mardi 31 mars 2020

Je vous fais une lettre que vous lirez peut-être

J'avais fini l'article précédent sur Boris Vian et la pataphysique. Alors, j'ai été ravi ce matin d'entendre sur France Inter, portée par la voix suave d'Augustin Trappenard, une lettre d'Annie Ernaux adressée au Président, qui commençait ainsi : "Monsieur le Président, « Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps »." On aura reconnu la chanson du Déserteur, "écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, poursuivait Annie Ernaux, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants." Je ne vais pas plus loin, (pour écouter la lettre entière, c'est), mais le coeur y est, comme on dit. Revenons maintenant à nos moutons, à nos 99 moutons, serais-je tenté de clamer.

La sixième occurrence se situe le samedi 14 mars, avec un documentaire scientifique sur ces deux génies de la physique du XXème siècle, Albert Einstein et Stephen Hawking, en mettant en miroir leurs découvertes dans ces deux cadres de la relativité générale et de la mécanique quantique.


Lors d'une démonstration sur l'écoulement du temps différent selon certains paramètres, que je serais bien incapable de résumer ici, le physicien filmé au tableau noir obtient le fameux pourcentage de 99 % (et cela va même jusqu'à 99, 999999999999).
Dans le deuxième volet de cet Univers dévoilé, les auteurs évoquent par ailleurs ce qu'ils nomment "une curieuse coïncidence temporelle" entre les deux scientifiques. En effet, Einstein est né le 14 mars 1879, et c'est le 14 mars 2018 que Hawking s'est éteint. Raison sans doute de la programmation de ce doc ce 14 mars très précisément.


Ce n'est que cinq jours plus tard que j'enregistrai la septième occurrence du 99. Ce fut lors de la lecture  d'Economie utile pour des temps difficiles de Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo (Seuil, 2020). Un livre de deux Prix Nobel, spécialistes de l'action contre la pauvreté, qui se veut un constat honnête des questions les plus pressantes qui se posent à l'humanité, mais un livre aussi qui veut offrir un éventail de propositions réalistes, alternatives aux politiques actuelles, un "levier pour bâtir un monde plus juste et plus humain", ou, comme l'écrit Annie Ernaux, "un monde  où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité." C'est donc au détour de l'une de ces pages, lors d'une interrogation sur un nouvel espace public, que je tombe sur ces lignes :
"Sur Facebook, 99,91 % de ses deux milliards d'utilisateurs relèvent de la "composante géante" de la plate-forme, ce qui signifie que chacun est l'ami d'un ami d'un ami de chacun. Il n'y a que 4,7 "degrés de séparation" (le nombre de "noeuds " qu'il leur faut franchir) entre deux éléments de cette composante, quels qu'ils soient." (p. 177)

Et j'attendrai encore quatre jours pour saisir la huitième venue du 99. Et ce sera cette fois à l'écoute du Journal de confinement de Wajdi Mouawad, à l'écoute du septième jour :
"Et je me suis demandé si d'autres personnes, quelque part confinés, avaient fait comme moi un rêve lié de près ou de loin à ce que nous vivons. Statistiquement, il y a de très fortes chances - cela m'est apparu comme une évidence, une normalité - nos rêves nocturnes commencent donc à changer. Ils changeront certainement encore davantage. Au jour d'aujourd'hui, un milliard de personnes confinées, un milliard de rêves rêvés à chaque nuit, vibrant chacun de plus en plus à l'aune de cette crise. Il est donc possible que de nuit en nuit, à mesure que durera le confinement, chaque rêve de chaque humain aura des points communs avec les 999 999 999 autres rêves de chaque autre être humain. C'est probable, c'est envisageable. Jamais un même traumatisme agissant sur autant de personnes aura condamné chacun à se calfeutrer dans un espace aussi commun, aussi quotidien et aussi intime : la maison. Avec toutes les inégalités qui existent entre les maisons, avec toutes les difficultés qui existent pour les uns et pas pour les autres, il n'en demeure pas moins que nous sommes tous reclus dans la notion de l'espace privé, chez nous, dans un espace clos dont il ne faut pas sortir." (à partir de la quatrième minute)

Ce rêve commun à l'humanité confinée (et aujourd'hui, le 31 mars, nous sommes passés du milliard du 23 mars à plus de trois milliards),  qu'imagine Mouawad dans la solitude de sa maison de Nogent-sur-Marne, ne serait-il pas comme la manifestation d'un autre attracteur étrange ? Et je songe à ce moment même à Otto de Marc-Antoine Mathieu, cette extraordinaire bande dessinée  avec laquelle j'ai ouvert le premier des 313 articles de l'Heptalmanach en 2017.





Et cette fois, c'est à la fin de l'album que je pense, quand Otto est allé au bout de la connaissance qu'il pouvait avoir de lui-même. L'ultime document qu'il explore est un film qui montre en images accélérées l'évolution de son visage depuis sa conception jusqu'à l'âge de ses sept ans. Il visionne alors les 2828 images en remontant dans le temps, à l'envers, comme on lit dans un miroir. C'est à l'issue de cette involution qu'il sort pour la première fois depuis des années, lui qui s'était confiné volontairement dans un vaste loft à la périphérie d'une ville reculée pour examiner le contenu d'une malle héritée de ses parents. Malle qui contient les sept premières années de sa vie, chaque heure de son enfance ayant été enregistrée, scrutée, décrite avec le maximum de rigueur scientifique. Il sort donc après sept années de réclusion, et toute la ville est silencieuse, les rues sont vides. Un vieil homme lui explique qu'il est certainement la dernière personne à être restée, que tous les habitants sont partis à l'extérieur de la ville, sur le grand lac gelé, pour y célébrer la mise en route de Znamya-4, le grand miroir satellitaire dont la surface reflète la lumière solaire et qui doit éclairer la ville pendant la nuit polaire.
Otto se glisse dans la foule immobile, "figée dans un immense flash-mob". "La plus grande performance collective jamais réalisée". Foule comme figée dans un même rêve, le regard tourné vers le même firmament. Et relisant cette fin, ce que je n'avais pas fait depuis trois ans, je m'aperçois (cela je l'avais oublié) que l'album se boucle sur lui-même. Trois cases du début reviennent à l'identique, simplement légendées différemment et pas dans le même ordre.


Ce même jour, allant, dument muni de mon attestation de déplacement dérogatoire, refaire le stock de pain, je tombe en arrêt devant un grand panneau publicitaire :

Tonnerre ! L'attracteur étrange avait même détourné à son profit les pubards de chez Macdo. Le drive, rien de mieux bien sûr en période de confinement. Peut-être même vous font-ils un test gratuit pour le coronavirus ? Et cette plaque gagnante, n'est-ce pas un clin d'oeil à ma tectonique des plaques

J'aurais dû m'arrêter là, à cette neuvième occurrence du 99. C'était cohérent d'ailleurs, 9 pour 99. Las, hier, Emanuele Coccia, ce philosophe botaniste italien, livre dans un entretien pour Figaro Madame (Figaro Madame, je vous demande un peu...) les propos suivants :
"Depuis quelques décennies, la biologie, et avec elle la botanique, nous annonce des nouvelles stupéfiantes, dont nous commençons à peine à prendre la mesure. Cette histoire commence dans les années 1960 avec une femme : la biologiste américaine Lynn Margulis découvre que, contrairement à ce que nous a appris Darwin, la nature n’est pas animée par un bellicisme fondamental. Le vivant ne trouve pas son bien, c’est-à-dire son équilibre dynamique, dans la compétition de tous contre tous. Margulis montre en effet que la cellule eucaryote, à la base de toute forme de vie supérieure, résulte en fait d’une association symbiotique entre deux individus (des cellules procaryotes) différents. De là, deux conséquences majeures. Premièrement, toute espèce est une chimère : une composition entre deux espèces précédentes. Et, surtout, le moteur principal de l’évolution - qui concerne 99 % du vivant - est la symbiose, la fusion, la collaboration entre espèces, l’entraide." [C'est moi qui souligne]


vendredi 27 mars 2020

Penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas

" - Marseille, dit Marc d'un ton ferme. La peste arrive à Marseille.
Adamsberg s'était attendu à une diversion du semeur puisque son texte décrivait une éclosion nouvelle, mais pas à une sortie de Paris.
- Vous êtes sûr de vous, Vandoosler ?
- Formel. C'est l'arrivée du Grand Saint-Antoine, le 25 mai 1720, aux îles du château d'If, vaisseau venant de Syrie et de Chypre, chargé de ballots de soie infectés et portant à son bord un équipage déjà décimé par la maladie. Les noms manquants des médecins sont Peissonel père et fils, qui sonnèrent l'alarme. Le texte est célèbre et l'épidémie aussi, un désastre qui enleva près de la moitié de la ville."

