dimanche 31 janvier 2016

Savannah

De la médiathèque, je ramenais la semaine dernière plusieurs livres. Mais celui sur lequel je me jetai sans attendre, laissant en plan toute autre lecture commencée, ce fut Savannah de Jean Rolin. J'ai déjà écrit ici sur Jean Rolin, à propos d'un autre de ses ouvrages (qu'il ne nomme pas romans) : Ormuz. Et si je récidive, ce n'est pas pour partager quelque savoir dont cette lecture nous enrichirait, mais bien plutôt pour partager une expérience, une traversée du monde qu'on ne saurait ici sans dérision qualifier du nom d'aventure.
Ce qui est déjà très particulier dans les histoires de Jean Rolin, c'est qu'on peut les suivre sur une carte, mieux, sur Google Earth. Je l'avais fait pour Ormuz, et il était clair que bien que le récit était fictionnel, en revanche les lieux décrits étaient scrupuleusement réels. Il en est de même pour Savannah, qui se place donc en Géorgie (pas la Géorgie de Staline, mais celle de Flannery O'Connor, qui y naquit, et dont la maison, à Milledgeville, était le but du voyage qu'il fit sept ans plus tôt avec Kate Barry).

"Le mercredi 27 août 2014, à l'aéroport d'Atlanta, j'ai pu changer ma réservation pour le trajet suivant et emprunter presque aussitôt un vol à destination de Savannah. En 2007, à la suite de ce retard dû à la météo, nous n'étions arrivés dans cette dernière ville que tard dans la soirée, comme en témoignent les images faites par Kate lors de notre installation dans un motel situé au confluent de River Street et de Martin Luther King Jr. Avenue." (Savannah, p. 18)
Ce court extrait a le mérite de poser l'essentiel. Le livre tout entier raconte le retour de l'auteur sur les lieux mêmes arpentés en 2007 avec Kate Barry, avec l'appui des images tournées alors par celle-ci, et qu'il a revisionnés avec la plus extrême attention.
Faut-il préciser que Kate Barry était la fille de Jane Birkin et du compositeur John Barry (en fait un pseudonyme, son vrai nom étant Prendergast) ? Et qu'elle a trouvé la mort en se défenestrant de son appartement parisien le 11 décembre 2013 (la notice Wikipedia assure que l'on n'a pas pu déterminer s'il s'agissait d'un suicide ou d'un accident).
Mais de cette issue tragique, Jean Rolin ne parle pas. Le fait est supposé connu, il n'y revient pas. Ce voyage à Savannah, jusqu'à la maison de Flannery O'Connor, est un essai pour retrouver les traces du premier voyage, les chambres de motels louées, les routes empruntées, les bars, les quais et les cimetières visités. Dérive mélancolique, dénuée de tout pittoresque (Kate Barry partageait d'ailleurs le goût de Jean Rolin pour les terrains vagues, les friches portuaires, ce qu'il nomme les lieux indécis, mouvants, et il évoque aussi en passant une autre excursion antérieure vers un cimetière de navires perdu près d'un marécage, à Staten Island, dans l'Etat de New York).

"Dans quelle mesure cette histoire de poule, et d'élevage de paons, a-t-elle influencé le goût de Kate pour la personne et l'oeuvre de Flannery O'Connor ? Je n'ai pas de réponse à cette question, pas plus que depuis sa mort, et bien que j'aie relu entre-temps tous les livres de Flannery O'Connor, en particulier ce volume de sa correspondance dans lequel Kate avait corné des pages et souligné au crayon de nombreux passages, je ne suis parvenu à déterminer exactement pourquoi elle s'était prise d'un tel amour pour cet auteur, au point d'envisager de réaliser un film sur elle, et auparavant de m'entraîner en 2007 dans un voyage à Savannah, où Flannery était née, et de là à Milledgeville, dans le fin fond de la Géorgie, où elle avait vécu la plus grande partie de sa vie, brève, et composé la quasi-totalité de son oeuvre." (p. 11)

 Le récit est rythmé par les évocations des films de Kate, tournés de manière presque compulsive, au grand agacement parfois de Jean Rolin, ce dont il ne se cache pas, le plus souvent sans cadrer de personnages dans le décor mais préférant filmer les pieds, les sols, les chaussures. La seule exception à cette règle, écrit-il, "c'est lorsque Kate filme son reflet, ou nos deux reflets conjugués, dans le rétroviseur d'une voiture, dans la vitrine d'un musée ou de préférence dans une flaque d'eau, à la surface de laquelle il arrive que se reflètent aussi le couronnement d'un palmier ou le feuillage d'un arbre."

