sur un fleuve jonché de feuilles mortes. Et tout autour du carré sont collés les tarots d'un jeu du XIXe siècle. Or, en juin 1940, Bagramko devait s'embarquer pour New York, après avoir attendu un bateau à Marseille où fut composé par Breton et quelques amis le jeu désormais célèbre des "Tarots de Marseille.***" C'est du Havre qu'il s'embarque pour finir."

Ce Bagramko, ainsi qu'un certain Grigoriev, ami du premier, on ne les cessera plus de les croiser tout au long du livre. Or, le doute s'installe petit à petit et l'on subodore que ces deux acolytes ne sont qu'invention de l'auteur, malgré le luxe de détails dont il agrémente ces descriptions. La recherche googlisante conduit vers Bagramko mais il est toujours associé à Sureau et à son récit. A Seattle, pas plus qu'au Musée d'Art de Vancouver qui aurait recueilli la majorité de son œuvre, on ne trouve trace de Bagramko. Cette gentille mystification, qui eût été délicieuse sur un écrit aux dimensions d'une nouvelle, devient franchement pesante - du moins l'ai-je éprouvé personnellement comme telle - sur la longueur d'un tel ouvrage. Et j'ai fini, je l'avoue, par parcourir à la vitesse d'un fleuve en crue les 400 dernières pages de L'or du temps.

Il reste que ce récit recèle quelques pépites, et qu'il n'a pas usurpé son titre bretonien, car il fut le lieu, je l'ai dit, de plusieurs de ces hasards objectifs chers au poète.  François Sureau, au cours de son évocation de l'abbaye de Port-Royal et de la persécution dont elle fût l'objet, parle d'une porte de forme ottomane percé dans le fond du mur de clôture. On y distribuait de la soupe et du pain, de l'argent aussi peut-être. Après avoir cité Racine, auteur de "l’Abrégé de l’histoire de Port-Royal", "le plus beau texte en prose du XVIIe siècle, assure-t-il, par son effacement, sa transparence inquiète et ferme, et la clarté intérieure qui s'en dégage", il écrit : "Dans ce "siècle des saints", on n'aura pas opposé la charité et la justice, se fiant à ce qu'en disait le maître de Nazareth : "Il y aura toujours des pauvres parmi vous.""

Or, ce 10 février, je venais tout juste de commencer à écouter la Passion Selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, déniché dans le magasin Emmaüs. Et dans le récitatif, huitième pièce de la première partie de la Passion Selon Saint Matthieu, Jésus parle et dit : "Il y aura toujours des pauvres parmi vous, mais moi, vous ne m'aurez pas toujours." Cette parole christique, dont je ne me souvenais pas avoir eu connaissance avant cette date, s'était donc présentée par deux fois la même journée. 

Mais ce n'est qu'aujourd'hui que je m'avisai, comme pour étayer ma conviction intime, que sous la citation liminaire d'André Breton, il y avait un passage de l’Évangile selon Saint Matthieu :


Je ne me suis éloigné de Sebald qu'en apparence, et de Port-Royal je vais repasser au Palais-Royal où Austerlitz retrouve Marie de Verneuil. François Sureau décrit lui aussi le lieu à partir de sa page 265. La première phrase ne nous étonnera pas : Le Palais-Royal est une île.

"On peut s'y retirer  hors du pouvoir des heures, de l'illusion du temps. C'est une Atlantide et l'hôtel de la Valnéry, la demeure mystérieuse de Leblanc, perdue dans les années. Lorsqu'on entre dans ce jardin au silence épais que les cris des rares enfants font à peine vibrer, on peut craindre de ne jamais en sortir. Un jardin pour grandes personnes, disait Colette qui y vécut.

L'immobilité du Palais-Royal n'est pas celle, taurine, solaire, métaphysique, des places de Chirico. Elle ne suscite pas davantage de  rêveries funèbres. Malgré les jouets, les décorations militaires, les soldats de plomb et les lourdes pipes de hussard débordant de la vitrine de l'Orientale, elle n'exhale aucun parfum de Mitteleuropa."

Cette description du Palais-Royal (où l'on retrouve les soldats de plomb de Sebald) comme une sorte de domaine échappant à l'emprise du temps trouve une résonance dans l'histoire que Marie de Verneuil confie à Austerlitz dans le café des arcades :)

"[…] elle me parla d’un moulin à papier sur la Charente qu’elle avait récemment visité avec un sien cousin et qui, dit-elle, dit Austerlitz, comptait au nombre des lieux les plus mystérieux qu’il lui avait jamais été donné de voir. L’énorme bâtiment construit en lambourdes de chêne et gémissant parfois sous son propre poids est à moitié dissimulé sous les arbres et les fourrés dans la boucle d’une rivière vert sombre, dit Marie. Deux frères qui maîtrisent parfaitement chaque geste de leur métier, et dont l’un louche d’un œil tandis que l’autre a une épaule plus haute que l’autre, s’affairent à l’intérieur pour transformer la pâte mouillée d’une mixture de chiffons et de vieux papiers en feuilles propres et vierges qu’ils mettent ensuite à sécher dans une grande aire située à l’étage au-dessus. Là-bas, dit Marie, on est entouré d’une pénombre silencieuse, on voit au travers des fentes des volets la lumière du jour, on entend l’eau buire à voix basse en passant la retenue, la roue qui tourne lentement, et l’on en vient à ne plus se souhaiter que de jouir d’une paix éternelle."[C'est moi qui souligne]

