jeudi 30 janvier 2020

Loin de Paris, il était un oiseau

"Vous dites que vous ne montrez rien mais vous avez tout de même filmé un rêve…

Qui ne montre pas grand chose… Ce rêve me paraissait une scansion importante. Après le retour du cimetière, la nuit où Coline et Simon ont fait l’amour dans une espèce de désespoir, il fallait qu’Azar se manifeste. Le rêve est l’un des moyens par lesquels les morts se rappellent à nous. Mon ami Pierre Pachet, l’un des disparus auxquels le film est dédié, disait du rêve que c’est « le parloir des morts ». J’aime beaucoup cette expression."

Entretien avec Pascal Bonitzer (pour son film Les Envoûtés

J'ai déjà cité cette partie d'un entretien avec Pascal Bonitzer dans un article précédent. J'y reviens aujourd'hui car il a suscité en moi une curiosité à propos de cet écrivain ami du cinéaste, Pierre Pachet. Je ne le connaissais pas, n'avais jamais rien lu de lui, mais il y eut comme une sorte d'appel. A la médiathèque, je recherchais son oeuvre, je ne trouvais que trois volumes (sur les quinze que compte une bibliographie arrêtée en 2005), parmi lesquels je choisis un recueil de chroniques, Loin de Paris, écrites entre 2001 et 2005 pour La Quinzaine littéraire. Comme on pouvait s'y attendre, il était exilé en magasin.


Pierre Michon s'était fendu d'une préface, intitulée Tôkaidô. C'est par là que je commençai. Tôkaidô, c'est le parcours de 500 kilomètres qui reliait Edo à Kyoto, les deux capitales, une sorte de pèlerinage que les lettrés japonais s'imposaient au moins une fois dans leur vie : cinquante-trois étapes le jalonnaient, où l'on se remémorait tel poème, l'on y voyait "tel arbre, tel oiseau, telle auberge que leurs prédécesseurs avaient mentionné". Pachet, suggère Michon, a accompli son Tôkaidô personnel, en cinquante étapes, trois de moins que chez les Japonais. L'une d'elles, narrée au fragment 7, était Tel Aviv. Pachet, rapporte Michon, regarde en juin 2001 une pelouse de campus et écrit : là, "des corneilles de couleur insolite, les ailes et la queue noires, le dos et le ventre beiges", s'ébattent. Quand ils se revoient, Michon fait observer à Pachet que ces corneilles n'ont rien d'insolite pourvu qu'on les appelle par leur nom de corneilles mantelées. Ce n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd :
"En décembre 2002, Pachet est à Louxor, dans le pays des morts et du temps. Il évoque des ombres chères qui le rabrouent. Les morts sont de puissants souverains. Des coqs chantent en pleine nuit, les canards vont par sept, la Grande Ourse et le croissant de lune sont sanglants, on est au pays de la magie noire. A deux pas , le désert attend. Au milieu de ces vicissitudes, il a la mince satisfaction d'appeler les choses vivantes par leur nom. Il sort un instant, par la pensée, d'Egypte. Il écrit : "Sur les fils des derniers poteaux électriques sont postées des corneilles mantelées."
Quinze jours plus tard dans La Quinzaine je lis ces lignes. Je suis content d'y découvrir mon influence sur Pachet. Nous sommes sur le Tôkaidô, nous nous citons les uns les autres, imperceptiblement." (p.10-11)
L'histoire des corneilles ne s'arrête pas là, poursuit Michon. Elles reviendront dans un texte sur Walter Benjamin qu'il devait donner dans un colloque au même moment et qui lui donnait du fil à retordre. Passons. 
Ce qui m'a sidéré à la lecture de ce texte, c'est que le même jour, le 9 janvier 2020, dans la matinée, alors que je manifestai avec des milliers d'autres dans les rues de Châteauroux contre la réforme des retraites, il avait été aussi question d'une corneille, au sein même de ce défilé animé par une batucada improvisée. Le musicien Michel Thouseau avait délaissé sa contrebasse pour une percussion plus modeste. Comme le prochain thème de notre chère revue Torticolis doit porter sur l'animal, je l'entretins des oiseaux car j'avais encore en mémoire l'inénarrable performance qu'il fit au Blanc pour une des dernières éditions du festival Chapitre Nature : Il était un oiseau, que l'on voit encore figurer sur la page d'accueil de son site :


Extrait :



(On peut se demander quel rapport peut bien avoir l'oiseau avec l'objet même de la manif, mais c'est ainsi, on parle de plein de choses dans les manifs et même si l'on a à coeur la défense des quelques valeurs essentielles qui nous ont amené à battre le bitume, on s'autorise aussi de quelques belles digressions.) Bref, c'est lors de cette discussion que Michel me parla de la corneille de Tristan Plot.

Tristan Plot est un spécialiste des méthodes douces d'éducation d'oiseaux. Milan noir, cygnes, geai et donc corneilles sont entraînés pour intervenir sur des plateaux de théâtre, au cinéma ou dans des performances artistiques.