 Je ne crois pas spoiler le livre en disant qu'il n'y aura pas de révélation, que ce périple de remémoration ne livrera pas de leçon de vie à la Paulo Coelho, que les questions sans réponse le resteront. Cependant la figure de Kate Barry, la figure d'un être généreux et spontané, en aura été un peu éclairée, par la bande, par un système de reflets justement, par cette écriture sans forfanterie qui atteint des sommets dans un passage comme celui-ci :

"Dans la soirée, ayant constaté qu'il n'y avait rien à manger dans le voisinage du motel [...], je dus me résoudre à gagner le supermarché Walmart, dans la direction de la ville, sur le parking duquel Elizabeth Wylie m'avait signalé la présence d'un bon restaurant thaï. Et le plus étonnant, c'est que ce restaurant était bon, effectivement, et thaï, même si sa situation était quant à elle détestable, et s'il me fallut pour l'atteindre, et pis encore pour en revenir, dans une obscurité à peu près complète, désormais, longer sur un peu moins d'un kilomètre la 441, éprouvant à nouveau que le plus sûr moyen de se donner l'illusion d'être un laissé-pour-compte, un moins que rien, c'est encore de marcher seul sur le bas-côté non aménagé d'une route à grande circulation, si possible aux Etats-Unis, et de préférence à la tombée de la nuit." (pp. 98-99)

 

lundi 25 janvier 2016

Sommeil que tu traverses comme une rivière

Je n'étais pas très convaincu au moment d'y aller. C'était plus hier soir une envie de cinéma, une envie de s'abîmer une fois encore devant le grand écran du cinéma, que l'envie spécifique de ce film, Comme un avion, de Bruno Podalydès, que j'avais raté lors de sa sortie et qui devait au festival Télérama de revenir à l'Apollo.
Et pourtant quel bain de jouvence que ce film qui, très vite, dès les premières images, m'a happé, emporté dans son rythme tranquille et son humour jamais acide ; moi qui avait été ces dernières semaines d'une trop grande porosité à l'actualité, à la tragique situation du monde, j'oubliais tout, le temps de la dérive dérisoire, placide et sensuelle de ce kayakiste, le réalisateur lui-même, qui voudrait atteindre la mer pendant sa semaine de congé mais prenant par exemple le mauvais bras de rivière échoue dans un fossé à la périphérie d'un super U. Lui, le passionné de l'Aéropostale, qui emmène le Vol de nuit de Saint Ex dans son périple préparé avec minutie, n'ira pas plus loin qu'une auberge furieusement bucolique où il s'enivrera d'amour et d'absinthe.


Kayak, avion sans ailes (et l'on peut entendre au moment où il s'élance sur les eaux vertes la chanson de Charlélie Couture qui donne son titre au film, et je pense que peut-être le nancéen n'a jamais réussi par la suite à écrire une chanson meilleure que celle-ci, en tout cas une chanson qui nous emporte autant, avec sa mélancolie légère et son énergie de nuit blanche sous l'orage - et je pense aussi à cette autre chanson, placée plutôt vers la fin, la Vénus écrite par Gérard Manset  et merveilleusement chantée par Alain Bashung,dont je ne revois pas sans émotion la vidéo ci-dessous tournée semble-t-il peu de temps avant sa mort en 2009.)


 Oui, ce film m'a fait du bien, m'a transporté dans cette intemporalité que donnent aussi l'amitié parfois et l'amour à ses heures hautes, dans ces parenthèses du temps dont on sait bien qu'elles devront se refermer, qu'elles ne dureront que le temps d'une saison, d'un été ou d'une nuit.

Et plus tard, dans la nuit, une fois refermé le beau volume de Retrouver l'aube, le troisième opus de Jean-Claude Ameisen hissé sur les épaules de Darwin, sur le chapitre des chauve-souris dessinant les contours du monde grâce à l'écho de leurs cris, j'allais en quête d'écholocalisation poétique parmi les livres lus ou à finir de lire, livre de Thierry Metz par exemple, emprunté à la médiathèque, ses Lettres à la bien-aimée (1995), écrites de son propre aveu pendant un stage de maçonnerie à Périgueux, alors que son fils Vincent, huit ans, avait été tué par une voiture le 20 mai 1988, drame dont le poète ne se remettra jamais (il se donne la mort le 16 avril 1997).

Et je parcours une nouvelle fois le court volume, ces textes sans titre, qu'il dit "passages plus que lettres", et page 70, je rencontre des vers qui sont autant d'échos aux images du film :

Tu dors.
Sommeil qui va toucher le fond, qui me ramène une algue.
Sommeil que tu traverses comme une rivière.

