mardi 21 février 2017

# 44/313 - La vallée de la peur

"Les sept membres du comité étaient de glace dans leur fauteuil."
Conan Doyle, La vallée de la peur

 Une nuit hors de la maison. Je n'ai emporté aucun viatique littéraire. Je cherche dans les étagères quelque volume court pour préluder au sommeil. S'impose à moi un Sherlock Holmes, La vallée de la peur. Je réalise que je n'ai jamais lu une seule enquête de Sherlock Holmes, jamais lu Conan Doyle. J'en parle, j'écris sur lui, j'ai vu des films, mais ô dérision, je n'ai rien lu de lui. Il est temps que ce scandale finisse.
 
Le lendemain matin, j'achève le roman. Je suis plutôt sous le charme, je n'ai pas eu la tentation, comme avec Matheson, de couper court et de tailler la route dans un récit filandreux. Non, c'est efficace et nerveux. Et puis, cerise on the cake, il me semble que l'attracteur étrange y a semé quelques indices, comme il sied à un roman policier qui s'introduit dans l'Heptalmanach.

Rappel : Heptalmanach = Hepta (sept) + Almanach.

Observons donc tout d'abord que le  livre se divise en deux parties, The Tragedy of Birlstone et The Scowrers (mal traduit à mon sens par Les éclaireurs dans Le Livre de Poche ou (c'est mieux) par Les écumeurs (Wikisource) - en fait scowrer est un vieux mot pour Hooligan). Et chacune de ces parties comporte sept chapitres. Le chapitre final, le septième donc, raconte l'arrestation en Amérique de la fine fleur de la loge du crime, sept bandits abusés par le détective de l'agence Pinkerton, Birdy Edwards, infiltré en leur sein.

Inversement, le premier chapitre, qui se déroule à Baker Street, chez Holmes et Watson, relate le décryptage d'un message de Fred Porlock, agent du Professeur Moriarty, ennemi juré de Holmes.
"Tout en parlant, Holmes, du plat de la main, lissait le papier sur son assiette vide. Je me levai, et, me penchant sur lui, je regardai la singulière inscription suivante :
534 C2 13 127 56 31 4 17 21 41 DOUGLAS 109 293 5 37 BIRLSTONE 26 BIRLSTONE 9 127 171
« Qu’en pensez-vous Holmes ?
— Qu’il y a là un message chiffré
— À quoi sert d’envoyer un message chiffré quand on n’en a pas donné le chiffre ?"
Le chiffre (the cipher) n'arrivera pas mais Holmes, par déduction, va le trouver : il s'agit de prendre les mots dans la deuxième colonne de la page 534 d'un livre forcément épais et d'usage courant. De fil en aiguille, il en déduit qu'il s'agit d'un almanach, en l'occurrence le Whitaker's Almanac, un livre de références publié pour la première fois en 1868 et toujours en vente à ce jour.

 Voilà de la bonne cryptographie, bien dans la lignée du Scarabée d'or, d'Edgar Poe.

Ceci étant dit, je me suis aussi intéressé à un détail de l'histoire dans le second chapitre. Holmes reçoit l'inspecteur Mac Donald, et la conversation roule sur le professeur Moriarty. Mac Donald a obtenu un entretien à son cabinet et a été impressionné par son savoir et son charisme. Holmes attire alors son attention sur un élément de décor :
Et avez-vous remarqué, au-dessus de la tête du professeur, un tableau ?
— Peu de choses m’échappent ; c’est vous, je crois, qui m’avez appris à observer, monsieur Holmes. Oui, j’ai vu cette peinture : une jeune femme, la tête appuyée sur les mains et regardant de côté.
— Le tableau en question est de Jean-Baptiste Greuze. »
L’inspecteur s’efforça de paraître intéressé.
« Jean-Baptiste Greuze, continua Holmes, joignant ses doigts et se renversant sur sa chaise, est un artiste français qui, de 1750 à 1800, eut une carrière féconde et brillante. La critique moderne a largement ratifié l’estime qu’avaient pour lui ses contemporains. »
Les yeux de l’inspecteur devenaient vagues.
« Ne ferions-nous pas mieux ?… commença-t-il.
— Nous sommes dans notre sujet, interrompit Holmes. Tout ce que je dis se rattache directement, essentiellement, à ce que vous avez nommé le mystère de Birlstone. Dans le fait, c’en est comme le centre. »
Mac Donald eut un faible sourire ; et me regardant de l’air de me prendre à témoin :
« Votre pensée va trop vite pour moi, monsieur Holmes. Vous sautez d’un point à un autre : je n’arrive pas à franchir l’intervalle. Quel rapport peut-il y avoir entre ce tableau ancien et l’affaire de Birlstone ?
— Il n’est rien qu’un détective ne doive savoir, prononça Holmes. Même le fait, insignifiant en apparence, que la Jeune fille à l’agneau, de Greuze, atteignit, en 1865, à la vente Portalis, le prix, de cent mille francs, peut susciter chez vous toutes sortes de réflexions.