Comme il vit dans la Vienne, non loin d'ici, Michel a entamé un travail musical avec l'une des corneilles de Tristan Plot. Travail fascinant, semble-t-il.
En tout cas, retrouver la corneille, fut-elle mantelée, le soir-même sous la plume de Michon, fut une belle résonance.

Une autre résonance s'imposa juste après. J'avais commencé, je l'ai dit, la lecture de l'essai d'Albert Camus, L'été. Dans la partie nommée L'énigme, cette nuit-là je lus ceci :
"Mais nous avons appris, loin de Paris, qu'une lumière est dans notre dos, qu'il nous faut nous retourner en rejetant nos liens pour la regarder en face, et que notre tâche avant de mourir est de chercher, à travers tous les mots, à la nommer." (p .150) [C'est moi qui souligne]
Loin de Paris... Le titre même du livre de Pierre Pachet.

dimanche 26 janvier 2020

Comme aux premiers jours

Il me faut revenir sur cette une de Ouest-France rapportant la mort d'Albert Camus, le 4 janvier 1960. Une que j'ai découverte en cherchant une illustration pour mon article. Me frappa immédiatement la photo un peu plus bas qui montrait  Gaston Rébuffat escaladant le "Gros-Rognon" dans la Vallée-Blanche (pour zoomer sur tous les détails, aller sur la page d'archives du journal), photo illustrant une chronique de l'alpiniste intitulé Le rêve himalayen.


Pourquoi un tel choc ? C'est que cette photo faisait directement écho à Ailefroide, l'album de Jean-Marc Rochette lu quelques jours plus tôt, et dont j'ai fait mention dans Fixer les vertiges. Écho avec le dessin de couverture, avec un même escaladeur sur la paroi verticale.



Mieux : Jean-Marc Rochette, très tôt passionné par la grimpe, lisait les récits des montagnards, parmi lesquels ceux de Gaston Rébuffat. Aussi, c'est précisément par une citation de celui-ci qu'il ouvre ce formidable roman graphique :


Il y a dans ce voisinage Camus-Rébuffat sur cette une de Ouest-France autre chose qu'un apparentement fortuit. C'est de mort dont il est question dans l'un et l'autre cas :
 

D'ailleurs, quand il commente quelques planches pour La bédéthèque idéale, Rochette l'affirme avec force : "La mort est omniprésente en montagne. Les gens le cachent, n’en parlent pas trop, mais  en discutant un peu plus sérieusement avec eux tu t’aperçois qu’ils ont perdu deux ou trois copains, un mari, un fils… Je connais quelqu’un qui, depuis quarante ans, garde la photo de son meilleur pote disparu dans son portefeuille ! Les gens du CAF (Le Club Alpin Français) auxquels nous avons montré l'album l’ont beaucoup aimé, mais n’ont pas voulu le parrainer parce qu’il y avait trop de morts."

Ailefroide, p. 241.

vendredi 24 janvier 2020

L'été

"Mon problème, avec les classements, c'est qu’ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l'ordre que cet ordre est déjà caduc.
Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi- impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale."


Georges Perec, Penser/Classer, Seuil, 2003. 

Comme Perec, je suis parfois pris (parfois est le bon adverbe, cela ne m'arrive pas si souvent que ça) d'une frénésie de rangement. Tout dernièrement, une petite bibliothèque en a fait les frais. Elle ne renfermait pratiquement que des Folio/Gallimard (ce qui lui donne donc une tonalité blanche avec des nuances tirant jusqu'à l'ivoire et le jaunasse), en grand désordre. Je lui ai bêtement appliqué l'ordre alphabétique, rien de révolutionnaire. Ce genre d'exercice a surtout pour mérite de rediriger votre attention sur des livres jusque-là, pour une raison ou pour une autre, négligés. Je me suis ainsi penché sur une poignée d'Albert Camus. Il y avait là La Peste, que j'avais lu très tôt, au collège (sans jamais y déceler, soit dit en passant, l'analogie au nazisme que l'auteur y avait sciemment glissé), mais aussi des essais et des nouvelles que je n'avais jamais ouverts. Je savais qu'un jour prochain il me faudrait y revenir.

Le 8 janvier, au même rond-point de l'avenue Marcel Lemoine où j'avais déjà consigné une avalanche de plaques d'immatriculation portant des 6 (cf. Six parmi six millions), je vois un 4866 suivre un 066, ce qui en soi n'est pas extraordinaire, sauf que cela réactive en moi une rumination sur la valeur du 6, et que, empruntant, sitôt ces deux voitures passées, l'avenue Gédéon Duchâteau, je m'aperçois très vite que je roule cette fois derrière un 666.

J'ai vite fait d'interpréter ça comme un rappel : il me faut revenir à la lecture des Disparus, le récit de Daniel Mendelsohn vers qui m'avait orienté la première rafale de 6 du mois de septembre. Je l'avais interrompu le 7 octobre, et repris sporadiquement depuis janvier. Il ne fallait plus tergiverser, c'est du moins ce que je projetais d'y comprendre. Le soir même, je suis pleinement de retour dans le livre.

