mercredi 29 avril 2020

Du naufrage

Ciel gris, pluies intermittentes. Il est plus facile de rester derrière ses murs que lorsque le soleil vous nargue insolemment. Et cette eau est bonne pour les terres qui étaient déjà menacées par la sécheresse (n'est-ce pas là de la bonne et élémentaire sagesse ?). J'écoutais donc le son de l'averse qui me parvenait par la fenêtre entrouverte (moment de bonheur gionesque), tout en déroulant mon fil Twitter (aie, ça se gâte), lorsque je découvris que Michaël Ferrier venait tout juste de livrer un petit texte pour Tracts, la nouvelle collection de Gallimard. Michaël Ferrier dont je venais d'évoquer dans l'avant-dernier article le formidable récit d'enfance, Scrabble. Le texte étant en libre accès le temps du confinement, je l'ai aussitôt téléchargé.


J'étais d'autant plus empressé de le lire que le titre à lui seul m'avait saisi. Car enfin, outre la quasi-synchronicité entre l'article et ce Tract, quel mot-clé avait émergé sinon celui de naufrage (inscrit d'ailleurs comme un des libellés attachés au billet) ? Rappelons juste ce passage, comme exemple :
"En date du 9 juin 1946, Giono recopie dans son « journal » un extrait du Voyage de la corvette L’Astrolabe de Dumont d’Urville, qui semble bien correspondre à la manière dont il perçoit sa situation à ce moment : « Nous restâmes ainsi en perdition pendant plus de trois jours ; et dans cette position si longuement désespérante, on voyait par un contraste assez singulier tous nos hommes en costume du dimanche ou de naufrage, comme on voudra l’appeler, c’est-à-dire vêtus de leurs meilleurs habits."
Michaël Ferrier choisit donc pour évoquer le temps présent de s'appuyer sur le récit du naufrage du navire portugais São Paulo datant de l’année 1561. Il s'en explique dans une lettre à Victor Kirtov, rédacteur du site Pileface : "Plutôt qu’un de ces journaux de confinement qui, sauf exception, m’agacent un peu (j’espère qu’ils/elles ne vont pas nous faire en plus des journaux de déconfinement !), il m’a semblé intéressant d’en retourner à l’aube de la mondialisation marchande, et de prendre le sujet sous un angle à la fois historique et littéraire. Vogue la galère !"

Il est ma foi assez  réjouissant de voir que cette intervention du récit de naufrage relève elle aussi d'un hasard :
"Ce à quoi nous assistons depuis quelques semaines porte un nom : c’est un naufrage. Le hasard, qui peut être surprenant comme la rencontre d’une chauve-souris et d’un pangolin sur un lit de réanimation, fait parfois bien les choses : quand la pandémie a commencé à se répandre sur la planète, j’étais en train de lire les Histoires tragico-maritimes (Éditions Chandeigne, 1992), trois récits de naufrages où, sur des mers variées, les hommes meurent par milliers. Ces trois récits portugais sont d’un autre temps (le xvie siècle), dans un contexte sociopolitique différent (à l’aube de la mondialisation des transports, aujourd’hui si avancée) et où la maladie ne joue qu’un rôle parmi d’autres. Pourtant, il n’est pas inutile de prêter l’oreille à ces témoignages des rescapés. Écrits dans une langue précise et sobre, ils voguent littéralement sur une mer déchaînée pour traverser les siècles et se porter jusqu’à nous. Que nous disent-ils ? "(p. 4)

Un peu plus loin, il écrit que "les réactions des uns et des autres forment une sorte de florilège du désastre, où l’on pourra reconnaître les bas-fonds de la nature humaine, dans toute sa diversité." Le dévouement, l'abnégation, le sang-froid y côtoient la lâcheté, l'égoïsme et les croyances stupides et criminelles, rien n'a vraiment changé  en presque cinq cents ans.

Comme le naufrage, cette expression "florilège du désastre" ne peut manquer de me toucher également : le désastre ne s'est-il pas imposé comme la figure majeure le 20 avril avec Don DeLillo (A l'avant-poste du désastre), et deux jours plus tôt encore avec Des bibliothèques et du désastre ? Michaël Ferrier s'y connaît d'ailleurs bien en désastre, car il était à Tokyo quand tremblements de terre et tsunami ravagèrent le Japon, provoquant la catastrophe de Fukushima. Il en tira un livre puissant, Fukushima, sous-titré justement Récit d'un désastre, que je lus en 2013.

Ce qu'il écrivit alors, devant la menace nucléaire aussi invisible que celle du coronavirus aujourd'hui, mérite d'être relu et médité. Dans le sillage des Notes d’Hiroshima de Kenzaburô Oé, prix Nobel de littérature, il s’en prend, écrit Albert Gauvin, à « cette fraction des élites dirigeantes qui, avec le nucléaire est en train d’imposer une entreprise de domestication comme on en a rarement vu depuis l’avènement de l’humanité ».

Et la fin de Naufrage est tout autant à méditer :
"Mais les récits du naufrage n’ont pas seulement valeur de témoignage. « Après des tourmentes des épreuves et des mésaventures innombrables », le 27 avril 1561, après avoir marché plus de six cents lieues, bu de l’eau croupie et mangé du singe, les survivants arrivent au port de Banda, aux îles Moluques, sans vêtements sur la peau et couverts de blessures. Récupérés par une escadre portugaise, ils sont reçus comme des revenants de l’autre monde. Le capitaine a alors cette phrase troublante : « Mieux vaut posséder moins sur la terre que de traverser la mer pour des biens si transitoires et de si peu de durée. »
Ainsi, loin de ses grands rêves de conquête et de commerce, le capitaine en est réduit au constat terrible d’un monde littéralement à bout de souffle, en perdition. La catastrophe nous dénude : elle montre la pauvreté de notre imaginaire économique, découvre les défauts du fonctionnement politique comme nos fissures les plus intimes. Elle révèle le caractère au fond inadmissible de notre organisation du monde, et nous invite à retrouver un espace où le corps et la pensée puissent à nouveau circuler autrement."
Cet espace, un autre Portugais, le metteur en scène Tiago Rodrigues, en dessine les contours en affirmant que "demain est désormais un exercice d'imagination". On peut l'écouter et le lire sur le site de France Culture.
"En tournée au Brésil où il présentait ses spectacles « By Heart » et « Sopro », Tiago Rodrigues a dû rentrer au Portugal à la suite de l’annulation des dernières représentations. Très vite, l’équipe de direction a décidé de mettre en ligne sur le site du Dona Maria II les captations des spectacles présentés ces dernières années. Ce « rafiot dans un jour de tempête » rencontre un beau succès et ils sont de plus en plus nombreux à attendre, chaque vendredi et samedi à 21h, la mise en ligne d’un nouveau spectacle. Nous ne pouvons que vous conseiller de regarder la captation surtitrée en français de « Sopro », mis en scène par Tiago Rodrigues. Elle est disponible ici. "
Sopro


 

mardi 28 avril 2020

Les nouveaux Envahisseurs

"... l'instinct de ciel en chacun...'
Stéphane Mallarmé

Longtemps, le ciel fut la seule demeure des dieux.  Les anges et les oiseaux, qui du ciel hantaient le visible et l'invisible, en étaient les messagers, les porteurs de bonnes nouvelles ou de présages funestes. L'homme rêvait de s'y projeter mais restait attaché à la terre, rivé à la glèbe. Son existence était terrestre, mais il ne pouvait vivre sans ce ciel au-dessus de lui, sans les nuages qui portaient la pluie et sans les étoiles qui ordonnaient la nuit. Longtemps, on crut que notre monde sublunaire n'obéissait pas aux mêmes lois que le Cosmos, ce monde parfait, immuable des astres. Newton sonna le glas de cette séparation des mondes.

