samedi 29 juin 2019

L'ombre portante

Les articles s'enchaînent vite, mais croyez bien que cette vitesse est encore bien inférieure à celle de la pensée qui vole d'une intuition à l'autre, d'une correspondance à l'autre, mettant en branle tout un train de coïncidences dont l'esprit est comme impuissant à saisir l'ampleur du déploiement. Pour exprimer cet état de fait, j'ai parfois employé la métaphore de la supernova : "Soudain le ciel flamboie, une étoile a explosé, la luminosité d'un bout d'univers augmente extraordinairement. Au plan symbolique, cela correspond à une prolifération de circuits associatifs. Dans toutes les directions semblent partir des fils interprétatifs, qu'il est malaisé de suivre et encore plus de rendre compte, car nous ne pouvons le faire que linéairement, successivement, laborieusement."

Aujourd'hui, à l'heure de la canicule précoce, au moment où j'écris ces lignes dans l'ombre d'une chambre aux volets clos, c'est une autre image qui me vient : celle d'un incendie, d'un feu parti de trois fois rien, d'une étincelle, et qui gagne, se répand, embrase tout autour de soi, rampe au sol et escalade les hauteurs, mord le ciel et se tord sous le vent et emplit l'univers de son souffle d'ogre bruyant, énorme, insatiable. Je suis comme un pompier qui doit choisir le front à combattre en priorité parmi dix autres possibles, n'opposant que sa propre volonté d'apparence si dérisoire à l'acharnement du brasier. S'il a pu échapper au piège des flammes, il lui restera la possibilité de raconter ce qu'il a vu au banquet des cendres.

La veille de la lecture de Tout est accompli du trio HMR, j'étais allé avec Nunki Bartt à l'inauguration de L'ombre portante, l'exposition consacrée à Cécile Reims au château d'Ars, près de La Châtre.


Cécile Reims n'est pas une inconnue ici, j'ai plusieurs fois évoqué cette artiste remarquable, graveur et écrivain, dont l'oeuvre, reconnue depuis longtemps à l'échelle nationale, l'est enfin localement (c'est le destin de quelques grands créateurs d'accomplir le chemin inverse de la plupart des hommes). L'an dernier, un article portant le titre de son dernier livre, L'embouchure du temps, s'ouvrait sur une citation du Tiens ferme ta couronne, de Yannick Haenel. Les deux livres présentaient un détail commun : le parc Montsouris, qu'ils partageraient ensuite avec Hélène Cixous, Nicolas de Staël, Jacques Higelin et Agnès Varda. Et voici qu'une certaine concordance des temps une nouvelle fois rapprochait Yannick Haenel et Cécile Reims. Cette ombre qui porte le titre de l'exposition, on la retrouvait par exemple dès la page 16 de Tout est accompli à travers une parole rapportée de Rabbi Nahman de Braslav : "L'ombre est proportionnelle à la lumière qui est révélée." Selon HMR, "il est clair que les promesses reçues des prophètes juifs sont en train d'advenir. Seulement elles adviennent à l'envers. Cet accomplissement paradoxal des promesses fait d'Israël la vraie mesure du monde, et cela sous deux formes : l’Église et la Synagogue." (p.18)
Cécile Reims, qui a traversé le siècle dernier en échappant à l'extermination qui engloutit toute sa famille lituanienne, a connu la Palestine dès 1946, le kibboutz et Jérusalem, mais que la tuberculose contraint de revenir en France, où elle fait la rencontre de Fred Deux en 1951, Cécile Reims, oui, reste le témoin vivant d'une histoire tragique, un paysage contrasté où elle ne voit pour seule continuité que l'irruption décisive du hasard (préface du catalogue de l'exposition, p. 5). Eh oui, ce hasard dont j'ai fait le thème du dernier billet, et dont le mystère et la méditation sur le sens reviennent à plusieurs reprises dans ce texte même. Ainsi, après avoir raconté comment elle s'était retrouvée en zone libre après avoir échappé à la rafle du Vel d'Hiv, elle écrit :
"Par un concours de circonstances inouïes : le hasard (dont la tradition ésotérique juive dit que c'est l'un des noms de Dieu) me mit en rapport avec un réseau de résistance dans lequel je m'engageai de façon plus aventureuse qu'en pleine conscience des risques encourus. Si je devais être "prise" ce serait pour ce que je faisais et non pour ce que j'étais, et je dus à l'intervention  du hasard d'être plus d'une fois passée au travers des mailles du filet." (p. 6)
Mais aussi, après la découverte de la tuberculose en Palestine :
"Le retour en France s'imposa. Dans mon esprit il serait provisoire : le temps de recouvrir la santé.
C'est là que le Hasard - avec une majuscule !- plus troublant (perturbateur !) que jamais, s'entremit : je rencontrai Fred Deux. Rencontre qui ne pouvait qu'être sans lendemain. Tout nous opposait. Seul point commun : l'Art." (p .7)
Et enfin, troisième occurrence, après avoir raconté comment, pour subvenir à la nécessité du quotidien, elle se fit un temps "tisserande" dans le village du bout du monde de Lacoux, artisanat personnel, créatif par ignorance des usages, imagination sans limites, qui la conduisit à travailler pour la haute couture :
"Aurais-je indéfiniment persévéré dans cette activité, je ne sais. Mais quand le hasard m'offrit une surprenante-déroutante-voie, je m'y engageai (non sans hésitation !) par attrait, pour ce qui semblait une invraisemblable gageure mais qui, de façon détournée, me permettait de revenir à la gravure." (p .7)