Or, je débouche vite sur le chapitre 1 de la quatrième partie, qui s'intitule La Terre promise (été). Mon sang ne fait qu'un tour : parmi les quatre Camus bien rangés maintenant dans la bibliothèque blanche, il y avait justement L'été, que je n'avais jamais lu, essai publié pour la première fois en 1954.

C'est un livre que je n'ai pas acheté : je l'ai sûrement trouvé à Aigurande. A l'intérieur je lis Breton Monique, avril 1977. Les Breton étaient nos voisins directs. Je ne sais pas du tout comment ce livre a atterri chez nous.

Ce n'est que le lendemain que je prends conscience de ce jeu numérique : Albert Camus est mort dans un accident de voiture le 4 janvier 1960, l'année de ma naissance (mais à cette date, je n'étais pas encore conçu), et l'on commémore donc les soixante ans de cette disparition. 1960, 60 ans, les voilà mes 6.



mercredi 15 janvier 2020

Il y a des larmes dans les choses

Le 4 janvier, j'ai recherché en vain sur le net d'anciennes publicités de la maison Barbe-Bleue, cette entreprise de vente de vêtements itinérante qui n'est pas sans importance dans l'intrigue du polar écrit en 2017, et qui se déroule cinquante ans plus tôt, en 1967. Je me souviens encore de la camionnette qui débarquait dans la cour de la ferme de mes grands-parents. Achetaient-ils des vêtements à cette occasion ? Je n'en sais rien, mais on m'a raconté qu'Ernest Alaphilippe, le paysan qui habitait la ferme juste en-dessous, l'ancien bâtiment des domestiques, ne manquait pas, lui, d'acheter à chaque fois un bourgeron. Qu'il ne mettait jamais, car il portait jusqu'à l'usure totale celui du moment. Il semblerait qu'à sa mort, on ait retrouvé une pleine armoire de bourgerons jamais portés. Pourquoi ces achats alors ? C'est qu'Ernest était prévoyant (ou craintif) : la venue du Barbe-Bleue, qui évitait de se déplacer en ville, était d'une certaine manière providentielle. Si l'on n'achetait rien, le bougre pourrait bien ne plus passer. On pouvait avoir besoin, alors il fallait faire ce qu'il fallait pour pérenniser cette visitation.
Ernest ne gaspillait rien. Dans la grande cuisine, il chauffait au minimum. Une quinzaine de degrés en plein hiver était une température habituelle. Et pourtant le bois ne manquait pas : à sa mort, encore une fois, il y avait bien dix ans de bois d'avance le long des granges. La peur de manquer porté au paroxysme. A la question naïve de mon père lui demandant un jour pourquoi il ne chauffait pas plus, il répondit : "Tu mets une bûche, ça en brûle une, tu en mets deux, ça en brûle deux.." Que dire de plus devant ces évidences ?

Bref, je m'échinais en vain sur l'histoire perdue de la maison Barbe-Bleue. Incidemment, j'appris que le conte parut dans sa version la plus célèbre, celle de Charles Perrault, en 1697 dans Les Contes de ma mère l'Oye. 1697 : autrement dit 1967 réarrangé, le 9 et le 6 permutant, ces deux lettres déjà symétriques. Le titre que j'avais récemment choisi pour le polar (pour rappel : Barbe-Bleue ne passe pas le dimanche) s'en trouvait d'autant plus légitimé à mes yeux.

La Barbe bleue au château de Breteuil -
Gravure sur bois de 33 x 27 cm de Barbe Bleue, publiée pour la première fois dans Les Contes de Perrault, dessins par Gustave Doré, Paris, Jules Hetzel, 1862, planche en regard de la p. 56.
On se rappelle que l'épouse de la Barbe bleue menacée de mort demandait à plusieurs reprises à sa sœur, qui guettait l'arrivée de leurs deux frères en haut d'une tour : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ».
La notice de Wikipedia nous informe que Perrault s'est inspiré d'Anna Perenna, sœur de Didon, reine de Carthage et abandonnée par Énée (au chant IV de l'Énéide de Virgile) : "Toutes deux, ou Didon seule, observent du haut de la citadelle les préparatifs et le départ d’Énée, au désespoir de l’amoureuse. Dans l’Énéide, Didon apostrophe deux fois sa sœur (au livre IV), une première fois lorsqu’elle lui avoue son amour pour Énée et l’état de trouble que cette attirance crée en elle, puis au moment du départ d’Énée et de ses troupes :
  • « Anna soror, quae me suspensam insomnia terrent ! » (« Anne, ma sœur, comme ces songes terrifiants me laissent incertaine ! ») ;
  • « Anna, uides toto properari litore circum ? » (« Anne, vois-tu comme ils se hâtent sur tout le rivage ? ») :
La formule « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » reprend donc deux éléments différents de ces deux vers : l’apostrophe du prénom avec apposition « soror / ma sœur » ainsi que le verbe « uides / vois-tu »."

