11 novembre. Je continue de lire, à petits pas, La maison vide, de Laurent Mauvignier. Entre temps, il a reçu le prix Goncourt, devançant Nathacha Appanah, Emmanuel Carrère et Caroline Lamarche. Lots de consolation : le prix Femina a été remis à Appanah tandis que Carrère a été couronné par le Médicis. Quid de Caroline Lamarche ? Eh bien pour le moment, chou blanc pour les prix. Bah, ça n'a pas beaucoup d'importance, les prix sont de l'écume, Le Bel Obscur est un très bel objet littéraire dont la trace lumineuse ne me quitte pas.
Cette Grande Guerre, dont on commémore donc le 107ème anniversaire de l’armistice, intervient très tôt dans La maison vide, dès la page 14, où il est annoncé que le grand-père Jules reçut à titre posthume la Légion d'honneur, après être tombé le 18 mai 1916 dans le bois d'Avocourt, près de l'Argonne. On le retrouve un peu plus loin, page 23 :
Moi, de mon côté de la rive du temps, j'aperçois tout ça comme le seul récit diffracté d'un monde dont la gloire a été - par la mort de Jules - le signe avant-coureur de la catastrophe familiale qui a nourri le récit qu'aujourd'hui quelque chose en moi cherche à comprendre, comme pour en reconstituer le puzzle - vieux cliché que l'image du puzzle, mais si limpide et évidente qu'elle s'impose avec une force telle que je me refuse à la révoquer, oui, l'image d'un puzzle dans une histoire du temps que j'ai cherché depuis ce matin à reconstituer en retrouvant le certificat de Légion d'honneur dressé en 1920 sur lequel on fait le panégyrique d'un Jules parmi les autres, mort dans la boue de la Grande Guerre avec ses majuscules tonitruantes comme une charge de cavalerie. (C'est moi qui souligne)
Lisant ces lignes, je me souvins que la même image du puzzle, - ce vieux cliché que Mauvignier ne peut révoquer - avait aussi sa place dans Le Bel Obscur. Dans un paragraphe des pages 112 et 113 :
De nombreux sens fantômes circulent entre des archives lacunaires. Si j'en choisis un plutôt qu'un autre - ici la remarque amusée de ma mère - c'est comme on passe et repasse devant un puzzle, plaçant une pièce, puis une autre, découvrant peu à peu le motif. Ma mère, si expéditive pourtant, adorait les soirées consacrées à cette passion lente. L'image entamée pouvait rester durant des semaines inachevée sur la table du salon. Chaque personne de passage rajoutait une pièce ou se contentait d'observer quel coin de ciel ou de frondaison s'était comblé, quel animal avait trouvé sa patte ou sa tête, quelle maison son toit ou sa porte. Ma récolte d'éléments offre autant d'entrées qu'un puzzle de mille pièces. La main du lundi n'est pas la main du jeudi, ni celle du matin aussi leste que celle du soir, mais toutes finissent par relier entre elles les couleurs et les formes. Sur la table je déplace ces fragments ancestraux que j'ai sortis de leur relégation comme on va chercher, un jour de pluie, la boîte contenant l'image aux pièces mélangées. Il suffit que je les rapproche pour que se révèlent des motifs qui se trouvaient déjà là. (C'est moi qui souligne)
On retrouve ici cette expression d'archives lacunaires (qu'on peut entendre d'ailleurs dans la vidéo réalisée pour Mollat), cette notion d'archives que j'avais déjà signalée à la fin de l’article sur Le Bel Obscur. Rapprocher différentes pièces d'archives révèlent donc des motifs, et c'est bien la même démarche de reconstitution de motifs à laquelle se livre Mauvignier, qui lui permet d'écrire l'histoire de ses aïeux.
Passant à la médiathèque le 5 novembre, j'ai emprunté le dernier roman de Marie Richeux, Officier radio. Je n'avais jusqu'à lors jamais rien lu de la productrice de l'émission "Le Book Club" sur France Culture. Le roman n'avait pas franchi l'étape de sélection des grands prix, ce qui ne m'inquiétait pas, bien au contraire, je crois aussi que j'aimais que ce ne fut justement pas un roman (bien que le mot soit employé par l'éditrice), mais un récit, autour de l'accident du cargo Emmanuel Delmas en 1979, au large des côtes italiennes, collision avec un pétrolier qui provoqua un incendie où périrent 27 personnes, dont Charlot, l'oncle de Marie Richeux, officier radio sur le navire.* Elle-même, née en 1984, n'a pas connu son oncle mais elle enquête obstinément sur ce drame qui a marqué sa famille.