Malgré tout, dans la vie des hommes, le ciel continuait à être cet espace vierge de toute empreinte humaine. Et puis, au tournant du XXème siècle, on inventa l'avion, que la littérature avait fantasmée depuis des siècles. "En 1908, raconte l'écrivain suédois Sven Lindqvist, à New York et à Paris, les foules fascinées voient un avion pour la première fois. Tous les regards sont rivés sur les pneus en caoutchouc  -vont-ils vraiment quitter le sol ? Oui, le miracle arrive! "Jamais je n'ai vu un tel étonnement sur les visages d'une foule entière", écrit-on dans un journal de Chicago. "Chacun sentait qu'il était en train de vivre un jour nouveau."*
L'aviation enflamme l'imagination des hommes. Un certain Alfred W. Lawson  prophétise un homme nouveau, "l'homme de l'altitude" qui va naître dans les airs et passer toute sa vie là-haut, ange ou dieu qui portera sur ces congénères restés au sol le même regard qu'on porte aujourd'hui sur les huîtres et les crabes. Mais derrière cet évangile, d'autres projets s'ourdissent : le 1er novembre 1911, dans une oasis des environs de Tripoli, le lieutenant italien Guilio Cavotti  largue pour la première fois une bombe de deux kilos sur le camp ennemi. Geste inaugural qui sera suivi de millions d'autres. En 2020, on bombarde toujours en Lybie, en Syrie, au Yémen...

Et puis le ciel devint l'Espace. Sur la terre, nous vivions dans différents espaces, mais le ciel eut ce privilège d'être désigné comme l'Espace proprement dit. Triste privilège en vérité, car cet Espace il s'agissait de le conquérir. De le faire nôtre, de l'envahir. Et les grandes puissances qui s'affrontaient sur la planète dans une silencieuse Guerre froide rivalisèrent dans la conquête de l'espace. Quand la Lune fut foulée par les Américains, et filmée en Mondovision, tout le monde s'accorda à dire avec Armstrong que c'était là un grand pas pour l'humanité. 
Pourtant cet engouement fit long feu : les vols habités se heurtaient à l'immensité de l'univers. On laissa à la science-fiction le soin d'imaginer des explorations dans le vaste cosmos. Et on se replia sur l'espace proche qu'on investit petit à petit de milliers de satellites artificiels, dont le plus beau fleuron est apparu ces jours-ci dans le ciel de nos nuits : le train de satellites Starlink de la société SpaceX du milliardaire Elon Musk.



"L’idée de Starlink, rapporte l'article de la RTBF, est de fournir un internet haut débit sur l’ensemble du globe. Pour y parvenir, SpaceX ne se contentera pas de 60 satellites. En tout, ce sont 12.000 engins que la firme d’Elon Musk entend envoyer dans l’espace. Chaque satellite pèse 227 kilogrammes, est plat et équipé d’un grand panneau solaire reflétant la lumière. La brillance dépend de l’angle des panneaux, et de celle de l’orbite."

Bill Keel, astronome à l’université d’Alabama assure que "dans moins de 20 ans, les gens verront plus de satellites que d’étoiles à l’œil nu pendant une bonne partie de la nuit" si les constellations à venir sont aussi brillantes que Starlink. Elon Musk s'est défendu en arguant dans un tweet qu'il y avait "déjà 4900 satellites en orbite, ce que les gens ne voient absolument pas. Starlink ne sera vu par personne sauf ceux qui regardent très précisément, et aura à peu près 0% d’impact sur les progrès de l’astronomie". Il a par ailleurs avancé que fournir internet à des "milliards de gens économiquement désavantagés" était un "bien supérieur".

On a bien compris qu'Elon Musk n'est animé que par des sentiments philanthropiques.

Et dans l'espace encore plus proche de nous, que voit-on fleurir ces temps-ci de pandémie ? Des drones, chargés de la surveillance du confinement, survolant forêts, plages, immeubles, rues, à l'affût du moindre contrevenant. Ce qui inquiète le journaliste Olivier Tesquet, dans un entretien donné à Diacritik :
"On a face à nous une généralisation de dynamiques qui étaient déjà à l’œuvre et ce qui me frappe par exemple, c’est la banalisation des drones dans le ciel de nos villes, qui à la faveur de cette crise sont en train de devenir un élément stable de la manière dont on organise les missions de police au quotidien. En ce moment, on s’en sert pour contrôler le respect du confinement. On est dans un moment normalisateur. Mais de la même manière qu’on a généralisé dans le passé l’utilisation des caméras de surveillance, c’est le même chemin pour les drones et j’imagine d’ailleurs mal ces machines être “mises au sol” à la fin de l’épidémie."


Les satellites de Musk, les drones de Lallement et Castaner, tout cela me fit penser à cette vieille série de mon enfance, sortie au Canada en 1967, et diffusée en France en 1969 : Les Envahisseurs. Le générique, le merveilleux générique, a laissé en nous des traces ineffaçables.


Un peu d'humour dans ce grave contexte. Je ne peux pas résister à vous proposer la parodie qu'en firent Les Inconnus, où David Vincent devenait Marcel Vincent :


Les Envahisseurs d'aujourd'hui ne viennent pas d'une autre planète, non, ils sont bien de chez nous et portent en général des costards cravate.
Ils enlaidissent le monde.
Pour reconnaître les Envahisseurs de David Vincent, il fallait les repérer à leur auriculaire qu'ils ne pouvaient plier.
L'auriculaire, appelé ainsi parce qu'il est idéalement formé pour entrer dans l'oreille, la déboucher, la rendre propre à l'écoute.
les Envahisseurs de Covid Dixneufcent ne vous écoutent pas, ils n'écoutent que la logorrhée de leur égos surdimensionnés.
Leur novlangue est un attentat permanent à la poésie.

Alors, en cette matinée de vent bouleversant les charmes du parvis de mon immeuble, j'écoute le poète :
"Tout ici commence à douter de soi, scrute anxieusement son être même, toujours plus menacé. les grandes constellations là-haut paissent et piétinent en cercle au-dessus du toit l'herbe noire de la nuit, étincelantes, mais oublieuses lentement de leur nom, vacillant sur le bord même de l'absence. Et le vent d'aube que tu aimais, familier du tilleul en fleur, des roses endormies, verse en vain aux façades sans accueil ses lentes libations d'odeurs.
O notre désarroi ! Comme une gerbe, son lien rompu, cesse d'être gerbe et se nie en chacun de ses brins épars, ce lieu défait retombe à l'incertain et nous attire avec lui dans son vertige.

L'espace lui-même n'est plus sûr."
Gustave Roud, Requiem, Poésie/Gallimard, 2002, p. 200.


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* Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort, Le siècle des bombes, le Serpent à plumes, 2002. Un livre indispensable.

dimanche 26 avril 2020

Bella ciao, Angelo !

"Le joueur qui commence la partie mélange les lettres du sac et tire les sept premières lettres. Les pièces sont prélevées une à une dans la poche opaque et déposées face cachée sur la table. [...] Elles ne portent aucun signe distinctif : c'est un alphabet aux lettres fines, aux chiffres simples. Mais l'enfant, à partir de ces quelques lettres lumineuses et modestes, voit déjà se profiler des vocables inconnus, des trouvailles sonores, des significations inattendues. De ce maigre butin de bois, il fera bientôt lever une forêt de signes très anciens mêlés de caractères nouveaux, dont la lignée l'enchante et dont la portée le réjouit. Et tout, absolument tout ce qui va être conté maintenant, le sera à partir de cette puissance de l'enfance, de ces quelques pièces de bois disposés sur la table et d'une case centrale étoilée sur laquelle sera posé le premier mot joué."

Michaël Ferrier, Scrabble, Mercure de France, 2019, p. 19-20.

