jeudi 29 avril 2021

Adrien Roublev

Avant de revenir sur le Matthieu de Denis Guénoun, je te propose, ô patient lecteur, une petite bifurcation avec le couple Leroy/Tarkovski. Lundi dernier, j'ai en effet terminé la lecture de Vivonne, le dernier roman de Jérôme Leroy, publié à la Table ronde, et vu, le soir-même, pour la seconde fois de ma vie, le chef d’œuvre d'Andreï Tarkovski, Andreï Roublev. Entre les deux se fomentèrent aussitôt des échos si puissants que le désir d'en établir une chronique s'imposa très vite. Et j'ai l'intuition qu'une seule n'y suffira pas.


A ma droite, donc, Jérôme Leroy, plusieurs fois rencontré dans ces pages, avec ce nouveau roman, Vivonne, qui fait sauter la barrière des genres : thriller, fantastique, anticipation s'y mêlent savamment avec un autre élément littéraire peu familier de ces domaines : la poésie. L'action se déroule principalement en 2028, ce qui autorise à parler de dystopie légère, à l'instar des Furtifs d'Alain Damasio, qui consiste en somme à extrapoler certaines tendances contemporaines, mais les retours en arrière sont aussi très nombreux, sans compter le prologue et l'épilogue, qui encadrent le récit principal en nous transportant dans une temporalité plus éloignée. C'est dire si l'on a affaire à une construction complexe.

J'ai lu depuis lundi pas mal de critiques et d'avis sur Vivonne, mais je n'ai pas vu pour l'instant d'interrogation sur le pourquoi de ce titre, qui reprend le patronyme du personnage principal, le poète Adrien Vivonne, dont Leroy s'amuse à clore le roman par la bibliographie exhaustive. Il lui prête aussi nombre de ses traits, en le faisant naître par exemple à Rouen le 13 septembre 1964, tandis que lui-même est mis au monde dans la même ville le 29 août 1964. Un décalage de quinze jours qui les place néanmoins dans une certaine gémellité astrologique, placés qu'ils sont tous les deux sous le signe de la Vierge. Le livre tout entier se présente comme une quête de ce personnage, disparu mystérieusement en 2008, sur fond de décomposition de la société, en proie à une "balkanisation climatique" (mais le livre parle aussi de Libanisation) qui voit s'affronter les milices de différents clans, tandis que se profile la menace d'un Stroke, la Panne générale d'internet et de toute communication numérique (qui reprend en quelque sorte le concept d'accident intégral de Paul Virilio*).

Mais revenons sur ce nom de Vivonne, évidemment emprunté à Marcel Proust qui rebaptise ainsi le Loir qui coule à Illiers-Combray, associé à un souvenir d'enfance évoqué dans Du côté de chez Swann :

« Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard avec des lignes ; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des provisions du goûter ; j’en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l’eau se solidifiait aussitôt autour d’elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu’elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles, tout près d’être en voie de cristallisation."

On peut suivre François Bon qui, en 2013, vient sur les lieux retrouver la Vivonne :

 

"D’abord, ci-dessus, la bande-son au Pré-Catelan d’Illiers-Combray : trois pas plus loin que le marché du vendredi sur la place de l’Église et les bruits de la route, probablement peu de différence avec ce que Marcel Proust entendait, les trois étés où il est venu à Combray, entre ses 8 et ses 11 ans.

Il y a bien les deux directions pour suivre le petit cours d’eau tranquille, entre gués et nénuphars, que Proust nomme dans son livre la Vivonne – nom pour moi associé à Poitiers où elle coule toujours. [...]

On porte chacun une Vivonne intérieure, qu’on a reconstruit comme Proust lui-même à partir de nos souvenirs d’enfance, il importe de ne pas la dissoudre au profit de la beauté ici d’une allée couverte, d’un reflet du vieux lavoir, ou de cette échappée de route qui s’envole en tournant."
Alexandre Garnier, l'ami et éditeur de Vivonne, tentant de reconstituer sa biographie, raconte l'accouchement aquatique à la clinique Semmelweiss de Rouen :

