jeudi 28 février 2019

La vie est un songe

Au matin suivant la rédaction de l'article sur la luciole au valet de carreau, j'ai fait un rêve étonnant, dominé par une phrase : "Il est sept ores, Cogitore." Aussitôt, au réveil, je pense à la célèbre réplique d'Yves Montand à Louis de Funès dans La folie des grandeurs de Gérard Oury : "C'est l'or… il est l'or… l'or de se réveiller… Monseignor… il est huit or…"


J'ai toujours plaisir à revoir cette scène où de Funès/Salluste est irrésistible en Picsou à bonnet de nuit. Mais bon, dans mon rêve, il est question de Cogitore. Il ne peut s'agir que de Clément Cogitore, jeune cinéaste français nominé récemment aux César pour deux courts-métrage (nominé seulement, on lui a préféré Les petites mains de Rémi Allier). Il a cette particularité de travailler dans les deux univers du cinéma et de l'art contemporain, en alternant les films et les expositions personnelles. Dans le rêve, j'imaginais qu'en zoomant sur les nudités féminines de ses œuvres, on débouchait sur des trous de serrure. La référence de cette image n'était là encore pas difficile à trouver : j'avais remarqué que certains visiteurs du site avaient consulté récemment un article déjà ancien du 14 février 2012, intitulé justement Trou de serrure. Je l'avais relu : j'y faisais le lien entre le motif des trous de serrure, mis en exergue par Paul Cox dans son blog Jeu de construction, avec le trou de serrure de l'église Saint-Génitour au Blanc, que j'avais filmé le week-end précédent.


Ce trou de serrure a évidemment une connotation sexuelle et doit être mis en relation avec l'étude de Dimitri Karadimas évoqué lors de l'article sur la luciole. Avant d’aborder l’analyse de l'Annonciation de Francesco del Cossa, l'anthropologue avait montré les caractéristiques d'une image "renaissante" à travers une gravure de Heinrich Aldegrever datée de 1553 et intitulée Die Nacht, sur laquelle apparaît une jeune femme nue endormie.

Gravure Die Nacht, Heinrich Aldegrever, 1553, British Museum
"Ce même point central constitué par la pliure du genou sur lequel repose le majeur de la main gauche est à la croisée d’une dernière ligne qui passe par la vulve apparente, rejoint l’étoile dans le ciel avant de rallier la lune. Ensuite, le majeur de la main droite est à l’horizontale du gros orteil dressé et du sexe féminin pour lequel il semble jouer le rôle de l’organe de plaisir que le geste la main droite fait mine de stimuler. Enfin, la partie visible de l’aisselle a été dessinée de façon à prendre l’aspect d’une vulve.
Sous le couvert d’une jeune femme endormie, l’ensemble de la composition est ainsi une description de l’accès nocturne à des plaisirs solitaires, et de ses excès, ce que la citation latine d’Ovide gravée sur le fronton du lit rappelle Nox et amor vinumque nihil moderabile suadent « Ni la nuit, ni l’amour, ni le vin n’engagent à la modération »."
Sans entrer ici dans le détail (il faut lire l'étude, elle est passionnante), il importe juste de savoir que Karadimas entend montrer que la construction de l’œuvre de Cossa intègre différentes métaphores visuelles de l’organe de plaisir féminin en les plaçant le long de lignes, ou en les répartissant de telle façon qu’elles donnent sens au thème religieux traité. 

Annonciation et Nativité,
Francesco del Cossa, 1470, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde.

Clément Cogitore a déjà une entrée dans Alluvions, à la date du 19 octobre 2015 : Ni le ciel ni la terre, article traitant de son film présenté alors à l'Apollo en sa présence. Or, il contient aussi deux figurations de l'Annonciation, celle de Fra Angelico (qui constituait le fond de scène d'un spectacle de Yannick Jaulin vu à la même époque), et celle de Cogitore sous la forme d'une photographie de 2012.

Annonciation, 2012, Photographie, C-Print, 120×100 cm

L'affaire ne s'achève pas là. Ce matin, nouveau rêve où je réalise au réveil que Clément Cogitore n'est pas mort. Tant mieux pour lui, car je sais qu'il y eut un moment où je pensais qu'il s'était suicidé. L'image que j'avais de lui se suicidant (je ne sais par quel moyen) était un songe. Ce qui est troublant c'est que j'ai l'impression que ce songe n'était pas d'aujourd'hui, qu'il remontait peut-être à hier (mais je n'en suis absolument pas sûr). Je vérifie même ce matin sur l'ipad que le jeune cinéaste est bien vivant. Il y eut comme une sorte de confusion entre le rêve et la réalité qui fait directement écho à la pièce que j'ai vue hier soir à Equinoxe : La vie est un songe, de Pedro Calderón de La Barca (pièce jouée avec Théatralacs, il y a bien longtemps - je tenais le rôle du valet Clairon).


Il n'est sans doute pas anodin que l'Espagne soit encore bien présente dans ce billet, que ce soit à travers Calderón ou à travers La Folie des grandeurs (inspiré du Ruy Blas de Hugo).

mercredi 27 février 2019

Luciole au valet de carreau

Dans le dernier article de son blog Quaternité, La luciole au bout d'un passage, Rémi Schulz reprend la notion de luciole que j'ai introduite ici pour figurer une coïncidence à première vue isolée, ne s'inscrivant pas dans un réseau serré de correspondances. Cela m'a donné l'idée (avant de reprendre l'analyse du film d'Agnès Varda, Cléo de 5 à 7, sur lequel j'ai encore beaucoup à dire) de présenter l'une des lucioles qui me sont apparues ces dernières semaines. Je l'aurais peut-être laissé tomber (car la luciole est digressive par nature, et que j'ai déjà grand peine à maintenir un certain fil logique dans mes divagations) mais Rémi, d'une certaine manière, me conduit à emprunter le chemin de traverse. Bref, voici la chose, qui a rapport à mon petit séjour à Grenade.