Christophe Guitard, dans son texte Cécile Reims clandestine(s) ! au sein du même catalogue, revient sur ce passage entre le tissage et la gravure : "C'est à ce moment "critique" d'un choix impossible pour elle, que le "hasard objectif" en la personne de Georges Visat entra en scène !" Et il poursuit ainsi :
"Le hasard est salvateur !"
En 1966, Georges Visat, éditeur, imprimeur, cherche un graveur pour "traduire" les dessins d'Hans Bellmer, qui ne dessine plus, ni ne ressent la capacité de graver. C'est en allant chercher des papiers Japon Nacré chez Visat que Fred Deux lui parle de Cécile. Il lui confie qu'elle est graveur en taille-douce ; Visat douteux, propose que Cécile fasse un essai à partir d'un dessin de Bellmer. Cet essai qu'elle repoussera longtemps, se révèlera plus que concluant." (p .51)

Ouvrant ce thème de la clandestinité, Christophe Guitard cite un peu plus tôt cette sorte de fiche d'état civil que l'on trouve dans Bagages perdus (Marseille, Ryoan-ji éditions, 1986), page 258 :
"Je, Cécile Reims, (...)
Je, Elicec Smier
     (tout-puissant anagramme déchu)
Je, Tsilla Rêmès. (Hébraïque identité).
Je, épouse Deux, Alfred, Jean, Lucien.
Je, Anna Roth ; pseudonyme
Je, anonyme ; sans visage, sans corps :
Une main masquée d'une figure
à l'effigie de Hans Bellmer."
Portrait d'Hans Bellmer (gravure Cécile Reims)


Tsilla Rêmès, je m'interroge sur cette identité hébraïque. Tsilla, Cécile, n'est-ce pas aussi Cyrla, le prénom de la mère de Perec ? Mais il y a surtout ce nom, Rêmès, que je retrouve en somme page 313 de Tout est accompli. HMR y évoque les quatre niveaux d'interprétation de la tradition juive : "le pchat, qui exprime le sens simple, littéral,; le remez, qui exprime le sens métaphorique ; le drach, qui exprime le sens allégorique ; enfin, le sod, qui exprime le sens secret et mystique. (...) Ce qui est proposé à l'être parlant, c'est de rejoindre le paradis -chez les kabbalistes, le pardès - en remontant les différents étagements de la parole. En effet, si l'on prend les lettres initiales des quatre niveaux de l'interprétation, on obtient le mot pardès (P.R.D.S) en guise d'acronyme. Ainsi l'être parlant est-il établi dans le lieu même de la parole, avec l'espoir d'être un jour cette parole même."[C'est moi qui souligne]