Pourquoi noté-je ces précisions ? Tout simplement parce que, juste avant de faire ces recherches sur la Barbe-bleue, j'étais plongé dans la lecture des Disparus, le grand livre de Daniel Mendelsohn, que le hasard/l'Attracteur étrange m'avait suggéré puissamment le 23 septembre dernier (Six parmi six millions). A la page 236, l'auteur cite justement l'Enéide, "poème, écrit-il, qui n'est pas sans importance pour les survivants des annihilations cataclysmiques" : avant de parvenir à Rome, Enée, jeune prince et l'un des rares survivants de la destruction de Troie, s'arrête tout d'abord à Carthage, en Afrique du Nord, ville fondée par une autre exilée, "pourchassée et désespérée : Didon, dont Enée va rapidement tomber amoureux, avant de l'abandonner et de lui briser le coeur."



Je ne mentionne guère cette nouvelle coïncidence que parce qu'elle ouvre sur un des passages les plus forts du livre. Enée et l'un de ses compagnons tombent en arrêt devant une fresque représentant des épisodes de la guerre de Troie, et le héros éclate en sanglots : "Ce que dit Enée, en voyant le pire moment de sa vie décorer le mur d'un temple d'un peuple qui ne le connaît pas et n'a pas pris part à la guerre qui a détruit sa famille et sa cité, c'est ceci : sunt lacrimae rerum, "Il y a des larmes dans les choses"."

Et Mendelsohn continue ainsi :
"C'est la phrase qui m'est venue à l'esprit quand Meg a dit, C'étaient ses parents, et qui continuerait à me venir à l'esprit chaque fois que je serais confronté à l'horrible décalage entre ce que certaines images et histoires signifiaient pour moi qui n'y étais pas et, par conséquent, ne seraient jamais qu'intéressantes, édifiantes ou terriblement "émouvantes" (comme on dit d'un film ou d'un livre qu'il est "émouvant"), et ce qu'elles signifiaient pour ces gens à qui je parlais, pour qui ces images étaient leur vie. Dans mon esprit, cette phrase en latin est devenue une sorte de légende expliquant ces distances infranchissables créées par le temps. Ils y avaient été et nous, non. Il y a des larmes dans les choses. Mais nous pleurons tous pour différentes raisons."




lundi 13 janvier 2020

Rencontres avec des hommes remarquables

"Je devais voir une dernière fois, au mois d'août 1967, Madame Hubersen."
Patrick Modiano, Souvenirs dormants, Gallimard, 2017, p. 65.

Une autre raison du vif intérêt que j'ai porté à ce petit roman de Modiano, c'est la perspective mémorielle, ce retour en arrière vers les années soixante. De 2017 à 1967, il y a un demi-siècle tout juste. Et même si ses souvenirs ne se cantonnent pas à l'année 1967, loin de là, il emploie souvent ces deux mots de "cinquante ans", ainsi page 35 :
"Un soir, elle a posé un ouvrage sur le canapé rouge entre Geneviève Dalame et moi, dont le titre était Rencontres avec des hommes remarquables. Ce titre et ce mot, "rencontres" me font  brusquement réfléchir, aujourd'hui, après plus de cinquante ans, à un détail qui, jusque-là, ne m'était jamais venu à l'esprit."
Incidemment, l'auteur de ce livre, il ne le citera que quelques pages plus loin : Georges Ivanovitch Gurdjieff, "maître spirituel" écrit-il entre guillemets, dont  les parents de l'un de ses camarades, alors qu'il était en pension en Haute-Savoie, étaient les disciples. Il me semble que c'est la première fois que Modiano le cite nommément. Auparavant, si j'en crois le site du Réseau-Modiano, il s'en était seulement inspiré pour deux personnages: le docteur Bode dans la troisième nouvelle du livre Des inconnues (1999), puis le docteur Bouvière dans Accident nocturne (2003). Un extrait d'un entretien au Nouvel Obs est cité à l'appui :
« Pour les deux, j’ai pensé à Gurdjieff. Autour de ses livres, de sa pensée, remis au goût du jour par le New Age, gravitaient dans les années 1960 des gens vraiment bizarres qui prétendaient détenir la vérité.
C’est l’époque où j’étais en pension en Haute-Savoie. On m’avait raconté que, dans la montagne et les sanatoriums de Praz-sur-Arly, s’étaient retrouvés autrefois des écrivains vulnérables comme Jacques Daumal [il s'agit en réalité de René Daumal] et Luc Dietrich, qui étaient très influencés par la spiritualité et l’ésotérisme selon Gurdjieff. J’étais frappé par le fait que ses disciples étaient souvent recrutés chez des intellectuels qui se trouvaient dans un état physique désespéré.
Après la guerre, de gens comme Louis Pauwels et Jean-François Revel se sont encore réclamés de cet homme, dont il ne faut pas oublier qu’il est tout de même responsable de la mort, en 1923, de Katherine Mansfield. »
(extrait d’un entretien au "Nouvel Observateur", 2 octobre 2003).