Je me rendais à l'une des écoles que je devais visiter, le Colegio Cristo de la Yedra, par la Calle Real de Cartuja (je n'ai pas mémorisé cette rue mais je me reporte au plan que j'ai gardé de la ville), lorsque, sur ce que je ne saurais bien définir, était-ce un poste électrique ? en tout cas un meuble urbain disons, mes yeux repèrent une carte à jouer, un valet de carreau. Je m'arrête un bref instant (on sait que j'aime les cartes à jouer) mais celle-ci n'a rien d'extraordinaire. Un valet de cœur encore, un valet ou une dame de pique, ce sont des cartes avec une histoire, des ramifications littéraires, mais le valet de carreau, bof. En outre, il n'a rien de typique, rien d'andalou, car c'est une carte dite anglaise (le J étant mis pour Jack), avec, notons-le tout de même, un dos parfaitement symétrique, conforme aux règles internationales (ce n'est pas un jeu publicitaire comme il y en a tant). Je passe donc mon chemin, mais dix mètres plus loin j'ai un remords, une carte toute seule comme ça, c'est comme un signe, et puis de toute façon, ça ne me coûte rien de l'emporter. Je retourne donc la chercher.

Valet de carreau grenadin

De retour en France, la carte dans les bagages, je la dépose sur une étagère mais je ne me fais pas de cinéma, je n'y pense d'ailleurs pas, comment pourrait-elle d'ailleurs rivaliser avec le souvenir des retables et des tableaux flamands de la Capilla Real ? Mais voilà, il se trouve que le 12 février, une semaine après Grenade, je lis un article du site américain de Maria Popova, Brain Pickings, dont je reçois la lettre d'information. Un article autour d'un livre d'Iris Murdoch (1919-1999), Existentialists and Mystics: Writings on Philosophy and Literature. Je parcours en diagonale par manque de temps mais soudain je découvre un autre valet de carreau :

Art by Salvador Dalí from a rare 1969 edition of Alice in Wonderland
Cette illustration est l'une des douze héliogravures réalisées par Dali en 1969 à la demande du New York’s Maecenas Press-Random. Elle illustre la partie de croquet du chapitre VIII où la Reine de Coeur tyrannise ses domestiques. Là où l'on aurait plutôt attendu le Valet de Coeur qui dans le livre porte la couronne sur un coussin de velours, Dali choisit de figurer le valet de carreau, peut-être sur la foi de ce passage : "D’abord venaient des soldats portant des piques ; ils étaient tous faits comme les jardiniers, longs et plats, les mains et les pieds aux coins ; ensuite venaient les dix courtisans. Ceux-ci étaient tous parés de carreaux de diamant et marchaient deux à deux comme les soldats."

Remarquons qu'il a choisi aussi de représenter le Jack anglais, en prenant des libertés (entre autres, le gaillard est de profil, son nez de Pinocchio repose sur une sorte de lance-pierre, son épée a raccourci).

Voilà donc un bel exemple de luciole. Pas une synchronicité, même si les deux événements sont rapprochés dans le temps, et pas de relation apparente avec les thèmes de nature plutôt religieuse que je traite à la même époque (le crucifix, les anges, saint Martin, la nudité...).

On pourrait s'arrêter là, mais tout de suite, j'ai la curiosité de voir si Dali et Grenade (Granada) n'ont pas quelque chose en commun (après tout, Dali est espagnol, catalan il est vrai). Une simple recherche gougueulisante m'informe que la même année 1969, Dali crée une lithographie* nommée Flordali – Ángel y Granada”, Granada désignant ici non la ville mais le fruit.

Flordali - Angel y Granada
On se rapproche. Considérons aussi que Dali fut un grand ami de Federico Garcia Lorca, le poète de Grenade par excellence, assassiné près de cette ville le 18 août 1936. Apprenant sa mort à Londres, Dali tombera en dépression, si l'on en croit la notice wikipédienne.

Dali et Lorca, à Barcelone (1925)
Mais il y a mieux encore. Et l'on va voir à cette occasion comment les chemins détournés nous font converger vers un même but. En rédigeant l'article sur Bruno Ganz, ange Damiel des Ailes du désir, je me suis reporté à un vieux cahier Clairefontaine de l'année 1992 parce que j'y avais enregistré ma première vision du film, qui coïncidait avec la première soirée de la chaîne Arte (sans doute avait-on choisi ce film parce qu'il mariait les deux langues, l'actrice française Solveig Dommartin qui jouait Marion la trapéziste, devint la compagne de Wim Wenders**).

J'avais noté à l'époque quelques citations de François Ramasse, qui avait chroniqué le film sur le volume Universalia de 1988, annexe de l'Encyclopaedia Universalis édité pour rendre compte des événements de l'année, y compris les faits culturels (j'ai tous les numéros entre 1986 et 2003). En retournant dans l'ouvrage, je tombe sur la recension d'un livre paru donc la même année 1987, à savoir une étude de l'historien de l'art américain Léo Steinberg, La Sexualité du Christ dans l'art de la Renaissance et son refoulement moderne. Deux photos de Pietà illustraient cette chronique de Jean Wirth (p. 506 à 508). Cela entrait bien sûr tout en fait en résonance avec mes thèmes de prédilection. En cherchant ensuite sur le net à en savoir plus sur cette étude, je débouche sur un article de l'anthropologue Dimitri Karadimas : La part de l'Ange : le bouton de rose et l'escargot de la Vierge.
Une étude de l’Annonciation de Francesco del Cossa, parue en 2013 dans la revue en ligne Anthrovision. Dans le résumé on peut lire notamment :
"À partir de l’ouvrage de Léo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, paru en 1987, qui soutient que l’humanité du Christ était évoquée dans l’art de cette époque grâce à une figuration des organes sexuels de l’Enfant, voire du Christ en érection, nous esquissons d’autres modes de lecture et d’analyse de l’image et du tableau. Notre approche se veut plus tournée vers une anthropologie des images pour laquelle la construction même d’une œuvre peut se lire de différentes façons."
Cet article, décliné en deux parties, est singulièrement stimulant, et j'aurai certainement l'occasion d'y revenir en détail. Pour ce qui nous occupe présentement, sachez seulement que cette étude centrée sur les tableaux religieux de la Renaissance se termine avec l'évocation des peintres Magritte et Dali. Je ne peux faire moins que de reproduire ici les paragraphes terminaux consacrés au maître de Figueras :
"Enfin, on connaît l’attention que Dali portait à la Renaissance italienne qui fut pour lui une forte source d’inspiration ; c’est dans ce contexte qu’il faut regarder les deux dernières images que nous proposons de l’artiste, pour voir comment nous arrivons à des conclusions similaires à celles qu’il a lui-même proposées artistiquement.