Je me demandais pourquoi cette allusion à la Charente. Ce n'est qu'après avoir lu une étude de Chantal Massol, Austerlitz : la prose fictionnelle de W. G. Sebald au miroir du roman de Balzac,  que j'en découvris les ressorts. Marie de Verneuil elle-même est un personnage balzacien, inspirée de la Marie-Nathalie de Verneuil, héroïne des Chouans. Elle apparaît, vers le milieu du livre, dans un décor de brume montante tout droit issu du roman de Balzac, dans un « lambeau de souvenir » (p. 164) : 

"À l’extérieur [de l’église de Salle, Norfolk], la brume blanche avait monté des prairies et en silence nous la regardions tous deux ramper sous le seuil du portail, nuée qui roulait ses volutes au ras du sol, recouvrait peu à peu toutes les dalles de pierre, s’épaississait et gonflait tellement que nous n’en émergions plus qu’à demi [...] (p.189)

"Pareille brume, précise en note Chantal Massol, envahit, chez Balzac, le paysage qui s’offre aux yeux de Marie depuis les hauteurs de Fougères : « […] par un phénomène assez fréquent dans ces fraîches contrées, des vapeurs s’étendirent en nappes, comblèrent les vallées, montèrent jusqu’aux plus hautes collines, ensevelirent ce riche bassin sous un manteau de neige » (Les Chouans, VIII, p. 1093). "Selon toute vraisemblance, poursuit-elle, c’est la place inaugurale des Chouans dans La Comédie humaine qui vaut à leur héroïne d’être invitée dans la prose sebaldienne. C’est ce que semblent nous dire, en tout cas, les transformations que subit, dans cette migration, ce personnage. Dès sa première rencontre avec Jacques, dans Austerlitz, Marie de Verneuil lui livre son « âme » à travers une histoire qui frappe son esprit (...). 

Il s'agit de l'histoire du moulin à papier sur la Charente, dont Chantal Massol pense qu'il "puise ses éléments, en les mêlant à ceux d’un conte (sans doute des frères Grimm), dans un autre roman de Balzac encore, Illusions perdues : moulin à papier sur la Charente, frères, eau verte et sombre de la rivière...

Cette perspective balzacienne ouvre des horizons prodigieux, qui réclament des développements auxquels je ne puis pour l'instant sacrifier. Je préfère terminer sur cette image de la Charente qui me vint alors que je lisais son nom dans Austerlitz : c'était celle de la rivière étirant ses méandres dans le parc de la maison de Maria Casarès, à Alloue. **** Ce souvenir est indissociable de ma sœur Marie, qui me fit, avec son mari Emmanuel, connaître pour la première fois ce lieu magique. C'est à elle, trop tôt disparue, que je pense ce soir.

__________________

* Érudition que je n'ai pris qu'une seule fois en défaut, lors de son évocation de Vivant Denon, l'écrivain et dessinateur qui accompagna Bonaparte en Egypte, et qui devint le maître d'oeuvre de la monumentale Description de l'Egypte. Sureau rapporte, page 770, que Denon, "qui fut un temps réputé être le possesseur de la tête naturalisée de Charlotte Corday, " aimait à composer d'étranges reliquaires. Il y rassemblait, écrit-il, les restes mortuaires, authentiques ou non, de personnages illustres, fragments d'os de la Fontaine, d'Héloïse, d'Abélard, du Cid et de Chimène, morceaux de la moustache d'Henri IV, mèches de Desaix, dent de Voltaire. Une description qui fait peur en est donnée par le catalogue de la vente posthume de ses biens en 1826. Je ne sais pas ce que le funeste objet est devenu." Disant cela, et parlant au singulier, il faut donc se résigner à ce qu'il n'existe qu'un seul étrange reliquaire. Or, cher François Sureau, ce reliquaire se trouve au Musée-Hôtel Bertrand de Châteauroux. J'ai consacré autrefois plusieurs articles à cet objet fascinant.

** Il faut dire que l'auteur lui-même écrit que "la Seine n'est rien, un fleuve assez provincial auquel ses berges, ses villes, ses écrivains et ses peintres tournent le plus souvent le dos, et qui n'apporte rien d'autre que l'occasion de rêver à de grands voyages ultramarins."(p. 18)

*** J'ai évoqué ce jeu de Tarot des surréalistes dans un article du 26 octobre 2018, Varian Fry et André Breton.

**** La grande comédienne avait acquis ce domaine agricole de La Vergne, autrefois fortifié, après la mort d'Albert Camus en 1960. À sa mort en 1996, elle lègue son domaine à la commune d’Alloue pour remercier la France d’avoir été une terre d’asile pour elle et sa famille. Véronique Charrier, ancienne directrice adjointe du festival d’Avignon, crée en 1999 l'Association « La maison du comédien Maria Casarès » présidée par le comédien François Marthouret. Les communs aujourd’hui réhabilités en studios sont habités par les résidents accueillis en création et l’ancienne grange a été transformée en salle de spectacle. Le parc s’étend sur cinq hectares de jardins comprenant deux îles.