lundi 20 avril 2020

A l'avant-poste du désastre

J'ai plusieurs fois observé des synchronicités entre la publication d'un article et celle d'un autre post dans la colonne latérale que j'ai nommé Autre sentes, qui regroupe plusieurs sites ou blogs que j'aime fréquenter. C'est ce qui s'est passé par exemple pour La guerre des virus qui trouve un écho surprenant avec la chronique de Grégory Mion sur Stalker, consacré à Zéro K,  un livre de l'auteur américain Don DeLillo, paru en 2017 :
"Dans un style où la vaticination n’est jamais loin, le géant des lettres américaines, qui nous a régulièrement offert une place assise à l’avant-poste du désastre (que ce soit en interrogeant la finance, le terrorisme ou l’enfer politique), réfléchit là au «prolongement de la vie» et aux nouveaux «moyens de mourir» pour le dire avec le langage du philosophe Francis Bacon (2)."
A  l'avant-poste du désastre... Nous ne quittons donc pas le thème du désastre abordé  dans l'avant-dernier billet, avec Olender, Blanchot et Virilio. Zéro K désigne ici un programme qui tient son nom du zéro degré Kelvin, le zéro degré absolu, - 273, 5 degrés Celsius, à laquelle sont soumis les corps cryogénisés de riches transhumanistes en attente de la reviviscence promise, dans un bunker (salut Virilio) édifié dans un désert proche du Kirghizistan. Le richissime New-Yorkais Ross Lockart est à la tête du programme : amoureux de la jeune et belle archéologue Artis, atteinte d'une sclérose en plaques, il espère la retrouver dans le futur, au sortir de leur double confinement glacial. Le narrateur du roman, Jeffrey, le fils de Ross, reste à l'écart de cette tentation : bien qu'il soit "vraiment impressionné par le «rêve irrépressible» (p. 279) de cette science de l’immortalité, il n’est jamais la proie de ces prédateurs de la vie éternelle, sans doute conscient que le corps d’Artis baignant dans sa capsule (cf. p. 295) n’est rien d’autre que le drame du cerveau dans une cuve tel qu’il a été imaginé par le philosophe Hilary Putnam*. Dans le sillage de Jeffrey, on suppose par conséquent que les «techniques de dégénération de la vie sont ainsi en elles-mêmes le désastre qu’elles préparent, et les ravages matériels à venir sont intégralement inscrits dans les ravages spirituels déjà là […]»



Et la lumière qui sourdait de l'église bunkerisée de Nevers (cette localisation n'est-elle pas étonnante, quand on y pense, avec ce never(s) qui semble démentir la promesse d'éternité qu'est censé représenter tout édifice sacré catholique ?), on la retrouve dans la scène de clôture du roman, si l'on en croit Grégory Mion :
"Jeffrey observe un petit garçon étonné par l’insolite encastrement du soleil «entre deux rangées de gratte-ciel» new-yorkais (p. 297). Non seulement l’étonnement de l’enfant renvoie à l’une des vertus cardinales de la philosophie, mais cet émerveillement est aussi ornementé de borborygmes, de «grognements prélinguistiques» (p. 298), sorte de langage antédiluvien et agrammatical qui vient sauver l’humanité occidentale de son exaspérante catégorisation. L’enfant identifie peut-être dans le soleil couchant la lumière divine qui purifie, l’empreinte ineffaçable de Dieu entre les buildings éphémères, la ligne de fuite de l’innocence qui s’exprime spontanément à travers la parole asyntaxique du petit garçon**, lequel est non coupable de ne pas coucher la réalité sur un lit de Procuste. C’étaient possiblement les mots ou plutôt les sons que Jeffrey Lockhart n’a cessé de guetter sa vie durant : les mots avant les mots, les affects avant la logique indifférente des phrases, l’acoustique nue d’un monde qui ne serait pas encore pénétré par les conventions de langage – la plénitude organique en amont de la vacuité d’un siècle où les hommes, désormais, pourront payer pour gagner l’immortalité la plus désincarnée." [C'est moi qui souligne]
Au transhumanisme, cette petite vidéo de Jean Giono (entretien avec Claude Santelli, 1965) trouvée hier inopinément via un message FB de l'INA, répond merveilleusement. Le grand écrivain est le parfait antidote à ce virus de la pensée :


Vous pouvez écouter à partir de 10'30, pour être au coeur du sujet, lié aux petits bonheurs de la vie.

Cette résonance entre Stalker et Alluvions n'est pas la seule que j'ai pu enregistrer. Il y eut deux autres occurrences les jours précédents, que je vous détaillerai la prochaine fois. To be continued.


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* Wikipedia : "En philosophie, le cerveau dans une cuve (« brain in a vat » en anglais) est une expérience de pensée imaginée par Hilary Putnam en 1981 qui s'inscrit dans le cadre d'une position sceptique. C'est une forme modernisée de l'expérience du Dieu trompeur de René Descartes. Elle consiste à imaginer que notre cerveau est en fait placé dans une cuve et reçoit des stimuli envoyés par un ordinateur en lieu et place de ceux envoyés par notre corps. La question centrale est alors de savoir si ce cerveau a raison de croire ce qu'il croit.
Des films comme eXistenZ, la série Matrix ou Passé virtuel (inspiré de Simulacron 3) ont illustré au cinéma des cas très proches de cette expérience de pensée." 


