De Daniel Arasse, je ne possède pas que le très bel ouvrage sur Léonard, non, j'ai aussi un volume un peu défraîchi, assurément trouvé sur une brocante (mais quand ? je ne sais pas, j'ai négligé, c'est rare, d'y apposer une date et un lieu), un folio essais titré On n'y voit rien, sous-titré Descriptions. Six courtes fictions narratives centrées chacune sur un tableau différent. J'ai dû lire la première, Le regard de l'escargot, mais sans doute pas les autres. Comme le volume traînait dans une pile de livres encore en instance de rangement, j'y ai jeté un coup d’œil par curiosité, et ne voilà-t-il pas que je tombe sur L'Adoration des Mages. Au cœur de la seconde fiction, Un œil noir. Oui, mais il ne s'agit pas de L'Adoration de Léonard, mais de celle de Bruegel (1564). Bon, tant pis, je décide de lire quand même. Je n'ai pas vraiment à me forcer : Daniel Arasse sait vous embarquer à la découverte d'un tableau comme un artisan rusé du polar vous entraîne sur les sentiers sinueux d'une enquête criminelle.
Donc, Bruegel, avec ce tableau visible à la National Gallery de Londres (et n'hésitez pas à aller sur la page du musée, on peut zoomer à loisir sur les détails).
Le narrateur rappelle l'événement considérable que constitue, pour tout chrétien, l’Épiphanie, "qui signe, dit-il, la reconnaissance universelle de l'Incarnation, de la divinité humaine du Christ." Le thème est donc souvent traité avec somptuosité (on l'a bien vu avec Botticelli, Lippi et même Léonard), mais Bruegel "prenait manifestement et résolument le contre-pied de cette tradition pour en faire une mise en scène un peu gauche et grossière, un spectacle de village."
On ne peut pas lui donner tort. Exit le cortège fastueux, la cavalerie richement chamarrée, des soldats certes, mais à gueule de soudards (il note l'inquiétante présence du soldat casqué et armé qui se penche, à l'aplomb exact de l'Enfant Jésus - sa hallebarde en forme de croix, occupant la même place que les deux arbres de Léonard, préfigure déjà la Passion). Quant aux rois, seule leur vêture les désigne comme tels : "Avec leurs cheveux longs, sales, mal peignés, ils ont plutôt l'air de vieux hippies avachis, de babas édentés. Ils paraissent ce qu'ils sont : des vieillards gâteux."
Au milieu du tableau, Marie et Jésus forment a contrario "une cellule de calme et de douceur". Mais la fin est déjà là, note-t-il, le lange blanc de l'enfant "l'enveloppe comme le fera le linceul - et, il en est convaincu maintenant, les armes des soldats qui, dans le coin supérieur gauche, ferment la composition en se découpant sur le ciel annoncent déjà celles qui accompagneront le Christ, après l'arrestation au mont des Oliviers, tout au long de la Passion."
Arasse dit qu'il en était là de ses rêveries quand, sans s'y attendre, il a vu le reste du tableau, à savoir sa partie droite, avec le troisième roi, Gaspard, le roi noir, debout, à la différence de Melchior et Balthazar. Et Bruegel lui accorde une noblesse qu'il dénie aux deux autres : "Soulignant sa verticalité, son admirable et simple manteau, vraisemblablement en peau retournée, lui donne cette tranquille grandeur qui caractérise les rois (en peinture)." Et son cadeau surpasse celui des deux cacochymes : "c'est un bateau d'or, une sorte de caravelle miniature, ses canons perçant à travers ses flancs, dont la large panse porte, au lieu des ponts et des mâts, un coquillage marin de matière rare, surmonté d'une petite sphère armillaire en or, et le pourtour orné de pierres précieuses tandis que, de son orifice, surgit le buste d'un personnage qui tient à bout de bras une autre, grosse, pierre précieuse (une émeraude ?) sertie d'or."
Étrange et magnifique présent, souligne-t-il, qui tient aussi du souvenir de voyage et qui va donc bien à Gaspard, "roi noir venu d'Afrique, le seul Noir de toute la foule". Et il se demande pourquoi il a mis tant de temps à voir ce Gaspard qui, maintenant, lui crève les yeux. Il y a plusieurs raisons, je ne les détaille pas toutes, dont celle-ci, qui est que Gaspard est noir, oui, et il s'en explique : "C'est curieux comme on voit mal les Noirs en peinture ; souvent, leur couleur fait une sorte de "trou noir" dont la perception se perd au profit des couleurs qui l'entourent. En fait, pour faire voir un Noir en peinture, il faut le faire ressortir par un fond clair et ce n'est pas ce qu'a fait Bruegel."
Alors il s'approche pour regarder au plus près ce visage noir et il en est assez surpris : "Non seulement, avec Marie et l'Enfant, c'est la seule figure à ne pas être traité sur le mode comique mais, calme, attendant son tour, il est beau, les traits fins, le regard perplexe, d'une interrogative douceur." Et il note que sa dignité est d'autant plus grande que Bruegel a placé, juste derrière Gaspard, deux trognes "franchement peintes pour faire rire".
La veille, j'avais vu sur France 2 le beau documentaire d'Alain Mabanckou et Aurélia Perreau, Noirs en France. Et j'avais collé sur mon cahier-agenda une photo d'Ibrahima, lycéen, l'un des six témoins du film (ce n'était pas celle-ci au dessous). Et c'était une résonance soudaine qui se donnait à entendre avec le tableau de Bruegel.
Les trognes de l'arrière-plan perdurent aussi, hélas : il n'y a qu'à lire les commentaires sur YouTube au sujet du film. La bêtise crasse s'y donne libre cours, comme il est d'usage la plupart du temps sur les réseaux sociaux, qu'il vaut mieux éviter pour ne pas désespérer de l'humanité.
Sur cette figure du Noir dans L'Adoration des Mages, on en verra bientôt un autre exemple, avec Jérôme Bosch.
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