Fred Vargas, Pars vite et reviens tard, Vivian Hamy, 2002, p. 207-208.

Dans  l'article La grande maladie du vieux temps, j'ai décrit les récurrences du nombre 9, avec ses dérivés 99 et 999. Au moment de sa rédaction, et les jours qui ont suivi, d'autres manifestations du nombre ont pu être enregistrées. C'est là un effet typique de l'Attracteur étrange, en une sorte d'épidémie sémiotique courant parallèlement à l'épidémie virale qui traverse le pays et la planète. Et n'est-ce pas étonnant de retrouver Marseille - au coeur d'une polémique ces jours-ci -, dans  deux livres cités dans l'article, le polar de Fred Vargas (voir supra) et  GEnove, de Benoît Vincent, dont l'avant-propos est écrit dans la ville phocéenne ?

Scène de la peste de 1720 à la Tourette (Marseille), tableau de Michel Serre (musée Atger, Montpellier).


Ce ne sont pas moins de neuf occurrences du 99 que j'ai recensées entre le 7 et le 23 mars. La première est déjà tragique. Elle se situe dans Les Disparus de Daniel Mendelsohn, au moment où la quête de l'auteur le conduit au Danemark pour recueillir le récit d'un survivant de la ville de Bolechow. Mendelsohn note que ce petit pays est le seul en Europe à avoir opposé une résistance "paisible, mais remarquablement efficace, aux politiques antijuives des nazis, l'exemple le plus spectaculaire étant le passage clandestin et réussi, en une nuit, de presque tous les huit mille Juifs du pays dans des petits bateaux jusqu'à la Suède, avec (selon le livre que j'ai consulté) seulement quatre cent soixante-quatre Juifs déporté à Theresienstadt"(p. 506-507). Les calculs sont simples : alors que 6 % des Juifs du Danemark ont péri dans l'Holocauste, seuls 48 Juifs de Bolechow ont survécu, sur les six mille qui habitaient la ville, autrement dit 99, 2 % des Juifs y ont été exterminés.
Ce nombre, que Mendelsohn donne en lettres la première fois, revient sous forme numérique à la page 545, à l'heure du bilan de cette extraordinaire enquête sur plusieurs continents :
" Nous avons appris tout ça et, naturellement, nous avons appris leurs histoires aussi, les histoires des narrateurs ; et c'est donc devenu une partie de notre histoire aussi. Les cachettes, le bunker, le grenier, les rats, la forêt, les faux certificats de naissance, les granges. Et il y a l'histoire du présent : les gens que nous avons rencontrés et à qui nous avons parlé, leurs familles, la nourriture que nous avons mangée, les rapports que nous avons établis maintenant, aujourd'hui, à 99,2 chances contre 1."
Les cachettes, le bunker, les granges, tout cela ce sont aussi des histoires de confinement, pas devant un virus mais devant une menace plus humaine, encore plus cruelle et implacable, celle des nazis et de leurs collaborateurs ukrainiens.

L'ironie de l'histoire c'est que ma deuxième occurrence provient d'un Allemand. De la tragédie on passe plutôt à la comédie. Jugez-en : je ne sais plus par quel média je tombe le 10 mars  sur ce qui peut apparaître comme une blague : en février dernier,  Simon Weckert, un artiste berlinois, a trompé Google Maps en provoquant un embouteillage virtuel par le transport de 99 smartphones dans un petit chariot.


Pourquoi 99 ? Aucune précision là-dessus. Il fallait bien sûr un nombre important de smartphones connectés pour créer le bouchon virtuel, mais 98 ou 100 n'auraient rien changé. On peut considérer que ce nombre 99 possède pour le moins une aura particulière.

Retour à la tragédie pour ma troisième apparition du nombre. Lors de la projection du thriller de Todd Haynes, Dark Waters, à l'Apollo le 11 mars. Lutte inégale entre un avocat tenace, Robert Billott (Mark Ruffalo), et la multinationale de l'industrie chimique DuPont de Nemours (au nom français si trompeur en sa douceur feutrée), dont il a découvert qu'elle polluait en toute connaissance de cause les eaux de la ville de Parkesburg avec une molécule servant à fabriquer le Teflon. Un carton explicatif à la fin du film révèle que 99 % de l'humanité possède cette molécule dans le sang. 


Quatrième occurrence de 99 le lendemain, en lisant le hors-série de la revue Socialter intitulé Le réveil des imaginaires, et en particulier cet entretien avec Alain Damasio. Il y rebondit sur une évocation des créatures extraordinaires qui sont au coeur de son roman, et qui lui donnent aussi son titre : Les Furtifs :
"Les furtifs sont donc des créatures de l'ouvert. Ils sont faits de sons, s'ils sont vus, ils meurent et se transforment en une statue, belle à regarder mais figée.

C'est une manière de dire que le visuel tue. C'est d'ailleurs littéralement le cas dans l'armée. Voir sa cible = la tuer. Peut-être est-ce suggérer que la société de l'image dans laquelle nous vivons tue aussi. Je comprends très bien que des cinéastes ou des photographes puissent dire le contraire. sauf qu'aujourd'hui 99 image sur cent sont utilisées pour nous formater et faire passer un mot d'ordre qui susurre : "Achetez !" L'image est une forme d'expression, ultra-étudiée pour manipuler neurologiquement. Je fais attention à ne pas trop mettre de descriptions visuelles dans mes livres, à faire confiance au lecteur et à son désir de produire ses propres images. On ne devrait jamais imposer au lecteur un imaginaire qui l'empêche de travailler le sien par lui-même." (p .79)
Le lendemain encore, je regarde sur France 3 le documentaire consacré à Boris Vian, Un coeur qui battait trop fort. Vian qui aurait eu 100 ans cette année, Vian qui était persuadé de ne pas dépasser la quarantaine, à raison puisqu'il est mort quelques mois avant cet anniversaire, au cours d'une projection  de J'irai pas cracher sur vos tombes. Ce qui fait qu'il est mort à 39 ans le 23 juin 1959. Ce qui fait beaucoup de dates en 9 pour Bison Ravi alias Boris Vian - neuf lettres -,  d'abord nommé Equarisseur de première classe avant de devenir Satrape et Promoteur Insigne de l'Ordre de la Grande Gidouille du Collège de Pataphysique. Vian qui, lors d’une émission de radio, en mai 1959, un mois donc avant sa mort, "expliqua, nous disent Nicole Bertolt et Anne Mary, qu’il faisait de la ‘Pataphysique depuis qu’à l’âge de neuf ans il avait été marqué par une phrase dans une pièce de Robert de Flers et Gaston Arman de Cavaillet, La Belle Aventure: « Je m’applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas. » Il devait toujours garder en lui cette clé jusqu’à ce qu’il trouve la porte du Collège." [C'est moi qui souligne]



(Et moi je me demande soudain si l'Attracteur étrange n'est pas au bout du compte une des figures de la Pataphysique ? )

Bon, allons au coeur du noeud de la question : Vian avait-il à quelque chose à voir avec le 99 ? Une recherche googlisante allait-elle me donner une piste ? Il fallait que je m'en assure, et voici le résultat :


Ce Live 99 renvoie à Lavilliers et n'a donc rien à voir directement avec Vian, mais n'est-ce pas formidable de tomber sur un de ses poèmes les plus émouvants,  Je voudrais pas crever, écrit en 1952 qui est encore une référence à la mort, dont vous avez bien compris qu'elle est omniprésente dans ce périple du 9 (bon, d'accord pas les smartphones de Weckert).


J'arrête là pour ce soir. Un coup de fatigue. A la revoyure pour les quatre occurrences qui restent.

lundi 23 mars 2020

Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve

"Mais le pouvoir du poète authentique, serait-il aussi vulnérable et rongé de doutes que celui-ci l'a été, est grand ; et c'est des pires menaces, quelquefois, qu'il tire le plus pur de son chant : "Mais aux lieux du péril croît/aussi ce qui sauve", avait écrit Hölderlin, dont Roud aura été en français l'un des meilleurs serviteurs. Le lecteur fera l'émerveillante épreuve de ce pouvoir en lisant Requiem, le grand livre commencé dans les années cinquante et achevé en 1967 seulement, alors que Roud entrait dans sa soixante-dixième année."

Philippe Jaccottet, préface à Air de la solitude, Poésie/Gallimard, 2002, p. 14.

Le 22 mars de cette même année 1967, il y a donc 53 ans jour pour jour, paraissait dans la bibliothèque de la Pléiade les Œuvres de Hölderlin, sous la direction de Philippe Jaccottet. Parmi les traducteurs, outre Jaccottet lui-même, il y avait aussi Gustave Roud, dont l'éditeur suisse Mermod avait, à Lausanne en 1942, déjà publié Poëmes de Hölderlin (ouvrage réédité en 2002 par la Bibliothèque des Arts).