Cela n'est pas sans écho à ma propre existence, car dans les années 80 j'ai rencontré un garçon, qui devait être juste un peu plus vieux que moi, et qui faisait partie de l'un de ces groupes Gurdjieff qu'évoque Modiano. Christian B. lisait à l'époque Fragments d'un enseignement inconnu, de Piotr Ouspensky, récit de huit années de travail  auprès de Gurdjieff, une des entrées les plus connues dans la pensée du maître, simplement désigné par G. tout au long du livre. A vrai dire, je ne sais pas s'il avait déjà rejoint le groupe au moment de notre rencontre, mais en tout cas, il n'avait pas tardé à le faire car je l'ai retrouvé de loin en loin (il habitait ordinairement en région parisienne) et il me donnait quelques aperçus de son expérience. Et encore ce mot "aperçus" est-il un peu trompeur car je n'ai aucun souvenir détaillé d'une conversation quelconque, je sais juste qu'il était question de Gurdjieff. Bien sûr, l'homme étant mort en octobre 1949, les groupes en question étaient animés par des disciples, en l'occurrence le sien devait être dirigé par une certaine Hélène Fleury, elle-même continuatrice de Madame de Salzmann. Jeanne Matignon de Salzmann, née Jeanne Allemand à Reims en 1889, qui a droit à une bien courte notice dans Wikipedia, mais heureusement j'ai sous la main la biographie de Gurdjieff par James Moore (Seuil, 1999), qui n'est pas avare de détails biographiques sur celle qui avait épousé Alexandre de Salzmann en 1911, alors qu'elle étudiait la danse à l'Institut de gymnastique rythmique d'Emile-Jacques Dalcroze, à Hellerau. Alexandre, peintre, décorateur d'origine balte, rencontra Gurdjieff  à Pâques de l'année 1919, à Tbilissi en Géorgie, alors que le pays était une république social-démocrate dirigée par les mencheviks. Il serait trop long de développer l'histoire des relations du couple avec le fameux gourou, allons directement au terminus :
"Au moment de sa mort, le 25 mai 1990, Jeanne de Salzmann, âgée de cent un ans, avait créé, ainsi que Gurdjieff le lui avait demandé, un véritable noyau et consolidé (d'ordinaire sous le nom de Fondations ou de Sociétés Gurdjieff) plusieurs centres d'études importants à Londres, à Paris, à New York, en Californie, à Caracas, à Sydney et ailleurs. [...] La grande majorité des élèves survivants de Gurdjieff ont du reste reconnu - la chose est éloquente - la prééminence de Jeanne de Salzmann, et ont poursuivi leurs recherches dans ce cadre précis."
James Moore, Gurdjieff, Seuil, 1999, p. 415-416.

Pour en revenir à Rencontres avec des hommes remarquables, il faut savoir qu'il a donné lieu à un film de Peter Brook, sorti en 1979, dont le scénario a été établi par Brook lui-même accompagné par Jeanne de Salzmann, qui signe aussi les chorégraphies.

Je songe seulement maintenant qu'elle était toujours vivante au moment où nous évoquions Gurdjieff avec Christian B., et qu'il avait donc eu une chance de la rencontrer s'il avait fréquenté un groupe. Je ne le saurais pas car nous nous sommes complètement perdus de vue. Cependant un de mes meilleurs amis avait lui aussi, je ne sais plus comment, rejoint le groupe d'Hélène Fleury, laquelle décéda peu après son arrivée. Il me semble bien qu'il lui arriva de croiser Christian B, mais celui-ci disparut assez vite du groupe (si j'en crois encore une fois cet autre ami, qui m'a toujours prévenu par ailleurs qu'il ne pouvait pas tout raconter de ce qui se passait dans ces rencontres qui avaient lieu en Bretagne ou en région parisienne. Non pas, si j'ai bien compris, parce qu'on s'y adonnerait à de louches activités, mais parce que la publicité, le seul fait de tenir récit nuirait au rayonnement spirituel (je ne suis pas certain qu'il approuverait cette façon de parler). A l'heure actuelle, toujours est-il que le bougre en fait toujours partie.
Je reviens à Modiano, et à ce demi-siècle de distance entre l'écriture et le réel du souvenir. Autre extrait, pages 61-62 :
"Et soudain, j'ai eu la certitude que le nom "Madame Hubersen" était lié à celui de Madeleine Péraud. En effet, elle nous avait emmenés, Geneviève Dalame et moi, à plusieurs reprises, chez cette Madame Hubersen, qui habitait un appartement dans une des grandes avenues des quartiers de l'ouest - une avenue dont j'hésite à écrire le nom aujourd'hui, comme si un détail trop précis pouvait encore me nuire, près de cinquante ans plus tard, et provoquer ce qu'on appelle un "supplément d'enquête", concernant une "affaire" où j'aurais été impliqué."
Curieusement, c'est encore de danse qu'il va être question : de cette Madame Hubersen, Modiano écrit qu'apparemment, elle connaissait beaucoup de monde dans ce milieu : "Elle nous avait entraînés un soir, très loin, au bord du bassin de la Villette, chez un homme dont elle nous disait qu'il organisait, chaque année à la même date, une fête en l'honneur des danseuses et des danseurs. Là, dans un minuscule appartement, j'avais été étonné  de voir réunies ces étoiles de ballets que j'admirais à l'époque, parmi lesquels une jeune danseuse de l'Opéra qui, par la suite, est devenue carmélite."


