Continuons donc de passer en revue les Adorations des mages du musée des Beaux-Arts de Tours.
Le tableau suivant (nous les abordons, vous l'aurez remarqué, dans l'ordre chronologique, qui ne fut pas celle de notre visite*), comme celui de Mechtelt van Lichtenberg, provient de la même collection du marquis de Biencourt, propriétaire du château d'Azay-le-Rideau, et grand-père de la vicomtesse de Poncins, qui en fit don au musée en 1949. Il s'agit d'une très belle grisaille attribué à Jacques Nicolaï (Dinant, 1605 - Namur, 1678), (situé dans la même salle que la magnifique Fuite en Égypte de Rembrandt (le seul Rembrandt du musée, oui, mais c'est déjà formidable)).
Frère jésuite, ayant travaillé dans l'atelier de Rubens sans l'avoir connu de son vivant, Nicolaï fut chargé de la décoration de l'église Saint-Loup de Namur, que Victor Hugo, dans Les Misérables, désigne comme "le chef d’œuvre de l'architecture jésuite". C'est au sortir de sa visite que Baudelaire est victime d'une attaque le 15 mars 1866, qui le laissera aphasique.
« Merveille sinistre et galante. Saint-Loup diffère de tout ce que j’ai vu des jésuites. L’intérieur d’un catafalque brodé de noir, de rose et d’argent. Confessionnaux, tous d’un style varié, fin, subtil, baroque, une antiquité nouvelle. L’église du Béguinage à Bruxelles est une communiante. Saint-Loup est un terrible et délicieux catafalque. »
C'est le même Baudelaire qui parlera de Nicolaï comme du "faux Rubens".
Et nous en arrivons au XVIIIe siècle, avec L'Adoration des mages de Sebastiano Conca (Gaete, 1680 -Naples, 1764).
Remarquable continuité à travers les siècles : le roi noir porte le ciboire de la même façon que son homologue sur le tableau de Mechtelt. Ici, il est clair qu'il content de l'encens, au vu des volutes qui s'en dégagent. L'ange au-dessus enfonce le clou, avec cet encensoir qu'il agite sur fond de nuage.
Il faut citer encore l'esquisse de Pierre Subleyras (que Pierre Dubois ne mentionne pas). Subleyras (Saint-Gilles du Gard, 1699 - Rome, 1749), fils d'un peintre d'Uzès, dont le talent précoce lui valut de travailler dès 1717 à Toulouse dans l'atelier d'Antoine Rivalz, qui, revenu d'Italie, admirait Poussin et les Bolonais. Plus tard, à Paris, élève de l'Académie Royale, il obtint du premier coup le Grand prix en 1727. Succès qui lui valut d’être envoyé comme pensionnaire à l’Académie de France à Rome.
"Protégé par la princesse Pamphili et par l’ambassadeur de France, le duc de Saint-Aignan, il élabora un langage reconnaissable entre tous. Au sortir du palais Mancini, il épousa la plus célèbre miniaturiste de son temps, Maria Felice Tibaldi, et s’installa à Rome où il « entra dans l’arène avec une manière toute nouvelle ». L’exposition de l’immense Repas chez Simon, peint pour les Chanoines réguliers du Latran en 1737, lui obtint ainsi la reconnaissance de tout Rome. Trois ans plus tard, il s’imposa encore face à ses confrères romains pour peindre le portrait du nouveau pape Benoît XIV. Le souverain pontife lui confia la prestigieuse commande d’un retable pour Saint-Pierre, La Messe de saint Basile. Son succès lui valut d’être aussitôt transcrite en mosaïque. Sa carrière brillante, couronnée par les succès, fut interrompue par la maladie au faîte d’une gloire qui promettait de s’étendre." (Notice de l’École du Louvre)
Cette Adoration des mages, écrit Catherine Pimbert, "est l'esquisse préparatoire au tableau conservé à la Residenzgalerie de Salzbourg. La toile de Salzbourg, signée et datée, est essentielle pour la connaissance de l’œuvre de l'artiste car elle témoigne de son talent extrêmement précoce. La peinture de Subleyras montre un goût très marqué pour les contrastes vigoureux d'ombres et de lumières, révélateurs de l'influence du caravagisme, et une exécution rapide et robuste. La palette savoureuse et savante montre à quel point l'artiste domine déjà ce sujet."
