"Pour les esprits pensifs, toutes les parties de la nature, même les
plus disparates au premier coup d’œil, se rattachent entre elles par
toute une foule d'harmonies secrètes, fils invisibles de la création que
le contemplateur aperçoit, qui font du grand tout un inextricable
réseau vivant d'une seule vie, nourri d'une seule sève, un dans la
variété, et qui sont, pour ainsi parler, les racines mêmes de l'être."
Victor Hugo, Voyage de 1843, Pyrénées
Bref aperçu sur les coulisses de l'affaire. Le 8 avril, je me donne un programme, une série d'articles à écrire pour rendre compte des diverses thématiques que le confinement n'a pas réussi à confiner, bien au contraire. C'est une véritable efflorescence printanière que je m'efforce de transcrire, et je prévois donc pas moins de six textes, que je ne détaillerai pas ici, mais sachez que le premier devait être consacré à Paul Virilio et le dernier au silence. Mais je ne suis pas prêt à donner de la voix au silence, car le premier opus virilien s'est avéré d'une viralité redoutable, en se conduisant comme un véritable objet fractal qui a bifurqué sur La Vitesse des choses de Rodrigo Fresán, avant de revenir de plus belle sur le Virilio architecte bunkérisant, les bibliothèques et le désastre, ouvrant lui-même sur la fin inédite d'une pièce d'Heiner Müller, mise en scène par sa veuve photographe - entrant à son tour en résonance avec la chronique de Zéro K de Don DeLillo sur le site du Stalker. Résultat : à cette avalanche se sont ajoutés trois autres billets à écrire sans que je puisse même penser à aborder le second article initialement prévu.
Et le premier de ces trois billets fait à nouveau entrer Stalker dans la danse. De fait, je remonte le temps : du 20 avril, date de publication du dernier texte, je rebrousse au 15 avril. Je viens d'introduire le monstre littéraire de Fresán lorsque je découvre le lendemain la chronique de Juan Asensio sur
Órdago d'Álvaro de la Rica. Auteur espagnol que je ne connaissais absolument pas, je dois le souligner. Mais l'incipit d'Asensio (une longue phrase sinueuse qui se développe sur pas moins de onze lignes) ne pouvait me laisser indifférent, y faisant la part si belle à un Sebald, dont on sait bien ici l'admiration que je lui porte :
"Sous-titré Un paseo por la frontera vasca del Pirineo, Órdago (1) est une de ces déambulations érudites qui n'est pas sans présenter quelque parenté avec les textes, bien souvent somptueusement mélancoliques, de W. G. Sebald que nous avons si longuement évoqués dans la Zone mais que l'auteur, lui, ne cite, assez curieusement, pas, alors même qu'il admet rechercher, en parlant des travaux d'une Florence Delay mais aussi, clairement, de son propre ouvrage, une voie d'écriture particulière, capable selon lui de parvenir à un «ensayo créativo», qui donnerait, de la littérature, une image aussi fine que véridique, celle que recherchent justement des auteurs comme le nôtre ou bien Sebald, sans oublier Claudio Magris encore qui préfaça son livre sur Kafka, en somme tous ceux qui estiment que «la creatividad en el ensayo es la marca de agua de su deslumbrante aportación literaria» (p. 134)."
Et il y avait donc aussi Claudio Magris, dont la seule apparition sur ce blog est à mettre au compte justement de Fresán : entre Richard Powers et Antonio Tabucchi, il insère "Claudio Magris remontant le Danube comme le fil de sa propre vie". Et je m'étonne moi-même que le grand écrivain italien ne soit pas plus présent ici, car enfin, Danube fut aussi pour moi un livre d'exception. Que je lus en juin 1991, empruntant le volume à la Bibliothèque municipale de La Châtre.