Tous les week-ends j'ai des compagnons de confinement, les deux enfants, grands enfants maintenant, Gabriel et Violette, que je vais chercher le vendredi en fin d'après-midi, abandonnant leur maison avec jardin pour l'appartement (avec balcon tout de même), mais ils n'ont pas l'air de trop en souffrir (ce sont des urbains, toute leur enfance s'est passée en ville alors que j'ai vécu de longues années en pleine campagne et que le besoin d'arbres, de prés, de vastes espaces et de ciels se fait chez moi vite sentir). Quelques rituels rythment notre existence tranquille, ainsi avec Gabriel le jeu d'échecs et le scrabble. Parlons-en du scrabble, ce jeu dont l'image court tout au long du très beau livre de Michaël Ferrier* sur son enfance tchadienne, enfance de sable et de poussière, merveilleuse et magique avant d'être emportée par le tumulte et l'horreur de la guerre. Ce scrabble auquel je joue depuis un demi-siècle, et dont je connais les stratégies par coeur, mais depuis quelques semaines la chance me fuit, et Gabriel qui progresse de partie en partie m'inflige de lourdes défaites. Et cet après-midi je touche le fond, j'ai beau user des ficelles connues pour essayer d'avoir un tirage potable, c'est chaque fois plus difficile, vous connaissez ça, abondance de voyelles puis de consonnes, lettres qui ne s'accordent pas, ouvertures qui se dérobent, perspectives qui se bouchent : je culmine avec une improbable série OOIIIGG. A trois coups de la fin, je ne m'en remettrai pas.

Un peu plus tard, consultant mon fil twitter, je tombe sur une courte vidéo montrant un Italien chantant dans la rue Bella Ciao, la chanson des Partisans, pour fêter la libération de Milan, Turin et Gênes le 25 avril 1945.

Je ne sais pas alors qui est ce Giorgio Gori, mais cela m'amuse de retrouver mes I, mes O et mes G du tirage impossible (en recherchant cette vidéo que je n'avais pas indexée sur le moment, je découvre que Giorgio Gori est le maire démocrate de Bergame, l'une des villes italiennes les plus touchées par le Covid ).
Tout de suite après, je replonge dans le catalogue du Mucem consacré à Jean Giono, acheté en novembre, mais que j'ai lu depuis de façon irrégulière, que j'avais même carrément délaissé avant que la vidéo de l'Ina postée récemment n'ait relancé mon intérêt. Giono que me désignait encore ce matin la lettre de France Culture, faisant la réclame du feuilleton radiophonique en dix épisodes du Roi sans divertissement, ce chef d'oeuvre implacable, et je sais bien qu'il y a peu de chance que je prenne le temps de cette écoute, mais la tentation est si grande qu'au soir l'onglet en est toujours ouvert sur mon navigateur. 
Et là soudain je percute : Dio mio ! du I, du O, du G, là encore. Jean (en italien Giovanni) Giono, c'est lui bien sûr que me désigne l'attracteur étrange. C'est sur lui que mon attention doit se porter tout entière, et c'est donc avec une ferveur renouvelée que je lis alors un des textes inclus dans le catalogue, Giono en habit de naufrage, de David Bosc, essentiellement consacré au Hussard sur le toit.

De quoi nous parle Le Hussard sur le toit ? D'un jeune homme, Angelo, colonel piémontais en cavale, qui circule à travers une Provence dévastée par le choléra.
" En 1965, Jean Giono a repris l'image qu'Angelo lui avait offerte vingt ans plus tôt : "dans le jargon de la marine à voiles, les habits de dimanche s'appellent les habits de naufrage parce que ce sont ceux-là (les meilleurs) qu'on enfile en vitesse pour les sauver en abandonnant le navire." Chez Giono, cet habit a des poches aussi vastes que l'univers, avec ses nébuleuses et ses Spoutnik, ses auberges rouges, ses fontaines, ses arrêts d'autocar. Et il n'est pas question d'abandonner le navire, puisque, aussi bien, nous habitons les convulsions et les effondrements d'un naufrage qui n'en finit pas de lenteur." (p. 251-252)
Je retrouve cette idée des habits de naufrage dans une étude de Jacques Mény (auteur inscrit aussi au catalogue), sur un site consacré aux Ames fortes :
"En juin 1946,  l’abandon provisoire de son grand livre [Le Hussard] désarçonne Giono. L’élan de sa création brisé, il se trouve en plein désarroi. À la fin du mois d’octobre 1946, il écrira que les quatre mois qu’il vient de vivre ont été d’« une effroyable tristesse, qui a dépassé la tristesse même ». Certes, il y a des raisons d’ordre privé à cette tristesse, mais l’interruption du Hussard l’a aussi laissé face à un vide vertigineux. Il n’a aucun autre projet à lui substituer, même provisoirement ; aucun « plan B ». Entièrement concentré sur son cycle romanesque depuis plus d’un an, il s’est juste octroyé, au début de 1946, un moment de diversion pour se délivrer de la « farouche attention » qu'exige son roman, en composant son poème « Déluge universel ». En date du 9 juin 1946, Giono recopie dans son « journal » un extrait du Voyage de la corvette L’Astrolabe de Dumont d’Urville, qui semble bien correspondre à la manière dont il perçoit sa situation à ce moment : « Nous restâmes ainsi en perdition pendant plus de trois jours ; et dans cette position si longuement désespérante, on voyait par un contraste assez singulier tous nos hommes en costume du dimanche ou de naufrage, comme on voudra l’appeler, c’est-à-dire vêtus de leurs meilleurs habits."
Je n'ai jamais lu Le hussard sur le toit. Une de mes innombrables lacunes. Il se trouve que Violette l'a justement dans ses bagages, en poche emprunté à sa mère (cette jeune fille de quinze ans est une grande lectrice, et elle profite allègrement du confinement pour dévorer de l'imprimé, les chiens ne font pas des chats). Pour une fois, c'est moi qui lui dérobe un ouvrage. Je dois lire Le hussard.

Scrabble de Michaël Ferrier et le catalogue Giono du Mucem, jaune presque identique des couvertures, typo blanche similaire

 Cet article est le 777ème d'Alluvions.


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* Un livre que j'aurai dû rendre à la médiathèque depuis longtemps, mais que le confinement a bloqué à la maison. On voit que ce n'était pas en vain.

samedi 25 avril 2020

Toute une foule d'harmonies secrètes

"Pour les esprits pensifs, toutes les parties de la nature, même les plus disparates au premier coup d’œil, se rattachent entre elles par toute une foule d'harmonies secrètes, fils invisibles de la création que le contemplateur aperçoit, qui font du grand tout un inextricable réseau vivant d'une seule vie, nourri d'une seule sève, un dans la variété, et qui sont, pour ainsi parler, les racines mêmes de l'être."

Victor Hugo, Voyage de 1843, Pyrénées

Bref aperçu sur les coulisses de l'affaire. Le 8 avril, je me donne un programme, une série d'articles à écrire pour rendre compte des diverses thématiques que le confinement n'a pas réussi à confiner, bien au contraire. C'est une véritable efflorescence printanière que je m'efforce de transcrire, et je prévois donc pas moins de six textes, que je ne détaillerai pas ici, mais sachez que le premier devait être consacré à Paul Virilio et le dernier au silence. Mais je ne suis pas prêt à donner de la voix au silence, car le premier opus virilien s'est avéré d'une viralité redoutable, en se conduisant comme un véritable objet fractal qui a bifurqué sur La Vitesse des choses de Rodrigo Fresán, avant de revenir de plus belle sur le Virilio architecte bunkérisant, les bibliothèques et le désastre, ouvrant lui-même sur la fin inédite d'une pièce d'Heiner Müller, mise en scène par sa veuve photographe - entrant à son tour en résonance avec la chronique de Zéro K de Don DeLillo sur le site du Stalker. Résultat : à cette avalanche se sont ajoutés trois autres billets à écrire sans que je puisse même penser à aborder le second article initialement prévu. 