Peut-être que cette date n'avait pas tout à fait été choisie au hasard, car elle tombait deux jours seulement après la date d'anniversaire du poète allemand. Né le 20 mars 1770, on fête d'ailleurs cette année le 250ème anniversaire de sa naissance.

La phrase célèbre de Hölderlin citée par Jaccottet, je la connaissais dans une autre traduction : Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. Et je me souviens très précisément du texte où je la découvris pour la première fois, car elle me frappa alors si fortement que jamais je ne l'ai oubliée : c'était en 1977 dans un entretien avec Edgar Morin dans le Nouvel Obs, à l'occasion de la sortie du premier tome de sa Méthode, La Nature de la Nature*, dont la couverture reproduisait cette lithographie vertigineuse de M.C. Escher :

M.C. Escher, Mains dessinant, 1948.
J'ai recherché en vain cet entretien, en revanche j'en ai trouvé un autre, beaucoup plus récent, puisqu'il date de juin 2015. A Coralie Schaub, de Libération, Edgar Morin disait donc :

"J’aime beaucoup cette phrase de Friedrich Hölderlin : «Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve.» Ça sera le suicide ou le réflexe vital. On va frôler l’abîme. Je ne veux pas faire de catastrophisme, mais on voit bien que tout s’aggrave. Des incendies s’allument partout. On risque l’affrontement entre l’Occident et le monde islamique. On doit changer de voie. Pour la première fois, on sent qu’on fait partie d’une aventure commune, à cause des périls causés par la mondialisation. Cette conscience commune nous permettra peut-être de réagir. Si elle se développe."
Retrouver cette phrase dans la préface de Jaccottet m'avait saisi pour une autre raison : c'est que je venais de la rencontrer quelques jours plus tôt dans l'article écrit par le philosophe Baptiste Morizot pour le Hors-Série de Socialter, "Le Réveil des imaginaires" :
Baptiste Morizot, Nous sommes le vivant qui se défend, in Socialter HS, p .157.**


Morizot évoqué, cité ici-même le 18 mars, dans le billet : La vengeance du pangolin ?
Et ce n'est pas fini : je retrouvai chez le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, auteur de Résonance, et lui-même en résonance avec Gustave Roud, la même phrase dans une traduction très légèrement différente :
"Mais là où est le danger croît aussi ce qui sauve. C'est sous l'égide de cette référence à Hölderlin - trop galvaudée, je l'admets - que je conclurai ce livre, en indiquant que les perspectives ici ouvertes sur les crises de la modernité, leurs tendances et leurs causes, fournissent aussi potentiellement les voies de leur dépassement. Aussi multiples, complexes et diverses soient-elles, ces voies passent obligatoirement par une rupture avec la visée d'accroissement constitutive de la modernité." (p. 53)

"Trop galvaudée", admet Rosa. Certes. Il n'est que de la googliser, cette fameuse phrase, pour le vérifier : 2 590 000 résultats. Et tiens, on retrouve Edgar Morin en tête de gondole.



Et dans la traduction Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve, c'est 1 140 000 résultats. Et Hubert Reeves qui rafle la première place. Normal, il a publié un livre en 2013 dont le titre est précisément le vers hölderlinien. 


Bon, cela ne relativise-t-il pas fortement cette triple coïncidence Roud/Rosa/Morizot ? Une référence qui traîne partout, il n'est guère surprenant, dira-t-on, de la retrouver en  plusieurs lieux.
Oui mais, comme par hasard, c'est juste au moment du 250ème anniversaire du poète. La quasi-synchronicité n'en est-elle pas redorée ?

Qu'importe. Un dernier élément doit être versé au dossier.

Sidéré par le caractère inédit de la méga-crise sanitaire qui s'est emparé de la planète, le confinement de plus en plus universel qu'elle entraîne (1 milliard d'être humains maintenant assignés à résidence sur tous les continents), j'ai soudain repensé à un penseur aujourd'hui disparu dont j'avais lu avec passion  un entretien mené avec Philippe Petit et paru aux éditions Textuel en 1996. Ce livre, Cybermonde, la politique du pire, je l'avais acheté à Périgueux au mois de mai cette année-là. Le penseur en question était l'urbaniste et philosophe Paul Virilio.



Et pourquoi penser à Virilio ? Eh bien parce que c'est un théoricien de l'accident. Selon lui, toute technologie implique un certain type d'accident. Et cela le conduisit à évoquer la perspective d'un accident général :
"Aujourd'hui, les nouvelles technologies véhiculent un certain type d'accident, et un accident qui n'est plus local et précisément situé, comme le naufrage du Titanic ou le déraillement d'un train, mais un accident général, un accident qui intéresse immédiatement la totalité du monde. Quand on nous dit que le réseau Internet a une vocation mondialiste, c'est bien évident. Mais l'accident d'Internet, ou l'accident d'autres technologies de même nature, est aussi l'émergence d'un accident total, pour ne pas dire intégral. Or cette situation-là est sans référence. Nous n'avons encore jamais connu, à part peut-être, le krach boursier, ce que pourrait être un accident intégral, un accident qui concernerait tout le monde au même instant." (p. 13)
Nous y sommes. L'accident intégral est advenu. Il n'est pas advenu avec Internet, comme semblait le craindre Virilio, mais il est advenu avec la mondialisation des transports, avec donc des technologies qui ont diffusé, à grande vitesse, ce virus au départ très localisé, sur un marché aux bêtes sauvages de Wuhan en Chine, jusque dans les pays les plus éloignés. Ce n'est pas la première pandémie qui traverse le monde : la grippe espagnole en 1918 causa 20 à 50 millions de morts selon l'Institut Pasteur, et peut-être, me dit Wikipedia, jusqu'à 100 millions selon certaines réévaluations récentes, soit 2,5 à 5 % de la population mondiale***. Cependant, même si certaines villes, certaines régions furent paralysées, il n'y eut pas de ralentissement généralisé de la vie économique, de confinement général, d'impact global et simultané sur la planète. En outre, la censure de guerre " limita l'écho médiatique de la pandémie, les journaux annonçant qu'une nouvelle épidémie touchait surtout l'Espagne, pays neutre publiant librement les informations relatives à cette épidémie, alors que celle-ci fait déjà des ravages en France".

Robert Maggiori, dans un article de Libération  écrit à l'occasion de la disparition de Virilio en septembre 2018, rapporte qu'il avait même forgé le projet d’un musée de l’accident. "Mais son apport principal, poursuivait-il,  est ce qu’il nommait la dromologie, la «science de la vitesse» qui caractérise notre époque, représente le «progrès» comme une course sans fin vers l’accumulation et la «croissance», finit par soumettre tant les faits sociaux que les comportements individuels à la dictature du temps et, en fin de compte, rend incapable de «regarder en arrière», mutilant ainsi l’expérience, scindée du rapport au passé et à la mémoire." Et Maggiori de finir sa rubrique nécrologique en citant... Hartmut Rosa :
"Ces thématiques sont aujourd’hui reprises par tous – et, sur le plan de la sociologie et de la philosophie, par Hartmut Rosa, théoricien de l’«accélération» – mais Paul Virilio les avait théorisées dès les années 80 ­– parfois dans les pages de ce journal – quand personne ou presque ne voyait encore que les principaux changements qui allaient advenir, dans les moyens d’information, l’élaboration et la transmission des données, les moyens de transport, la socialité en «réseaux», avaient à voir avec la vitesse et la réduction du temps au seul présent. On sait qu’aujourd’hui ce «qui compte», c’est ce qui vient d’arriver, et que ce qui a été fait ou pensé «avant» est comme dans un cône d’ombre : il ne faudrait pas que Paul Virilio – même si cela justifiait rétrospectivement ses théories – soit oublié parce que précurseur et pionnier."
Et je finirai par cet autre extrait du livre de 1996, dont j'avais perdu le souvenir, et qui ne m'a sauté aux yeux qu'en reparcourant rapidement l'ouvrage, extrait qui reconnecte avec tout ce que nous venons de voir depuis le début :
"Pour moi, la phrase clé est une phrase de Hölderlin : "Mais là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve." Autrement dit, là où est le plus grand danger, là aussi se trouve le salut. Le salut est au bord du précipice, et chaque fois qu'on approche du danger on approche du salut."
Je vous laisse sur cette parole d'espoir.
Il est deux heures du matin, et la nuit silencieuse règne en maître sur le parvis de l'immeuble.
_____________________
Je dois avouer que c'est un des livres de Morin que je n'ai jamais lu en entier.

** Cela ne m'a pas frappé tout de suite, mais le dessin de ce dragon n'est pas sans rapport avec les mains de Escher. La boucle récursive qu'elles illustrent ("un processus récursif est un processus où les produits et les effets sont en même temps causes et producteurs de ce qui est produit"- Morin 2005, p.99 et 100) ne se retrouve-t-elle pas dans la contorsion du monstre dont la langue rejoint la queue ?

