"La Vitesse des choses semble défendre tout naturellement la disparition de certaines frontières narratives et ouvrir la voie à l'autobiographie ample. "Ce qui est vrai, considéré comme un territoire fertile pour semer les graines de l'imaginaire ou, mieux encore, "novéliser" la vie", disait il n'y a pas si longtemps Fresán quand, à propos d'un livre de Rick Moody, auteur qu'il admire, il évoquait les "pastiches de W.G. Sebald, Javier Marías, David Foster Wallace, les récits véridiques et junkies de Denis Johnson, Dave Eggers (qui a débuté et est devenu célèbre grâce à son roman émouvant et génial, Une oeuvre déchirante d'un génie renversant), Roberto Bolaño, Lorrie Moore, César Aira et son Cumpleaños, William T. Vollmann, Javier Cercas, Richard Powers, Claudio Magris remontant le Danube comme le fil de sa propre vie, Antonio Tabucchi disparaissant comme Narcisse dans les pages de l'épistolaire Il se fait de plus en plus tard, Paul Théroux et ses roman avec écrivain [...] Dans chacune de ses œuvres, la question qu'on se pose paraît être la suivante : qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est mensonger ? La réponse est : quelle importance ?"
Enrique Vila-Matas, préface à La Vitesse des choses, Rodrigo Fresán, Passage du Nord-Ouest, 2008, p. 11-12.
J'étais plongé dans Paul Virilio, dans les arcanes de la dromologie, cette science qu'il appelait de ses voeux, et qu'il définit ainsi dans l'entretien de la revue Multitudes : "dromos” en grec signifie course et le terme course montre bien comment
notre société est représentée par la vitesse, tout comme par la
richesse. Le “dromos”, – je le rappelle c’est la “route” chez les Grecs,
c’est “l’allée”, “l’avenue”, et en français le mot “rue” a la même
racine que “ruée” ; se précipiter. Par conséquent la dromologie est la
science, ou mieux, la discipline, la logique de la vitesse." J'avançais, je l'ai déjà dit, non sans difficulté dans cet essai de 1984, faisant de nombreuses pauses, et c'est dans l'espace de l'une de ses pauses que j'ai posé mon regard sur le dos trapu d'un roman que je gardais bien au chaud depuis plusieurs années. La Vitesse des choses, de Rodrigo Fresán. Il y avait un marque-page à l'intérieur (représentant le phare dit Le Petit Minou en Bretagne Nord), qui rappelait que j'avais déjà tenté un coup de sonde dans ce pavé de 637 pages déniché comme tant d'autres chez Noz. Je n'étais pas allé bien loin, ce n'était pas encore le moment. Combien sont-ils, de livres, dans ma bibliothèque, à attendre ainsi le jour où je vais me décider enfin à les ouvrir ? Je me suis posé cette question tout à coup. Cinquante ? Non, bien plus. Cent, cent cinquante, peut-être davantage. J'en ai accumulé des tas, au fil des brocantes, des bouquineries, des Noz, des désherbages de bibliothèque et des vraies librairies bien sûr, et il est certain que nombre de ces volumes glanés dans le désir d'un instant resteront lettre morte. Aucune importance. Ce qui compte c'est le moment où une intuition vous commande de sortir la bête qui dormait dans son rayonnage. La vitesse de Virilio avait-elle quelque chose à voir avec cette vitesse des choses dont Fresán avait fait son titre ?
J'ouvre, et je lis la préface d'Enrique Vila-Matas, je la relis plus exactement, car il est impensable que je l'ai laissée de côté à ma première tentative. Vila-Matas, si souvent convoqué dans ces pages alluvionnaires, plus rarement ces temps-ci, il est vrai, mais tout de même, lui que j'ai désigné, avec Paul Auster, Christian Garcin et W.G. Sebald, comme les "écrivains de la coïncidence". Et sa préface m'emballe, il faut absolument que j'entre une bonne fois dans l'oeuvre.
Le lendemain matin, je visionne sur Arte.tv le documentaire que j'avais raté la veille, Kubrick par Kubrick, de Gregory Monro. Pas de commentaire : le film s'appuie sur les entretiens que le cinéaste avait accordés, privilège rare, au critique Michel Ciment. Et c'est passionnant. Et puis soudain, alors que le film aborde 2001, Odyssée de l'espace, voici que s'affiche sur l'écran de mon Ipad l'oeil rouge de Hal 9000, l'ordinateur de bord de Discovery One.
Et à ce moment-là, c'est le flash. Une onde d'adrénaline me traverse : cet oeil là je l'ai bien sûr vu tout récemment, et c'est tout bonnement sur la couverture de La Vitesse des choses. Quel idiot, je ne l'avais pas reconnu, je n'avais pas fait le lien avec le génial film de Kubrick.
Quel lien du roman au film ? Au stade où j'en suis alors de ma lecture, une seule référence, mais assez importante, semble-t-il, pour qu'elle apparaisse dans la critique du Monde à l'époque de la sortie du livre en 2009 : l'histoire de ce figurant de 2001 refusant de quitter son costume de singe. Un peu plus loin, Fabienne Dumontet écrit : "Histoires monstres, donc, mais pas seulement à cause d'une prédilection
de Fresán pour l'héritage de la science-fiction ou de la littérature
fantastique, pour ses thèmes récurrents (mystérieuses amnésies ou
cauchemars prophétiques, vies extraterrestres et virus planétaires) et
son petit personnel de créatures qui hante l'imaginaire, sinon
l'identité, de ses différents narrateurs."
Virus planétaire, nous y sommes. C'est ce que la suite nous confirmera, mais chaque chose en son temps. Avec Virilio et Fresán, les choses ne font que commencer.
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