C'est dans cette édition de l'Arpenteur que j'ai découvert Danube (il existe maintenant en Folio) |
"En 2012, en parlant de la rêverie-fleuve chez Victor Hugo, j'avais écrit : "Archéo- voulant signifier un soubassement immémorial, un socle géosymbolique, mais non figé, toujours mouvant, actif, tectonique." Et je souscris toujours à cette tentative de description : l'Archéo-réseau rassemble toutes les cartographies mentales, imaginaires ou matérielles élaborées par les humains depuis l'avènement de Sapiens sur cette terre. Pour survivre, il lui a fallu prendre des repères, tisser des liens entre des lieux, marquer par des récits les histoires de chasse, mémoriser avec des signes et des mythes les événements et sites essentiels de son territoire. Il faut concevoir l'Archéo-réseau sur le modèle de l'internet, autrement dit non comme un unique et immense réseau mais comme un réseau de réseaux, où s'enchevêtrent de multiples systèmes symboliques, ramifiés comme les dreaming lines des Aborigènes australiens ou centralisés comme les roues zodiacales grecques héritières des organisations symboliques des empires égyptiens et mésopotamiens.Et voilà comment, en évoquant l'Archéo-réseau, je glissais vers les deux autres concepts-phare de mes investigations : l'intrication et l'attracteur étrange.
Le plus complexe à saisir c'est la deuxième partie de la définition : "un socle géosymbolique mais non figé, toujours mouvant, actif, tectonique." En effet, on peut s'accorder assez facilement sur le fait que l'homme a toujours eu besoin de structurer son espace de vie, d'y dessiner des frontières et d'y désigner des lieux plus importants que d'autres, que l'on nommera souvent sacrés. Mais on jugera que ces structurations se succèdent en se détruisant ou en s'assimilant, et que seule l'archéologie, la recherche historique permettront de reconstituer leur genèse. L'idée de l'Archéo-réseau est plus folle : elle postule que quelque chose vit toujours de ces systèmes disparus. Et cela a à voir avec cet autre concept emprunté à la physique quantique : l'intrication. De même que deux particules intriquées se comportent comme des entités uniques même si elles sont séparées par des centaines de kilomètres, les lignes de sens du jadis, intriquant plusieurs éléments que l’œil d'aujourd'hui voit comme des entités indépendantes, continuent à vibrer dans l'espace-temps contemporain. Et parfois, en les faisant revivre, on suscite un attracteur étrange qui va multiplier les coïncidences et faire entrer en collision l'actuel et l'ancestral."
Je suis frappé, en relisant ces lignes, de voir la référence à Victor Hugo, et à cette rêverie-fleuve qui apparaît dans la préface à son journal de voyage Le Rhin, où il écrit : "cet ouvrage, qui a un fleuve pour sujet, s'est, par une coïncidence bizarre, produit lui-même tout spontanément et tout naturellement à l'image d'un fleuve."[...] Ce qui commence là avec Le Rhin ne va plus s'arrêter, suivant le cours de cette rêverie-fleuve." (janvier 1842) Et si cela me frappe, c'est bien parce que cela entre en résonance avec mon cahier de 1991, où je traçais un parallèle entre les deux ouvrages que je lisais alors en même temps, Danube et Le Tiers-Instruit de Michel Serres. Entre les deux, notais-je, un lien immédiat : la figure du fleuve.
Tout ceci m'a éloigné d'Álvaro de la Rica. J'y reviens donc : ce qui m'avait retenu, après Sebald et Magris, c'est cette autre très longue phrase d'Asensio :
"Littérature (du moins essai littéraire, et il n'y a nulle déchéance ontologique, à mes yeux, lorsque j'établis cette différence), littérature donc et vie mêlent ainsi de façon indiscernable la réalité dans laquelle vit l'écrivain avec la fiction où se promènent ses personnages; pour le dire avec l'auteur citant un grand écrivain qui lui aussi fit de ses essais un genre littéraire à part entière, il s'agit d’entremêler genre narratif avec l'essai et l'écriture autobiographique, un exercice difficile voire redoutable qu'Unamuno parvint à réaliser avec brio (...)" [C'est moi qui souligne]
Autobiographie, réalité et fiction indiscernables, ce sont les thèmes mêmes à l'oeuvre dans la citation que j'ai donné du roman de Rodrigo Fresán : "La Vitesse des choses semble défendre tout naturellement la
disparition de certaines frontières narratives et ouvrir la voie à
l'autobiographie ample." et "Dans chacune de ses œuvres, la question qu'on se pose paraît être la
suivante : qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est mensonger ? La
réponse est : quelle importance ?"
