mardi 7 février 2017

# 32/313 - Beautiful Cigar Girl

Une dernière entrée de coïncidence est perceptible dans la seconde aventure de Dupin, Le Mystère de Marie Roget (la troisième et dernière étant La lettre volée). Sous-titrée
POUR FAIRE SUITE À
DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE
la nouvelle se base sur l'affaire réelle du meurtre de Mary Cecilia Rogers survenu à New York en 1841. L'action est transposée à Paris et la Seine remplace l'Hudson River où le corps de Mary Rogers fut retrouvé. Soit dit en passant, nous retrouvons cette double postulation Amérique-Europe, et plus précisément encore New-York-Paris, active depuis l'examen du roman de Christian Garcin, Les vies multiples de Jeremiah Reynolds.

C'est dès l'incipit de la nouvelle qu'il est question de coïncidences :
Il y a peu de personnes, même parmi les penseurs les plus calmes, qui n’aient été quelquefois envahies par une vague mais saisissante demi-croyance au surnaturel, en face de certaines coïncidences d’un caractère en apparence si merveilleux, que l’esprit se sentait incapable de les admettre comme pures coïncidences. De pareils sentiments (car les demi-croyances dont je parle n’ont jamais la parfaite énergie de la pensée), de pareils sentiments ne peuvent être que difficilement comprimés, à moins qu’on n’en réfère à la science de la chance, ou, selon l’appellation technique, au calcul des probabilités. Or, ce calcul est, dans son essence, purement mathématique ; et nous avons ainsi l’anomalie de la science la plus rigoureusement exacte appliquée à l’ombre et à la spiritualité de ce qu’il y a de plus impalpable dans le monde de la spéculation.
Les détails extraordinaires que je suis invité à publier forment, comme on le verra, quant à la succession des époques, la première branche d’une série de coïncidences à peine imaginables, dont tous les lecteurs retrouveront la branche secondaire ou finale dans l’assassinat récent de Mary Cecilia Rogers, à New-York. [C'est moi qui met en gras, mais les italiques sont de Poe lui-même]
Revoilà les probabilités, la théorie seule à même de dissiper la demi-croyance au surnaturel.
Remarquons tout de suite cette curiosité : quand ils s'inspirent d'un fait divers réel, les auteurs de polars s'abstiennent généralement de mentionner celui-ci. Le lecteur ne l'apprend que par la bande, par des confidences postérieures de l'auteur ou par le travail des critiques sur la génétique du texte. Pas de ça ici, Poe parle sans ambages du meurtre récent de Mary Rogers, (employée dans un bureau de tabac, sa beauté était si grande qu'on l'appelait Beautiful Cigar Girl).  




"Cet événement eut lieu deux ans environ après l’horreur de la rue Morgue. Marie, dont le nom de baptême et le nom de famille frapperont sans doute l’attention par leur ressemblance avec ceux d’une jeune et infortunée marchande de cigares, était la fille unique de la veuve Estelle Roget."
Poe joue subtilement sur la coïncidence entre le fait divers réel et celui qu'il invente. Ce qu'un auteur lambda dissimulerait, il attire l'attention dessus, ce qui loin de le discréditer produit un effet de réel puissant. L'enquête elle-même est loin d'être typique puisque Dupin ne raisonne qu'à partir des articles de journaux qui relatent le fait, relevant leurs erreurs et leurs mésinterprétations. Aucune investigation sur le terrain, aucune confrontation avec les témoins, c'est presque à une expérience de pensée que se livre Dupin. In fine, après avoir fait une suggestion sur l'identité du meurtrier (il laissera le préfet se charger de la basse besogne de l'appréhender - et celui-ci le fera non sans répugnance, hostile qu'il est aux méthodes de Dupin), ledit Dupin revient sur le parallèle avec Mary Rogers :

Je répète donc que je parle de ces choses simplement comme de coïncidences. Quelques mots encore. On trouvera dans ma narration de quoi établir un parallèle entre la destinée de la malheureuse Mary Cecilia Rogers, autant du moins que sa destinée est connue, et la destinée d’une nommée Marie Roget jusqu’à une certaine époque de son histoire, — parallèle dont la minutieuse et surprenante exactitude est faite pour embarrasser la raison. Oui, on sera frappé de tout cela. Mais qu’on ne suppose pas un seul instant que, en continuant la triste histoire de Marie depuis le point en question et en poursuivant jusqu’à son dénoûment le mystère qui l’enveloppait, j’aie eu le dessein secret de suggérer une extension du parallèle, ou même d’insinuer que les mesures adoptées à Paris pour découvrir l’assassin d’une grisette, ou des mesures fondées sur une méthode de raisonnement analogue, produiraient un résultat analogue. [C'est moi qui souligne]