Et là encore, le rôle des archives est fondamental.
Tout ça pour dire, c'est peut-être grossier, que je fais un lien entre l'office des morts et l'officier radio, entre officier pour les morts et officier à la radio. Je fais ce lien en me plongeant passionnément dans des archives d'il y a quarante-cinq ans, mais cela me permet de dire que je l'ai toujours fait. Dans mon désir - si précoce - d'enregistrer des voix, des paroles, des descriptions de lieux, de façons de vivre, de cuisiner, de partir à la pêche ou de prononcer certains mots de patois, il y a la volonté farouche de lutter contre la disparition des choses et des êtres, les enregistrer pour leur garantir une mémoire, les fixer quelque part. Il y a la conscience trouble d'un monde promis à la disparition, un certain monde agricole, marin, breton, il y a l'urgence d'aller contre l'oubli. Comment ne pas oublier, dit mon père au début de l'histoire, comment ne pas oublier, dis-je en allumant mes micros. J'officie radio, comme un office des morts en avance pour garder par-devers moi une poignée de mots des futurs disparus. Ou, à défaut, des images et du son qui seront une autre façon d'écrire pour eux. (p. 127-128, c'est moi qui souligne)
Hier (je viens seulement de m'en aviser, après avoir commencé la rédaction de ce billet), Laurent Demanze a consacré un article au livre sur AOC, et cite ce même passage donné au-dessus que j'avais consigné dans mon cahier dès le 7 novembre. Il poursuit en suggérant que "Sans doute est-ce là l’art de la conversation que déploie magnifiquement Marie Richeux dans son récit et dans ses émissions radiophoniques du « Book Club », qui consiste à lutter contre l’effacement, en rapiéçant des bribes d’histoire, en reliant les mots épars de la discussion, en ravaudant les fils ténus de la conversation : la parole comme une matière à modeler et façonner, en saisir le point d’incandescence et la faire bifurquer jusqu’à cheminer vers un nœud en travers de la gorge."
Plus haut, il avait écrit : "La disparition de l’oncle occasionne dans le récit des cercles concentriques : pour saisir la force de rêverie et de romanesque que suscite le mot, à la façon d’un vide entraînant nos pensées dans sa gravitation, Marie Richeux mobilise Georges Perec et Daniel Mendelsohn comme des interlocuteurs de prédilection. Ici La Disparition, là Les Disparus sont convoqués pour donner à cette évanescence toute son ambivalence, tout ensemble lestée des drames de l’Histoire et allégée par la possibilité du jeu de la contrainte."
Georges Perec et Daniel Mendelsohn font partie des écrivains de ma nébuleuse. Ici, j'ai particulièrement aimé ce que Marie Richeux rapporte des propos de Mendelsohn dans un épisode de Par les temps qui courent, du 24 novembre 2020. L'écrivain était au bout du fil, assis dans un fauteuil à deux heures de train de New York, dans sa maison de campagne, et elle, dans "la pénombre très rassurante du studio à Paris." Après une coupure dans la liaison radio, il avait repris avec ces mots : "Ce qui me semble extraordinaire dans le monde réel, c'est qu'il nous permet de trouver parfois ce sentiment puissant de lien que l'on connaît habituellement dans la littérature. Des connexions incroyables, des coïncidences. Quand on est sensible à une question, on commence à voir ces liens apparaître, tout le temps et partout. C'est une sensation extraordinaire. Le monde est peut-être plus structuré que nous voudrions bien le croire."
Paroles qui rejoignaient cette autre observation de Caroline Lamarche : "Étrange comme une obsession attire les coïncidences qui la documentent." (p. 134)
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* Une autre raison du choix de ce livre est que je lis en ce moment, par bribes (uniquement dans le Lieu tranquille, au sens de Peter Handke, ce qui explique cette lecture fragmentée), L'intervieweur, d'Alain Veinstein, (Calmann Lévy, 2002), où l'auteur se nourrit de son expérience radiophonique (à l'époque, il animait l'émission Du jour au lendemain). Le livre de Marie Richeux venait là en résonance directe avec cette écriture.


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