La Chinoise, J.L. Godard (1967) |
"C’est enfoncer une porte ouverte que de déclarer que Godard annonce le soulèvement de Mai 68, ce qui est vrai, mais ce serait réduire La Chinoise au simple constat d’une fracture générationnelle déjà largement consommée et de l’odieux système d’une université française sclérosée, au bord de l’explosion. Pour qui fut en contact avec le milieu universitaire de Nanterre en 1967, ce n’est sans doute pas une immense opération intellectuelle que d’imaginer que les digues sont prêtes à rompre. Ce qui est plus intrigant et impressionnant concernant ce film et Godard lui-même – qui s’apprête pourtant à se jeter dans la bataille avec l’aventure gauchiste du groupe Dziga Vertov – c’est l’aspect extrêmement déceptif et désillusionné, mais non moqueur ou narquois, du regard posé sur ces jeunes révolutionnaires. La Chinoise porterait ainsi l’émergence de l’agitation gauchiste préalable aux événements de Mai 68, mais surtout la gueule de bois postérieure à ce mouvement."Antoine de Baecque partage aussi cette analyse (dans un entretien* que rappelle Pierre Bayard), "le film est peut-être moins prémonitoire de mai 68 que de son échec et de celui du gauchisme, la description positive des jeunes révolutionnaires étant fortement tempérée par la manière dont leur projet est relativisé, aussi bien par les personnages d'Henri et de Jeanson que par l'assassinat burlesque du ministre soviétique et l'écriture décalée de l'ensemble."
La portée dérisoire de l'action du groupe éclate lors de la conversation de l'étudiante en philosophie Véronique (jouée par Anne Wiazemsky, compagne de Godard à l'époque) avec son ancien professeur Francis Jeanson, dans son propre rôle d'ancien soutien de la cause algérienne, porteur de valises condamné par contumace en octobre 1960 à dix ans de réclusion et amnistié en 1966. Dans le train qui les conduit en province, où Jeanson a choisi de travailler pour le théâtre, il pointe avec patience les incohérences de leur projet terroriste : « À quoi ça sert de tuer des gens si tu ne sais pas ce que tu feras après. Vous savez seulement que le système actuel vous est odieux et que vous êtes terriblement impatient d’en finir avec lui ».
Quelque temps avant, pour Noël, j'avais offert à mon père sa première BD : Histoire dessinée de la guerre d'Algérie, par Benjamin Stora et Sébastien Vassant. Un récit passionnant et émouvant, d'une très grande clarté, qui raconte le conflit de novembre 54 à l'été 62, de la Toussaint rouge aux accords d'Evian. Francis Jeanson en est l'un des acteurs. A sa mort, en 2009, Benjamin Stora évoqua son parcours dans un entretien à Médiapart. Extrait :
MP: Comment peut-on analyser la figure de l'intellectuel engagé qu'était Jeanson, au regard des intellectuels d'aujourd'hui ?
B.S.: C’est l’homme qui a voulu toujours mettre en adéquation la théorie, les paroles, les idées avec l’action, et ne pas s’engager à l’intérieur de partis politiques. Il avait comme morale essentielle l’investissement pratique dans un certain nombre de tâches à accomplir. On en est loin aujourd’hui car les figures intellectuelles actuelles sont des experts qui formulent des opinions sans s’engager véritablement, sans distribuer des tracts, ou militer dans des réseaux politiques.
La grande leçon qu’on retient d’intellectuels comme Jeanson, Sartre, et même Camus, c’est cette nécessité d’être dans la vie de la Cité pour lancer de manière perpétuelle ce défi, pour que la citoyenneté soit effective. L’engagement politique des intellectuels français de cette époque a eu une portée mondiale extrêmement puissante, sur des continents entiers comme l’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique. Ils étaient considérés comme très engagés et très volontaires. Comme on le voit, les temps ne sont plus tout à fait les mêmes...
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* Entretien avec Pierre-Henri Gibert, in La Chinoise [1967], DVD, Gaumont-Pathé, 2012.
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