Plus rien que l'eau.
Et seule dans ta source, ma main.

Tu dors le dos rond et lisse, livrée à ta chevelure, au bouillonnement de ton rêve.

Nuit où tu me laisses ton repos, comme une barque.
Pour aller où je veux.

Chaque page évoque cet amour adossé au malheur, la poignante tendresse de ceux qui luttent ensemble contre le vertige de l'absence.

Page 86 : Je ne dis rien, je te cueille un épi de lavande, je prends ta main sous la pluie. On regarde ce bout de jardin, les acacias de la colline. C'est tout.
De ton regard je ramène une constellation.

De ton regard je ramène une constellation. Vers sublime que je garde en moi, qui tire sa force lyrique de la simplicité des lignes qui précèdent.

Et comme le sommeil n'a pas encore abattu mes dernières défenses, je m'attarde sur un des livres rapportés de Bruxelles, de la brocante de la place du Jeu de paume, La chasse aux trésors, d'Henri Thomas, paru dans la NRF en 1961 (l'année de la naissance de Bruno Podalydès, un an après la mienne), un recueil d'essais que son premier lecteur a lu avec attention, comme en témoigne les nombreux soulignements au crayon de papier, mais pas jusqu'au bout : à la page 130, soudain, les pages ne sont plus coupées (seul José Corti aujourd'hui maintient cet usage du livre aux pages à découper).
Bref, je vole sans me poser d'une page à l'autre, jusqu'à cette page 102 où je peux lire :

"Je préfère rouvrir Les Fleurs du Mal et m'intéresser une fois de plus aux variantes et corrections apportées par Baudelaire. Un mot, une syllabe modifiés changent toute la constellation du poème ; dans les limites du mètre le plus strict, de profondes opérations s'accomplissent par d'infimes déplacements de sonorités."

La constellation du poème. Les échos profonds de la nuit avaient parlé. Il était temps de mettre fin à cette chasse subtile.

jeudi 7 janvier 2016

Ruqia Hassan

Rien écrit ici depuis le 8 décembre, alors que j'avais presque trouvé une vitesse de croisière à raison d'un billet tous les deux ou trois jours. Mais je ne sais pas trop ce qui s'est passé, ce qui s'imposa à moi depuis lors ne trouvait pas à s'inscrire sur le site, cela s'écrivait au crayon de papier, archaïquement, sur un carnet dont la publication n'est pas à l'ordre du jour, ou bien dans un nouveau cahier suscité par quelques rêves marquants et que j'ai nommé Carnet de la Méduse, car la Gorgone, sous différentes formes, en était le motif récurrent.

Et je ne serai pas revenu ce jour sur Alluvions si je n'avais pas lu cette nouvelle qui m'a écœuré, parmi bien d'autres nouvelles écœurantes, mais celle-ci je n'avais pas envie de la laisser passer, je voulais qu'elle eut un écho, aussi petit soit-il, à cet endroit où je fais entendre ma faible voix.
Je suis las des polémiques sans fin sur la déchéance de nationalité, la une de Charlie, la pertinence du concept d'islamophobie, las du mépris, de la morgue et de l'auto-satisfaction béate qui règnent sur tant de forums et autres fils de commentaires FB, las de ces gens qui donnent volontiers des leçons de courage, bien planqués qu'ils sont derrière leur clavier et souvent l'anonymat d'un pseudo.

Le courage, le vrai courage, il était chez cette femme, la journaliste  syrienne Ruqia Hassan, que l’État islamique vient d'exécuter pour "espionnage". "Elle écrivait, peut-on lire sur le site Sans Compromis, sur les conditions de vie des habitants dans les territoires syriens occupés par Daesh ainsi que sur les bombardements effectués sur Raqqa. Elle prenait part à toutes les protestations contre l’EI et était une fervente partisane de la révolution syrienne contre Assad. Elle n’a jamais raté une protestation anti-Assad."



Ses derniers mots sur Twitter :

« Là, je suis à Raqqa. J’ai reçu des menaces de mort. Daesh va sans doute m’arrêter (…) et me décapiter. Mais je garderai ma dignité : il vaut mieux mourir que s’humilier »

On a tué la beauté, le courage, l'intelligence. Et je sais bien que ce n'est pas la première fois, ni la dernière, mais mon dégoût sera toujours le même, pour les brutes sanguinaires au cœur atrophié.
Il y a vraiment de quoi désespérer du monde.