Photogramme de La Science des rêves, de Michel Gondry (2006).
Le paragraphe qui suit est tout à fait étonnant, car il anticipe pratiquement une des caractéristiques majeures des systèmes dynamiques dans la théorie mathématique du chaos, à savoir la dépendance sensitive des conditions initiales, autrement dit le fait, explique David Ruelle, "qu'un petit changement de condition initiale conduit habituellement à un tel changement de l'évolution ultérieure du système que des prédictions à long terme deviennent complètement vaines."(Hasard et chaos, Odile Jacob, 1991, p.62).
Car, relativement à la dernière partie de la supposition, on doit considérer que la plus légère variation dans les éléments des deux problèmes pourrait engendrer les plus graves erreurs de calcul, en faisant diverger absolument les deux courants d’événements ; à peu près de la même manière qu’en arithmétique une erreur qui, prise individuellement, peut être inappréciable, produit à la longue, par la force accumulative de la multiplication, un résultat effroyablement distant de la vérité. [C'est moi qui souligne]
David Ruelle montre que ce n'est qu'à la fin du XIXè siècle que la démonstration en a été faite par le mathématicien français Jacques Hadamard, à partir de l'étude de la trajectoire d'une boule de billard. Un peu plus tard, en 1908, dans son ouvrage Science et méthode, un autre mathématicien bien plus prestigieux, Henri Poincaré, exprimait clairement le phénomène : "Une cause très petite, qui nous échappe,  détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard."

Henri Poincaré à son bureau

Poe anticipe donc d'un bon demi-siècle sur des découvertes qui ne prendront véritablement leur ampleur qu'à la fin du XXème siècle avec la théorie du chaos. Un autre passage du Mystère de Marie Roget contient une vraie fulgurance prémonitoire sur ce que David Ruelle n'hésite pas à désigner comme le rôle créateur du hasard :

L’histoire de la science humaine nous montre d’une manière si continue que c’est aux faits collatéraux, fortuits, accidentels, que nous devons nos plus nombreuses et nos plus précieuses découvertes, qu’il est devenu finalement nécessaire, dans tout aperçu des progrès à venir, de faire une part non-seulement très-large, mais la plus large possible aux inventions qui naîtront du hasard, et qui sont tout à fait en dehors des prévisions ordinaires. Il n’est plus philosophique désormais de baser sur ce qui a été une vision de ce qui doit être. L’accident doit être admis comme partie de la fondation. Nous faisons du hasard la matière d’un calcul rigoureux. Nous soumettons l’inattendu et l’inconcevable aux formules mathématiques des écoles.[C'est moi qui souligne]
Poe - c'est là un autre exemple de son génie - était bien en avance sur la science de son temps, qui s'en tenait sagement au déterminisme classique. Nous voyons bien, en passant, qu'avec cette nouvelle nous sommes bien au-delà de la simple machine narrative policière. Cette complexité lui a sans doute nui d'une certaine façon  car elle est bien moins célèbre que les deux autres volets de la trilogie Dupin, La lettre volée et Double assassinat dans la rue Morgue.

Je voudrais finir cet article sur les paroles d'un autre écrivain de la coïncidence, un autre Américain, Paul Auster :

"D'un point de vue esthétique, l'introduction d'éléments de hasard dans un roman crée sans doute autant de problèmes qu'elle en résout. J'ai été très maltraité par les critiques à cause de ça. Au sens le plus strict du terme, je me considère comme un réaliste. La hasard fait partie de la réalité : nous sommes sans cesse soumis à la force des coïncidences, l'inattendu arrive dans nos vies à tous avec une régularité étourdissante. Et pourtant, l'idée est généralement admise que les romans ne devraient pas pousser trop loin l'imagination. Tout ce qui paraît "peu plausible" est nécessairement ressenti comme forcé, artificiel, "irréaliste". Je ne sais pas au sein de quelle réalité ces gens ont vécu, mais en tout cas ce n'est pas la mienne. (...) Ce que je cherche à faire, je suppose, c'est à écrire une fiction aussi étrange que le monde dans lequel je vis."
Conversation avec Larry Mc Caffery et Sinda Gregory, in L'art de la faim, Actes Sud Babel, 1992.


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