Et le premier de ces trois billets fait à nouveau entrer Stalker dans la danse. De fait, je remonte le temps : du 20 avril, date de publication du dernier texte, je rebrousse au 15 avril. Je viens d'introduire le monstre littéraire de Fresán lorsque je découvre le lendemain la chronique de Juan Asensio sur
Órdago d'Álvaro de la Rica. Auteur espagnol que je ne connaissais absolument pas, je dois le souligner. Mais l'incipit d'Asensio (une longue phrase sinueuse qui se développe sur pas moins de onze lignes) ne pouvait me laisser indifférent, y faisant la part si belle à un Sebald, dont on sait bien ici l'admiration que je lui porte :
"Sous-titré Un paseo por la frontera vasca del Pirineo, Órdago (1) est une de ces déambulations érudites qui n'est pas sans présenter quelque parenté avec les textes, bien souvent somptueusement mélancoliques, de W. G. Sebald que nous avons si longuement évoqués dans la Zone mais que l'auteur, lui, ne cite, assez curieusement, pas, alors même qu'il admet rechercher, en parlant des travaux d'une Florence Delay mais aussi, clairement, de son propre ouvrage, une voie d'écriture particulière, capable selon lui de parvenir à un «ensayo créativo», qui donnerait, de la littérature, une image aussi fine que véridique, celle que recherchent justement des auteurs comme le nôtre ou bien Sebald, sans oublier Claudio Magris encore qui préfaça son livre sur Kafka, en somme tous ceux qui estiment que «la creatividad en el ensayo es la marca de agua de su deslumbrante aportación literaria» (p. 134)."
Et il y avait donc aussi Claudio Magris, dont la seule apparition sur ce blog est à mettre au compte justement de Fresán : entre Richard Powers et Antonio Tabucchi, il insère "Claudio Magris remontant le Danube comme le fil de sa propre vie".  Et je m'étonne moi-même que le grand écrivain italien ne soit pas plus présent ici, car enfin, Danube fut aussi pour moi un livre d'exception. Que je lus en juin 1991, empruntant le volume à la Bibliothèque municipale de La Châtre.

C'est dans cette édition de l'Arpenteur que j'ai  découvert Danube (il existe maintenant en Folio)

J'en possède d'ailleurs la trace dans le cahier Clairefontaine rose tenu cette année-là, qui contenait à la fois les brouillons d'un roman resté inédit et les premières notes autour d'un concept que j'avais inventé : l'Archéo-réseau, et dont j'ai essayé de donner une définition voici trois ans le 20 avril 2017 (que l'on me pardonne de m'auto-citer un peu longuement) :

"En 2012, en parlant de la rêverie-fleuve chez Victor Hugo, j'avais écrit  : "Archéo- voulant signifier un soubassement immémorial, un socle géosymbolique,  mais non figé, toujours mouvant, actif, tectonique." Et je souscris toujours à cette tentative de description : l'Archéo-réseau rassemble toutes les cartographies mentales, imaginaires ou matérielles élaborées par les humains depuis l'avènement de Sapiens sur cette terre. Pour survivre, il lui a fallu prendre des repères, tisser des liens entre des lieux, marquer par des récits les histoires de chasse, mémoriser avec des signes et des mythes les événements et sites essentiels de son territoire. Il faut concevoir l'Archéo-réseau sur le modèle de l'internet, autrement dit non comme un unique et immense réseau mais comme un réseau de réseaux, où s'enchevêtrent de multiples systèmes symboliques, ramifiés comme les dreaming lines des Aborigènes australiens ou centralisés comme les roues zodiacales grecques héritières des organisations symboliques des empires égyptiens et mésopotamiens.

Le plus complexe à saisir c'est la deuxième partie de la définition : "un socle géosymbolique mais non figé, toujours mouvant, actif, tectonique." En effet, on peut s'accorder assez facilement sur le fait que l'homme a toujours eu besoin de structurer son espace de vie, d'y dessiner des frontières et d'y désigner des lieux plus importants que d'autres, que l'on nommera souvent sacrés. Mais on jugera que ces structurations se succèdent en se détruisant ou en s'assimilant, et que seule l'archéologie, la recherche historique permettront de reconstituer leur genèse. L'idée de l'Archéo-réseau est plus folle : elle postule que quelque chose vit toujours de ces systèmes disparus. Et cela a à voir avec cet autre concept emprunté à la physique quantique : l'intrication. De même que deux particules intriquées se comportent comme des entités uniques même si elles sont séparées par des centaines de kilomètres, les lignes de sens du jadis, intriquant plusieurs éléments que l’œil d'aujourd'hui voit comme des entités indépendantes, continuent à vibrer dans l'espace-temps contemporain. Et parfois, en les faisant revivre, on suscite un attracteur étrange qui va multiplier les coïncidences et faire entrer en collision l'actuel et l'ancestral."
Et voilà comment, en évoquant l'Archéo-réseau, je glissais vers les deux autres concepts-phare de mes investigations : l'intrication et l'attracteur étrange.


Je suis frappé, en relisant ces lignes, de voir la référence à Victor Hugo, et à cette rêverie-fleuve qui apparaît dans la préface à son journal de voyage Le Rhin, où il écrit : "cet ouvrage, qui a un fleuve pour sujet, s'est, par une coïncidence bizarre, produit lui-même tout spontanément et tout naturellement à l'image d'un fleuve."[...] Ce qui commence là avec Le Rhin ne va plus s'arrêter, suivant le cours de cette rêverie-fleuve." (janvier 1842) Et si cela me frappe, c'est bien parce que cela entre en résonance avec mon cahier de 1991, où je traçais un parallèle entre les deux ouvrages que je lisais alors en même temps, Danube et Le Tiers-Instruit de Michel Serres. Entre les deux, notais-je, un lien immédiat : la figure du fleuve.


Tout ceci m'a éloigné d'Álvaro de la Rica. J'y reviens donc : ce qui m'avait retenu, après Sebald et Magris,  c'est cette autre très longue phrase d'Asensio :
"Littérature (du moins essai littéraire, et il n'y a nulle déchéance ontologique, à mes yeux, lorsque j'établis cette différence), littérature donc et vie mêlent ainsi de façon indiscernable la réalité dans laquelle vit l'écrivain avec la fiction où se promènent ses personnages; pour le dire avec l'auteur citant un grand écrivain qui lui aussi fit de ses essais un genre littéraire à part entière, il s'agit d’entremêler genre narratif avec l'essai et l'écriture autobiographique, un exercice difficile voire redoutable qu'Unamuno parvint à réaliser avec brio (...)" [C'est moi qui souligne]
Autobiographie, réalité et fiction indiscernables, ce sont les thèmes mêmes à l'oeuvre dans la citation que j'ai donné du roman de Rodrigo Fresán : "La Vitesse des choses semble défendre tout naturellement la disparition de certaines frontières narratives et ouvrir la voie à l'autobiographie ample." et "Dans chacune de ses œuvres, la question qu'on se pose paraît être la suivante : qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est mensonger ? La réponse est : quelle importance ?"