"En somme, nous pourrions ici suivre l'auteur qui trace un parallèle avec les superbes photographies de Jacques-Henri Lartigue, dont celle-ci prise à Biarritz et intitulée Sala au rocher de la Vierge, lorsqu'il s'agit de mélanger de la façon la plus intime le geste ou l'action les plus éphémères (un photographe attendant qu'une vague explose devant son modèle debout face à la mer) avec ce que, certes prétentieusement, nous pourrions appeler une forme d'éternité, cette dernière rédimant la fugacité douloureuse de l'instant mais, plus encore, insérant ce dernier dans une suite spéculaire fascinante, l'un de ces pièges savants («alguien que crea un personaje que lee un libro en el que se le dice que, en la medida en la que prosiga la lectura, con el final de la historia leída, él morirá»*, p. 32), dans la conception desquels Unamuno était passé maître à tel point qu'il retint durablement l'attention de Borges, ce grand expert en miroirs et labyrinthes. "
Or, ce même jour, en furetant sur le site d'Enrique Vila-Matas, préfacier de Fresán, je rencontre cette même photo sur sa page AUTOBIOGRAFÍA LITERARIA.
La photo vient en regard du livre Suicidios Ejemplares, publié en 1991, l'année donc de l'Archéo-réseau. Ultime coïncidence** : Vila-Matas évoque, à propos de ce livre, un autre ouvrage, Bartleby y
compañía , paru, lui, en 2000.
Or, si l'on retourne une dernière fois à la chronique d'Asensio, et très précisément à sa deuxième phrase :
"Une autre référence, indiquée dans le dernier chapitre de l'ouvrage intitulé Bref commentaire bibliographique, nous laisse découvrir l'une des plus évidentes passions d'Álvaro de la Rica, l'érudition chère à un Roberto (Bobi) Bazlen pouvant affirmer que «casi todo lo que se escribe» n'est presque pas autre chose que des «notas a pie de pagina infladas en forma de libro» (p. 203)."et que l'on clique sur ce Roberto (Bobi) Bazlen, on tombe sur un article du même Asensio daté du 23 avril 2018, soit presque deux ans jour pour jour, intitulé Lettres éditoriales de Roberto Bazlen, et qui s'ouvre sur... Bartleby et compagnie...
__________________
* Traduction personnelle (grand lecteur de littérature hispanique, Asensio ne s'attarde pourtant pas à traduire les citations) : « quelqu’un qui crée un personnage qui lit un livre dans lequel on lui dit que, dans la mesure où la lecture se poursuit, à la fin de l’histoire lue, il mourra.»
** Bon, je ne peux résister à la der des ders, une autre ultime coïncidence : Asensio termine son article avec une photo, sans doute une photo personnelle, représentant un homme en contre-jour au bord de la mer, dont on peut imaginer qu'elle rime d'une certaine manière avec la photo de Lartigue.
Or, l'article sur l'Archéo-réseau d'avril 2017 était illustré d'une photo personnelle montrant là aussi un homme devant l'océan, sur une plage aquitaine où perçait le museau d'une épave aperçue au mois d'avril de l'an passé :
Le nom de ce bateau échoué avait, paraît-il, donné son nom au village de vacances qui s'était édifié derrière les dunes. Rien ne permet de savoir si c'est vrai.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire