Montaient-ils, bonté bruyante, jusqu’au paradis,
entre les légumes du
couvent, entre les figuiers,
ou te conduisait-il, le funiculaire,
vers la mort de saison en saison ?
André Frénaud, Le silence de Genova, in La Sainte Face, Gallimard, 1968.
Je venais de découvrir le commentaire de Rémi Schulz, qui finissait ainsi : "Curiosité, il y a 15 jours environ, j'ai pris un stoppeur, chaque fois
différent, lors de 3 allers consécutifs à Manosque, alors que c'est tout
à fait exceptionnel. L'un d'eux était un Italien né à Genova." Genova (Gênes) avait été au cœur de ce dernier article, La grande maladie du vieux temps.
Juste après, je me livre à une activité qui n'a rien à voir : j'essaie de retrouver mon exemplaire de La Horde du Contrevent, d'Alain Damasio, que je cherche en vain depuis deux jours. Je passe systématiquement en revue tous les rayonnages de la bibliothèque, et c'est ainsi, sans raison précise, que je sors La Sainte Face, un recueil de poèmes d'André Frénaud, chiné dans une brocante, je ne sais plus laquelle, car j'ai négligé de renseigner comme je le fais le plus souvent, la date et le lieu de l'achat. Ce volume, je l'ai à coup sûr depuis plusieurs années, et je ne l'ai pas encore parcouru. Je le mets donc de côté, ce qui est d'autant plus absurde que j'ai déjà tant à lire.
Je finis par remettre la main sur ma Horde (elle était dans une valise avec un tas d'autres bouquins encore à ranger), puis je me plonge un instant dans Frénaud. Surprise, page 185, je découvre un long poème écrit en 1961-1962 et intitulé Le silence de Genova. Entendez bien, pas Gênes, mais Genova, son nom italien. Pas une seule seconde je ne me suis attendu à retrouver Genova dans ce recueil poétique. Par quel mystère mon cerveau m'a-t-il convaincu de sortir précisément ce soir-là ce livre qui dormait depuis des années dans l'étagère, et qui ne m'était commandé par aucune urgence concrète ?
Détail émouvant : le volume est dédicacé à un Monsieur qui restera inconnu car le nom a été gratté, et qui pourrait dédicacer, sinon le poète lui-même ? Sur Wikipedia, je trouve la signature de Frénaud, il n'y a aucun doute à avoir. C'est bien la même que sur mon livre.
Photo : Michel-Georges Bernard (Wikipedia) |
Je songe maintenant qu'il y a peut-être une raison à mon attention soudaine à Frénaud (mais qui n'a pu se matérialiser qu'à travers cette quête circonstancielle du roman damasien) : une conversation samedi soir au bar Le Bruit qui tourne, quelques heures avant la fermeture ordonnée de tous les estaminets, cafés et restaurants. Avec Michel M., j'avais évoqué la mort de ma petite soeur, et je ne sais plus par quel détour de la parole, j'avais redit cette phrase "Il n'y a pas de paradis." J'écris redit car c'était là le titre d'une fiction brève du dimanche publié le 24 septembre 2006, précédée d'une citation de Jean-Claude Pirotte : "Nous ne pouvons nous attacher qu'à ce qui meurt. A ce qui est frappé du signe de la destruction." (J. C. Pirotte, Plis perdus)
Cette fiction n'en était d'ailleurs pas une. Il s'agissait plutôt d'une chronique autour d'un souvenir d'enfance : la mort de notre premier chat. Bon, allez, je vous la remets ici en entier :
Si je me fie à ma mémoire
(mais celle-ci m'apparaît de plus en plus suspecte, habile qu'elle
devient à retricoter tout le passé accumulé), le premier deuil dont je
fis l'expérience fut celui de la jeune chatte que nos parents nous
avaient donné à l'époque où mon père "faisait l'épicier" dans un village
qui se targuait d'être, concurremment à deux autres, le véritable
centre de la France (ce qui occasionna des joutes dominicales des plus
intéressantes, mais là n'est pas le sujet d'aujourd'hui). C'était le
premier animal de compagnie que nous avions, magnifique félin tigré qui
devint le compagnon de chaque instant dans la maisonnée et l'objet de
caresses infinies. Il advint donc qu'au retour de l'école, un vilain
jour de je ne sais plus quelle saison en enfer, on nous apprit la triste
nouvelle : notre chatte avait été renversée par une voiture.