*** Dans cette notice, je note ceci, qui démontre les bienfaits du confinement, déjà établis à cette époque, pour ceux qui en doutent encore : " Max C. Starkloff, médecin de la ville de Saint-Louis (Missouri) met en place un des premiers cas de distanciation sociale en médecine moderne, en ordonnant la limitation du nombre de personnes pouvant s'attrouper et en fermant les écoles. Saint-Louis a ainsi un des taux de mortalité les plus bas des États-Unis (moins de 60 pour 100 000 environ, six semaines après que les premiers cas aient été signalés)."

vendredi 20 mars 2020

Le Paradis est dispersé sur toute la terre

"Qu'est-ce que ce monde veut dire ? Et s'il n'a pas de réponse à nous donner, pourquoi feint-il sans trêve un discours ? Maintenant, comme jadis, cette fuite et cette présence simultanées à mes pieds de l'eau perpétuelle murmurent indéfinissablement quelque chose et je sursaute quand le merle me scande (c'est bientôt la nuit) une question indubitable."

Gustave Roud,  Air de la solitude, cité par Jacques Lacarrière, Errances, p. 41


La poésie, que je ne fréquentais plus guère ces dernières années, revient en force avec la pandémie. Dans les moments difficiles de l'existence, c'est toujours vers elle que je suis allé. Quand le roman, l'essai ne vous ouvrent plus aucune porte, vous semblent muets, atones, le poème soudain est l'alcool fort qui vous fouaille l'esprit, trace un chemin dans la désespérance. Ce dernier mot ne s'applique pourtant pas à la période présente, dont la gravité n'a pas entamé (pas encore, peut-être) une volonté d'y voir un peu clair. Alors j'étudie, j'essaie de comprendre, seul ou avec d'autres. Mais c'est comme si la marche avait pris un aspect plus périlleux, qu'aux sentiers ombreux avaient succédé de dangereux glaciers. Chaque pas devient plus risqué, et les crevasses qu'on redoute vous confrontent tout à coup à l'essentiel. C'est sur cette pente escarpée du réel que la poésie surgit.

Ces métaphores montagneuses qui me viennent spontanément à l'esprit (alors que ma crainte du vertige m'a toujours éloigné d'une vocation d'alpiniste), s'accordent à point nommé avec l'autre poète (le premier étant André Frénaud) retrouvé ces jours-ci : le suisse Gustave Roud. Qui vécut presque toute sa vie dans la ferme familiale de Carrouge, dans le Haut Jorat, qu'il ne quittait guère, raconte Philippe Jaccottet, que pour aller s'approvisionner de lectures à la Bibliothèque cantonale de Lausanne, "comme le paysan son voisin, les jours de marché, dans les grands magasins". Confiné alors, Gustave Roud ? Non, poursuit Jaccottet, cet homme "a été, profondément, un errant", qui se taira quand l'âge et la maladie lui interdiront toute marche.



C'est en lisant cette belle préface de Jaccottet à Air de la solitude (Poésie/Gallimard), que je suis retombé sur ce thème du paradis, évoqué dernièrement avec André Frénaud :
"Au solitaire, à l'errant malheureux, vagabond jour après jour des mêmes chemins, des signes apparaissent parfois, que les hommes mieux incarnés, que, notamment, ces paysans dont Roud a contemplé si avidement "les travaux et les jours", ne voient généralement pas. Des signes qui sont d'ailleurs la source de presque toute poésie et comme la preuve, la trace, ou, qui sait ? la promesse d'une harmonie cachée dont toute oeuvre d'art, quelle qu'elle soit, nous propose un fragment. Roud a cité souvent, et on ne peut éviter de le faire après lui, ce fragment de Novalis qu'il a traduit ainsi : "Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c'est pourquoi on ne le reconnaît plus. Il faut réunir ses traits épars." Ce fragment est une des clefs de son oeuvre ; un passage d'une "Lettre" à son éditeur (...) le complète : "La poésie (la vraie) m'a toujours paru être... une quête de signes menée au coeur d'un monde qui ne demande qu'à répondre, interrogé, il est vrai selon telle ou telle inflexion de voix."
"Essai pour un paradis" : tel est d'ailleurs le titre d'un des livres de Roud ; tel est, très au-delà d'une simple évocation nostalgique d'un paysage aimé, l'enjeu, l'utopie de son oeuvre. "
Un monde qui ne demande qu'à répondre...  Et si cette perspective n'était pas qu'une simple rêverie de poète isolé en ses collines ? Était autre chose qu'une gentille divagation lyrique ? Je vous invite à prendre très au sérieux cette hypothèse car enfin cette intuition forte du poète Gustave Roud rencontre une des plus originales et des plus puissantes théories sociologiques de ces dernières années, celle de la résonance, telle qu'elle est développée par l'allemand Hartmut Rosa, lequel avait déjà marqué les esprits avec son maître-livre Accélération, une critique sociale du temps (2010).

Dans Résonance, une sociologie de la relation au monde (La Découverte, 2018), Rosa écrit, dès l'avant-propos : "Aux personnes malheureuses ou dépressives, le monde semble morne, hostile et terne et leur propre moi leur apparaît froid, mort, figé et sourd. Les axes de résonance entre le moi et le monde restent muets. Ne faut-il pas en conclure a contrario  qu'une vie réussie se caractérise par des axes de résonance ouverts, vibrants, palpitants, qui parent le monde de sons et de couleurs et donnent mouvement, sensibilité et richesse à notre propre moi ?" (p. 16) Et, un peu plus loin, il cite Merleau-Ponty qui écrit dans son essai "Le métaphysique dans l'homme" :
"A partir du moment où j'ai reconnu que mon expérience justement en tant qu'elle est mienne, m'ouvre à ce qui n'est pas moi, que je suis sensible au monde et à autrui, tous les êtres que la pensée objective posait à leur distance se rapprochent singulièrement de moi. Ou, inversement, je reconnais mon affinité avec eux, je ne suis rien qu'un pouvoir de leur faire écho, de les comprendre, de leur répondre."

De fait, il y a longtemps que je voulais évoquer les travaux de Hartmut Rosa, qui me semblent si en phase avec tout ce dont j'essaie de rendre compte ici au fil des jours, mais je ne trouvais pas l'ouverture. Et je ne pensais même pas en commençant à rédiger ce billet que tout naturellement je viendrai à en parler. Il a fallu Gustave Roud, francophone mais grand traducteur de l'allemand.

Et je m'émerveille que même leurs deux noms résonnent si fort. Rosa/Roud, quatre lettres, mêmes lettres initiales. Hartmut/Gustave, sept lettres, trois lettres communes u, a et t central. Ce n'est pas là écho, - qui est réplication du même -, mais résonance, qui est échange, dialogue. On en verra bientôt d'autres exemples.

mercredi 18 mars 2020

La vengeance du pangolin ?

" - T'es dans le trou du cul du monde, mon pote ! Au pire endroit que tu connaîtras jamais dans ta petite vie de racle-merde ! T'es dans la zone de mort de la Déferlante !
- Où... ça ?!
- Banlieue ouest d'Aberlaas, Extrême-Aval, falaise des Confins ! Ça te va pour le topo ? Tu viens de naître ou quoi ?"

Alain Damasio, La Horde du Contrevent, Folio SF, p.0.

La situation est irréelle : devant moi, le parvis de l'immeuble où viennent de cesser enfin les ronflements des rotofils dévorant les pelouses de trèfle trop drues pour les tondeuses, le ciel bleu avec juste quelques petits nuages au-dessus de l'horizon, le calme d'un après-midi très ordinaire qui semble démentir tout ce qui se dit à la télé, à la radio, sur le net, cette menace qui a retourné toute la planète, ruiné tous les programmes et rompu toutes les digues du quotidien. Comment faire coïncider la tranquillité de cet instant avec ce que l'on sait, avec cette vague de mort et de souffrance qui doit nous engloutir ? 
Il y a ceux qui paniquent, ceux qui fuient, et puis ceux qui luttent, ceux qui aident, ceux qui soignent, au mépris parfois de leur propre santé, avec des moyens souvent dérisoires, victimes d'une politique managériale qui montre aujourd'hui sa nocivité profonde. Si l'on sort de la crise, ce sera grâce à eux, et je devrais plutôt dire à elles, car elles sont majoritaires, les femmes, dans ce combat au plus près du drame.
Au Moyen Age, et même en d'autres temps, cette pandémie aurait été vue comme un châtiment divin. C'est un discours qui se fait très rare, et c'est heureux. Est-ce à dire qu'il s'agit d'une fatalité ? D'un pur accident du vivant ? D'un phénomène imprévisible ? Hélas, tout porte à croire que ce genre de maladie infectieuse est une conséquence du saccage des écosystèmes tropicaux, d'une déforestation qui prive les animaux sauvages de leur habitat et les conduit à coloniser d'autres milieux où ils importent les microbes pathogènes autrefois confinés dans quelques zones peu fréquentés par les êtres humains.*