Ce nom enfoui de Rêmès nous porte donc à chercher au-delà du littéral. Mais quel est ce littéral  sinon ce Reims qui désigne aujourd'hui Cécile aux yeux du monde ? Étonnante histoire si l'on veut bien s'y pencher une minute. Reims est une francisation de Rêmès dont nul ne donne l'origine. Je suppose, je ne peux faire mieux que supposer, que c'est le père même de Cécile, dont elle ne rapporte guère que ces paroles sur la tradition religieuse ("Tout ça c'est des bêtises"), qui l'a imposé. Reims, autrement dit introduction de la plus petite des lettres, le yod, la première lettre du nom sacré YHVH,  symbolisant le germe, au coeur du Rems (c'est ainsi que le nom de famille est donné dans cette œuvre majeure de Fred Deux : le dyptique Pour mémoire, les Milç et les Rems, visible dans l'exposition).

Fred Deux. Pour mémoire, Les Rems, mine de plomb, 197 x 103 cm.
Reims, la ville où les rois de France étaient sacrés, où Louis XVI avait reçu la couronne de Charlemagne le 11 juin 1775 avant d'aller à la rencontre, dans le parc de la ville, de quelque 2 400 scrofuleux accourus pour l'occasion, leur adressant à chacun la formule thaumaturgique : « Le roi te touche, Dieu te guérisse.» Quelle plus belle façon d'entrer en clandestinité que de dissimuler son hébraïque identité sous l'apparat de l'une des plus prestigieuses villes françaises !

vendredi 28 juin 2019

Adar et hasard

Je ne veux pas en faire une coutume, mais une fois encore j'ouvre sur un commentaire - qui me semble capital - de Rémi Schulz, relatif à l'article précédent sur le Livre d'Esther.
"Voir les dépôts alluvionnaires relatifs à Esther croiser tous avec Perec me rappelle qu'il est né le soir du 7 mars 1936, qui était aussi le 14 adar 5696, le premier jour de Pourim, fête instaurée par le livre d'Esther.
Je remarque aussi le lien établi entre 1789, qui a mené le personnage le plus puissant du royaume, le Capet dei capi, à être décapité, et le livre d'Esther, où le vizir Aman ayant prévu de tuer Mardochée et les autres Juifs se retrouve du jour au lendemain pendu sur le gibet préparé pour Mardochée. Ceci me rappelle que ce lien a aussi été fait par Cyril Epstein, en rapport avec la Shoah, dans un carré textuel qui fait partie de la galaxie de coïncidences révélée par les grilles de lettres."
Ceci confirme le caractère singulier voire extraordinaire de la triple coïncidence Esther-Perec-Shoah (pour approfondir le sujet, on lira avec profit les articles de Rémi mis en lien). Je voudrais quant à moi revenir sur la décapitation du Capet dei capi, Louis XVI bien sûr, car le livre de Haenel-Meyronnis-Retz (j'écrirai plus rapidement HMR à partir de maintenant) développe particulièrement cet évènement (elle n'est jamais citée mais on voit bien qu'il s'inspire de l'étude désormais classique d'Ernst Kantorowicz sur les Deux Corps du Roi).