Mais si les choses en étaient restées là, cela n'aurait peut-être pas donné matière à un article, car après tout, on pourrait objecter que ce tressage du réel et de la fiction est loin d'être une idée neuve. Mais il y avait aussi cette photo de Lartigue illustrant l'article, et qu'Asensio convoque ainsi dans son texte :
"En somme, nous pourrions ici suivre l'auteur qui trace un parallèle avec les superbes photographies de Jacques-Henri Lartigue, dont celle-ci prise à Biarritz et intitulée Sala au rocher de la Vierge, lorsqu'il s'agit de mélanger de la façon la plus intime le geste ou l'action les plus éphémères (un photographe attendant qu'une vague explose devant son modèle debout face à la mer) avec ce que, certes prétentieusement, nous pourrions appeler une forme d'éternité, cette dernière rédimant la fugacité douloureuse de l'instant mais, plus encore, insérant ce dernier dans une suite spéculaire fascinante, l'un de ces pièges savants («alguien que crea un personaje que lee un libro en el que se le dice que, en la medida en la que prosiga la lectura, con el final de la historia leída, él morirá»*, p. 32), dans la conception desquels Unamuno était passé maître à tel point qu'il retint durablement l'attention de Borges, ce grand expert en miroirs et labyrinthes. "


Or, ce même jour, en furetant sur le site d'Enrique Vila-Matas, préfacier de Fresán, je rencontre cette même photo sur sa page AUTOBIOGRAFÍA LITERARIA.

La photo vient en regard du livre Suicidios Ejemplares, publié en 1991, l'année donc de l'Archéo-réseau. Ultime coïncidence** : Vila-Matas évoque, à propos de ce livre, un autre ouvrage, Bartleby y
compañía , paru, lui, en 2000. 
Or, si l'on retourne une dernière fois à la chronique d'Asensio, et très précisément à sa deuxième phrase :
"Une autre référence, indiquée dans le dernier chapitre de l'ouvrage intitulé Bref commentaire bibliographique, nous laisse découvrir l'une des plus évidentes passions d'Álvaro de la Rica, l'érudition chère à un Roberto (Bobi) Bazlen pouvant affirmer que «casi todo lo que se escribe» n'est presque pas autre chose que des «notas a pie de pagina infladas en forma de libro» (p. 203)."
et que l'on clique sur ce Roberto (Bobi) Bazlen, on tombe sur un article du même Asensio daté du 23 avril 2018, soit presque deux ans jour pour jour, intitulé Lettres éditoriales de Roberto Bazlen, et qui s'ouvre sur... Bartleby et compagnie...




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* Traduction personnelle (grand lecteur de littérature hispanique, Asensio ne s'attarde pourtant pas à traduire les citations) : « quelqu’un qui crée un personnage qui lit un livre dans lequel on lui dit que, dans la mesure où la lecture se poursuit, à la fin de l’histoire lue, il mourra

** Bon, je ne peux résister à la der des ders, une autre ultime coïncidence :  Asensio termine son article avec une photo, sans doute une photo personnelle, représentant un homme en contre-jour au bord de la mer, dont on peut imaginer qu'elle rime d'une certaine manière avec la photo de Lartigue.


Or,  l'article sur l'Archéo-réseau d'avril 2017 était illustré d'une photo personnelle montrant là aussi un homme devant l'océan, sur une plage aquitaine où perçait le museau d'une épave aperçue au mois d'avril de l'an passé :


Le nom de ce bateau échoué avait, paraît-il, donné son nom au village de vacances qui s'était édifié derrière les dunes. Rien ne permet de savoir si c'est vrai.

lundi 20 avril 2020

A l'avant-poste du désastre

J'ai plusieurs fois observé des synchronicités entre la publication d'un article et celle d'un autre post dans la colonne latérale que j'ai nommé Autre sentes, qui regroupe plusieurs sites ou blogs que j'aime fréquenter. C'est ce qui s'est passé par exemple pour La guerre des virus qui trouve un écho surprenant avec la chronique de Grégory Mion sur Stalker, consacré à Zéro K,  un livre de l'auteur américain Don DeLillo, paru en 2017 :
"Dans un style où la vaticination n’est jamais loin, le géant des lettres américaines, qui nous a régulièrement offert une place assise à l’avant-poste du désastre (que ce soit en interrogeant la finance, le terrorisme ou l’enfer politique), réfléchit là au «prolongement de la vie» et aux nouveaux «moyens de mourir» pour le dire avec le langage du philosophe Francis Bacon (2)."
A  l'avant-poste du désastre... Nous ne quittons donc pas le thème du désastre abordé  dans l'avant-dernier billet, avec Olender, Blanchot et Virilio. Zéro K désigne ici un programme qui tient son nom du zéro degré Kelvin, le zéro degré absolu, - 273, 5 degrés Celsius, à laquelle sont soumis les corps cryogénisés de riches transhumanistes en attente de la reviviscence promise, dans un bunker (salut Virilio) édifié dans un désert proche du Kirghizistan. Le richissime New-Yorkais Ross Lockart est à la tête du programme : amoureux de la jeune et belle archéologue Artis, atteinte d'une sclérose en plaques, il espère la retrouver dans le futur, au sortir de leur double confinement glacial. Le narrateur du roman, Jeffrey, le fils de Ross, reste à l'écart de cette tentation : bien qu'il soit "vraiment impressionné par le «rêve irrépressible» (p. 279) de cette science de l’immortalité, il n’est jamais la proie de ces prédateurs de la vie éternelle, sans doute conscient que le corps d’Artis baignant dans sa capsule (cf. p. 295) n’est rien d’autre que le drame du cerveau dans une cuve tel qu’il a été imaginé par le philosophe Hilary Putnam*. Dans le sillage de Jeffrey, on suppose par conséquent que les «techniques de dégénération de la vie sont ainsi en elles-mêmes le désastre qu’elles préparent, et les ravages matériels à venir sont intégralement inscrits dans les ravages spirituels déjà là […]»



Et la lumière qui sourdait de l'église bunkerisée de Nevers (cette localisation n'est-elle pas étonnante, quand on y pense, avec ce never(s) qui semble démentir la promesse d'éternité qu'est censé représenter tout édifice sacré catholique ?), on la retrouve dans la scène de clôture du roman, si l'on en croit Grégory Mion :
"Jeffrey observe un petit garçon étonné par l’insolite encastrement du soleil «entre deux rangées de gratte-ciel» new-yorkais (p. 297). Non seulement l’étonnement de l’enfant renvoie à l’une des vertus cardinales de la philosophie, mais cet émerveillement est aussi ornementé de borborygmes, de «grognements prélinguistiques» (p. 298), sorte de langage antédiluvien et agrammatical qui vient sauver l’humanité occidentale de son exaspérante catégorisation. L’enfant identifie peut-être dans le soleil couchant la lumière divine qui purifie, l’empreinte ineffaçable de Dieu entre les buildings éphémères, la ligne de fuite de l’innocence qui s’exprime spontanément à travers la parole asyntaxique du petit garçon**, lequel est non coupable de ne pas coucher la réalité sur un lit de Procuste. C’étaient possiblement les mots ou plutôt les sons que Jeffrey Lockhart n’a cessé de guetter sa vie durant : les mots avant les mots, les affects avant la logique indifférente des phrases, l’acoustique nue d’un monde qui ne serait pas encore pénétré par les conventions de langage – la plénitude organique en amont de la vacuité d’un siècle où les hommes, désormais, pourront payer pour gagner l’immortalité la plus désincarnée." [C'est moi qui souligne]
Au transhumanisme, cette petite vidéo de Jean Giono (entretien avec Claude Santelli, 1965) trouvée hier inopinément via un message FB de l'INA, répond merveilleusement. Le grand écrivain est le parfait antidote à ce virus de la pensée :


Vous pouvez écouter à partir de 10'30, pour être au coeur du sujet, lié aux petits bonheurs de la vie.

Cette résonance entre Stalker et Alluvions n'est pas la seule que j'ai pu enregistrer. Il y eut deux autres occurrences les jours précédents, que je vous détaillerai la prochaine fois. To be continued.