J'aime beaucoup ce dessin de mon ami Gary Tupolev. Je n'y vois qu'un défaut : son titre. Car je ne pense pas que le pangolin veuille se venger, ni d'ailleurs aucune autre bête sauvage  traquée par les hommes. Ce serait remplacer Dieu par la Nature. Une Dame Nature qui punirait ceux qui martyrisent ses enfants. Non, je crois, avec le philosophe Baptiste Morizot (qui a inspiré le personnage de Varech dans Les Furtifs de Damasio), que nous ne sommes pas des humains face à la Nature, qu'il faut sortir de ce dualisme qui consiste à "penser le monde en termes binaires, opposés, exclusifs et hiérarchisés : les "humains" et la "nature"."
" Voici la carte d'identité que je propose : nous sommes des vivants parmi les vivants, façonnés et irrigués de vie chaque jour par les dynamiques du vivant. Le vivant est ici tout autre chose que la "nature" des dualismes, il est inclusif : car nous sommes nous aussi des vivants. Nous ne sommes plus une espèce solitaire confrontée au reste du monde empaqueté en "nature" : nous ne sommes plus face à face, mais côte à côte avec le reste du vivant, face au dérobement de notre monde commun."
(Nous sommes le vivant qui se défend, Socialter, Hors-Série "Le réveil des imaginaires")
Et Morizot n'est pas le seul à penser ainsi. Même son de cloche chez le jeune philosophe anglais Timothy Morton, qui écrit que "l'écologie peut se passer du concept d'un quelque chose d'une certaine sorte, "loin là-bas", appelé Nature."
"Le fantôme de la "Nature", entité neuve travestie en relique d'une époque révolue, a hanté la modernité dans laquelle il est né. Cette Nature fantomatique a empêché l'essor de la pensée écologique. Ce n'est qu'aujourd'hui, où le capitalisme contemporain et le consumérisme recouvrent la Terre entière et atteignent en profondeur les formes du vivant, qu'il est enfin possible, ironiquement, de se défaire de ce fantôme inexistant. L'exorcisme, c'est bien, mais les êtres humains ont dépassé le moment où la Nature était un recours. La continuité de notre survie, et par conséquent la survie de la planète que nous dominons sans nul doute aujourd'hui, dépend du fait de penser par-delà la Nature." La Pensée écologique, Zulma, 2019, p.19.


On ne trouvera pas trace non plus du mot nature dans l'entretien qu'un autre philosophe, italien celui-ci, Emanuele Coccia**, a accordé à Libération dans son édition du week-end dernier. Coccia qui rappelle que "tout virus, et celui-ci en particulier, nous apprend donc à ne pas mesurer la puissance d'un être vivant sur la base de ses équipements biologiques, cérébraux, neuronaux. Il casse aussi notre étrange narcissisme : dans l'anthropocène, nous continuons à contempler notre grandeur, même négativement, et nous nous magnifions dans nos puissances malignes, destructrices... "Regardez comme nous sommes puissants." Les virus nous rappellent que n'importe quel être a la force de détruire le présent et d'établir un ordre inconnu, inattendu. Le coronavirus montre enfin que le vie se moque des frontières, des entités politiques, des distinctions de races, qu'elle mélange tout, elle rallie tout. C'est assez libérateur."

Cette vision de la continuité de la vie remet en cause, comme le soulignent Sonya Faure et Anastasia Vécrin dans l'entretien, l'idée de naissance comme commencement. Selon Coccia, la naissance est un couloir qui mène une même vie d'une forme à une autre, d'une espèce à l'autre :
"La vie que nous sommes et que nous exprimons existait avant nous, c'était la vie de nos parents, et celle de nos grands-parents dans un couloir continu qui arrive jusqu'au début de la vie sur la planète. C'est dans ce couloir que l'individu, l'espèce et la Terre communiquent les uns les autres. C'est pour cela qu'il n'y a rien de plus universel que la naissance : un chêne, un champignon, un chat, une bactérie sont tous des êtres définis par la naissance. Tout enfant est un corps qui a imposé à sa matière d'origine une métamorphose, tout être naît dans un corps autre : naître, c'est ne pas pouvoir séparer sa propre histoire de celle du monde. La naissance est en ce sens un processus de migration de la vie, on laisse migrer en nous un moi, un souffle venu d'ailleurs vers d'autres destins. tout accouchement est une continuation de la tectonique des plaques."
Morizot, Morton, Coccia, trois penseurs pour nous aider à nous diriger dans ce monde sans boussole, plus que jamais incertain. Trois pensées qui vont au-delà de l'effondrement que certains prédisent, dessinent un chemin d'espoir, un appel du vivant. L'attracteur étrange dont je parle si souvent se tient peut-être en ce lieu de rencontre, comme une divinité faible qui n'a pas pouvoir sur le monde, mais peut nous désigner les "occasions", le kairos grec, qu'il faut saisir à temps. Fanal dans la nuit.



____________________
* Lire l'article de Sonia Shah, dans Le Monde diplomatique de ce mois. Aperçu sur le site du journal.

** J'ai déjà évoqué les travaux d'Emanuele Coccia dans plusieurs articles.

mardi 17 mars 2020

Le silence de Genova

                                               Montaient-ils, bonté bruyante, jusqu’au paradis, 
                                               entre les légumes du couvent, entre les figuiers, 
                                               ou te conduisait-il, le funiculaire,
                                               vers la mort de saison en saison ? 

André Frénaud, Le silence de Genova, in La Sainte Face, Gallimard, 1968. 

Je venais de découvrir le commentaire de Rémi Schulz, qui finissait ainsi : "Curiosité, il y a 15 jours environ, j'ai pris un stoppeur, chaque fois différent, lors de 3 allers consécutifs à Manosque, alors que c'est tout à fait exceptionnel. L'un d'eux était un Italien né à Genova." Genova (Gênes) avait été au cœur de ce dernier article, La grande maladie du vieux temps
Juste après, je me livre à une activité qui n'a rien à voir : j'essaie de retrouver mon exemplaire de La Horde du Contrevent, d'Alain Damasio, que je cherche en vain depuis deux jours. Je passe systématiquement en revue tous les rayonnages de la bibliothèque, et c'est ainsi, sans raison précise, que je sors La Sainte Face, un recueil de poèmes d'André Frénaud, chiné dans une brocante, je ne sais plus laquelle, car j'ai négligé de renseigner comme je le fais le plus souvent, la date et le lieu de l'achat. Ce volume, je l'ai à coup sûr depuis plusieurs années, et je ne l'ai pas encore parcouru. Je le mets donc de côté, ce qui est d'autant plus absurde que j'ai déjà tant à lire.
Je finis par remettre la main sur ma Horde (elle était dans une valise avec un tas d'autres bouquins encore à ranger), puis je me plonge un instant dans Frénaud. Surprise, page 185, je découvre un long poème écrit en 1961-1962 et intitulé Le silence de Genova. Entendez bien, pas Gênes, mais Genova, son nom italien. Pas une seule seconde je ne me suis attendu à retrouver Genova dans ce recueil poétique. Par quel mystère mon cerveau m'a-t-il convaincu de sortir précisément ce soir-là ce livre qui dormait depuis des années dans l'étagère, et qui ne m'était commandé par aucune urgence concrète ?
Détail émouvant : le volume est dédicacé à un Monsieur qui restera inconnu car le nom a été gratté, et qui pourrait dédicacer, sinon le poète lui-même ? Sur Wikipedia, je trouve la signature de Frénaud, il n'y a aucun doute à avoir. C'est bien la même que sur mon livre.


