lundi 25 février 2019

Des aventures prêtées aux anges, par Jean-Claude Moreau

Paysan  aujourd'hui à la retraite, metteur en scène et comédien (il prépare un Topor pour le printemps), féru d'art et de littérature, troisième larron de la Baxter team (nom de guerre : le Doc), Jean-Claude Moreau m'envoie quelques réflexions sur Les Ailes du désir, que j'accueille bien volontiers sur ce site (le lascar n'a jamais su y faire avec les commentaires).



"Suivons Wim Wenders et la piste des aventures prêtées aux anges pour « Les Ailes du désir »*.

Oui, les traductions de titres de films sont parfois déroutantes et justifiables, les deux à la fois. Quand la traduction littérale nous indique que « le ciel (est) au dessus de Berlin », si on est allemand, français, on voyagera plutôt sans destination, mais avec un moyen de locomotion, « les Ailes du désir ». A la vision du contenu du film les deux titres se soutiennent ; mais comment se fait-il que l’un paraisse si « allemand » et cela même en faisant abstraction de la dénomination de la ville « Berlin », tandis que l’autre semblera coller à une image du « français ». Marketing inconscient ?

Wenders ne peut être mis en contradiction sur ce point, car il allie la réalité dramaturgique des deux images portées par les mots de l’un ou l’autre titre. Ciel, bien sûr. Ce ciel apparait quand notre œil de spectateur s’identifie au regard que l’on en aurait si on est installé dans une voiture tournant autour de ce monument. De ce rapide regard, séquence du film, on perçoit la statue, presque perdue, si grande. Tout en haut, son ciel, celui de Wenders, est habité d’une statue dont on ne verra dans un plan « américain » qu’une partie supérieure. Le « ciel » devient support : les bras et le torse de la statue de la colonne de la Victoire. Cette victoire est ailée, comme la victoire de Samothrace, reprenant le thème de la figure féminine pourvue de grandes ailes, « afin de voler pour répandre sur toute la Terre la nouvelle d’une victoire remportée ». Les anges chrétiens en reprendront la figuration, tout en la rendant masculine : pas question qu’une femme apporte mieux des bonnes nouvelles qu’un homme. Les anges de Wenders d’ailleurs sont bien masculins. Et ici, pour le film, la figure féminine de la victoire peut tout autant (mieux ?) renvoyer à une figure maternelle qu’à une figure de désir sexuel, car les anges seront, pour ainsi dire, assis dans ses bras.

Comme je n’avais jamais vu le film de Wenders et que ma pré-vision en a été la séquence en voiture longeant le monument, j’ai cru dans un premier temps reconnaître la statue dans sa généralité : n’était-ce pas à la Bastille ? Non, bien entendu, mais en voulant comprendre similitudes et erreurs, il apparait qu’il existe une sorte de « standard » dont les deux monuments sont assez proches : rappel de victoire et peut-être de victimes, aspect monumental d’une colonne en haut de laquelle apparait la statue, allégorie ailée dorée. Pourquoi avoir masculinisé « la victoire » de la Bastille sur le monument de Juillet créé à la mémoire des victimes de la Révolution de 1830 ? Peut être pour un tant soit peu neutraliser la charge émotionnelle des figures féminines révolutionnaires, telle « la liberté » de Delacroix… C’est l’élégance ou la légèreté qui, au premier coup d’œil, semble frapper l’imagination. A contrario, le drapé tombant du corps de l’ange de Berlin masque les jambes et ne peut donner l’illusion de légèreté que les ailes semblent promettre. La seule illusion vient de la distance où l’œil se trouve : plusieurs dizaines de mètres plus bas et cela suffit, presque.


Ce qui se passe au ciel ne manque pas de point d’appui. Gérard Macé (« Colportage » p. 457) rend compte de ses rencontres avec Sam Szafran, artiste surprenant de classicismes et de modernités si liés … Dans l’atelier, G.M. remarque deux figures, celle du funambule Philippe Petit et celle de « … Augustin Dumont, l’illustre inconnu qui sculpta le génie de la Bastille : quand Sam en parle en traversant une rue de Malakoff, parce qu’il fait partie de l’histoire locale, c’est pour ajouter que la statue ailée du génie, qui vue d’en bas a l’air de ne tenir que par une fine attache, vue de près serait monstrueuse à cause d’une cheville énorme, sans laquelle la statue serait à la merci du moindre coup de vent. Ce génie ailé dont le pied, pour corriger l’illusion de nos sens, est aussi lourd que certains socles de Giacometti, pourrait être l’ange gardien de Sam Szafran : un ange au pied enflé comme celui d’Œdipe, mais dont l’entrave est invisible ». L’ange se déplace, libéré de son corps. Sans entrave visible. Patrick Bléron en donne chez d’autres auteurs des rappels. On pourrait aussi penser à Marcel Aymé.

Tous les anges ont-ils les pieds enflés ? Sam Szafran a, un temps, participé au mouvement Panique d’Arrabal et Topor. Ce dernier dans son récit « A la recherche du corps perdu » s’intéresse à l’aventure de la recherche de son propre corps, corps qu’il aurait perdu et dont il ne lui reste que le nez. Comme l’ange, ce nez n’ayant plus d’entrave visible peut s’envoler, survoler Paris et revisiter les différents cafés qu’il a visités la veille. Peut-être, dans ces cafés, a-t-il laissé des bouts de lui-même… Et effectivement, ses parties de lui-même, retrouvées, seront aussi enflées que peut l’être un pied d’Œdipe. Mais c’est une autre histoire …"

Jean-Claude Moreau

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