En lisant cette notice, me revient la lecture  quelques heures plus tôt de la chronique de Martin Legros dans la lettre quotidienne de Philosophie magazine, Carnets de la drôle de guerre. 
L'auteur y raconte comment, atteint depuis six jours du Covid-19, et en proie à des maux de tête abominables, il tente un vieux remède roumain qui, par malheur, provoque un malaise, lui fait perdre  connaissance et s'ouvrir le crâne. Au réveil, il ne sait plus où il est, ni ce qu'est le Covid : "Les mots ne se fixaient plus aux choses. Comme le terme de “Covid”, ils flottaient dans une insignifiance abstraite. Les choses, elles, n’étaient plus à la place que leur conféraient les mots. Et j’avais le sentiment qu’il dépendait d’un effort intellectuel et volontaire de ma part pour qu’ils s’ajustent à nouveau et que le monde reprenne corps. En attendant, tout était informe. Quant à moi, j’en étais réduit à occuper ce pur point de contact instantané avec moi-même, privé de toute épaisseur temporelle.
Il rattache ensuite cette douloureuse expérience à l'expérience de pensée de Descartes, le célèbre cogito :
"Dans ses Méditations métaphysiques, après avoir enclenché l’entreprise du doute et remis en question l’existence de tout ce qui l’entoure, Descartes décrit l’expérience du “je pense”, du cogito, comme celle d’une chute – “comme si j’étais tombé inopinément dans un profond trou d’eau” – et d’un trouble physique – “je suis tellement troublé que je ne puis ni prendre pied dans le fond, ni remonter à la nage jusqu’à la surface”. Ayant perdu tout appui, ne pouvant plus tabler sur aucun souvenir, aucune croyance, aucune opinion pour s’assurer de l’existence du dehors, le sujet ne peut plus se rattacher qu’à sa propre pensée. “Elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j’existe, moi ; cela est certain. Mais combien de temps ? Bien sûr, autant de temps que je pense ; car peut-être même pourrait-il se faire, si je n’avais plus aucune pensée, que, sur-le-champ ,tout entier, je cesserais d’être.”
Et il évoque ensuite ce Dieu trompeur rappelée par l'expérience du cerveau dans la cuve :
"Alors, bien sûr, l’expérience de Descartes est le produit d’une décision, celle d’un sujet souverain qui doute de tout, forge la fiction d’un Malin génie, rusé et trompeur, et trouve dans la résistance à cette hypothèse la certitude de sa propre existence. Tandis que c’est malgré moi que mon malin génie, le Covid, s’est emparé de mon cerveau et m’a privé de mon assise dans le monde. Je reste cependant convaincu que, l’espace d’un instant, j’ai rejoint Descartes et fait, pour la première fois de ma vie, l’expérience concrète, intérieure, abyssale de ce qu’il entendait par le cogito : soit, cette épreuve où tout – moi, le monde aussi bien que Dieu, s’il existe – ne reposait plus que sur la force de ma pensée. Et, comme Descartes, je me suis alors demandé : “Si je cessais de penser, cesserais-je sur le champ d’exister ?

** Ce petit garçon n'est pas sans me faire penser à Janmari***, le jeune autiste recueilli par Fernand Deligny, mutique, en amont du langage, et qui est au coeur du film Ce gamin-là. Autre synchronicité : j'ai vu hier soir le beau et riche documentaire de Richard Copans consacré à celui qu'il appelle le vagabond efficace (en écho au livre de Deligny, Les Vagabonds efficaces, 1947)


J'avais d'ailleurs noté ces mots de Deligny sur un extrait de Ce gamin-là, que l'on trouve reproduits dans le merveilleux volume des Oeuvres de Deligny édité par les éditions de l'Arachnéen :



*** (Note de note) : Le premier article de cette recherche autour du mot-clé Janmari sur ce site est De la baleine aux ronds de Janmari, qui s'ouvre sur une coïncidence spatiale entre l'illustration d'un autre billet et la mention d'un article de Stalker sur la colonne latérale.


Bon, j'arrête avec les notes de bas de page. Aujourd'hui, elles sont plus longues que le corps de l'article lui-même...

1 commentaire:

blogruz a dit…

synchronicité en relation avec le film de Richard Copans sur Deligny...

Sinoué a écrit son roman Des jours et des nuits après une dépression dont il est sorti grâce à une analyste jungienne, ce qui lui a aussi inspiré son Petit livre des grandes coïncidences, où il relate les syncs survenues en cours d'analyse. Sa psy Marie-Laure Colonna en parle aussi dans Les facettes de l'âme ou la fusion entre l'esprit et la matière.
Le personnage principal de Sinoué, l'Argentin Ricardo, est devenu le Français Richard Deligny dans l'adaptation TV.