La décapitation de Louis XVI, gravure anonyme, Musée Carnavalet.
"En coupant la tête du roi, le 21 janvier 1793, la République ne s'en prend pas seulement à la monarchie française. La mise à mort de celui que l'on appelait le Roi Très Chrétien, et qui avait reçu les onctions du sacre à la cathédrale de Reims, est en réalité une mise à mort de Dieu. En effet, le roi de France étant configuré au Messie d'Israël, sa personne avait une dimension sacrée. (...)
Selon l'ancienne conception, il n'y avait qu'un seul Roi - le Christ. Et si un roi de France a porté cela jusqu'au bout, ce fut Louis XVI, en acceptant de mourir en victime émissaire Comme l'anthropologie nous l'enseigne, tous les trônes sont fondés sur la pierre sacrificielle, et la grandeur du dernier roi fut d'imiter en conscience celui qui a porté la couronne d'épines.
A bien y réfléchir, la République commence avec la décapitation du roi, qui est aussi une décapitation de Dieu. Quand Freud, un siècle plus tard, écrit dans Totem et Tabou que "toute société est fondée sur un meurtre commis en commun", il ne fait au fond que décrire ce qui s'est passé à Paris : le meurtre du Père par les Fils. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la place de la Révolution, où le roi fut guillotiné, a été rebaptisé au XIXe siècle place de la Concorde.
Dans un discours prononcé à la Convention le 13 novembre 1792, Saint-Just admet à sa manière que la République ne peut vivre que de la mort du Roi. "Pour moi -dit-il -, je ne vois pas de milieu : cet homme doit régner ou mourir." A ses yeux, on ne peut juger Louis, puisque ce serait appliquer la loi, donc un rapport de justice, et qu'il n'y en a aucun  entre l'humanité et les rois. Ainsi Louis est-il un "étranger parmi nous" - un "barbare" qu'il ne faut pas juger comme "citoyen", mais comme "rebelle" ; car il n'est "plus rien dans le contrat qui unit les Français" - sinon un "coupable de la dernière classe de l'humanité." (pp. 144-146)
Je cite longuement mais n'approuve pas forcément : la vision de la Révolution développée par HMR semble entièrement négative, de même que leur conception des Lumières, dont la Révolution apparaît comme le couronnement, et dont ils prêtent à Sade l'opération subversive de "dévoiler le revers d'ombre", "la part démoniaque". Je ne partage guère cette optique univoque et sans nuance, et continue de penser que le meurtre n'était pas au fondement obligé de la République. C'est oublier un peu vite, par exemple, l'alternative girondine, celle qu'on a noyée dans le sang en octobre de cette même année 1793. En mourant, le député bordelais Vergniaud "laisse, gravée dans la muraille de son cachot, cette devise empruntée à la duchesse Anne de Bretagne, qui résume toute la Gironde : "Potius mori quam foedari." La mort, plutôt que le crime." (Anne de Manthan, Girondins jusqu'au tombeau, Éditions Sud-Ouest, 2004, p. 289)

Je poursuivrai de façon plus légère en relatant deux coïncidences observées pendant la journée d'hier avec les thèmes évoqués ici.

Bravant la canicule, j'ai retrouvé dans la fraîcheur de la médiathèque Equinoxe le camarade Christian qui voulait me présenter ses projets littéraires en cours, ébauche de scénario, roman, or celui-ci, sur lequel il travaille déjà depuis plus d'une année, relate une histoire d'amour entre une libraire, Louise, et un pilote d'avion américain, Louis. Louis et Louise. J'avoue ne pas avoir fait la relation sur le moment avec mon malheureux Capet (dans le roman, Louis disparaît corps et bien après une rencontre intense et éphémère, et il restera à Louise la blessure d'une enquête impossible).

Plus tard, je retrouve mon autre camarade Jean-Claude Moreau, alias le Doc des expéditions Baxter, et auteur ici même de quelques articles. Dans une brasserie de la place Monestier, la conversation roule un moment sur l'association qu'il a dirigée pendant trente ans avant de passer récemment la main : l'Association pour le développement agricole et rural, en un mot l'ADAR. Aucun lien explicite bien sûr avec l'adar hébraïque, je fais la connexion en moi-même en me gardant bien de lui en faire état, à peu près assuré qu'il n'y verrait pas autre chose qu'une énième élucubration sympathique de ma part...

Pour lui le hasard reste sans doute le hasard, une tautologie qu'il est vain d'interroger, un aléa constitutif de notre être-au-monde. Alors que je tends à rejoindre la conception de Josy Eisenberg : le hasard est un travestissement de la Présence. Pourim tient son nom du persan pour, qui désigne le tirage au sort par le cruel Haman du jour favorable à l'extermination des Juifs. "De même, dit Eisenberg, au Temple de Jérusalem, on tire au sort pour savoir quel bouc deviendra le bouc émissaire, chargé de faire disparaître les péchés d'Israël. Dans les deux cas, le "hasard" conduit à cette transformation du Mal que vous évoquiez." Cet autre tirage au sort a lieu lors de Yom Kippour, le jour le plus solennel de l'année. Rien de plus antithétique au départ que ces deux fêtes de Pourim et de Yom Kippour. Alors que Pourim est une fête carnavalesque, où il est de tradition de se déguiser, de jouer, de boire, même avec excès (le Talmud allant jusqu’à déclarer que « l’on est obligé de boire à Pourim jusqu’à ne plus connaître la différence entre “maudit soit Haman” et “béni soit Mordekhaï” »), Kippour est un jour austère où la Torah prescrit de "s'affliger", de se priver de boire et de manger.