En tout premier lieu, dans le dessin intitulé L’Ange Gabriel (1971), on voit un couple formé par Gabriel et par une femme nue placé dans un rayonnement dont le centre est le nombril de l’ange, c’est-à-dire littéralement ce que les conceptions du Moyen-Âge et de la Renaissance comprenaient sous l’antique concept d’omphalos associé à sa connotation érotique. En effet, allongée et nue, Marie se caresse de sa main gauche dirigée vers son entrejambe plutôt qu’elle ne cache son intimité à la manière des Vénus (comme celles de Giorgione puis du Titien, ou de sa version plus récente, l’Olympia de Manet). Gabriel, tout aussi nu, arrive dans l’embrasure d’une fenêtre et est « relié » à Marie par plusieurs rayons partant de son nombril, dont un passe par son sexe et va croiser le nombril de la jeune femme allongée. Ce dessin est une variante d’une autre composition du même peintre, intitulée Biblia sacra, sur laquelle l’Ange Gabriel, rayonnant à partir de sa main levée, est placé à gauche de la composition pour faire face à une jeune femme nue dessinée en Vénus. Un corps sans vie (celui, à venir, du Christ) est jeté au bas de la composition.
On peut donc au moins se reposer sur la lecture qu’un peintre contemporain faisait des peintures de la Renaissance pour admettre que les lignes qui relient des points ou des lieux du corps, bien que non marquées aussi clairement que dans L’Ange Gabriel de Dali, pouvaient être perçues par ceux dont le métier est de regarder et d’interpréter les productions actuelles et passées de leurs collègues."
Dali, L’Ange Gabriel (1971) 

Dali, Biblia sacra (1967)
Voilà donc comment une innocente petite luciole, sous la forme d'une humble carte à jouer égarée dans une rue andalouse, entre en écho avec les secrets les mieux dissimulés de la peinture religieuse occidentale. _________________________
* Cette lithographie est vendue 3500 euros sur le site Artdays.

** J'apprends d'ailleurs avec tristesse qu'elle est morte d'une crise cardiaque en 2007 (elle n'avait que 45 ans).

lundi 25 février 2019

Des aventures prêtées aux anges, par Jean-Claude Moreau

Paysan  aujourd'hui à la retraite, metteur en scène et comédien (il prépare un Topor pour le printemps), féru d'art et de littérature, troisième larron de la Baxter team (nom de guerre : le Doc), Jean-Claude Moreau m'envoie quelques réflexions sur Les Ailes du désir, que j'accueille bien volontiers sur ce site (le lascar n'a jamais su y faire avec les commentaires).



"Suivons Wim Wenders et la piste des aventures prêtées aux anges pour « Les Ailes du désir »*.

Oui, les traductions de titres de films sont parfois déroutantes et justifiables, les deux à la fois. Quand la traduction littérale nous indique que « le ciel (est) au dessus de Berlin », si on est allemand, français, on voyagera plutôt sans destination, mais avec un moyen de locomotion, « les Ailes du désir ». A la vision du contenu du film les deux titres se soutiennent ; mais comment se fait-il que l’un paraisse si « allemand » et cela même en faisant abstraction de la dénomination de la ville « Berlin », tandis que l’autre semblera coller à une image du « français ». Marketing inconscient ?

Wenders ne peut être mis en contradiction sur ce point, car il allie la réalité dramaturgique des deux images portées par les mots de l’un ou l’autre titre. Ciel, bien sûr. Ce ciel apparait quand notre œil de spectateur s’identifie au regard que l’on en aurait si on est installé dans une voiture tournant autour de ce monument. De ce rapide regard, séquence du film, on perçoit la statue, presque perdue, si grande. Tout en haut, son ciel, celui de Wenders, est habité d’une statue dont on ne verra dans un plan « américain » qu’une partie supérieure. Le « ciel » devient support : les bras et le torse de la statue de la colonne de la Victoire. Cette victoire est ailée, comme la victoire de Samothrace, reprenant le thème de la figure féminine pourvue de grandes ailes, « afin de voler pour répandre sur toute la Terre la nouvelle d’une victoire remportée ». Les anges chrétiens en reprendront la figuration, tout en la rendant masculine : pas question qu’une femme apporte mieux des bonnes nouvelles qu’un homme. Les anges de Wenders d’ailleurs sont bien masculins. Et ici, pour le film, la figure féminine de la victoire peut tout autant (mieux ?) renvoyer à une figure maternelle qu’à une figure de désir sexuel, car les anges seront, pour ainsi dire, assis dans ses bras.

Comme je n’avais jamais vu le film de Wenders et que ma pré-vision en a été la séquence en voiture longeant le monument, j’ai cru dans un premier temps reconnaître la statue dans sa généralité : n’était-ce pas à la Bastille ? Non, bien entendu, mais en voulant comprendre similitudes et erreurs, il apparait qu’il existe une sorte de « standard » dont les deux monuments sont assez proches : rappel de victoire et peut-être de victimes, aspect monumental d’une colonne en haut de laquelle apparait la statue, allégorie ailée dorée. Pourquoi avoir masculinisé « la victoire » de la Bastille sur le monument de Juillet créé à la mémoire des victimes de la Révolution de 1830 ? Peut être pour un tant soit peu neutraliser la charge émotionnelle des figures féminines révolutionnaires, telle « la liberté » de Delacroix… C’est l’élégance ou la légèreté qui, au premier coup d’œil, semble frapper l’imagination. A contrario, le drapé tombant du corps de l’ange de Berlin masque les jambes et ne peut donner l’illusion de légèreté que les ailes semblent promettre. La seule illusion vient de la distance où l’œil se trouve : plusieurs dizaines de mètres plus bas et cela suffit, presque.