"Si je me permets cette supposition d'un lien de cause à effet entre cet accouchement et la joie d'Adrien Vivonne, c'est que décidément, à lire son œuvre, l'eau joue un rôle fondamental, originel. L'eau est l'élément bienfaiteur : celle qu'on boit et celle où on se baigne, mers, rivières, lacs. Adrien Vivonne n'était pas sportif mais il était, d'après tous les témoignages, un excellent nageur." (p. 81)
Il est temps, maintenant, d'en venir à ma gauche, autrement dit à Andreï Roublev, ce film tourné en 1966 mais que le monde ne verra qu'en 1969, au festival de Cannes, avant même le public soviétique, qui n'y aura droit qu'en 1971 (il faut dire que Brejnev, qui eut le privilège d'un visionnage exclusif, ne s'y trompa pas : malgré le fait que l'histoire se passe au XVème siècle et ne comporte pas de critique explicite du régime, il en perçut tout de même le fond contestataire et quitta ostensiblement la salle). Nous avons, ma fille Violette et moi, décidé de regarder tous les films de Tarkovski, dans l'ordre de leur sortie. Après L'enfance d'Ivan la semaine dernière, c'était donc le tour d'Andreï Roublev. Eh bien que voit-on dès le prologue (et je ne m'avise qu'à l'instant que le film et le roman sont construits identiquement avec un prologue et un épilogue), sinon un fleuve, sur le fond duquel se détache cet homme nommé Yefim qui prépare un ballon à air chaud près d'un petit village, un prototype rudimentaire de montgolfière, et parvient à s’envoler, avant d’atterrir en catastrophe sur la rive.


Le motif du fleuve revient plusieurs fois dans le film. Sur le forum dvdtoile, un commentateur, Vincentp, tient les propos suivants :

"Tarkovski place sa caméra à une hauteur de deux mètres environ et filme ses personnages en légère contre-plongée, selon la position du christ orthodoxe, dixit le documentariste Chris Marker. Des mouvements de caméras spectaculaires permettent d’accroître considérablement cette hauteur et d'observer la société russe du XV° siècle dans un plan d'ensemble. Le film s'ouvre (par le vol en ballons) et se conclut (par la fonte de la cloche) par une représentation d'un collectif composé d'anonymes. Est porté à notre regard un monde qui se situe à la frontière de la ruralité et de la petite cité organisée autour de son lieu de culte orthodoxe. Le fleuve, et la boue qui le sépare du rivage, réalisent la transition entre ces deux mondes. Aux portes de la cité existe une nature omni-présente, immense, boueuse, déifiée par les moujiks. L'air y circule de façon paisible (chute de flocons) ou tumultueuse (bruit des moustiques dans la steppe)." [C'est moi qui souligne]

Jean Douchet, dans une causerie à l'Institut Lumière sur le film, montre bien, à l'avenant, que la terre, et surtout la terre humide, est un élément essentiel dans la symbolique déployée par Tarkovski. 

Pour donner un autre exemple de parallèle entre Vivonne et Roublev, je vais choisir un autre passage, situé cette fois à la fin du livre, dans l'épilogue :

"    Adamas avait été bombardé par les bateaux des Autres.
    Aucun bâtiment ne semblait épargné. Les tavernes où aimaient traîner Titos étaient dévastées. Et on voyait des corps, toujours des corps. La Douceur ne l'avait pas préparé, ni lui, ni personne, à cette vision de la mort de masse. Une mort qui surprend dans des positions grotesques, une mort qui abîme les chairs, qui défigure.
    Dans la Douceur, quand un Ami passait de l'Autre Côté, il était entouré des siens. Les proches récitaient des poèmes d'Adrien, des chants du Grand Aveugle. Parfois, celui qui pressentait sa mort proche choisissait de partir vers le large, face au soleil : on le perdait de vue depuis la rive, il devenait écume, rayon de soleil ou poisson aux écailles scintillantes et entrait dans l'Alliance du Vivant." (p. 402)

Cette cruauté, ce chaos sont aussi au coeur de Roublev, avec l'invasion tatare qui conduit au sac de la ville de Vladimir et au massacre de ses habitants, un épisode qui conduit Andreï  à cesser de peindre et à faire vœu de silence. Dans le tableau de la fête (1408), au premier tiers du film, où il avait découvert des paysans dans leur rituel païen, dansant nus sur le bord du fleuve, il avait été attaché par un groupe d'hommes qui l'avaient menacé de noyade. Une femme, Marfa, l'avait libéré après l'avoir embrassé.Le lendemain, alors qu'il a rejoint ses compagnons et descend le fleuve en barque, des soldats arrivent et violentent les païens. Andreï détourne le regard devant Marfa qui s'enfuit en nageant, s'éloignant sans retour.