En réalité, les deux fêtes se complètent. "Il y a le temps de Dieu, précise Adin Steinsaltz : au Sinaï, les choses se font de Haut en Bas, partent de Dieu et vont vers l'homme. A Pourim, dans l'exil, les choses s'inversent : elles partent de la libre détermination des hommes et s'élèvent vers Dieu. En instituant Pourim, les Juifs de Perse ont renforcé l'acceptation de la Loi."

Allez, une dernière coïncidence que je viens de relever à l'instant en cherchant de la documentation sur l'Adar de mon ami Doc Moreau. Celui-ci est l'un des trois auteurs de l'article "L'Adar et le développement de la filière bois-énergie dans le pays de La Châtre en Berry" publié en 2013 dans le numéro 218 de la revue Pour.



mardi 25 juin 2019

Le livre d'Esther

L'an dernier, j'ai consacré une poignée d'articles au livre de Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, qui avait charrié tout un riche ensemble de résonances. Aussi, quand j'ai découvert sur les étals de ma librairie castelroussine préférée, l'essai que le même Haenel venait de publier avec ses complices François Meyronnis et Valentin Retz, je n'ai pas hésité longtemps. Tout est accompli est tombé dans ma besace, et lu quasiment séance tenante. Le trio, déjà tenancier de la revue Ligne de risque (mais dont les derniers numéros se sont à mon grand dam révélés indisponibles), s'est risqué là dans une analyse pour le moins ambitieuse, puisqu'elle consiste à réinterpréter l'Histoire depuis la Révolution française, à en "dégager les forces à l'oeuvre"afin de "faire entrevoir, dixit la quatrième de couverture, une trajectoire cachée, une certaine "courbure du temps" qui trouve son origine dans les deux maisons d'Israël, l’Église et la Synagogue."



Je ne veux pas, pour l'heure, initier une discussion sur les thèses de ce livre assez passionnant, en examiner le bien-fondé ou l'inconséquence prétentieuse. Aujourd'hui, je tiens seulement  à mettre en évidence le lien qui s'est aussitôt tissé avec ma propre démarche (ce qu'on pourra aussi soupçonner de prétention grotesque). Direction donc la page 237, qui évoque l'un des livres les plus singuliers de la Bible, le Livre d'Esther. Dont il se trouve que j'avais pris connaissance à travers Le chandelier d'or, sous-titré Les fêtes juives dans l'enseignement de Rabbi Chnéour Zalman de Lady, écrit par Josy Eisenberg et Adi Steinsaltz (Verdier/poche, 1988), et dont j'ai déjà parlé dans l'article du 26 mars 2018, Le pain de la honte. Mais à cette occasion, c'est de la Pâque juive, Pessah, qu'il était question, alors qu'Esther est liée à une autre fête, Pourim. Reprenons l'argument de cette fête tel qu'il est rappelé brièvement, selon ses propres mots, par Josy Eisenberg :

"Le roi de Perse, Assuérus -probablement l'un des Artaxerxès - a épousé une jeune et belle Juive, Hadassah, surnommée Esther, sans connaître ses origines. Elle a pour cousin un noble juif, Mardochée. Celui-ci refuse de se prosterner devant le favori du roi, Haman, qui, pour se venger, décrète l'extermination de tous les Juifs de Perse et de Médie. Il tire au sort - pour, en persan - la date de ce qui constitue la première tentative de "solution finale" du peuple juif en exil. Alertée par Mardochée, Esther ordonne à ses frères de jeûner trois jours, puis se rend chez le roi et obtient la grâce de son peuple. Haman est condamné à la pendaison et Mardochée lui succède." (pp. 300-301)
Esther devant Assuérus, Nicolas Poussin, 1655, Musée de l'Hermitage

Je reviendrai aussi sur la signification profonde de cette histoire, mais auparavant, il me faut raconter que j'ai crû avoir disserté au sujet d'Esther sur ce propre site. Il n'en était rien, ma lecture n'avait pas débouché à l'époque sur un écrit. Néanmoins, la recherche d'Esther sur le site m'en livra trois occurrences. Pas une n'avait trait à l'Esther biblique.