Ce qui se passe au ciel ne manque pas de point d’appui. Gérard Macé (« Colportage » p. 457) rend compte de ses rencontres avec Sam Szafran, artiste surprenant de classicismes et de modernités si liés … Dans l’atelier, G.M. remarque deux figures, celle du funambule Philippe Petit et celle de « … Augustin Dumont, l’illustre inconnu qui sculpta le génie de la Bastille : quand Sam en parle en traversant une rue de Malakoff, parce qu’il fait partie de l’histoire locale, c’est pour ajouter que la statue ailée du génie, qui vue d’en bas a l’air de ne tenir que par une fine attache, vue de près serait monstrueuse à cause d’une cheville énorme, sans laquelle la statue serait à la merci du moindre coup de vent. Ce génie ailé dont le pied, pour corriger l’illusion de nos sens, est aussi lourd que certains socles de Giacometti, pourrait être l’ange gardien de Sam Szafran : un ange au pied enflé comme celui d’Œdipe, mais dont l’entrave est invisible ». L’ange se déplace, libéré de son corps. Sans entrave visible. Patrick Bléron en donne chez d’autres auteurs des rappels. On pourrait aussi penser à Marcel Aymé.

Tous les anges ont-ils les pieds enflés ? Sam Szafran a, un temps, participé au mouvement Panique d’Arrabal et Topor. Ce dernier dans son récit « A la recherche du corps perdu » s’intéresse à l’aventure de la recherche de son propre corps, corps qu’il aurait perdu et dont il ne lui reste que le nez. Comme l’ange, ce nez n’ayant plus d’entrave visible peut s’envoler, survoler Paris et revisiter les différents cafés qu’il a visités la veille. Peut-être, dans ces cafés, a-t-il laissé des bouts de lui-même… Et effectivement, ses parties de lui-même, retrouvées, seront aussi enflées que peut l’être un pied d’Œdipe. Mais c’est une autre histoire …"

Jean-Claude Moreau

lundi 18 février 2019

Cléo de 5 à 7

Après avoir rédigé l'article Planta nuda sur la nudité sacrée, je me suis tourné vers quelque chose qui n'avait a priori rien à voir avec l'imagerie que j'avais décrite. En effet, sur Mubi, je n'avais plus que deux jours pour visionner un film d'Agnès Varda que je n'avais jamais encore jamais vu, Cléo de 5 à 7, considéré comme une de ses plus grandes réussites, un vrai classique de la Nouvelle Vague. Je ne fus pas déçu, je retrouvais la tendresse, la liberté, la joie de vivre qui marquent les films d'Agnès Varda, même si le fond de l'histoire est parfois tragique. Et c'est bien le cas dans ce film, puisque Florence alias Cléo, la jeune femme qui en est le personnage principal, incarnée par la belle chanteuse Corinne Marchand, qui attend des résultats médicaux et craint un cancer, voit au début du film ce pronostic pessimiste confirmé par le tirage d'une cartomancienne. C'est le seul passage en couleur du film, tourné sinon dans un noir et blanc éblouissant. A partir de là, nous allons la suivre, dans sa détresse, à travers Paris, en quasi temps réel, de 5 à 7, jusqu'au moment où elle doit revoir son médecin à l'hôpital de La Pitié-Salpétrière.

Lors du tirage, Cléo devait tirer quatre cartes, dont l'une devait la représenter, en l'occurrence c'était la lame III, L'Impératrice. "Mère des Formes, écrit Robert Grand, de l'Aphrodite grecque, elle va devenir la VENUS latine (...). Le graphisme des lames en conservera la séduisante et un peu froide beauté, sous les traits de l'arcane 3." (L'Univers inconnu du Tarot, Rocher, 1979, p. 175)


Or - cela ne m'avait pas frappé en voyant le film -, je constatai, à partir des copies d'écran que je fis lors d'un second visionnage, que cette iconographie de l'Impératrice était reproduite un peu plus tard, lorsque Cléo, dans son appartement, se pose sur sa balançoire (accessoire déjà curieux pour un intérieur). Sur le mur du fond sont plaquées comme deux ailes d'ange, et l'effet de perspective - Cléo s'encadrant exactement entre les deux ailes - nous fait apparaître les deux montants du trône de l'Impératrice.


Le déshabillé vaporeux qu'elle revêt à ce moment accentue bien sûr l'effet angélique. La blancheur (renforcée par le parquet et les mur blancs) contraste avec la robe noire ajustée de la brune Dominique Davray (qui joue la gouvernante de Cléo, nommée, comme par hasard, Angèle), ainsi qu'avec le chat noir dont on ne peut oublier le funeste présage qu'il induit traditionnellement.

Cléo va rompre avec l'auto-apitoiement auquel elle s'abandonnait dans la première partie du film, et va ressortir en revêtant symboliquement une robe noire. Elle qui n'était qu'égocentrisme va commencer à s'ouvrir aux autres, à les observer, à essayer de les comprendre, ce mouvement culminant avec la rencontre avec Antoine (Antoine Bourseiller),un jeune soldat qui doit repartir en Algérie le soir-même (lui aussi annoncé dans le tirage des tarots par le Bateleur). Mais avant cela, elle va rejoindre une amie, qui pose nue dans un atelier de sculpture (Dorothée Blank). Et c'est à ce moment-là que j'ai commencé à comprendre que le thème même de la nudité que j'avais traité un peu plus tôt se trouvait là dans une résonance inouïe.


Résonance redoublée par la conversation que Cléo mène avec Antoine dans le Parc Montsouris, puis dans le bus qui les conduit vers l'hôpital.



Que la nudité ne soit pas un thème accessoire, j'en trouve par ailleurs confirmation dans l'excellente critique du film par François Giraud sur le site de Dvdclassik
"Dans un entretien pour Positif du mois de mars 1962 (n°44, p.7), Agnès Varda explique que la nudité, thématique centrale de ses films, est « un point de rencontre entre un univers qui est beau formellement et un univers beau moralement. » Il y a toujours une qualité abstraite, et rarement érotique, dans les corps nus filmés par la cinéaste, car elle recherche dans la nudité la possibilité picturale d’exprimer l’idée de beau."

dimanche 17 février 2019

Requiem pour Damiel

Je voulais à l'origine développer une résonance cinématographique au thème de la nudité (ce n'est que partie remise), mais j'ai appris cet après-midi que le grand acteur suisse Bruno Ganz était mort hier à Zurich, sa ville de naissance. Je lui consacre donc ce billet car pour moi il sera à jamais l'ange Damiel du film de Wim Wenders, Les Ailes du désir, même si sa filmographie impressionnante ne se réduit certes pas à ce film (je l'ai vu récemment par exemple dans le très beau Fortuna de Germinal Roaux). Sorti en 1987 et tourné dans le Berlin d'avant la chute du mur, ce chef d’œuvre poétique m'a laissé un souvenir éblouissant, et je ne devais pas être le seul car il y avait pas mal de monde lors de la diffusion du film, en copie restaurée, le week-end dernier à l'Apollo, lors d'une rétrospective Wim Wenders qui aura donc précédé d'une semaine seulement la fin de son acteur principal.


La mort, c'est bien d'ailleurs ce à quoi s'était résolu le personnage même de Damiel. Au départ, avec l'autre ange, Cassiel (Otto Sander), il veille sur les humains, percevant leurs monologues intérieurs, et donc souvent leurs peines et leurs désillusions. Ils sont invisibles et éternels mais Damiel est attiré par Marion, la trapéziste du cirque Alekan (du nom du chef opérateur, le français Henri Alekan, qui signe là une de ses plus belles photographies), installé sur un terrain vague de la ville. Damiel rêve de s'ancrer au sol, d'éprouver le contact de la matière et les sensations terrestres, et le film noir et blanc basculera dans la couleur quand l'ange abandonnera sa vêture célestielle et deviendra proprement humain.

Le 31 janvier, deux jours avant la projection du film, j'avais lu Le Paradis perdu, un livre de Patrick Brion consacré à La Forêt interdite, un film de Nicholas Ray, tourné en 1958 dans les marais de Floride, un grand film malade car Ray, rongé par l'alcool et fragilisé par une relation toxique avec sa petite amie française, perd la confiance de l'équipe et se voit congédié aux deux tiers du film par le scénariste et producteur Budd Schulberg, lequel achève alors la réalisation et assure le montage. Parmi les propos de Ray rapportés par Patrick Brion, j'ai noté celui-ci :
"Je préfère les hors-la-loi aux bigots, aux donneurs de leçon et aux amateurs de scandales qui modifient notre architecture, notre terre, notre vie sexuelle et notre désir d'avoir des ailes. Je préfèrerai toujours l'alcool." [C'est moi qui souligne]
Notre désir d'avoir des ailes... Je ne pouvais pas ne pas y voir comme un signe précurseur du film que je me réjouissais déjà de revoir sur grand écran (je l'avais vu en 1992 sur Arte). D'autant plus - je ne m'en avise véritablement qu'aujourd'hui -, que Nicholas Ray a une histoire particulière avec Wim Wenders. En avril 1979, Wenders se rend chez le réalisateur à New York. Ray, atteint d'un cancer incurable, mourra le 16 juin suivant. Les deux hommes parlent de la vie, du cinéma et du dernier film que Ray aurait dû tourner, Lightning over Water. Ils signent ensemble ce documentaire nommé Nick's Movie.

Ce n'était pas leur première rencontre puisque Ray avait joué dans L'ami américain en 1977 (le film, adapté librement d’un roman de Patricia Highsmith, a été projeté aussi à l'Apollo le samedi soir mais je n'ai pas pu le voir). Le rôle principal était déjà dévolu à Bruno Ganz, qui incarnait Jonathan Zimmermann, un modeste encadreur et restaurateur de tableaux, vivant à Hambourg avec sa femme Marianne et leur jeune fils Daniel. Atteint d'une leucémie, il accepte un juteux contrat pour l'assassinat d'un mafioso dans le métro parisien. Ray jouait le rôle d'un vieux peintre, Derwatt, ami de Ripley (Dennis Hopper), le commanditaire du crime. Dans ce film, on a pu écrire que Wenders filmait déjà la mort au travail.

Mercredi soir dernier, j'ai eu la surprise de retrouver Wim Wenders dans Le jeu du hasard, le beau documentaire de Sabine Lidl sur Paul Auster. Séquence tournée dans un taxi où Wenders évoque la dimension nostalgique des écrits de Paul Auster, décrivant parfois un New York qui n'existe plus.


Et il fait le rapprochement avec le Berlin de ses Ailes du désir. La caméra s'attarde alors sur une colonne surmontée d'une créature ailée, la Colonne de la Victoire (Siegessäule) qui apparaît dans le film, servant de point d'observation pour les anges.


Der Himmel über Berlin n'est autre que le titre original en allemand des Ailes du désir.



Enfin, je ne peux passer sous silence les synchronicités observées au moment même où j'apprenais cet après-midi la mort de Bruno Ganz.
C'est tout d'abord le sms de ma fille Violette me demandant si je pouvais lundi midi la déposer au bus qui doit emmener sa classe en voyage scolaire à Berlin (elle ignorait la mort de Ganz).
C'est ensuite plusieurs passages de ce roman que je lisais précisément à cette heure-là, emprunté vendredi à la médiathèque, La fabrique des coïncidences de Yoav Blum (Delcourt, 2018). Emprunté non sans quelque méfiance car ce n'est pas parce qu'il y a "coïncidence" dans le titre que je m'attends à une nourriture consistante (il existe quelques bouquins de "développement personnel" qui surfent sur la question, vous font miroiter monts et merveilles et ne méritent que le pilon le plus rapide). Non, sans être éblouissant, ce roman, fortement inspiré, semble-t-il, d'une nouvelle de Philip K. Dick, Adjustment Team, aborde une thématique très proche de celle des anges de Wenders. Les trois personnages principaux, Emily, Guy et Eric ne sont pas désignés comme tels mais ne sont pas non plus des humains. Leur mission est de créer des coïncidences pour réinventer la vie des gens. Extrait :
" Vous voulez voler ? suggéra-t-il.
- Oui.
- Voulez-vous que je vous fabrique des ailes ?
- Non, je voudrais juste planer dans les airs."
Elle se mit à glisser dans le ciel et il s'empressa de l'imiter." (p. 202-203)
Et j'ai retrouvé l'idée de la métamorphose en être humain à la page 250 :
"- En embarquant dans l'avion, vous mettrez un terme à votre vie de faiseur de coïncidences, et lorsque vous en descendrez, vous renaîtrez en tant qu'être humain.
- En tant qu'être humain ? répéta Guy avec fébrilité.
- C'est ça.
- Vous voulez dire une personne réelle, un humain, un mortel, un client de faiseur de coïncidences, tout cela à la fois ?
- Oui, oui, confirma l'homme patiemment."
Ce que le livre, comme le film, exalte, ce n'est autre que la vie. Une vie qui ne trouve sa pleine valeur que par la limite donnée par la mort. En choisissant de devenir humain, l'ange Damiel renonce à l'éternité et il y gagne l'amour et la joie.
François Ramasse (Universalia, 1988) écrivait que "Wim Wenders, en faisant plonger Damiel dans le fleuve et les couleurs de la vie, nous élève ; en tout cas, il nous donne la possibilité de le faire. Et, signe d'ironique sérénité, il nous dote d'irreligieux anges gardiens. Le grand cinéma, on aurait tendance à l'oublier, n'est ni seulement un art, ni seulement une industrie, il est aussi une éthique."
Et pour cela, merci infiniment Monsieur Bruno Ganz.