Le roi noir au ciboire rappelle fortement celui de Conca, mais ce qui m'intéresse particulièrement ici, c'est un motif dont je n'ai pas encore soufflé mot, mais qui est abordé par Daniel Arasse avec son chapitre sur "L’œil noir" dans On n'y voit rien. Ce motif est celui de l'ostentatio genitalia, clairement mis en évidence par l'historien d'art Leo Steinberg dans son essai La sexualité du Christ.
Revenons donc sur L’Adoration des mages de Bruegel étudiée par Arasse. Et examinons ce détail précis du tableau :
La position du vieux roi mage face à l'enfant nu est identique dans les deux tableaux. Que nous dit Arasse ? Que regarde-t-il, Balthazar ? nous demande-t-il. Que cherche -t-il à voir d'aussi près ? Et il répond ceci : "Étant donné la position respective des figures, ce ne peut être que le sexe du petit Jésus. La vieille tête chenue de Balthazar est exactement face aux cuisses ouvertes de l'Enfant, à la hauteur et dans l'axe de son sexe." Et c'est à ce moment qu'il fait appel à l'étude de Leo Steinberg. Il précise ensuite que l'idée peut paraître absurde, "l'élucubration d'un obsédé. Mais la démonstration savante de Steinberg ne laisse aucune place au doute. Textes et images à l'appui, il démontre comment il existait à la Renaissance un culte des parties génitales du Christ, comment l'ostentatio genitalia était au centre de nombreuses peintures - et comment, seules, l'évolution des pratiques religieuses et, aussi, la pruderie du XIXe siècle ont fini par nous aveugler sur ce point (quand on ne retouchait pas les tableaux ou les fresques pour effacer ce membre devenu choquant)." (p. 78)
Pourquoi maintenant une telle attention au sexe christique ? Étonnamment, la réponse est théologique et a tout à voir avec la question de l'Incarnation. Quand Dieu s'est incarné, il l'a fait dans un corps "pourvu de tous ses membres, "entier dans toutes les parties qui constituent un homme", c'est-à-dire aussi, bien sûr, le sexe. Et c'est bien pour cette raison que la circoncision du Christ avait aussi dans ce contexte une importance considérable. Dieu incarné versait son sang pour la première fois. "Steinberg, confirme Arasse, a beau jeu de montrer comment, en fêtant la Circoncision le 1er janvier, l’Église célèbre le jour 'qui nous ouvre le chemin du Paradis tout comme il nous ouvre à l'année."
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Panneau de l'Armadio degli Argenti, par Fra Angelico, v. 1451 |
Je me suis surpris en flagrant délit d'ignorance : je ne savais rien de cette célébration de la circoncision du Christ. Mais j'ai au moins une bonne excuse : cette fête liturgique n'est plus en usage dans l'église catholique depuis 1960, année même de ma naissance (si j'en crois Wikipedia . une autre source fait remonter la disparition de la fête à 1974). Pourtant la circoncision de Jésus est un événement relaté dans l'Évangile selon Luc (2:21) : « Et lorsque furent accomplis les huit jours pour sa circoncision, il fut appelé du nom de Jésus, nom indiqué par l’ange avant sa conception » (Lc 2:21)
La nativité étant placée au 25 décembre, la circoncision tombait à propos le 1er janvier. L'iconographie de cette fête est très abondante, mais il est étrange que je n'en ai jamais été frappé, comme si depuis quelques décennies on avait en somme voulu oublier les racines juives du christianisme.
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*E. m'avait rejoint à Tours (il faut bien être deux pour garder deux chats), et c'est en sa compagnie que j'ai eu le plaisir d'arpenter une nouvelle fois le musée (même si je dois préciser qu'elle préfère l'art plus contemporain : elle a par exemple beaucoup apprécié l'exposition Obey au Château de Tours que nous avons découvert par la suite (400 œuvres et pas une seule Adoration des mages...)).
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