mercredi 9 juillet 2025

Gaspar et Kafka

Plus que jamais plongé dans Le cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier, galvanisé que je suis par cette recherche de la rue Championnet, la découverte d'Estella Blain et de l'oiseau bleu. Petite précision sur l'oiseau bleu : j'ai écrit à tort que cette mention de l'oiseau bleu n'apparaît qu'à la fin du livre, ce pourquoi je n'aurais pas tout de suite opéré le rapprochement avec le dernier téléfilm d'Estella Blain. Or j'ai commencé à reparcourir (en diagonale) les trois cents premières pages du récit et j'ai bel et bien trouvé trace de l'oiseau bleu à la page 332 :

"Voici que l'être voyage. Il fait danser les casseroles que la famille, la société et l'époque accrochent à ses basques au lieu que ce soient elles qui le mitonnent et le cuisent à petit feu. Je parle de "l'oiseau bleu" et Eugénie Landré était-elle un oiseau bleu ? Avait-elle l'oiseau bleu ?" 

Eugénie Landré était la mère de Marcelle Pichon. Elle l'abandonna, elle et son père, quand elle eût l'âge de huit ans. Elle épousa ensuite un musicien, Olivier Créach. Etait-elle une femme sans cœur ? s'interroge Bouillier. "En tout cas, assure-t-il, elle voulait échapper à son milieu et à son destin tracé d'avance. [...] Tout le monde se la pète de nos jours, faute de laisser vivre son oiseau bleu. Alors qu'il suffit d'ouvrir sa cage et de le laisser s'ébattre dans son cœur pour s'apercevoir qu'il n'est plus besoin de surjouer ni même de jouer aucun rôle. On n'a plus le besoin maladif d'exister aux yeux des autres car on a l'oiseau bleu. C'est pourquoi il faut chérir son oiseau bleu, il faut le protéger, il faut le préserver à tout prix car, sans lui, nous ne sommes rien, nous sommes des coquilles vides, nous ne sommes plus que le plein d'angoisse des autres.

J'avais tout bonnement oublié cette image de l'oiseau bleu héritée, semble-t-il, de Charles Bukowski (mais je n'ai pas trouvé trace de l'écrivain américain dans le livre).

 

En tout cas, ce n'est sans doute pas un hasard si l'une des deux citations épigraphes du début du livre est cette phrase de Kafka : "Une cage allait à la recherche d'un oiseau." (Réflexions sur le péché, la souffrance, l'espérance et le vrai chemin). Kafka qui est d'une certaine manière au cœur du récit. Page 184, on peut lire ceci :

"Mais qui est Marcelle Pichon, si elle-même ne le sait pas ?

Si elle préférait être une autre.

Sauf que c'est impossible.

Elle doit tenir son rôle.  

Même si ce n'est pas le sien.

Malheureusement.

Dans mon carnet, j'ai noté : "Hypothèse Kafka" (souligné trois fois).

Puis, juste en dessous : "Marcelle P, c'est Kafka, mais la littérature en moins."

J'ai relu deux ou trois fois cette phrase, comme si elle détenait la clé d'un mystère.

Puis j'ai rangé mon carnet dans ma poche intérieure de mon imperméable couleur mastic." 

Kafka, dont j'avais commencé à lire le tome 3 de la formidable biographie de Reiner Stach. Les Années de jeunesse

*

Le dimanche 22 juin, nous regardons sur France 5 le documentaire de Teri Wehn-Damisch, Michelle Perrot, dans l'intimité des chambres. L’historienne, âgée de 97 ans, et encore merveilleusement agile d'esprit, était invitée à exposer sa réflexion sur les chambres dans le cadre de la maison de George Sand, à Nohant. Elle avait publié en 2009 une formidable Histoire de chambres (Seuil, La Librairie du XXIe siècle), que je trouvai à Noz en 2018 et que je lus ensuite avec énormément d'intérêt : "La chambre est une boîte, réelle et imaginaire. Quatre murs, plafond, plancher, porte, fenêtre structurent sa matérialité. Ses dimensions, son décor varient selon les époques et les milieux sociaux. De l’Antiquité à nos jours, Michelle Perrot esquisse une généalogie de la chambre, creuset de la culture occidentale, et explore quelques-unes de ses formes, traversées par le temps : la chambre du Roi (Louis XIV à Versailles), la chambre d’hôtel, du garni au palace, la chambre conjugale, la chambre d’enfant, celle de la jeune fille, des domestiques, ou encore du malade et du mourant. Puis les diverses chambres solitaires : la cellule du religieux, celle de la prison ; la chambre de l’étudiant, de l’écrivain." (Extrait de la quatrième de couverture)

 

On pouvait lire, page 53, que l'expression "chambre à coucher" apparaissait seulement dans les dictionnaires vers le milieu du XVIIIe siècle, la chose étant assurément plus ancienne. "Mais "avoir une chambre à soi", précisait Michelle Perrot, pour écrire, rêver, aimer ou tout simplement dormir - le vœu de Virginia Woolf à l'intention des femmes - est une invention relativement récente dont je voudrais suivre les chemins occidentaux." 

*

Le lendemain, lundi 23 juin, je reçois un commentaire d'Alain Sennepin sur mon article Bestialissima pazzia.

Le premier des mages (Gaspard) de la mosaique de Ravenne, est en couverture du volume 14 de Slovo (Revue du CERES), 1994. Dans ce numéro, François Cornillot "L'Aube scythique du monde slave", considère que Gaspard est scythe. Lui (dans les 5 articles qu'il consacre au lien entre scythes et slaves, dont celui-ci est le premier, dans cette revue jusqu'en l'an 2000) comme Iaroslav Lebedynsky, mettent en exergue le bonnet phrygien comme la coiffe scythe par excellence. Tous deux montrent l'influence de la culture perse sur la Scythie et le monde anatolo-égéen. Cornillot voit en Gaspard une déclinaison du "gospodar" (chef guerrier) scythe, qui deviendra le "hospodar" slave... 


 

Pour mémoire, revoici la mosaïque de Ravenne, avec les trois rois :


Je dois préciser que cette même mosaïque (que je ne connaissais même pas avant d'écrire l'article) apparut fugacement dans une très courte émission précédant le film 1917, qui passait sur France 2 (c'est en seconde partie de soirée que nous avons visionné le documentaire sur Michelle Perrot). Impossible ensuite, hélas, de retrouver trace de cette courte pastille d'animation. En revanche, j'ai retrouvé l'article de François Cornillot sur "L'Aube scythique du monde slave", mais j'avoue n'avoir pas pris le temps encore d'en parcourir le savant contenu.

Bref, un peu plus tard, je reprends la lecture de Reiner Stach à la page 204. Et je tombe sur ces lignes :

"[...] nous ignorons pourquoi Kafka se mit à lire. [...] Avant son entrée au lycée, ces inconscients [ses parents] lui offrirent toutefois la meilleure compagne de tout lecteur débridé : une chambre à soi, dans la nouvel appartement qu'ils louèrent peu avant la naissance d'Ottla juste au-dessus du magasin familial, au deuxième étage de l'immeuble "Aux trois rois " (U Tří králů) du 3, Zeltnargasse. Un lit, un bureau, une bibliothèque, une banquette à la fenêtre qui donnait sur cette petite rue commerçante - et des portes qu'il pouvait fermer derrière lui. Ce fut peut-être le plus grand cadeau qu'ait jamais reçu Kafka."

Le cadeau que m'offrait ce jour était bien cette double résonance à la chambre à soi de Virginia Woolf (réactivée par Michelle Perrot),  et aux trois rois mages scytho-slaves, 

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