Photo : Michel-Georges Bernard (Wikipedia)

Je songe maintenant qu'il y a peut-être une raison à mon attention soudaine à Frénaud (mais qui n'a pu se matérialiser qu'à travers cette quête circonstancielle du roman damasien) : une conversation samedi soir au bar Le Bruit qui tourne, quelques heures avant la fermeture ordonnée de tous les  estaminets, cafés et restaurants. Avec Michel M., j'avais évoqué la mort de ma petite soeur, et je ne sais plus par quel détour de la parole, j'avais redit cette phrase "Il n'y a pas de paradis." J'écris redit car c'était là le titre d'une fiction brève du dimanche publié le 24 septembre 2006, précédée d'une citation de Jean-Claude Pirotte : "Nous ne pouvons nous attacher qu'à ce qui meurt. A ce qui est frappé du signe de la destruction." (J. C. Pirotte, Plis perdus)

Cette fiction n'en était d'ailleurs pas une. Il s'agissait plutôt d'une chronique autour d'un souvenir d'enfance : la mort de notre premier chat. Bon, allez, je vous la remets ici en entier :

Si je me fie à ma mémoire (mais celle-ci m'apparaît de plus en plus suspecte, habile qu'elle devient à retricoter tout le passé accumulé), le premier deuil dont je fis l'expérience fut celui de la jeune chatte que nos parents nous avaient donné à l'époque où mon père "faisait l'épicier" dans un village qui se targuait d'être, concurremment à deux autres, le véritable centre de la France (ce qui occasionna des joutes dominicales des plus intéressantes, mais là n'est pas le sujet d'aujourd'hui). C'était le premier animal de compagnie que nous avions, magnifique félin tigré qui devint le compagnon de chaque instant dans la maisonnée et l'objet de caresses infinies. Il advint donc qu'au retour de l'école, un vilain jour de je ne sais plus quelle saison en enfer, on nous apprit la triste nouvelle : notre chatte avait été renversée par une voiture.
  J'étais pour la première fois confronté à l'inconcevable : comment cette boule de poil soyeux pouvait-elle être absente et ceci définitivement ? Hier encore, elle bondissait sur les toits, ronronnait sous nos étreintes. Et il fallait soudain accepter que jamais plus, jamais ces moments ne reviendraient. S'imposa alors à moi la nécessité d'un paradis, je dis ce mot, mais c'est parce que c'est celui qu'on donne à ce lieu de retrouvailles après la mort. Oui, là-bas, on allait se retrouver, on allait à nouveau se regarder dans les yeux, se vautrer sur les lits moelleux. Je mettrais ma tête entre ses griffes et elle me labourerait le crâne , et nos jeux dureraient toujours, dans un éternel après-midi pluvieux. Le scandale était réparé, oublié, ce n'était qu'une mauvaise parenthèse à jamais fermée.
   Souvent, j'évoquais en moi-même cette consolante perspective. Aujourd'hui,
comme on s'en doute un peu, cette croyance (le mot est trop fort, c'était plutôt une vision à laquelle je voulais croire, à laquelle il était doux de croire), cette croyance m'a quitté : d'ailleurs, si je devais monter au paradis  (en état de péché mortel, je le crains), je ne reconnaîtrais sans doute pas ma petite chatte, figée dans le temps de mon enfance. Seul le petit garçon que j'étais aurait ce pouvoir. Il faudrait retrouver , intact, l'immense continent de nos souvenirs ensevelis.
  Le paradis n'est peut-être né que de ça : l'inguérissable nostalgie de ce qui fût sur la terre des hommes.

En fait, ce titre je le devais à André Frénaud, dont je venais d'acheter en juin de la même année 2006 (mon ex-libris là en atteste) le recueil Il n'y a pas de paradis.
« Le poète est cet homme contradictoire, ce visiteur inacceptable et inaccepté, dont le sort consiste à appeler sans attendre de réponses, à marcher sans apercevoir de but. Il n’y a pas de paradis : le terme du chemin, c’est le chemin lui-même. », (Bernard Pingaud, préface à l’édition de Il n’y a pas de paradis, Poésie-Gallimard)
« Le poète est un homme qui s’interroge et qui interroge l’Homme à travers lui. Ce qu’il dit vaut pour lui, mais vaut pour l’Homme aussi... Pourquoi sommes-nous ici en tant qu’existants, dans ce plein de contradictions, en fin de compte malheureux et happés par la Mort ? Le poète articule des objets à travers lesquels il essaye de rendre compte de cette profonde douleur fondamentale et en même temps de l’appel vers un Illimité inconcevable. Cet Indicible, il en dit tout de même quelque chose, il en donne des équivalents à travers un mouvement d’images. C’est comme ça qu’il construit son objet ». (André Frénaud, entretien avec Ratimir Pavlovic) 

En ces temps de gravité et d'extrême danger, la poésie est plus que jamais nécessaire. Que le confinement nous conduise au moins à explorer les confins du rêve et de l'émotion pure de l'existence.

mercredi 11 mars 2020

La grande maladie du vieux temps

Je ne sais par où commencer. Il y a une semaine maintenant que j'ai assisté à ce que j'ai plusieurs fois nommé une supernova : "Soudain le ciel flamboie, une étoile a explosé, la luminosité d'un bout d'univers augmente extraordinairement. Au plan symbolique, cela correspond à une prolifération de circuits associatifs. Dans toutes les directions semblent partir des fils interprétatifs, qu'il est malaisé de suivre et encore plus de rendre compte, car nous ne pouvons le faire que linéairement, successivement, laborieusement."
Mais peut-être faut-il décrire tout d'abord ce qui m'apparaît maintenant comme des signes annonciateurs ? Et, en premier lieu, cette collision numérologique que j'ai narrée sur mon blog annexe, La tectonique des plaques : Au retour d'une promenade avec le chien Moon (dont j'avais la garde ce week-end là),  je remarquai, dans la rue Bertrand, à Déols, ce que j'ai appelé un tripôle de force 9, car la première voiture arborait une ancienne immatriculation  3933, la seconde un 339 et la troisième un 393.
S'ensuivit le 3 mars la parution d'un article de Rémi Schulz sur son blog Quaternité : quatre vingt-dix-neuf, sangs : "Un petit fait, écrivait-il, m'a conduit récemment à un nouveau dessillement, accroissant l'intrication entre divers thèmes qui m'obsèdent, Perec, Unica Zürn, Jung, Ricardou..." Fait nouveau qui a été la découverte le 30 janvier d'une BD à la médiathèque de Manosque, La trahison du réel, de Céline Wagner, parue le 3 avril 2019, et plus précisément, l'évocation dans ce roman graphique d'une anagramme d'Unica Zürn : "Unica était obsédée par le nombre 9, et son graphisme spiralé, à partir duquel elle commençait souvent ses dessins (ici sous les pinceaux de Céline Wagner). Fin 1958, elle a calculé que l'addition de son âge avec celui de Bellmer donnait 99 ans et elle en a déduit DIE NEUNUNDNEUNZIG IST UNSERE SCHICKSALSZAHL (le quatre-vingt-dix-neuf est notre nombre du destin)"


La trahison du réel Crédits : Céline Wagner
Rémi explore bien d'autres pistes, que je ne peux résumer ici. Je me contenterai de signaler sa référence constante à celui qui fut considéré comme le chef de file du Nouveau Roman, Jean Ricardou, dont l'une des innovations fut la symétricologie :  "Ainsi, explique Rémi, "centre" est le 99e mot d'une phrase de 197 mots, son centre donc, et il apparaît page 99 de Révolutions minuscules, dans sa première nouvelle, laquelle est présentée comme le milieu du double recueil. C'est page 100 que Ricardou le signale, en observant que "cent" est contenu dans "centre"."

J'en viens maintenant au 4 mars. Je circule alors sur le boulevard Saint-Denis et je m'arrête au feu pour tourner rue Ernest Nivet. Je m'aperçois que pas moins de trois voitures, garées ou roulant comme moi, portent dans leur numéro de plaque le nombre 99. Et il se trouve que la maison sur le trottoir de droite porte le numéro 100. Malgré une telle convergence, j'hésite à enregistrer le phénomène (c'est mon côté rationnel qui me fait douter, qui m'enjoint de laisser tomber : ce n'est que du hasard pur, mon gars). Tu as peut-être raison, me dis-je (on voit que je suis dédoublé, un peu schizo sur les bords). Et puis boum, en traversant le boulevard, je vois la première auto au stop, à ma droite : elle arbore un magnifique 999. J'écris ça dans le cahier vert, une fois à la maison, et j'ajoute Chapeau l'AE (l'Attracteur Etrange).

Le soir, parmi les mails de la journée, j'en vois un de Monique L., annonçant qu'il lui restait 99 tracts. Cela m'amuse (les a-t-elle comptés un par un pour être si sûre du nombre ?).
Et soudain, je repense à ce curieux livre du botaniste Benoît Vincent, découvert à Toulouse en 2017,  que j'ai ressorti sans trop savoir pourquoi il y a quelques jours, et qui demeure là à portée de main, dans ma chambre, GEnove, Villes épuisées (Othello, 2017). GEnove, pluriel inexistant de Genova (Gênes). GEnove, "texte comme un tissu : Un assemblage de neuf trames et neuf chaînes, qui forme quatre-vingt-un instantanés de la ville."