jeudi 14 février 2019

Planta nuda

"Afin de ne pas te déplaire, j'ai caché, au contraire, l'étendue magnifique de ta superficie. Pour autant, je ne t'ai pas laissée seule dans le croquis J'ai enlevé le slip, moi aussi. Je ne sais lequel des deux, dorénavant, est le plus à poil. Il y a des chances que ce ne soit pas toi."

Eric Holder, La belle n'a pas sommeil, p. 210.

Une dernière citation holdérienne, prise dans le dernier chapitre de son dernier livre, pour faire transition avec le thème que je veux aborder aujourd'hui, qui est la nudité, et plus spécialement la nudité sacrée. Il s'était imposé à moi en même temps que le parallèle effectué entre Trevanian et Erri de Luca, dont j'ai essayé de rendre compte dans l'article Toucher les vertèbres. Reprenons un passage déjà cité de L'expert
"Jonathan passa devant lui à grands pas, encore mal assuré sur ses jambes, et se dirigea vers la porte qui donnait sur l'appartement.
Le peintre se remit au travail. Puis, au bout d'une minute, son visage émacié de crucifié se leva et se tourna vers la porte. Il y avait quelque chose de bizarre chez cet intrus. Quelque chose dans sa tenue." (p .283, c'est moi qui souligne)
Ce qui est bizarre dans la tenue de Jonathan Hemlock c'est précisément qu'il n'a pas de tenue. Il est nu, à la suite des événements précédents, et vient d'arriver après avoir été pris en charge par le chauffeur du taxi n°68204 (précision toute trévanienne), bien malgré lui, d'ailleurs :
"Le voyageur avait une voix faible et pâteuse, et le chauffeur craignit d'avoir chargé un ivrogne qui allait salir son taxi. Il se rangea le long du trottoir et se retourna.
- Écoutez, mon vieux. Si vous êtes ivre... Nom d'un chien ! (Le passager était nu.) Ça alors ! Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Allez au marché. De là, je vous indiquerai le chemin.
Le chauffeur s'apprêtait à mettre un terme à toute cette absurdité lorsqu'il remarqua deux très gros revolvers sur la banquette près de son client.
- Le marché, c'est bien ça ?" (p. 282)
Dans l'article suivant, Du Bois-Brûlé aux serpents brûlants, je m'étais interrompu sur cette citation d'Erri de Luca : "Je me retrouve devant le gouffre des significations, j'ai besoin de m'appuyer sur une gorgée de café turc."Le café turc lui était offert par un rabbin, natif d'Istanbul. Après lui avoir laissé le temps de la déguster, ce rabbin avait conclu en ces termes :
"Être condamnés à mort nus. Tel fut le sort de mon peuple au siècle passé, dans le désert d'Europe. Dévêtus avant d'être tués : les assassins répétaient en automates les préparatifs de la crucifixion d'un juif." (p. 149)
Le sculpteur se rend ensuite chez le curé, qui a procédé avec l'évêque à un essai d'assemblage, assemblage de la "nature" reconstituée avec le corps du crucifié. "La première impression, écrit-il, est celle d'un ajout voyant. Puis l'impression s'inverse, la pièce appartient au corps." Et quand le sculpteur demande la raison de l'éclairage plus violent dans la salle, il lui est répondu ceci :
"Nous avons ajouté de la lumière pour mettre en évidence la peine supplémentaire de la nudité, la volonté d'humilier ainsi le condamné. Cette nudité veut ajouter de la honte. Il y a des femmes autour, une assemblée. Mais ici, sur la statue et sur la croix, on assiste à un retournement. Le corps blessé se transfigure et sa nudité passe de la honte d'un être humain à la pureté d'un agneau sacrifié. La croix devient autel et le corps son offrande." (p .151)
Le sculpteur peut donc enfin procéder à l'assemblage, opération technique, à mener à l'aide de résines modernes, qui ne présente pas a priori de difficultés, mais rien ne se passe comme prévu, le bloc glisse à plusieurs reprises, "je sens la résistance de deux aimants qui se repoussent", et l'artiste finit par tomber à terre, "tout endolori au pied du solennel crucifix", riant et pleurant, et ne s'arrêtant que lorsqu'il est vidé de toute énergie, plus épuisé qu'au sortir de l'avalanche où il avait sauvé ses amis passeurs.

Ultime paragraphe : il se relève lentement et maintenant à genoux lève les yeux vers la statue. Il lui demande pardon. Il entend alors une voix :
"Tu n'as pas encore compris ?"
Ce n'est pas la statue qui parle. C'est mon frère, un enfant de six ans. C'est la première fois qu'il sort à découvert, à haute voix, hors de mon crâne. Je reste muet, sans parvenir à me mettre debout.
"Tu exécutais ce travail avec orgueil et tu as été repoussé. Tu dois l'exécuter en tremblant."
Je ne le remercie pas. Je m'appuie au pied de la statue, je me remets debout. Je fais un geste que j'aurais dû faire en entrant ici. Je retire mes souliers. Puis j'enlève le reste de mes vêtements. J'ai des frissons. Je ramasse le morceau." (p. 157)
Nu, il parvient alors à replacer la nature sur le crucifix, les deux parties s'assemblent sans plus de peine. "J'approche. J'unis. Fin." Ce frère qui le conseille au moment opportun c'est son frère jumeau, emporté, il y a plus de cinquante ans, par la vague de crue d'un torrent au printemps : "Encore maintenant, je le considère comme mon frère aîné. Je pense à lui dans mes décisions, je l'interroge. Il a droit au dernier mot. Je ne suis pas sûr de reconnaître ce mot, il me suffit de penser que c'est le sien." (p. 19)