J'étais pour la première fois confronté à l'inconcevable : comment cette boule de poil soyeux pouvait-elle être absente et ceci définitivement ? Hier encore, elle bondissait sur les toits, ronronnait sous nos étreintes. Et il fallait soudain accepter que jamais plus, jamais ces moments ne reviendraient. S'imposa alors à moi la nécessité d'un paradis, je dis ce mot, mais c'est parce que c'est celui qu'on donne à ce lieu de retrouvailles après la mort. Oui, là-bas, on allait se retrouver, on allait à nouveau se regarder dans les yeux, se vautrer sur les lits moelleux. Je mettrais ma tête entre ses griffes et elle me labourerait le crâne , et nos jeux dureraient toujours, dans un éternel après-midi pluvieux. Le scandale était réparé, oublié, ce n'était qu'une mauvaise parenthèse à jamais fermée.
Souvent, j'évoquais en moi-même cette consolante perspective. Aujourd'hui, comme on s'en doute un peu, cette croyance (le mot est trop fort, c'était plutôt une vision à laquelle je voulais croire, à laquelle il était doux de croire), cette croyance m'a quitté : d'ailleurs, si je devais monter au paradis (en état de péché mortel, je le crains), je ne reconnaîtrais sans doute pas ma petite chatte, figée dans le temps de mon enfance. Seul le petit garçon que j'étais aurait ce pouvoir. Il faudrait retrouver là, intact, l'immense continent de nos souvenirs ensevelis.
Le paradis n'est peut-être né que de ça : l'inguérissable nostalgie de ce qui fût sur la terre des hommes.
J'étais pour la première fois confronté à l'inconcevable : comment cette boule de poil soyeux pouvait-elle être absente et ceci définitivement ? Hier encore, elle bondissait sur les toits, ronronnait sous nos étreintes. Et il fallait soudain accepter que jamais plus, jamais ces moments ne reviendraient. S'imposa alors à moi la nécessité d'un paradis, je dis ce mot, mais c'est parce que c'est celui qu'on donne à ce lieu de retrouvailles après la mort. Oui, là-bas, on allait se retrouver, on allait à nouveau se regarder dans les yeux, se vautrer sur les lits moelleux. Je mettrais ma tête entre ses griffes et elle me labourerait le crâne , et nos jeux dureraient toujours, dans un éternel après-midi pluvieux. Le scandale était réparé, oublié, ce n'était qu'une mauvaise parenthèse à jamais fermée.
Souvent, j'évoquais en moi-même cette consolante perspective. Aujourd'hui, comme on s'en doute un peu, cette croyance (le mot est trop fort, c'était plutôt une vision à laquelle je voulais croire, à laquelle il était doux de croire), cette croyance m'a quitté : d'ailleurs, si je devais monter au paradis (en état de péché mortel, je le crains), je ne reconnaîtrais sans doute pas ma petite chatte, figée dans le temps de mon enfance. Seul le petit garçon que j'étais aurait ce pouvoir. Il faudrait retrouver là, intact, l'immense continent de nos souvenirs ensevelis.
Le paradis n'est peut-être né que de ça : l'inguérissable nostalgie de ce qui fût sur la terre des hommes.
En fait, ce titre je le devais à André Frénaud, dont je venais d'acheter en juin de la même année 2006 (mon ex-libris là en atteste) le recueil Il n'y a pas de paradis.
« Le poète est cet homme contradictoire, ce visiteur inacceptable et inaccepté, dont le sort consiste à appeler sans attendre de réponses, à marcher sans apercevoir de but. Il n’y a pas de paradis : le terme du chemin, c’est le chemin lui-même. », (Bernard Pingaud, préface à l’édition de Il n’y a pas de paradis, Poésie-Gallimard)
« Le poète est un homme qui s’interroge et qui interroge l’Homme à travers lui. Ce qu’il dit vaut pour lui, mais vaut pour l’Homme aussi... Pourquoi sommes-nous ici en tant qu’existants, dans ce plein de contradictions, en fin de compte malheureux et happés par la Mort ? Le poète articule des objets à travers lesquels il essaye de rendre compte de cette profonde douleur fondamentale et en même temps de l’appel vers un Illimité inconcevable. Cet Indicible, il en dit tout de même quelque chose, il en donne des équivalents à travers un mouvement d’images. C’est comme ça qu’il construit son objet ». (André Frénaud, entretien avec Ratimir Pavlovic)
En ces temps de gravité et d'extrême danger, la poésie est plus que jamais nécessaire. Que le confinement nous conduise au moins à explorer les confins du rêve et de l'émotion pure de l'existence.
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