La première Esther est toute récente puisqu'elle apparaît dans l'avant-dernier billet, Trace l'inégal palindrome. Il s'agit de la graphiste de Damasio, Esther Szac, avec qui l'écrivain a élaboré la typographie originale du roman.

La seconde Esther remonte au 10 février 2018, avec Cyrla/Persona, où j'écrivais à la suite de mon voyage à Varsovie : "Engagé volontaire contre l'Allemagne en 1939, Icek Peretz est mortellement blessé par un obus le 16 juin 1940. En 1941, Cyrla envoie Georges, par un train de la Croix-Rouge, en zone libre, à Villard-de-Lans, où résident sa tante et son mari, Esther et David Bienenfeld."

Enfin, la troisième et dernière Esther alluvionnaire  émarge au 13 janvier 2017, # 11/313 - Prisoner of literature, de manière presque indiscernable, dans la légende d'une photo de Dominique Gonzalez-Foerster : DGF- Shortstories-Esther Schipper - Berlin, 2008.

Le plus surprenant reste qu'outre le nom d'Esther un autre point commun rassemble ces trois articles. En effet, il est chaque fois mention de Georges Perec. Au cœur du billet le plus récent avec son Grand Palindrome, il apparaît également dans l'article de 2017 à travers la citation liminaire d'Enrique Vila-Matas, tirée de Marienbad électrique :
"Des mois plus tard, nouveau malentendu, équivoque heureuse également, particulièrement créative. DGF m'a proposé par mail une conférence sur Georges Perec, en rapport avec une installation qu'elle préparait pour le Musac de Leon qui s'appellerait Nocturama, clin d'oeil évident à un ténébreux jardin zoologique rencontré par W.G. Sebald près de la Centraal Station d'Anvers qui apparaît au début de son roman Austerlitz." [C'est moi qui souligne]
Et dans l'article de 2018, le Georges dont il est question n'est autre que Georges Perec. La Cyrla du titre est sa mère, arrêtée et internée à Drancy en janvier 1943, puis déportée à Auschwitz le 11 février de la même année. Et c'est le troisième point commun à ces trois articles qui s'inscrit ici avec évidence : la référence à l'extermination des Juifs, à la Shoah. En 2017, le clin d'oeil à Sebald conduit à Austerlitz. Or, dois-je rappeler le thème de l'ultime roman du grand écrivain allemand ? La quête d'un homme à la recherche du secret enfoui de son enfance, de la gare d'Anvers au ghetto de Terezin. Tandis que la chronique la plus récente s'ouvrait sur un commentaire de Rémi Schulz ouvrant lui-même sur un article de son site Perecqation, La polygraphie du chameau, commençant par ces phrases :
"W ou le souvenir d’enfance : que signifie le « ou » dans ce titre de Perec ?

S’adresse-t-il au lecteur, auquel serait laissée la liberté de départager la fiction W, déjà publiée seule, des chapitres biographiques qui entrelacent dans cette version remaniée le récit en italique ?"
Ce livre, paru en 1975, entrelace un texte de fiction et une tentative autobiographique qui commence ainsi :
Je n'ai pas de souvenir d'enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j'ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j'ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari m'adoptèrent. Cette absence d'histoire m'a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n'était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente? "Je n'ai pas de souvenirs d'enfance": je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette question. Elle n'était pas inscrite à mon programme. J'en étais dispensé: une autre histoire, la Grande, l'Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place: la guerre, les camps. A treize ans, j'inventai et dessinai une histoire. Plus tard, je l'oubliai. Il y a sept ans, un soir, à Venise, je me souvins tout à coup que cette histoire s'appelait "W" et qu'elle était, d'une certain façon, sinon l'histoire, du moins une histoire de moment de mon enfance. »
La sœur de son père et son mari sont bien sûr Esther et David Bienenfeld.* Cette absence de souvenir d'enfance résonne avec l'amnésie dont fut frappé le Jacques Austerlitz de Sebald, envoyé par sa mère à Londres à l’âge de quatre ans et demi (par un train spécial de la Croix-Rouge) pour le sauver de la déportation. Une mère qui connaît un sort tragique assez semblable à celui de la mère de Perec,  disparaissant sans laisser de traces après avoir été internée dans le camp de concentration de Theresienstadt (aujourd’hui Terezin). Recueilli par un prédicateur calviniste et sa femme Gwendolyn, à Bala, petite bourgade du pays de Galles, affublé d'un nouveau nom, toutes ses affaires disparues, il n'en est pas moins obscurément hanté par le monde qu'il a dû quitter. C'est sur cet épisode que revient Jean-Christophe Bailly dans l'une de ses quatre aventures galloises de Saisir, son dernier essai. 

