mardi 14 février 2017

# 38/313 - Et c'est ainsi qu'elle se souvint de Paris


Au nombre des grands écrivains au pouvoir d'anticipation, Pierre Bayard désigne aussi Herbert George Wells, H.G. Wells, célèbre pour ses romans de science-fiction comme La Guerre des mondes ou La machine à explorer le temps. C'est cependant avec une œuvre moins connue, La Destruction libératrice, (The World set free) qu'il le considère au meilleur de sa vision prophétique.
Écrit en 1913, le livre décrit en effet une guerre atomique en 1958, avec la première explosion nucléaire de l'Histoire anéantissant Paris, bombardée par les Allemands :

On aurait dit qu'elle se tenait au sein d'un univers étrange, un univers dévasté et sans bruit, un monde où s'étaient entassées toutes les choses fracassées. Il y avait une lueur - et d'une manière ou d'une autre, cela était plus familier à son esprit que tout ce qui pouvait l'environner -, une lumière pourpre qui tremblotait. C'est alors qu'elle reconnut à proximité, émergeant d'une confusion de débris, le Trocadéro. Il avait quelque peu changé, des parties s'en étaient allés, mais l'on ne pouvait pas se tromper sur sa silhouette. Il se détachait sur un fond de fumée rouge, qui jaillissait du sol en tourbillonnant. Et c'est ainsi qu'elle se souvint de Paris, de la Seine, de la chaude soirée au ciel couvert et des activités brillamment éclairées de la Direction des Opérations... (p.92)
Pierre Bayard ne tarit pas d'éloges sur Wells : "On n'en finirait pas de recenser toutes les anticipations que comporte le roman de Wells, à commencer par celle qui se situe au cœur de l'intrigue, à savoir la fabuleuse énergie contenue dans la matière et la capacité qu'a l'être humain d'en tirer des armes terrifiantes. En 1913, personne n'imaginait qu'il serait un jour possible  de créer des armes de destruction massive à partir de l'atome." 

Wells n'avait d'ailleurs besoin de personne pour vanter sa prescience, se targuant aussi d'avoir annoncé clairement, un an avant son déclenchement, la première guerre mondiale :
L'alliance des Empires d'Europe Centrale, l'ouverture de la campagne par les Pays-bas, et l'envoi du corps expéditionnaire britannique, toutes ces prévisions se sont vues confirmées six mois après la parution du livre.
Bref, Wells nouveau Nostradamus, ainsi que le suggère Jacques Van Herp, dans la postface de l'édition française du livre ?


Cet emballement autour de Wells me laissait dubitatif. C'est alors que je me souvins du fantastique essai de l'écrivain Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort, Le siècle des bombes (Le Serpent à plumes, 2003), qui faisait l'histoire de la terreur venue du ciel en mêlant la littérature aux sources scientifiques et historiques. Treize ans me séparait de la première lecture du livre, mais j'étais presque certain d'y retrouver une référence au roman de Wells.
C'était bien le cas. Et je n'eus guère à rechercher car un marque-page (vous connaissez maintenant le pouvoir malicieux de ces petites bêtes) ouvrait sur la page 77, et sur le fragment 89 (le livre est conçu comme un labyrinthe à 400 entrées), évoquant précisément le roman de Wells. Et c'est un autre son de cloche qu'il fait entendre :

Dans son roman The World Set Free (1914), H.G. Wells est le premier à donner une image un peu plus réaliste de l'énergie et des armes nucléaires. Tout simplement, il a potassé plus que ses collègues, et, surtout, il a lu The Interpretation of Radium (1909, 1912) de Frederick Soddy.
Chez Wells, Soddy est rebaptisé Pr Rufus, et, comme Soddy dans son propre livre, il montre un flacon contenant cinq cents grammes d'oxyde d'uranium : n'est-ce pas fantastique que ces cinq cents grammes contiennent la même énergie que plusieurs centaines de tonnes de charbon ? disent Soddy dans son livre et le Pr Rufus dans le roman de Wells. Si je pouvais libérer subitement cette énergie, ici et maintenant, elle nous ferait voler en éclats avec tout le décor. Et si cette énergie se laissait contrôler  et utiliser comme aujourd'hui l'énergie du charbon, elle vaudrait mille fois plus que le matériau qui la produit.
Dans le première édition du roman de Wells, la source est clairement indiquée, et le livre est dédié à Soddy. Ensuite, les prétentions divinatoires de Wells prenant de l'ampleur, le nom de Soddy disparaît, et Wells s'octroie l’honneur d'avoir prédit l'énergie et les armes nucléaires. Soddy et Einstein devront se contenter d'un prix Nobel. [C'est moi qui souligne]
Figure extraite du livre de Frederick Soddy
Voilà qui relativise sérieusement l'enthousiasme pro-H.G. Wells de Pierre Bayard , dont la documentation apparaît pour le moins lacunaire. Dans ces domaines de l'étrange, cela nous montre bien la nécessité de garder constamment un esprit critique en éveil.
Et pour doucher encore plus l'admiration que nous aurions pu un moment concevoir pour l'écrivain britannique, il n'est que de poursuivre encore un peu la lecture de Sven Lindqvist :
"La seule variante originale de Wells par rapport à Soddy, c'est que les Européens utilisent la superarme entre eux, et non contre des races étrangères. Pourtant, si on y regarde de plus près, le pilote qui transporte la première bombe atomique vers Berlin n'est pas un Français ordinaire. C'est "un jeune homme basané", aux "traits négroïdes". Sa figure est "luisante", on décèle dans sa voix des "tonalités exotiques", et ses mains sont "étonnamment grandes et poilues". Son visage reflète "quelque chose comme le bonheur d'un enfant qui vient de trouver des allumettes."
Celui qui utilise la bombe atomique contre d'autres Blancs n'est pas tout à fait un Blanc."

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