Comme je le pressentais, cette exploration des rapports entre les deux œuvres ne fait que commencer.

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* C'est aussi en 2008 que Virilio confiait dans un entretien au Monde, que le krach boursier représentait l'accident intégral par excellence. L'article finissait par ces lignes :

"Vous croyez au chaos ?

Après avoir déstabilisé le système financier, le krach risque de déstabiliser l'Etat, dernier garant d'une vie collective. Il essaie en ce moment de rassurer. Mais si la Bourse continue de baisser, c'est l'Etat qui sera à son tour en faillite, et va plonger les nations dans le chaos. Ce n'est pas du catastrophisme de ma part. Je ne crois pas au pire, je ne crois pas au chaos, c'est absurde, c'est de l'arrogance intellectuelle, mais il ne faut pas s'empêcher d'y penser. Face à la peur absolue, j'oppose l'espérance absolue. Churchill disait que l'optimiste est quelqu'un qui voit une chance derrière chaque calamité."

Le chaos, engendré par un État dépassé par les événements, est au cœur du roman de Jérôme Leroy.

lundi 26 avril 2021

Nous sommes un désert qui marche

Nous sommes un désert qui marche, peuple de sable,
          fer dans le sang, chaux dans les yeux, un fourreau de cuir. 

Erri de Luca, Aller simple, p. 41

Mardi dernier, j'ai terminé la lecture de Matthieu de Denis Guénoun (Labor et Fides, 2021), livre dont la présentation me semblait correspondre à l'émergence d'un Attracteur étrange : "Denis Guénoun cherche à comprendre l’importance énigmatique prise dans sa vie  par le prénom Matthieu. Celui-ci a été présent tout au long de son histoire, sans jamais s’accrocher à une relation ou des événements de premier plan : insistant mais insaisissable, ne cessant de resurgir après des éclipses, comme un cours d’eau souterrain ou un indice dans une intrigue dont on ignore la clé." Livre dont j'appris l'existence au soir de l'acquisition de La Passion selon saint Matthieu, œuvre de Bach qui forme l'un des trois nœuds de la méditation de l'écrivain (avec Pasolini et Le Caravage), et qui se trouve au principe de l'immense "A" de Louis Zukofsky, récemment découvert. C'est dire si son apparition s'était opérée sur le mode même de l'intrication caractéristique de l'Attracteur étrange.

Avais-je trouvé à l'issue de ma lecture confirmation de ce rapprochement ? Oui et non. Non, dirais-je dans un premier temps, car Guénoun ne développe guère l'idée proposée sur la quatrième de couverture, de ce courant souterrain qui traverserait la vie en tapinois. Mais oui, dans un second temps, car autour du texte, et à l'intérieur également de celui-ci, des résonances se sont produites. Alors que je m'apprêtai à rédiger une chronique sur Matthieu, s'imposa tout d'abord cette coïncidence des aller simple, chez Erri de Luca et Peter Handke. Il fallait en rendre compte avant d'aborder la question de l'évangéliste, mais ce faisant, je vis que j'étais déjà au cœur du propos. Je n'étais plus très sûr d'avoir déjà parlé ici d'Erri de Luca, mais le moteur de recherche suppléa ma mémoire défaillante et établit que l'écrivain italien était cité dans pas moins de cinq articles. Dont celui du 18 janvier 2019, De morte aeterna. Où il est question du roman La nature exposée. Je me permets de reprendre ici les lignes écrites alors :

Histoire d'un sculpteur vivant dans un village de montagne, qui aide des migrants à traverser la frontière. Passeur d'un genre singulier, il rend l'argent demandé une fois parvenu de l'autre côté. Jusqu'à ce qu'un clandestin, écrivain de son état, publie un livre sur son voyage et attire l'attention des médias sur le sculpteur. Confronté aussi à l'hostilité des autres passeurs, ses amis pourtant, il quitte alors le village pour une ville en bord de mer, où un curé lui confie la tâche de restaurer un Christ en marbre, à l'origine nu mais recouvert ensuite d'un drapé. Or, l’Église veut maintenant récupérer l'original et retirer ce drapé :