C'est à la page suivante que l'on retrouve la phrase que j'ai mise en exergue : "Je devais voir une dernière fois, au mois d'août 1967, Madame Hubersen." C'est à cet endroit précis que se loge un autre écho personnel. J'avais travaillé les jours précédents sur le roman policier écrit en 2017, publié chaque dimanche de chaque semaine sur le site des Tasons. Polar qui était l'un des éléments du projet Heptalmanach :
#2     Parallèlement, s'imposa un autre désir d'écriture : reprendre, sur le vénérable site des Tasons, avec l'an nouveau, une nouvelle série de fictions brèves du dimanche, sur le modèle de la fiction 1913 qui m'avait occupé pendant toute l'année 2013. Un cahier des charges de taille modeste avait régi les 52 épisodes, ordonné autour d'un certain nombre de personnages récurrents et d'une référence obligatoire à l'actualité du jour précis, un siècle avant le dimanche de publication.

Il se trouve que ce polar, qui se déroule donc tout entier pendant l'année 1967, et que j'ai longtemps désigné du seul nom Fiction-1967, est en bonne voie pour être édité. Tout n'est pas ficelé encore mais j'ai bon espoir. Pour cela, j'ai revu le texte, l'ai modifié très légèrement, et je lui ai donné un véritable titre, Barbe-Bleue ne passe pas le dimanche (rien ne dit encore qu'il sera accepté par l'éditeur).

C'était donc là aussi un retour en arrière de cinquante ans.



jeudi 9 janvier 2020

Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre


J'ai retrouvé récemment ce cahier noir, caderno diario, uso escolar, acheté à Lisbonne en 2004. Entre autres choses, il y avait ces notes recopiées de l'essai de Cécile Guilbert, Warhol Spirit (Grasset, 2008), qui montrent de façon saisissante le lien puissant, essentiel, entre le monde de l'image et le monde des morts. L'idole et la figure sont littéralement, originellement, des fantômes. Pascal Bonitzer, à la fin de l'entretien avec Claire Vassé (dossier de presse), pose d'ailleurs la question : "Et tous les films, en un sens, ne sont-ils pas des films de fantômes ? C’est quoi, ces ombres qui s’agitent sur l’écran ? C’est quoi, cet écran ? Aller au cinéma, c’est laisser les fantômes venir à notre rencontre . Ils ont quelque chose à nous dire."
Il fait bien sûr allusion au célèbre intertitre du Nosferatu de Murnau : "Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre".

Les fantômes étant venus à ma rencontre avec Les Envoûtés et Modiano, je me doutais bien qu'ils n'allaient pas manquer de m'accompagner un petit bout de chemin. Le 4 janvier, je revins d'Aigurande où j'avais fêté l'anniversaire de mon petit frère (en vérité, plus grand que moi depuis longtemps et plus jeune seulement d'un an, un mois, une semaine et un jour - calcul dont la paternité lui revient, car c'est un redoutable obsédé des chiffres). C'était le matin (j'avais dormi sur place pour ne pas risquer de me faire pincer par la maréchaussée), et la radio se déclencha automatiquement : c'était la fin d'une émission de La concordance des temps, où Jean-Noël Jeanneney avait invité Caroline Callard, auteur d'un essai sur Le Temps des fantômes - Spectralités de l'âge moderne (XVIe-XVIIe), Fayard, 2019. Sur le site de France-Culture, on peut lire ceci : "Les spectres, les fantômes sont toujours parmi nous, vivaces et multiformes. De la Renaissance aux Lumières, on avait cru déjà pouvoir les refouler. En vain, comme aujourd’hui."



Hantises et résurgences... Tiens, prenons ce mot hantise, et regardons sa signification dans le Dictionnaire de Furetière, paru en 1690, trois ans après la mort de son auteur - "exclu de l'Académie française, nous dit Jean-Marc Mandosio, à la suite d'une grotesque "bataille des dictionnaires" qui ridiculisa les Quarante (ou plutôt, en la circonstance, les Trente-Neuf, pour la plupart ligués contre Furetière) -, ce dictionnaire se signale en effet par son absence d'esprit de normalisation et son ouverture à tous les registres de la langue française telle qu'on la parlait il y a trois siècles." Je sais cela grâce à ce volume d'extraits du Dictionnaire universel de Furetière, présenté justement par Mandosio et édité chez Zulma en 1998, intitulé Les Mots obsolètes, qu'Emmanuel, mon beau-frère, avait laissé pour moi à Noël (il l'avait déniché dans la bibliothèque d'un historien du Confolentais qui a légué ses archives à la ville). Bref, que nous dit Furetière sur hanter et hantise ?

Hanter, est-il dit, c'est être souvent en la compagnie de quelqu'un, soit qu'on lui fasse des visites, soit qu'on reçoive les siennes : "On juge des moeurs des hommes suivant les bonnes ou mauvaises compagnies qu'ils hantent. (...) Les dévôts hantent les églises. Les débauchés hantent les cabarets." On voit donc qu'il n'est pas ici question de fantômes, les vivants hantent aussi bien (et même sans doute mieux) que les morts. La hantise n'est dès lors que la "fréquentation ordinaire qui se fait entre des personnes qui s'entrevisitent souvent." Et Furetière de préciser :" La hantise des malhonnêtes gens est fort dangereuse."