Un site internet, Ge-nove.nethttp://www.ge-nove.net/par/mode_d_emploi.htm, rend compte du projet du livre, mais les textes n'y sont plus accessibles. Toutefois, on peut y lire ceci :
"L'aspect numérique (et symétrique, aussi), est beaucoup moins important qu'il n'y paraît. Il faut simplement se rappeler qu'au centre du livre, il y a le Palais Ducal, qui m'apparaît le cœur historique, symbolique, urbanistique, mythique, de la ville. C'est ce point qui attire et répulse tous les mots du texte GEnove.
Enfin, pour briser un peu ces ordonnancements raides, j'ai eu l'idée, tardivement, de mélanger tous les chapitres ainsi constitués, afin qu'aucun texte ne prenne une place prépondérante. J'ai trouvé un carré magique de 9 x 9 (le seul existant, je crois) et j'ai donc réparti les textes selon, dans le drapeau ou plus justement l'échiquier que le lecteur trouve à l'entrée du livre.
Voici ce tableau :



Comment lire ?
Le premier tableau de la page d'accueil (représentant le drapeau génois) est un tableau magique de 9 x 9 contenant les 81 textes de GEnove. On peut cliquer sur les cases pour ouvrir n'importe quel texte. [...] On peut ensuite les refermer et cliquer ailleurs ou, dans la fenêtre ainsi ouverte, suivre le MENU (situé à droite du titre du texte) qui est lui-même double :
— le CARDO, symbolisé par la lettre K, suit l'ordre des colonnes ;
— le DECUMANUS, symbolisé par la lettre X, suit l'ordre des lignes."
Or, nous retrouvons le cardo et le decumanus dans l'article de Rémi Shulz :

"Rappelant que je n'ai commencé à m'intéresser à Ricardou qu'en 2012, et n'ai vraiment lu ses oeuvres qu'à partir de 2017, j'ai composé le 11/11/11 un hétérogramme basé sur une croix UNIS LE CARDO, débutant par EROS D'UNICA.
  Le cardo était ici l'axe nord-sud d'une cité romaine, l'axe est-ouest étant le decumanus.
  Le billet était intitulé Dis un oracle, autre anagramme de UNIS LE CARDO, mais j'ignorais qu'un recueil d'anagrammes d'Unica avait pour titre Oracles et spectacles"

L'intrication entre Rémi Shulz et Benoît Vincent se développe rapidement sous mes yeux :  je relis le premier texte donné par le carré magique, le texte 37 qui expose la géographie générale de la ville de Gênes, et un coup d'oeil sur le texte suivant, 38, me fit tomber sur ces lignes : "En 1528, a lieu une très importante réforme de l'Etat, fruit de l'amiral Andrea Doria, maître de la Méditerranée, en accord avec les 250 familles principales et surtout au service de Charles Quint (on l'appelle Cinquième République). Or, Andréa Doria, c'était aussi le nom du paquebot qui fit naufrage le 26 juillet 1956, histoire avec laquelle Rémi commence son billet.


"La page Wikipédia m'avait appris que l'actrice Ruth Roman se trouvait à bord, et avait été séparée de son fils de 4 ans Richard lors du sauvetage. Elle avait dû attendre plusieurs heures pour savoir qu'il était sauf, vivant dans la réalité un rôle qu'elle avait interprété dans un film de 1950.
  Ceci m'avait conduit à m'intéresser à Ruth Roman, apprenant ainsi que son rôle principal était dans L'inconnu du Nord-express, la fameuse histoire d'échange de crimes, qu'elle était née Norma Roman, un nom anagrammatique, et qu'elle était morte le 9/9/99, une date qui m'avait aussitôt rappelé le 4/4/44, que Jung indique dans ses mémoires avoir été  le jour où il avait commencé à se rétablir après un infarctus, tandis que le médecin qui l'avait sauvé devait s'aliter pour ne plus se relever. Jung envisageait que son docteur était mort à sa place."
Il note plus loin que la date du naufrage a coïncidé avec le 81e anniversaire de Jung, 81 carré de 9 :

  "Alors ce 26 juillet 1956 au matin, lorsque le navire a sombré, Jung né le soir du 26 juillet 1875 avait vécu 29584 jours complets, soit le carré de 172, 172 étant deux fois 86, CARL JUNG.
    Il lui restait 1776 jours à vivre, 4 fois 444."

Soyons plus précis, ces résonances entre  Rémi Schuz et Benoît Vincent m'apparaissent alors que je rédige cet article. Le 4 mars, je n'avais encore noté que leur commune relation au nombre 9. Cela illustre bien le caractère proliférant de la supernova. Avant de me perdre dans ce nouveau lacis de correspondances, je reprends mon récit de ce qui émergea ce 4 mars, à savoir aussi un autre thème ô combien marquant en ces jours de pandémie : le thème de la peste.

Cela vint de la lecture d'un roman déjà ancien de Fred Vargas, Pars vite et reviens tard*, paru en 2002. Lecture imposée par des circonstances que je ne détaillerai pas ici (mais qui n'ont rien de mystérieuses, je m'empresse de le dire). Par flemme, je reprends le début du résumé de Wikipedia :
"Alors qu'un ancien marin breton, Joss Le Guern, connaît quelque succès en reprenant le vieux métier de crieur public, le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg est alerté par une femme inquiète de la présence de grands « 4 » noirs inversés avec des barres et sous-titrés des trois lettres CLT (Cito Longe Tarde), qui veut dire « vite, loin et tard » (d'où le titre), sur toutes les portes de son immeuble, à l'exception d'une seule. De plus en plus intrigué lorsqu'un second immeuble subit le même sort, Adamsberg s'alarme véritablement lorsque le crieur, épaulé par le vieil érudit Decambrais, vient lui rapporter des messages énigmatiques laissés par un inconnu."
Page 91, le grand mot est prononcé :
"- Qu'est-ce qu'elles annoncent ?
A cet instant, Bertin déposa deux calvas sur la table et Decambrais attendit que le grand Normand se fût éloigné pour poursuivre :
- La peste, dit-il, en baissant la voix.
- Quelle peste ?
- La peste.
- La grande maladie du vieux temps ?
- Elle-même. En personne."
Et soudain, me revient en mémoire que Gênes est associée de près à la Grande Peste noire qui dévasta l'Europe  à partir de 1347. D'ailleurs Benoît Vincent l'évoque lui-même dans une section du texte 61, La ville est fragile :
"Gênes est en Crimée, dans le comptoir de Caffa (aujourd'hui Théodosie ou Féodosie). La ville, ou son comptoir, est assiégée par les Tartares en 1346.
C'est la première manifestation de ce qu'on appellera plus tard "guerre bactériologique". Les Tartares portaient avec eux des germes de la peste noire bubonique, qui avait dû trouver un bouillon de culture idéal dans la guerre contre les Chinois.
Lors du siège, les Mongols catapultèrent les cadavres infectés par-dessus les murailles de la ville. Lorsque la trêve fut signée, et que les navires génois purent reprendre leur commerce, c'est toute l'Europe  qui se retrouva contaminée.
La peste débarque à Messine en 1347, puis à Marseille et Venise ; les fidèles en Avignon la disséminent dès 1348. En un an, elle touche l'Italie et le pourtour méditerranéen français. A partir de Bordeaux, elle se répand en Angleterre, puis deux mois après à Paris. Toute l'Europe est infectée fin 1348. [...] On estime qu'elle a décimé de 30 à 40 % de la population."
Et puis je repense aussi à ce livre trouvé dans la Boîte à livres Cours Saint-Luc, au cours d'un tractage pour les municipales (mon intérêt pour cette boîte n'avait rien à y voir, j'ai l'âme médiocrement militante) : Bourges cité première, de Philippe Audoin, publiée chez Julliard, en 1972, dans la collection "Les Lieux et les Dieux" dirigée par Gérard de Sède. En très bon état, un livre rare, dont je possède déjà un exemplaire mais que je n'avais jamais recroisé jusqu'à ce jour.
Il faut savoir que le-dit Philippe Audoin n'est autre que le père de Fred Vargas, pseudonyme de Frédérique Audoin-Rouzeau (j'ai déjà évoqué ce lien père-fille ici).
Mais quel rapport, me direz-vous, avec la peste ?
L'essai n'y fait aucune allusion. Et pourtant je sens, j'intuitionne que quelque chose cherche à se dire (je me sens l'âme adamsbergienne**, que voulez-vous).
Je tape sur Google, peste + Bourges + Berry, et je déniche ainsi sur la première page de résultats un article du Berry Républicain, qui commence comme ça : "Le premier épisode de notre série estivale consacrée à Jean de Berry évoque son enfance et la mort prématurée de sa mère, alors qu’il n’avait que neuf ans, emportée par la peste noire."

La peste, le neuf, les fils se recoupent, d'autant plus que Jean de Berry fait l'objet d'une grande attention dans le livre de Philippe Audoin, qui lui consacre tout son chapitre II.