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* Wikipedia : "En philosophie, le cerveau dans une cuve (« brain in a vat » en anglais) est une expérience de pensée imaginée par Hilary Putnam en 1981 qui s'inscrit dans le cadre d'une position sceptique. C'est une forme modernisée de l'expérience du Dieu trompeur de René Descartes. Elle consiste à imaginer que notre cerveau est en fait placé dans une cuve et reçoit des stimuli envoyés par un ordinateur en lieu et place de ceux envoyés par notre corps. La question centrale est alors de savoir si ce cerveau a raison de croire ce qu'il croit.
Des films comme eXistenZ, la série Matrix ou Passé virtuel (inspiré de Simulacron 3) ont illustré au cinéma des cas très proches de cette expérience de pensée." 


En lisant cette notice, me revient la lecture  quelques heures plus tôt de la chronique de Martin Legros dans la lettre quotidienne de Philosophie magazine, Carnets de la drôle de guerre. 
L'auteur y raconte comment, atteint depuis six jours du Covid-19, et en proie à des maux de tête abominables, il tente un vieux remède roumain qui, par malheur, provoque un malaise, lui fait perdre  connaissance et s'ouvrir le crâne. Au réveil, il ne sait plus où il est, ni ce qu'est le Covid : "Les mots ne se fixaient plus aux choses. Comme le terme de “Covid”, ils flottaient dans une insignifiance abstraite. Les choses, elles, n’étaient plus à la place que leur conféraient les mots. Et j’avais le sentiment qu’il dépendait d’un effort intellectuel et volontaire de ma part pour qu’ils s’ajustent à nouveau et que le monde reprenne corps. En attendant, tout était informe. Quant à moi, j’en étais réduit à occuper ce pur point de contact instantané avec moi-même, privé de toute épaisseur temporelle.
Il rattache ensuite cette douloureuse expérience à l'expérience de pensée de Descartes, le célèbre cogito :
"Dans ses Méditations métaphysiques, après avoir enclenché l’entreprise du doute et remis en question l’existence de tout ce qui l’entoure, Descartes décrit l’expérience du “je pense”, du cogito, comme celle d’une chute – “comme si j’étais tombé inopinément dans un profond trou d’eau” – et d’un trouble physique – “je suis tellement troublé que je ne puis ni prendre pied dans le fond, ni remonter à la nage jusqu’à la surface”. Ayant perdu tout appui, ne pouvant plus tabler sur aucun souvenir, aucune croyance, aucune opinion pour s’assurer de l’existence du dehors, le sujet ne peut plus se rattacher qu’à sa propre pensée. “Elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j’existe, moi ; cela est certain. Mais combien de temps ? Bien sûr, autant de temps que je pense ; car peut-être même pourrait-il se faire, si je n’avais plus aucune pensée, que, sur-le-champ ,tout entier, je cesserais d’être.”
Et il évoque ensuite ce Dieu trompeur rappelée par l'expérience du cerveau dans la cuve :
"Alors, bien sûr, l’expérience de Descartes est le produit d’une décision, celle d’un sujet souverain qui doute de tout, forge la fiction d’un Malin génie, rusé et trompeur, et trouve dans la résistance à cette hypothèse la certitude de sa propre existence. Tandis que c’est malgré moi que mon malin génie, le Covid, s’est emparé de mon cerveau et m’a privé de mon assise dans le monde. Je reste cependant convaincu que, l’espace d’un instant, j’ai rejoint Descartes et fait, pour la première fois de ma vie, l’expérience concrète, intérieure, abyssale de ce qu’il entendait par le cogito : soit, cette épreuve où tout – moi, le monde aussi bien que Dieu, s’il existe – ne reposait plus que sur la force de ma pensée. Et, comme Descartes, je me suis alors demandé : “Si je cessais de penser, cesserais-je sur le champ d’exister ?

** Ce petit garçon n'est pas sans me faire penser à Janmari***, le jeune autiste recueilli par Fernand Deligny, mutique, en amont du langage, et qui est au coeur du film Ce gamin-là. Autre synchronicité : j'ai vu hier soir le beau et riche documentaire de Richard Copans consacré à celui qu'il appelle le vagabond efficace (en écho au livre de Deligny, Les Vagabonds efficaces, 1947)


J'avais d'ailleurs noté ces mots de Deligny sur un extrait de Ce gamin-là, que l'on trouve reproduits dans le merveilleux volume des Oeuvres de Deligny édité par les éditions de l'Arachnéen :



*** (Note de note) : Le premier article de cette recherche autour du mot-clé Janmari sur ce site est De la baleine aux ronds de Janmari, qui s'ouvre sur une coïncidence spatiale entre l'illustration d'un autre billet et la mention d'un article de Stalker sur la colonne latérale.


Bon, j'arrête avec les notes de bas de page. Aujourd'hui, elles sont plus longues que le corps de l'article lui-même...

dimanche 19 avril 2020

La guerre des virus

Samedi soir, sur Arte Journal, à la rubrique culturelle qui clôt en général ce bulletin, de loin préférable au ressassement infini des chaînes d'info en continu, avec leur défilé d'experts et d'éditorialistes calamiteux, il fut question des artistes qui ont vu, à cause de la pandémie, leur travail interrompu en plein processus créatif. Et de citer le cas de Brigitte Maria Mayer, la veuve du poète et dramaturge allemand Heiner Müller. Dès les premières secondes du reportage, je fus saisi, de la même manière que je fus très récemment frappé, en visionnant un documentaire sur Kubrick, de l'apparition de Hal 9000, qui figurait sur la première de couverture de La Vitesse des choses.

Le thème de son travail photographique, inspiré de Germania, mort à Berlin une pièce de Heiner Müller, était une épidémie selon l'Apocalypse de saint Jean. Elle s'y représente en mariée vêtue de peaux de moutons.


Mais ce n'est pas  la figure humaine qui me retient, c'est le fond, cette enveloppe dorée traversée de coulures noires, cette luminescence sublimant les empreintes qu'on dirait d'un suaire. Et cela me parle parce que cette lumière  je la connais, je l'ai vue la veille même.
C'est celle de l'église bunker créée par Virilio et Parent, c'est celle de Sainte Bernadette  du Banlay à Nevers.

Sainte Bernadette du Banlay à Nevers (France), vue intérieure (crédit Jean Richer, 2019)
Dans la pièce de Heiner Müller, il était question de "guerre des virus", et il agitait l'idée que Dieu n'était ni un homme ni une femme, mais un virus...
Je ne sais pas si cela aurait fait rire le chrétien Virilio...

Le reportage en entier :


Sur la pièce de Heiner Müller elle-même, j'ai fait quelques recherches : elle a été rejouée au Volksbühne de Berlin, en octobre 2019. Certaines photos de la mise en scène résonnent étrangement avec l'actualité.



Ajout du 27 avril : Ceux que cela intéresse pourront prolonger avec le très riche article que Bernard Umbrecht a publié sur La guerre des virus sur son site Le sauteRhin, que je me félicite encore une fois d'avoir intégré dans la catégorie Autres sentes.

samedi 18 avril 2020

Des bibliothèques et du désastre

"Pourtant, il ne faudrait pas s'y tromper : une telle multitude de livres n'empêche pas de ne pas lire, ou si peu. On peut aimer s'entourer de livres pour rêver de les lire. Et si la fonction la plus efficace de toute bibliothèque était d'inciter à une lecture sans fin qui n'aura jamais lieu ? "

Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, Seuil, 2017, p. 43.