Le même soir, j'allais avec les enfants hanter le cinéma CGR pour voir le dernier Star Wars. Episode IX, L'ascension de Skywalker. Je ne suis pas spécialement un grand fan et un grand connaisseur de la saga, mais, bon public, j'appréciai le spectacle mis en scène par J.J. Abrams, d'autant plus que j'y découvris deux fantômes, et pas n'importe lesquels, les Fantômes de la Force de Luke et Leia.

Enfin, deux jours plus tard, juste après écrit l'article précédent, je découvris le billet du 4 janvier sur le Tiers-Livre de François Bon. Le titre était sans ambiguïté : Nous vivons cernés de fantômes. Et il commençait ainsi :
"Elles sont pleines de fantômes, ces 125 000 photographies accumulées depuis 2002 et rassemblées sur le disque dur externe : des visages que je ne reconnais pas. Des lieux où je photographie toujours le rêve que j’ai des lieux. Le monde tel qu’il est quand on voit peu."
Photo : François Bon

mardi 7 janvier 2020

Les rêves et les moyens de les diriger

Jeudi dernier, je suis allé voir Les Envoûtés à l'Apollo. Un film de Pascal Bonitzer, avec Sara Giraudeau et Nicolas Duvauchelle. Nous étions trois dans la salle, pas sûr qu'il soit un grand succès. Et pourtant ce ne serait pas usurpé, car cette adaptation d'une nouvelle de Henry James, - « Comment tout arriva » (The Way It Came) ou « Les Amis des Amis » (The Friends Of The Friends), selon les deux titres sous lesquels elle a été publiée - tout à fait en dehors du cadre originel anglo-saxon, est impressionnante de maîtrise. C'est un film de fantômes où les fantômes ne sont pas montrés (enfin, pas tout à fait, mais je ne peux pas préciser cette réserve sans spoiler le film). Voici le synopsis du dossier de presse : "Pour le "récit du mois", Coline, pigiste pour un magazine féminin, est envoyée au fin fond des Pyrénées interviewer Simon, un artiste un peu sauvage qui aurait vu lui apparaître le fantôme de sa mère à l’instant de la mort de celle-ci... Interview qu’elle est d’autant plus curieuse de faire que sa voisine, la belle Azar, prétend, elle, avoir vu le fantôme de son père !"





Je n'ai pas lu la nouvelle de Henry James, mais si j'ai tenu à aller voir ce film c'est bien parce que l'auteur m'avait en son temps, d'une certaine façon, envoûté. D'ailleurs, j'ai plusieurs fois écrit sur lui, son nom apparaissant pour la première fois sur ce site le 14 mars 2018.

Au retour du cinéma, le même soir, je décide de lire Souvenirs dormants de Patrick Modiano, que ma soeur Mano m'a offert le jour de Noël. Modiano, autre écrivain du mystère, que j'ai beaucoup étudié en 2012 et 2013. Or, dans ce court volume, où le vertige s'impose dès le premier paragraphe, on rencontre aussi quelques fantômes (sans compter Modiano lui-même, qui se qualifie à plusieurs reprises d'étudiant fantôme dans le cadre de ces années 60 où il place son récit), ainsi ces jeunes femmes rencontrées, suivies, perdues, Mireille Ourousov, Geneviève Dalame, Madame Hubersen, ou celle dont le nom ne sera jamais donné, qui, un jour ou l'autre, s'évanouissent dans la grande ville et que l'on retrouve parfois par hasard des décennies plus tard :
"Vous habitez toujours à la même adresse ?"
Peut-être lui avais-je posé cette question pour obtenir une réponse précise et ne plus avoir le sentiment que j'étais en face d'un fantôme.
"Toujours à la même adresse..."
Elle a eu un petit rire dont je lui étais reconnaissant. Elle n'avait plus l'air d'un fantôme." (p. 68)
Rien de surprenant de retrouver les fantômes dans un livre de Modiano (par exemple, Daniel Parrochia intitulera Ontologie fantôme son essai sur l'oeuvre du prix Nobel, tandis que Philippe Zard dans un article titré "Fantômes de judaïsme" écrira qu' "Être écrivain c’est devenir soi-même fantôme – il n’est pas jusqu’à l’écriture de Modiano qui ne devienne à son tour spectrale…"),  je ne cherchais nullement des références au film de Bonitzer quand j'ai choisi de lire ce livre. Mais le fantôme n'est pas le seul point de contact entre les deux oeuvres. Le rêve est une autre entrée importante, comme en témoigne cet extrait (qui comporte soit dit en passant le second vertige du livre) :
"Ce cadavre sur le tapis, dans l'appartement que nous avions laissé sans éteindre la lumière... Les fenêtres resteraient allumées en plein jour, comme un signal d'alarme. J'essayais de comprendre pourquoi j'étais demeuré si longtemps immobile en présence du concierge. Et quelle drôle d'idée d'avoir écrit sur la fiche de l'hôtel Malakoff mon nom et mon prénom, et l'adresse de l'appartement, 2, avenue Rodin... On s'apercevrait qu'un "meurtre" avait été commis la même nuit à cette adresse. Quand je remplissais la fiche, quel vertige m'avait saisi ?  A moins que l'ouvrage d'Hervey de Saint-Denys, que je lisais au moment où elle m'avait téléphoné pour me supplier de la rejoindre, ne m'ait brouillé l'esprit : j'étais sûr de vivre un mauvais rêve. Je ne risquais rien, je pouvais "diriger" ce rêve comme je le voulais et, si je le voulais, me réveiller d'un instant à l'autre." (p. 87-88) [C'est moi qui souligne]