"J'examine la couverture en pierre différente, elle semble bien ancrée sur les hanches et sur la nudité. Je lui dis qu'en la retirant on abîmera forcément la nature.
"Quelle nature ?"
La nature, le sexe, c'est ainsi qu'on nomme la nudité des hommes et des femmes chez moi.
"C'est bien là le problème. Plusieurs sculpteurs consultés avant toi ont renoncé." (p. 32-33)
Le sculpteur relève le défi.  [...] Dans une bibliothèque, le sculpteur retrouve une photo de la statue originale, dans un mensuel de l'année 1921, jour 24 décembre. Surprise : il y observe un début d'érection. Il montre plus tard au curé une photocopie de la photo.
" Je ressens le besoin de défendre le sculpteur. Il a doté le crucifié d'une puissante nature, et son exagération rend plus fort le contraste avec la mort. Il incite à vêtir le corps nu, exposé au vent. Non pour recouvrir sa nature, mais pour mettre une couverture sur ses épaules, envelopper ses pieds dans un tissu de laine. C'est un sentiment terrestre qui n'a rien à voir avec la foi, avec la dévotion pour l'image sacrée.
Il m'écoute, alors je poursuis. Cet élan d'affection vient directement de la nature exposée. La nudité fait vibrer les fibres les plus anciennes de la compassion. Vêtir ceux qui sont nus, est-il prescrit dans une des œuvres de la miséricorde étudiées au catéchisme. Qu'est donc la miséricorde que j'éprouve devant cette figure ?" (p .40)

Nous sommes au cœur de l'histoire. Ce que j'écris ensuite se rapporte à un livre chroniqué six ans plus tôt, choisi lui aussi, comme le Matthieu de Guénoun, à cause de la quatrième de couverture :

A cet instant, je ne pouvais que repenser à l'un des articles les plus lus d'Alluvions (pour une raison que j'ignore) : Sept oeuvres de miséricorde, rédigé le 6 janvier 2013 à la suite de la découverte du livre de Mathieu Riboulet, Les Œuvres de miséricorde. Livre que j'avais choisi à cause de sa quatrième de couverture :  "Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts : tels sont les impératifs moraux édictés par l’Église sous le nom d’œuvres de miséricorde, que le Caravage a illustrés dans un tableau conservé à Naples, et dont tous ceux nés en culture chrétienne sont imprégnés, même s’ils ne les connaissent pas. Ces injonctions morales sont ici mises à l’épreuve de l’expérience – réelle ou imaginaire."

 

Les Sept Œuvres de miséricorde, Le Caravage, 1607, Naples.

Qui ne voit la double coïncidence ? C'est à un autre Mathieu (avec un seul t, il est vrai) que l'article conduit, Mathieu Riboulet, traitant d'une œuvre du Caravage, le peintre sur lequel ouvre l'essai de Guénoun :

"Dans le silence des heures, un peu en retrait du monde, un prénom travaille. Je cherche les lignes qu'il trace dans ma vie. L'histoire est ancienne, mais je vais la prendre à rebours, par l'épisode le plus récent.

Voici quelques mois, j'ai reçu un choc devant La Vocation de saint Matthieu, du peintre Michelangelo Merisi, connu sous le nom de Caravaggio, ou sa forme francisée Caravage. Mais cette frappe n'a pas été immédiate : un événement a modifié mon regard, par lequel je voudrais ouvrir mon récit." (p. 7)

 

La Vocation de saint Matthieu, Le Caravage, 1600, chapelle Contarelli, église Saint-Louis-des-Français, Rome

Ce n'est pas tout. Il se trouve que c'est ce soir-même que je lis dans le Carnet de notes 2016-2020 de Pierre Bergounioux, ces lignes du 6 février 2018 :

"Levé à six heures et demie. J'écris quelques lignes sur l'herbe des rues à laquelle deux anciennes étudiantes consacrent un travail puis commence Le Postmodernisme de Jameson.