Cet âge de neuf ans m'était apparu une ou deux heures plus tôt lors d'une lecture parallèle, celle du recueil d'entretiens de I.B. Siegumfeldt avec Paul Auster, Une vie dans les mots (Actes Sud, 2020). Inaugurant la conversation autour du roman Mr Vertigo, son incipit nous en livre en effet une autre mention :
"J'avais douze ans la première fois que j'ai marché sur l'eau. L'homme aux habits noirs m'avait appris à le faire, et je ne prétendrai pas avoir pigé ce truc du jour au lendemain. Quand maître Yehudi m'avait découvert, petit orphelin mendiant dans les rues de Saint-Louis, je n'avais que neuf ans, et avant de m'exhiber en public, il avait travaillé avec moi sans relâche pendant trois ans. C'était en 1927, l'année de Babe Ruth et de Charles Lindbergh, l'année même où la nuit  a commencé à envahir le monde pour toujours." (p. 198)
Et enfin - j'en  finirai là pour aujourd'hui - j'apprends par Vargas (page 201) que la peste fit son retour en France au cours de l’été 1920. Pour ne pas inquiéter la population on l’avait appelé "la maladie n°9". Le bacille fit des victimes à Marseille - une quarantaine- et à Paris où l'on parla de "la peste des chiffonniers" qui contamina 94 personnes dont 34 décédèrent. Fred Vargas s'y connaissait parfaitement, ayant également publié sous son vrai nom de scientifique un essai intitulé Les chemins de la peste.

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* Rémi Schulz évoque aussi ce roman de Fred Vargas dans ce billet du 1er mars 2009.


dimanche 8 mars 2020

Cherché dans le sol une grosse pierre

Je n'avais pas spécialement envie d'en parler ici, mais j'y suis contraint pour établir le contexte d'une nouvelle coïncidence assez étonnante : je me suis engagé dans la campagne municipale, au sein d'un collectif citoyen dont les axes de combat principaux sont l'urgence écologique et la justice sociale. Dans ce cadre-ci, je fus appelé fin janvier à plancher sur un texte de 900 signes maximum, consacré à la culture, et destiné à être publié dans La Nouvelle République du Centre-Ouest. Le journaliste qui avait envoyé la question à la liste (la même question à toutes les listes) se nommait Bertrand Slezak. Ce détail est d'importance, comme on le verra.

Je rédigeai un premier texte "martyr" le 31 janvier, puis, dans la même soirée, je me replongeai dans la lecture des Disparus, de Daniel Mendelsohn, que j'ai plusieurs fois évoqué ici. Ces disparus qui sont le grand-oncle Shmiel, sa femme et leurs quatre filles, six parmi six millions. Tués quelque part à Bolechow, dans l'est de la Pologne, en 1941. C'est en Israël, lors d'une conversation téléphonique avec un survivant résidant maintenant au Danemark, que Mendelsohn apprend que Shmiel et l'une des filles, Frydka, avaient été cachés par un professeur de dessin :
"Il s'est tu pour ménager son effet et il a ajouté, Le nom du professeur était Szedlak !
Shedlak ? Je l'ai prononcé comme il venait de le faire.
Schlomo a hoché la tête avec un grand sourire. Il savait ce que valait la nouvelle qu'il venait de m'annoncer. Oui, Szedlak.
En me tournant vers Matt, j'ai dit, C'est parti pour le Danemark, je suppose." (p. 504)
Alors bien sûr, Szedlak et Slezak ne sont pas totalement identiques, mais la proximité phonétique et littérale est tout de même remarquable. Et la quasi-synchronicité de leur apparition dans ma vie, ce soir-là précisément, laisse rêveur.

Ce n'est pas la seule coïncidence du moment : le lendemain, je lus l'excellent roman graphique de Gaëtan Nocq, Le rapport W, racontant l'incroyable histoire de Witold Pilecki, officier de l’armée secrète polonaise, prisonnier volontaire à Auschwitz. Il devait rapporter ce qui se passait dans les camps nazis, et monter un réseau intérieur de résistance. Le W renvoie bien sûr au roman de Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance.


En début d'après-midi du même jour, reprenant ma lecture mendelsohnienne, j'ouvre le volume et tombe aussitôt en arrêt sur cette phrase : "Au début de 1943, lorsque les W ont été liquidés à Bolechow (...)". (Il faut savoir qu'à leur entrée au Lager, les Juifs étaient marqués soit d'un R, pour Rüstung, munitions, soit d'un W, pour Wirtschaft, économie. En mars 1943, tous les ouvriers marqués d'un W, trois cents personnes environ, avaient été emmenés au cimetière et abattus dans une fosse commune. Les R, quant à eux, avaient été gardés jusqu'en août 1943.)

Et ça continue. Le 11 février, après une réunion publique à la salle du quartier Grand Est, je retourne encore une fois aux Disparus, lecture que j'avais totalement interrompue pendant mon séjour à Ostrava. Page 599, l'auteur narre cette "bizarre coïncidence" qui lui permit de revenir sur la piste de ce professeur de dessin, cette femme qui avait caché héroïquement Shmiel et Frydka. Prokopiv, un vieil homme que Daniel et son amie Froma avaient presque manqué ce jour-là, à qui, écrit-il, "nous n'aurions jamais parlé si nous étions arrivés quelques minutes plus tard, à qui nous n'aurions jamais posé la bonne question si Froma n'avait pas, une fois de plus, insisté, exigé un dernier coup d'oeil", ce vieil homme-là, Prokopiv, donna ce nom, Szedlakowa, et les mena ensuite à la maison où le drame s'était déroulé, l'exécution de Shmiel et Frydka par les Allemands.

Or, il y avait un journaliste présent à la réunion, quelques heures plus tôt, et ce journaliste était encore une fois Bertrand Slezak. 

Ces coïncidences renvoient en miroir aux coïncidences relevées par Daniel Mendelsohn, qui ont ponctué sa longue quête et sur lesquelles il ne cesse de s'interroger. Lui qui ne croit pas au surnaturel, ne croit pas "que les morts, que Shmiel et Frydka, morts depuis longtemps et désintégrés, se sont penchés depuis l'éther et nous ont dirigés, ce jour-là, vers Bolekhiv, puis vers Stepan et Prokopiv, et la maison et les femmes et la cachette, l'horrible boîte, où il s'étaient accroupis dans le froid et avaient finalement échoué dans leur tentative de survie."Mais il ajoute qu'il croyait et croit encore que "si vous vous projetez dans la masse des choses, si vous cherchez des choses, si vous cherchez, vous ferez, par l'acte même de chercher, se produire quelque chose qui, sinon, n'aurait pas eu lieu, vous trouverez quelque chose, même quelque chose de petit, quelque chose de plus que si vous n'aviez rien cherché pour commencer, que si vous n'aviez pas posé la moindre question à votre grand-père." Et il termine en affirmant : "Il n'y a pas de miracles, pas de coïncidences magiques. Il n' y a que la recherche et, finalement, la découverte de ce qui a toujours été là."(p. 610)

Et je suis bien d'accord avec lui, je ne crois pas non plus que les morts nous guident depuis l'au-delà. Mais je ne crois pas davantage au seul hasard, à une chance aveugle. Et c'est pourquoi j'ai recours à cette métaphore de l'Attracteur étrange : par l'acte même de chercher, dit Mendelsohn, vous ferez se produire quelque chose. Oui, non pas parce que vous aurez la récompense de votre opiniâtreté (vous pouvez très bien vous obstiner en vain, on sait qu'il est des recherches qui resteront toujours vaines), mais parce que vous vous serez inscrit dans un mouvement, placé dans un courant porteur, comme un canoë dans un torrent tumultueux, qui vous emporte, mais que vous pouvez orienter de quelques gestes décisifs. Ce qui compte alors est moins la volonté que la disponibilité : l'Attracteur étrange vous met sur la voie, vous garde dans le flux, mais en fait vous n'avez pas prise sur lui, il est beaucoup plus puissant que vous. Vous pouvez juste vous tenir dans la bonne direction, dans cette attention qui, il est vrai, témoigne d'une autre sorte d'effort. Ou faut-il parler d'un instinct ? cet instinct que Mendelsohn évoque à la toute fin de son grand livre, lorsqu'il a retrouvé la maison où Shmiel et Frydka étaient cachés, et le jardin de cette maison où ils ont tous les deux été abattus sans pitié, devant un antique pommier à double tronc : "(...) sous l'impulsion d'un instinct que je ne parviens pas encore à identifier aujourd'hui, je me suis penché et j'ai plongé les mains dans la terre, au pied de l'arbre, et [que] j'en ai rempli mes poches. Puis, comme le veut la tradition d'une tribu à laquelle, même si certains éléments de cette tradition n'ont aucun sens pour moi, je sais appartenir parce que mon grand-père y a appartenu autrefois - j'ai cherché dans le sol une grosse pierre et, une fois trouvée, je l'ai placée dans le creux où les branches de l'arbre se rejoignaient." (p. 631)

Le Rapport W, extrait (Ed. Daniel Maghen)