Ce livre de Maurice Olender est en accès libre le temps du confinement, dans le cadre de l'opération "Le Seuil du jour". Je l'ai découvert grâce à l'entretien qu'il avait accordé à Christine Marcandier lors de la sortie du livre, et que Diacritik a republié sur son site. Ce passage m'a frappé car il faisait  écho de troublante manière à mon dernier article où je constatais l'abondance de livres en stand-by dans ma propre bibliothèque. Olender ajoutait dans l'entretien que "le rapport à la bibliothèque et à tous ces livres qu’on ne lit pas, qu’on ne lira jamais, est très concret, très matériel, charnel. Il y a d’une part les livres qu’on rêve de lire un jour et qu’on ne lit pas mais il y a aussi ces livres qu’on désire absolument avoir autour de soi, dont on sait parfaitement bien qu’on ne les lira pas. Mais on souhaite néanmoins les avoir près de nous, comme pour nous rassurer. C’est une autre catégorie que les livres qu’on rêve de lire et qu’on ne lira peut-être pas." 
Et puis ce matin, autre écho : je consignais sur le site dédié, comme presque chaque jour de ces derniers mois, un des vertiges glanés au fil de mes lectures, et c'était précisément un vertige issu de La Vitesse des choses de Rodrigo Fresán. Comme je cherchai une illustration pour ce billet, je tombai dans la foulée sur un article d'Isabelle Rüf  du journal Le Temps. Le titre redoublait mon premier vertige : Rodrigo Fresán, pour la littérature, jusqu’au vertige. Bref, j'étais déjà comblé, quand je lus ces quelques lignes qui poussaient plus loin encore la résonance :
"Le livre est traversé par un lamento décliné sur tous les tons. Tout comme Philip Roth, Fresán déplore la fin de la lecture, vitupère contre le téléphone portable, les tweets, les SMS, les tablettes, les livres électroniques qui empêchent de se concentrer sans bondir ailleurs. Mais contrairement à l’Américain, il ne déclare pas avoir perdu la partie. «Tu as lu tous ces livres?», demande la Fille incrédule devant la bibliothèque de l’Ecrivain. Peut-être pas, mais leur seule présence infuse et diffuse. "[C'est moi qui souligne]
Une autre résonance à consigner : celle qui surgit juste après la publication du billet sur Virilio et l'accident intégral. Je me rendis sur le blog BarbOtages, où je découvris la couverture du livre de Maurice Blanchot, L'écriture du désastre


Or le désastre est une notion phare chez Virilio - ce qui n'est pas une réelle surprise chez ce penseur de la catastrophe et de l'accident -, mais il faut tout de même savoir qu'il projetait la création d'une "université du désastre", évoquée par exemple dans l'entretien donné à Sciences et Avenir en 2011 : "ce serait un lieu interdisciplinaire et transcivilisationnel. Son rôle ne serait pas de nier le progrès, mais de le désarmer de ses catastrophes, ou tout au moins poser la question de son désarmement". Il rappelle aussi l'histoire de Galilée, observant la Lune grâce à la lunette astronomique venue de Hollande et qu'il avait perfectionnée, mais qui se dépêche ensuite d'envoyer une lettre aux responsables de l'arsenal de Venise pour leur signifier qu'avec cet instrument, ils pourront voir venir l'ennemi de loin et ainsi mieux préparer l'artillerie… "Mon université, développe Virilio, serait un arsenal à l'envers, pour ne produire ni nouvelles armes, ni guerre de plus en plus totale. Retarder ou accélérer les possibilités de la technique, c'est la seule manière d'être d'avant-garde !
On retrouve ce thème  sur le carnet de recherches Tempo Virilio de l'architecte Jean Richer*, une des rares approches contemporaines de la pensée de Virilio : 
"Après la publication de son premier essai L’insécurité du territoire : essai sur la géopolitique contemporaine (1976), bien d’autres suivront dont les titres éclairent à eux seuls sa pensée : Vitesse et Politique (1977), L’espace critique (1984), Esthétique de la disparition (1989), La vitesse de libération (1996) L’université du désastre (2007), Le futurisme de l’instant (2009). La question de la vitesse, épuisant le monde fini, le conduit à penser l’écologie grise pour la distinguer de l’écologie verte : « Il existe non seulement une pollution de la nature – des substances telles que l’air, l’eau, la flore et la faune – mais aussi une pollution de la grandeur-nature du globe qui affecte les distances géographiques. »
Et un peu plus loin, dans un article daté du 29 janvier 2020 :
"Depuis 2015, deux chercheurs français, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, ont affirmé la collapsologie dans Comment tout peut s’effondrer avec le désir de fonder une véritable science appliquée et transdisciplinaire de l’effondrement. Cette démarche n’est pas sans rappeler l’Université du désastre voulue par Paul Virilio. En réaction au risque d’effondrement, les survivalistes apprennent à s’alimenter par eux-mêmes ou entassent de boîtes de conserve dans des bunkers… Ce qui devait faire bien rire Virilio." [C'est moi qui souligne].
Il devait rire car, malgré ses avertissements dignes de Cassandre, Paul Virilio se défendait de tout pessimisme. Dans un entretien accordé à Jean-Louis Violeau en décembre 2010 (« Le littoral, la dernière frontière », décembre 2010), il écrit : « Je n’annonce pas le désastre et je suis au contraire très excité par ce qui arrive. »
 
Il est intéressant ceci dit de savoir pourquoi  le titre de cet article, initialement paru dans la revue italienne Alfabeta2, est La lumière ascendante. L'origine est à déceler dans l'église Sainte Bernadette du Banlay à Nevers, construite sur les plans de Paul Virilio et Claude Parent (1963-1966). 

L'église Sainte-Bernadette du Banlay à Nevers

On pense évidemment à un blockhaus. Et on aura évidemment raison. « Mon origine, c’est la guerre, expliquait Virilio dans un autre entretien donné en 1995 à François Ewald. La guerre a été à la fois mon père et ma mère. Le propre de la guerre c’est de coincer un personnage sur son drame. D’une certaine façon, à partir de 47-50, je n’ai pas vécu. Tout ce qui m’a constitué s’est produit avant. Voilà, à dix ans je suis devenu un vieux monsieur, un war baby, comme Perec et d’autres ». 

Virilio a en effet vécu l'expérience traumatisante des bombardements sur Nantes en 42 et 43 : 
"J'avais été avec ma mère chercher des biscuits pour les prisonniers à la biscuiterie Lu. Ma mère me dit : « Je fais la queue ; rejoins-moi tout à l'heure ; va donc faire un tour rue du Calvaire ». Il y avait là de grandes boutiques avec des jouets. Je reviens, je prends la queue avec ma mère. On rentre avec nos biscuits. L'après-midi, bombardement. Le lendemain, rue du Calvaire, il n'y avait plus rien, tout avait été rasé, on voyait l'horizon. Ce fut pour moi un sentiment extraordinaire : pour un enfant, une ville c'est éternel. Tout d'un coup, elle était tombée comme un décor. J'étais moins sensible à la mort, au drame, même si j'avais eu peur, qu'au côté d'évanouissement, ce que j'ai désigné par la suite comme « esthétique de la disparition », c'est-à-dire le tour de passe-passe, maintenant il n'y a plus rien. C'était cela la guerre, la guerre éclair, la domination, l'héroïsation de la technique : faire disparaître la réalité, la réalité de la vie, la réalité d'un quartier."
Ah, il faudrait tout citer de ce dialogue passionnant. Mentionnons quand même encore ceci :
"A la Libération, je me suis précipité à Saint-Nazaire pour voir la mer, me baigner, ce qui était interdit pendant l'occupation. Je découvre en même temps que l'horizon sans fin, sans faille et absolument pur de la mer, de l'Océan Atlantique, des objets bizarres, comparables aux statues de l'Ile de Pâques, en attente devant l'infini marin, abandonnés, en parfait état, n'ayant pas servi, munis de périscopes, de grenades à manches, de casques, vacants et à la disposition de tous. Je n'aurais pas fait d'architecture sans eux."