C'est à midi, aux informations, que j'apprends le décès de Mathieu Riboulet. La nouvelle me laisse hébété, atterré. Mais il était de 1960 ! J'aurais pu l'avoir comme élève. Il ne devait pas mourir encore. "Il y aurait eu le temps pour un tel mot." Et il a rejoint la foule des ombres qui m'environne et grandit sans cesse. J'espérais, envers et contre tout. Nous finirions par nous retrouver en Creuse ou en Corrèze et cela n'aura plus lieu. C'est donc en août que nous nous serons vus pour la dernière fois. Il allait partir pour Bordeaux où il a trouvé sa fin. Le faire-part de Serge, en soirée, m'apprend qu'elle a été rapide. Il a été emporté en trois jours. Me revient la réponse de César à qui lui demandait quelle mort il jugeait préférable : "La plus courte." " (pp. 448-449)"

Enfin, cherchant des articles sur l'écrivain disparu, je tombe sur un entretien avec Fabien Ribéry, publié le 22 octobre 2015 sur le site le poulailler, où il est présenté comme "l'auteur d’une œuvre littéraire passionnante, cherchant un chemin de conciliation entre le corps humain, ses affects, ses désirs, sa parole, et le corps politique, atrophié, humilié, blessé, de notre époque, Mathieu Riboulet, héritier de Pasolini et de Fassbinder, est un de nos grands contemporains, au sens d’Agamben, c’est-à-dire de la capacité à faire face, par le verbe et la concentration, aux lumières noires du temps présent." Pasolini, l'auteur du film L'Evangile selon saint Matthieu (1964), l'une des trois œuvres phares analysées par Denis Guénoun.


Et puis voici une question de Fabien Ribéry, où nous retrouvons à la fois Les Œuvres de miséricorde et Erri de Luca :

F.R. : Etes-vous attentif au travail cinématographique de Vincent Dieutre, qui croise quelques-uns de vos thèmes majeurs : la mélancolie, le corps de gloire des hommes, le caravagisme - je pense à votre livre, Les Œuvres de miséricorde (Verdier, 2012) - la fraternité des âmes et des épidermes sur fond de déroute idéologique ? Je pense aussi à un écrivain comme Erri de Luca, ancien militant de Lotta Continua, amoureux de la montagne, tel le personnage éponyme de Avec Bastien (Verdier, 2010) adepte de l’alpinisme.

Réponse de Mathieu Riboulet :

"Dans deux registres et disciplines très différents, le travail de Vincent Dieutre et celui d’Erri de Luca m’importent et me nourrissent. C’est même la lecture d’un bref texte d’Erri de Luca, la préface à La Révolution et l’État d’Oreste Scalzone et Paolo Persichetti (Dagorno, 2000), qui m’a donné l’étincelle pour démarrer Entre les deux il n’y a rien, qui se tenait prêt dans l’ombre. Il pointe toujours les enjeux avec une acuité décisive depuis le cœur même de la langue, comme en témoignent encore ses interventions autour de l’affaire du val de Suse (La Parole contraire, Gallimard, 2015) ou sur le crise des réfugiés dans un récent article (« Si l’Europe refuse l’asile aux migrants, elle les noie », Le Monde, 10 septembre 2015)."
Les migrants, dont le sort est au centre d'Aller simple :

"Notre terre engloutie n'existe pas sous nos pieds,
notre patrie est un bateau, une coquille ouverte.

Vous pouvez repousser, non pas ramener,
le départ n'est que cendre dispersée, nous sommes des allers simples. (p. 63)

C'est de pieds encore qu'il sera bientôt question.


mardi 20 avril 2021

Solo Andata

Mardi dernier, je suis allé dans la grande zone commerciale de Châteauroux qui s'appelle Cap Sud. On la traverse en effet pour se rendre dans le sud du département, ma partie favorite, le bocage du Boischaut, la vallée de la Creuse, les contreforts du Massif central. Une course banale me menait là, mais je suis passé tout de même par Cultura, qui a ancré là son paquebot. J'en suis ressorti avec un seul livre, un Erri de Luca chez Poésie/Gallimard.