Moriarty ne touchant officiellement que sept cents livres par an (tiens encore un sept), Holmes veut signifier à Mac Donald que le professeur, pour acquérir une telle oeuvre, doit disposer de revenus autres bien supérieurs. Mais ce n'est pas cela qui me retient, je me pose plutôt la question de savoir pourquoi Conan Doyle a choisi ce tableau de Greuze, dont le nom, dans le texte original, est maintenu en français, La jeune fille à l'agneau.
Un site anglo-saxon propose une interprétation : "The reference to La Jeune Fille à l'agneau, while literally meaning "Young Girl with a Lamb", may be taken as a pun meaning "The Young Girl from Agnew". This could be is a reference to the infamous 1876 theft of an immensely valuable portrait of Georgina, Duchess of Devonshire by Gainsborough, which was stolen from the art dealer William Agnew. The crime was not solved for twenty-five years, nor the painting recovered, until the Pinkterton Detective Agency managed to trace it back to the American master criminal Adam Worth, nicknamed the "Napoleon of Crime" and speculated to be the basis for Professor Moriarty. Because of a lack of evidence, Worth was not arrested, but eventually sold the painting back to Agnew for $25,000. 
Le choix du Greuze tiendrait donc du calembour, l'agneau rappelant Agnew, le marchand d'art volé par un des prototypes de Moriarty, Adam Worth.

En ce qui me concerne, je ne peux m'empêcher de faire un lien (que Conan Doyle ne pouvait évidemment pas faire) avec mon propre personnage d'inspecteur dans la sixième fiction 1967, Edmond Lagneau : "Dans ce type d’enquête, il était l’homme le plus rationnel qui soit, l’Auguste Dupin de la section, le Sherlock Holmes de Ménilmuche (son quartier de naissance où il persistait à crécher, veillant de près sur son vieux papa, ancien anarcho-syndicaliste chez Renault)."

J'ajouterai pour finir que cette fameuse vente Portalis de 1865 a déjà eu l'honneur de ces chroniques, lorsque je me suis penché l'an dernier sur l'histoire du reliquaire de Vivant Denon. Voici le passage en question :

"Le lundi 13 mars 1865, le Reliquaire (Ulric Richard-Desaix l'honore en effet d'une majuscule) repasse "de nouveau sous le marteau des Commissaires-priseurs" (...)  à l'Hôtel de Pourtalès même, 7, Rue Tronchet, où se faisait la vente, — devant une salle à peu près vide (...). — Ce jour-là, tout le flot des curieux habituels des grandes ventes publiques s'était porté sur les boulevards et aux Champs- Elysées, attiré au dehors par la cérémonie à grand spectacle des obsèques du Duc de Morny, dont le service funèbre se célébrait, — justement à deux pas de la rue Tronchet, — en l’Église de la Madeleine, précisément à la même heure. Le Reliquaire fut donc adjugé sans grand tapage."
C'est le comte Arthur Desaix, petit-neveu du général, qui s'en rend alors acquéreur pour la "modique somme de 300 francs". En comparaison des 5000 francs lâchés par le Comte de Pourtalès, on peut concevoir qu'il s'agit d'une bonne affaire..."

De cette coïncidence de dates et de lieux, je ne sais encore que penser, mais il est clair que l'attracteur étrange a noué de nouveaux fils et qu'il faudra se muer en détectives Pinkerton de l'esprit pour en démêler les tenants et aboutissants.

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