"Les bunkers, écrit Jean Richer, deviennent dès lors les objets transitionnels de sa pensée." Et plus loin, il ajoute : " En 1958, Paul Virilio débute ses recherches archéologiques sur le Mur de l’Atlantique. Ce travail initiatique le conduira à produire une exposition au musée des Arts décoratifs de Paris (1975) et un livre devenu incontournable : Bunker archéologie. La création du groupe Architecture Principe en 1963 avec l’architecte Claude Parent, le sculpteur Morice Lipsi et le peintre Michel Carrade, verra la publication du manifeste sur la fonction oblique : « une culture du corps qui joue sur le déséquilibre, qui considère que l’homme n’est pas statique, mais en mouvement et que le modèle de l’homme, c’est le danseur »

C'est ce manifeste de la "fonction oblique" qui trouve son expression dans la réalisation de l’Église Sainte Bernadette. 

Jean Richer pose ensuite une question essentielle : "L’enfance à elle seule peut-elle expliquer l’attrait du maître verrier (car Virilio qui eut beaucoup de métiers fut aussi, entre autres, maitre verrier) pour l’opacité des bunkers ?" La  réponse est dans le bâtiment : " L’édifice ressemble de l’extérieur à un blockhaus en béton brut. Les deux plans inclinés intérieurs se terminent à leur extrémité en large porte-à-faux sur l’extérieur tandis que d’épaisses coques de béton referment les volumes. Dans cet antre obscur, deux fentes de lumière jaune sont ménagées dans les dalles en limite des porte-à-faux de telle manière que la lumière monte du bas vers le haut et léchant les voiles de béton. Contrairement à la fente zénithale qui surplombe le pli reliant les deux plans obliques, la lumière provenant des extrémités est parcimonieuse et ascendante. Elle appelle irrésistiblement un sentiment d’élévation et à l’éclosion de la forme du bunker que l’on croyait fermée."

Sainte Bernadette du Banlay à Nevers (France), vue intérieure (crédit Jean Richer, 2019)
 Sur BarbOtages, le livre de Blanchot était suivi de cette citation :
"Il ne croit pas au désastre, on ne peut y croire, que l’on vive ou que l'on meure. Nulle foi qui soit à sa mesure, et en même temps une sorte de désintérêt, désintéressé du désastre. Nuit, nuit blanche – ainsi le désastre, cette nuit à laquelle l’obscurité manque, sans que la lumière l’éclaire."

(fragment 2, p. 8)
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* Que l'on ne confondra pas avec son parfait homonyme, Jean Richer, le grand spécialiste de Gérard de Nerval et de la géographie sacrée du monde antique.


mercredi 15 avril 2020

La Vitesse des choses

"La Vitesse des choses semble défendre tout naturellement la disparition de certaines frontières narratives et ouvrir la voie à l'autobiographie ample. "Ce qui est vrai, considéré comme un territoire fertile pour  semer les graines de l'imaginaire ou, mieux encore, "novéliser" la vie", disait il n'y a pas si longtemps  Fresán quand, à propos d'un livre de Rick Moody, auteur qu'il admire, il évoquait les "pastiches de W.G. Sebald, Javier Marías, David Foster Wallace, les récits véridiques et junkies de Denis Johnson, Dave Eggers (qui a débuté et est devenu célèbre grâce à son roman émouvant et génial, Une oeuvre déchirante d'un génie renversant), Roberto Bolaño, Lorrie Moore, César Aira et son Cumpleaños, William T. Vollmann, Javier Cercas, Richard Powers, Claudio Magris remontant le Danube comme le fil de sa propre vie, Antonio Tabucchi disparaissant comme Narcisse dans les pages de l'épistolaire Il se fait de plus en plus tard, Paul Théroux et ses roman avec écrivain [...] Dans chacune de ses œuvres, la question qu'on se pose paraît être la suivante : qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est mensonger ? La réponse est : quelle importance ?"

Enrique Vila-Matas, préface à La Vitesse des choses, Rodrigo Fresán, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 11-12.

J'étais plongé dans Paul Virilio, dans les arcanes de la dromologie, cette science qu'il appelait de ses voeux, et qu'il définit ainsi dans l'entretien de la revue Multitudes : "dromos” en grec signifie course et le terme course montre bien comment notre société est représentée par la vitesse, tout comme par la richesse. Le “dromos”, – je le rappelle c’est la “route” chez les Grecs, c’est “l’allée”, “l’avenue”, et en français le mot “rue” a la même racine que “ruée” ; se précipiter. Par conséquent la dromologie est la science, ou mieux, la discipline, la logique de la vitesse." J'avançais, je l'ai déjà dit, non sans difficulté dans cet essai de 1984, faisant de nombreuses pauses, et c'est dans l'espace de l'une de ses pauses que j'ai posé mon regard sur le dos trapu d'un roman que je gardais bien au chaud depuis plusieurs années. La Vitesse des choses, de Rodrigo Fresán. Il y avait un marque-page à l'intérieur (représentant le phare dit Le Petit Minou en Bretagne Nord), qui rappelait que j'avais déjà tenté un coup de sonde dans ce pavé de 637 pages déniché comme tant d'autres chez Noz. Je n'étais pas allé bien loin, ce n'était pas encore le moment. Combien sont-ils, de livres, dans ma bibliothèque, à attendre ainsi le jour où je vais me décider enfin à les ouvrir ? Je me suis posé cette question tout à coup. Cinquante ? Non, bien plus. Cent, cent cinquante, peut-être davantage. J'en ai accumulé des tas, au fil des brocantes, des bouquineries, des Noz, des désherbages de bibliothèque et des vraies librairies bien sûr, et il est certain que nombre de ces volumes glanés dans le désir d'un instant resteront lettre morte. Aucune importance. Ce qui compte c'est le moment où une intuition vous commande de sortir la bête qui dormait dans son rayonnage. La vitesse de Virilio avait-elle quelque chose à voir avec cette vitesse des choses dont Fresán avait fait son titre ?

J'ouvre, et je lis la préface d'Enrique Vila-Matas, je la relis plus exactement, car il est impensable que je l'ai laissée de côté à ma première tentative. Vila-Matas, si souvent convoqué dans ces pages alluvionnaires, plus rarement ces temps-ci, il est vrai, mais tout de même, lui que j'ai désigné, avec Paul Auster, Christian Garcin et W.G. Sebald, comme les "écrivains de la coïncidence". Et sa préface m'emballe, il faut absolument que j'entre une bonne fois dans l'oeuvre.

Le lendemain matin, je visionne sur Arte.tv le documentaire que j'avais raté la veille,  Kubrick par Kubrick, de Gregory Monro. Pas de commentaire : le film s'appuie sur les entretiens que le cinéaste avait accordés, privilège rare, au critique Michel Ciment. Et c'est passionnant. Et puis soudain, alors que le film aborde  2001, Odyssée de l'espace, voici que s'affiche sur l'écran de mon Ipad l'oeil rouge de Hal 9000, l'ordinateur de bord de Discovery One.


Et à ce moment-là, c'est le flash. Une onde d'adrénaline me traverse : cet oeil là je l'ai bien sûr vu tout récemment, et c'est tout bonnement sur la couverture de La Vitesse des choses. Quel idiot, je ne l'avais pas reconnu, je n'avais pas fait le lien avec le génial film de Kubrick.

Quel lien du roman au film ? Au stade où j'en suis alors de ma lecture, une seule référence, mais assez importante, semble-t-il, pour qu'elle apparaisse dans la critique du Monde à l'époque de la sortie du livre en 2009 : l'histoire de ce figurant de 2001 refusant de quitter son costume de singe. Un peu plus loin, Fabienne Dumontet écrit : "Histoires monstres, donc, mais pas seulement à cause d'une prédilection de Fresán pour l'héritage de la science-fiction ou de la littérature fantastique, pour ses thèmes récurrents (mystérieuses amnésies ou cauchemars prophétiques, vies extraterrestres et virus planétaires) et son petit personnel de créatures qui hante l'imaginaire, sinon l'identité, de ses différents narrateurs."

Virus planétaire, nous y sommes. C'est ce que la suite nous confirmera, mais chaque chose en son temps. Avec Virilio et Fresán, les choses ne font que commencer.