Frontispice du livre de Léon Hervey de Saint-Denys, Les rêves et les moyens de les diriger ; observations pratiques, Paris, Amyot, 1867, in Jacqueline Carroy.
Hervey de Saint-Denys (1822- 1892), sinologue qui deviendra professeur au Collège de France, avait tenu depuis l'âge de treize ans un journal de ses rêves. Il publiera anonymement en 1867 le livre d'on parle Modiano, qui le désigne comme le précurseur de ce que l'on nomme aujourd'hui les « rêves lucides ». Il raconte, explique Jacqueline Carroy,* qu’il a acquis très vite "la faculté d’avoir conscience de rêver pendant son sommeil. Cela lui a permis d’avoir des visions nocturnes si nettes qu’il a pu fixer son attention sur tous leurs détails avec « l’œil de l’esprit » au cours même de son sommeil. Il a ensuite, raconte-t-il, développé la capacité de diriger et d’orienter, au moins partiellement, ses songes, toujours en dormant." C'est cette capacité qui semble avoir fasciné Modiano.

"Nous arrivions, écrit-il un peu plus haut, page 80, place du Trocadéro. Environ deux heures du matin. Les cafés étaient fermés. Je me sentais de plus en plus calme et je respirais de manière de plus en plus profonde, sans aucun de ces efforts de concentration que l'on fait d'habitude au cours des exercices de yoga. D'où venait une telle tranquillité ? Du silence et de l'air limpide de la place du Trocadéro ? [...] Je subissais certainement l'influence de l'ouvrage que je lisais depuis quelques jours, Les Rêves et les moyens de les diriger, d'Hervey de Saint-Denys, et qui resterait, pendant toute cette période, l'un de mes livres de chevet. J'avais l'impression que je lui avais communiqué mon calme et qu'elle marchait maintenant du même pas que le mien. [...] j'avais gardé dans une poche de ma veste le revolver à l'étui de daim. J'ai cherché une bouche d'égout où je l'aurais laissé tomber. Comme je le tenais dans ma main, elle me jetait des regards inquiets. J'essayais de la rassurer. Nous étions seuls sur la place. Et si, par hasard, quelqu'un nous observait de la fenêtre obscure d'un immeuble, cela n'avait aucune importance. Il ne pourrait rien contre nous. Il suffisait de détourner ce rêve, selon les conseils d'Hervey de Saint-Denys, comme on donne un léger coup de volant. Et la voiture roulerait sans heurts, l'une des voitures américaines de ce temps-là, dont on aurait dit qu'elle glissait sur l'eau, en silence." [C'est moi qui souligne]

Passage étonnant, où le narrateur vit la réalité comme un rêve, inversant en réalité la méthode de Hervey de Saint-Denys qui consiste à manipuler le rêve, à s'y diriger, comme si l'on était dans la réalité. Autre chose étonnante : la présence du revolver (c'est avec cette arme que la jeune femme non citée a tué un certain Ludo F. (le cadavre sur le tapis de la page 87), qu'on retrouve dans Les Envoûtés, où il est donné par Sylvain, l'ami homosexuel de Coline, pour se protéger de Simon, et qu'elle utilisera contre ce même Simon pour menacer de se suicider.


 Quant au rêve, il a sa place dans le film, et Bonitzer l'évoque dans un entretien :
"Vous dites que vous ne montrez rien mais vous avez tout de même filmé un rêve…

Qui ne montre pas grand chose… Ce rêve me paraissait une scansion importante. Après le retour du cimetière, la nuit où Coline et Simon ont fait l’amour dans une espèce de désespoir, il fallait qu’Azar se manifeste. Le rêve est l’un des moyens par lesquels les morts se rappellent à nous. Mon ami Pierre Pachet, l’un des disparus auxquels le film est dédié, disait du rêve que c’est « le parloir des morts ». J’aime beaucoup cette expression."
Les Envoûtés est sorti au cinéma le mercredi 11 décembre. Ce jour-là ma petite soeur Marie est morte à l'hôpital de Limoges. Elle aurait eu 49 ans ce mardi 7 janvier 2020.


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* Jacqueline Carroy, « La force et la couleur des rêves selon Hervey de Saint-Denys », Rives méditerranéennes [En ligne], 44 | 2013, mis en ligne le 15 février 2014, consulté le 05 janvier 2020.