Juan de Flandes (1450-1519) Ascension , 1514/19
détrempe sur bois, 110×84 cm, Madrid, Musée du Prado
J'allais rédiger ce qui précède quand arriva le moment de partir à Grenade pour trois jours. Je reportai donc au retour le soin de consigner ces éléments. Comme je l'ai déjà dit, j'emportai comme viatique le livre de Victor I. Stoicheta sur la peinture espagnole de l'extase. Et je ne le regrettai pas, car il fut l'utile contrepoint de mes visites dans les églises grenadines. En premier lieu, j'y trouvai un écho saisissant à mon enquête sur la nudité sacrée. Qu'on s'attarde un instant sur L'Ascension de Juan de Flandes (dont on peut voir une excellente version numérique en haute définition sur le site du Musée du Prado). La mise en scène du pied est l'héritière d'une longue histoire.
"En quittant la terre, écrit Stoicheta, le Christ a laissé derrière lui seulement les traces de ses pieds (signes, pour être clair, de son incarnation en forme humaine), tandis que la tête a déjà traversé le plafond des nuages."

Juan de Flandes, Ascension (détail)
"Cette trace, dit encore Stoicheta, fait contraste avec la plante du pied de l'apôtre, bien visible tout près de la "limite esthétique du tableau". Ce pied-là est fait pour parcourir le monde et porter la "parole du Christ" à pied." Plus loin, il précise que les apôtres "seront dorénavant appelés symboliquement "les pieds du Christ" : ils feront partie d'un "corps" immense, dont les pieds sont sur terre et la tête au ciel" (pedes in terra, caput in coelo)*"

Juan de Flandes, Ascension (détail). "En allant très loin, on constate que le pied nu du voyant est un reste de nudité sacrée demandée primitivement par l'acte théophanique." Victor I. Stoicheta, p. 101-102.

Juan de Flandes n'est bien sûr pas le seul peintre où la planta nuda, le pied nu, a tant d'importance. Stoicheta la montre aussi dans un tableau plus récent de Murillo, La Vision de saint François (Le Miracle de la Portioncule), peint pour l'autel des Capucins de Séville, qui rapporte cet épisode de la vie du saint où il se jette nu dans un buisson d'épines pour échapper aux tentations de la chair. Une lumière céleste apparaît, des roses rouges et blanches fleurissent sur le buisson, en même temps qu'un un chœur nombreux d’Anges lui commande de se rendre dans une chapelle, la Portioncule, où le Christ l’attend avec la Vierge Marie.

Bartolomé Esteban Murillo, La Vision de saint François, vers 1665-1666, huile sur toile, 430 x 295, Cologne, Wallraf-Richartz-Museum.
" Le tableau de Murillo combine donc deux moments de la légende franciscaine : le miracle des roses et l'apparition dans la Portioncule. L'image est construite sur deux niveaux : en haut l'apparition, en bas le saint agenouillé. Les deux zones se différencient nettement, tant en ce qui concerne le degré de réalité que par la manière picturale : la gloire est le fruit de la "manière vaporeuse" de Murillo, tandis que saint François, avec ses talons bien en vue, se rattache à la manière dite "réaliste" de source caravagesque.
Dans sa description, Palomino n'insiste pas sur l'"effet de réel" du premier plan de la représentation, même s'il n'est pas moins important ici que dans la Vision de saint Antoine : les marches descendent jusqu'à la limite du tableau, avec les roses qui semblent même transgresser le bord de l'image, le bras droit de François qui semble entrer dans l'espace du spectateur sont autant d'éléments "d'accrochage" entre image et spectateur. Mais l'élément le plus "réaliste" de tout le tableau est sans doute la plante du pied si adroitement exposée par Murillo au coin gauche de sa toile. Son symbolisme est ancien et essentiel à l'intelligence du message de cette œuvre**." (Stoicheta, p. 101)
Murillo (détail) "Pour Murillo, la plante du pied portant encore des traces de poussière sera, d'une part, l'attribut d'un "nouveau Chris" (François) et, de l'autre, l'extrémité symbolique d'un tableau qui unit, pour ainsi dire, "terre" et "ciel" dans une seule et unique image."
Le lendemain de cette lecture, je découvris dans le couloir de l'hôtel où j'étais descendu, au troisième étage où j'occupais la chambre 303, un poster représentant la route de Washington Irving, célèbre à Grenade pour ses Contes de l'Alhambra. La figuration des pieds nus m'y était bien sûr comme un signe adressé.



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* Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos XCI, 11, P.OL.XXXVII, 1163.

** W. Krause, "PLANTA NUDA. Metamorhosen eines antiken Motivs in de früh - und hochmittelalterlichen Kunst, Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte, XXXIII (1980), p. 17-29. Voir aussi : E. Kantorowicz, The King's Two Bodies (Princeton, 1957), p. 70-74 ; K. Gross, article "Fuss", dans Reallexikon fur Antike und Christentum, t. VIII (Stuttgart, 1972), coll. 722-742 ; D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture (Paris, 1992), p. 42-52.

mercredi 13 février 2019

L'amour n'a pas sommeil

"C'est un signe ! dit-il. Hier, quand je t'en ai parlé, j'ai senti à ce moment-là un signe moi aussi. Une sorte d'arrêt dans le temps, alentour, ça reste figé...
- Quand tu m'as dit des tripes, tu parles si ça m'a remuée !
Il a déjà rampé à genoux vers elle.
- Les signes, enchérit-il, s'agit pas seulement d'y croire, faut leur obéir dès le premier, les autres suivront..."