Cette proximité de Perec et de Sebald, qui ne m'avait jamais frappé jusque-là, mais que cette rencontre de textes provoquée par le nom d'Esther rend sidérante, a en revanche déjà été perçue par quelques têtes chercheuses, ainsi Raphaëlle Guidée, dans Mémoires de l'oubli. (Classiques Garnier, coll. Littérature, histoire, politique, 2017), ouvrage issu d'une thèse soutenue en 2008 à Poitiers.


Plus précisément, je lis dans la table des matières :


Récapitulons. Tout semble aller par trois dans cette histoire : l'ouvrage des trois larrons de Ligne de risque me conduit à rechercher la trace d'Esther dans mes propres écrits. Dans les trois articles exhumés par le moteur, Georges Perec se montre par trois fois, et par trois fois se profile l'ombre de la Shoah.

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* Depuis plusieurs mois je lis, par portions journalières ou presque, de trois chapitres, la monumentale Histoire mondiale de la France, ouvrage collectif sous la direction de Patrick Boucheron. Or, au lendemain de cette émergence des trois Esther, je lis le chapitre de Claire Zalc intitulée Naturaliser, référencé à l'année 1927, dont voici l'incipit :
"Né à Kalusz, en Pologne en 1893, David Bienenfeld est arrivé en France en août 1922. Quatre ans et demi plus tard, il tente sa chance sa chance et dépose un dossier de naturalisation au commissariat de police de son domicile parisien en décembre 1927. (...) Un décret lui accorde la nationalité française en février 1928, selon les dispositions de la nouvelle loi sur la nationalité, adoptée le 10 août 1927." (p. 812)
David Bienenfeld, le nom même de l'oncle de Perec. Pourtant l'historienne ne mentionne jamais l'écrivain, même si elle précise dans le dernier paragraphe de son article qu'au printemps 1941  "Monsieur David Bienenfeld et sa famille ont eu la douloureuse surprise d'apprendre" que "la nationalité française [...] leur avait été retirée en vertu de la loi du 22 juillet 1940", les jetant "dans la plus grande consternation". Sur la marge de la couverture de son dossier, une mention manuscrite à l'encre précise : "israélite, pas d'intérêt national"."

Une recherche sur le net me confirme un peu plus tard qu'il s'agit bien de l'oncle de Perec, dont elle a retracé l'histoire dans son essai Dénaturalisés, le retrait des nationalités sous Vichy, paru au Seuil en octobre 2016 : "L’essai de cette chercheuse de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, livre inédit sur le sujet, s’ouvre sur l’aventure familiale de David et Ela Bienenfeld, couple de juifs polonais, de leurs trois enfants et de leur neveu, orphelin de père et de mère, un certain Georges Perec, le futur écrivain."

Curiosité : Esther est ici prénommée Ela. Pourtant Claude Burgelin, dans l'album Perec de la Pléiade, donne une autre version : "Quand Georges arrive à Villard-de-Lans, il a six ans. Sa tante Esther, la sœur de son père, et son oncle David Bienenfeld s’y sont réfugiés avec leur seconde fille, Ela, ainsi que la sœur et le beau-frère de David, Berthe et Robert Chavranski, et leur fils Henri.