Eric Holder, La belle n'a pas sommeil, Seuil, 2018, p.75

Cet homme dans l'emprise des signes, c'est Marco, le garde-champêtre du dernier roman d'Eric Holder, La belle n'a pas sommeil. Et qui restera à jamais son dernier roman, car Eric Holder s'en est allé, le 22 janvier, dans sa maison du chemin des Geais, à Queyrac, au cœur du Médoc. Est-ce parce qu'il était né, comme moi, en 1960, que cette mort me frappe autant aujourd'hui ? 58 ans, c'est bien sûr trop jeune pour mourir. Surtout quand on a jusqu'au bout, comme lui, écrit dans l'amour de la vie et de la littérature. Je l'avais découvert en 1997 à La Châtre, à travers On dirait une actrice, un recueil de nouvelles publiées auparavant au Dilettante et rassemblées chez Librio, la collection de livres à dix francs de l'époque. J'avais gardé de lui l'image de la photo en vignette sur ses romans d'alors, un fantasque et séduisant trentenaire chaussé de lunettes, et puis un soir, à la fin de La grande librairie, François Busnel lui avait rendu hommage* - je ne savais rien de son décès, on ne parlait que de celui de Michel Legrand - et diffusé un extrait de l'émission où il avait été invité pour parler justement de La belle n'a pas sommeil. Soudain, le visage d'un homme vieilli, sans lunettes, s'était substitué à l'ancienne figure. Rien de maladif, non, rien de disgracieux, mais le temps avait passé sur lui sa râpe comme sur nous tous. Toutefois sa parole était suave, et il émanait de lui une grande douceur.




Je n'avais cependant pas lu ses derniers livres, ceux écrits lorsqu'il s'est installé dans le Médoc, en 2005, après plus de quinze ans en Brie, dans le petit village de Thiercelieux (oui, le même nom que celui des Loups-garous), ce qui l'avait poussé à écrire plaisamment : «Je suis l’écrivain le plus connu de Thiercelieux, 77, Seine-et-Marne.» Pourquoi ? Je ne sais pas, mais à l'annonce de sa mort, j'ai eu comme un regret, voire un remords. Je l'avais délaissé, comme un ancien ami éloigné à qui l'on néglige d'écrire, dont on ne prend plus de nouvelles. Alors, samedi, comme je passais à la médiathèque pour rendre des livres en retard (dont L'espace du rêve, les mémoires de David Lynch, dont je n'étais pas parvenu à terminer à temps les 700 pages), et qu'une bibliothécaire (qu'elle soit bénie entre toutes les femmes) avait eu la délicatesse de disposer sur une table une bonne partie des œuvres d'Eric Holder, j'ai emprunté De loin on dirait une île (Le Dilettante, 2008) et donc La belle en question.

J'étais revenu la veille de Grenade, où après m'être acquitté des visites prévues aux écoles et aux stagiaires en poste là-bas, j'avais arpenté en tous sens la cité andalouse. Dans mes bagages réduits au minimum pour éviter la soute de l'avion, j'avais néanmoins glissé ce livre déniché à Noz, L'Oeil mystique, Peindre l'extase dans l'Espagne du Siècle d'Or (éditions du Félin, 2011), de l'historien d'art roumain Victor I. Stoicheta. Le thème du crucifix que j'abordais dans mes derniers articles s'en trouvait encore développé, et je ne cessai d'enregistrer de nouveaux échos au fil de mes déambulations. J'y reviendrai ultérieurement.

Ce même jour, un échange de sms avec Nunki Bartt, en même temps que je terminais De loin on dirait une île, fut l'occase d'une belle synchronicité. Il m'informait d'abord avoir reçu la carte postale polaroïd expédiée d'Espagne puis du départ de sa nièce le matin même pour Séville. Séville... à mon tour de lui raconter comment voici plus de trente ans, lors d'un voyage ferroviaire que permettait alors la carte inter-rail pour les moins de 26 ans, nous avions abouti nuitamment à Séville. Délaissant les campements de routards près de la gare, nous avions marché jusque sur les berges du Guadalquivir, où se tenait une fête, si je me souviens bien, de la section locale du parti socialiste.
Sur un des stands, un flamenco se mit en branle, guitariste, danseurs, et surtout l'assistance, qui tapait dans ses mains deux rythmes différents. Une telle osmose entre artistes et public était bouleversante, ce fut l'une des plus grandes émotions musicales de ma vie. Et comme je racontais cela, dans l'attente de la réponse, je parvenais à la page 181 du dernier chapitre du livre, où Eric Holder évoque pour la première fois Mathilde, dite Tilde, "comme l'oiseau qui, en espagnol, survole le cañon." Tilde, tenancière d'un bar :
"Elle croisa les doigts sur la poitrine où brillait jusque-là un large soleil, une médaille. (Dis donc, ça t'arrive tous les jours, ce genre de rencontre, ou bien essayerais-tu, par orgueil, de le faire croire ?
Frappa du talon, flamenca. (C'était donc ça... Quelle frime ! J'ai bien l'honneur, marquis... Eh là ! Où pars-tu ?" (p. 180-181)
Flamenca, oui, c'est bien cela, et la suite ne fait que confirmer cette connexion avec l'Espagne :
"L'Espagne lui tient lieu de passion supérieure, au même titre que pour d'autres, le théâtre ou l'équitation. Le pays, après avoir infiniment tramé sa vie, continue à figurer un ailleurs meilleur, un univers en expansion, une contrée semblable à celle du comédien, du cavalier, où il arrive de frôler la pure perfection, d'atteindre des moments de grâce. Franchir les Pyrénées, à chaque fois, pour elle, récompense des études, des lectures, une attente." (p .182)
Dans un autre roman, Bella Ciao, Eric Holder n'écrivait-il pas : "Les livres sont des drôles d'objets magiques, des boîtes à récupérer les coïncidences".
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* Jérôme Garcin, qui l'a plusieurs fois rencontré, lui a rendu aussi hommage : "Il écrivait des merveilles. Toujours, comme aurait dit son maître Henri Calet, à hauteur d’homme." Dans la vidéo suivante, Eric Holder présente en effet Calet comme l'auteur, découvert à 19 ans, qui a changé sa vie et sa vision de la littérature.


Et bien sûr, entendant cela, je ne peux pas ne pas penser à celui qui me fit découvrir Henri Calet, qui me prêta tous ses livres, souvent difficilement trouvables, même s'ils sont petit à petit réédités. Un homme, artiste et écrivain, venu aussi du monde des gens de peu, et qui avait reconnu la voix singulière de cet anti-homme de lettres, je veux parler de Fred Deux.