 

Ce n'est qu'au retour à la maison que je me suis avisé que le titre du recueil faisait écho au roman de Peter Handke que j'étais en train de lire, et que je mentionne dans un article récent. Le titre entier du livre n'est autre que La voleuse de fruits ou Aller simple à l'intérieur du pays.


Au-delà de cette rencontre de titres, je me suis posé tout de suite la question de savoir s'il existait un lien plus profond entre les deux œuvres. 

Dans Aller simple (Solo Andata), Erri de Luca évoque "l’épopée tragique des migrants qui tentent de rejoindre le sol italien et le destin des désespérés qui affrontent la violence de la mer et de l’indifférence" (présentation de l'éditeur).

Mireille Calle-Gruber a donné au site Poezibao de Florence Trocmé un essai sur ce dernier roman de Handke, intitulé Récit épique des temps nouveaux. Où l'on peut trouver ce passage :

"Le récit est une chambre d’échos où chaque morceau lu fait entrer en vibration beaucoup d’autres morceaux du texte, loin en amont ou en aval. En l’occurrence, il y a, primordiale, une page sur la faim (p. 58) qui pose d’entrée tout l’arc des significations – page d’une prégnante intensité, attentive aux sans-famille et laissés-pour-compte où le narrateur « voit » les invisibles :


« il émanait des visages de ces Jean-Jacques-Louis-sans-pays, tout proches de moi maintenant, quelque chose dont toute réalité avait été ôtée par le cinéma, la télévision et la photographie. Ce ‘‘quelque chose’’ s’appelait ‘‘la faim’’. […] Mais comme elle devenait réelle ici, elle qui, à force d’être photographiée du tiers au sixième monde, avait été reléguée dans le non-monde. C’était la faim maintenant ! – pas dans un tiers-monde mais ici dans le premier. Les milliers et milliers d’hommes sur les trottoirs de Paris, avec leurs écriteaux en carton où on lisait «
J’ai faim ! », je ne pouvais plus les croire. Cette faim muette, là maintenant, était une réalité. […] C’était la faim « faim », une faim sans limite vibrait là. Cet homme avait faim, et pas seulement depuis ce matin. Et était-il possible de l’aider ? Pour cet instant, oui. Que vive l’instant ! – Et il vit. » (p. 58)"

D'autres échos se sont précipités ce soir avec la lecture du Matthieu de Denis Guénoun. J'y reviendrai bientôt.


mercredi 14 avril 2021

Le Château de Cène

Hier j'ai commencé à lire le dernier numéro de la revue Socialter, dont le dossier central est nommé Sensure. Ce mot est explicité dans le premier article, rédigé par Clément Quintard : Doit-on encore parler de novlangue ? Il n'était pas certain, selon l'auteur, que le schéma imaginé par George Orwell, avec toute sa brutalité, s'applique à nos sociétés. La novlangue se développerait "le plus souvent à bas bruit et à notre insu." Et Clément Quintard en appelle alors au poète Bernard Noël, "accusé d'outrage aux bonnes mœurs après la publication de son roman pornographique, Le Château de Cène." Dans L'Outrage aux mots, écrit six ans plus tard, en février 1975, Noël écrit que la censure bâillonne, réduit au silence mais ne violente pas la langue : "Seul l'abus de langage la violente en la dénaturant.[...] par l'abus de langage, le pouvoir bourgeois se fait passer pour ce qu'il n'est pas : un pouvoir non contraignant, un pouvoir "humain", et son discours officiel, qui étalonne la valeur des mots, les vide en fait de sens - d'où une inflation verbale, qui ruine la communication à l'intérieur de la collectivité, et par-là même la censure. Peut-être pour exprimer ce second effet, faudrait-il créer le mot SENSURE, qui par rapport à l'autre indiquerait la privation de sens et non la privation de parole." Il est étonnant de voir ce concept sortir du bois quarante-cinq ans plus tard pour éclairer une actualité bien peu alléchante : " Alors que la conflictualité du monde, conclut Quintard, est niée jusque dans l'idiome managérial, que les oxymores pétrifient la prise de conscience écologique, que l'on découvre entre deux "réunions en distanciel" des projets de loi "climat et résilience" qui nous promettent des "énergies propres", faut-il y voir une victoire par K.O. du bullshit sur le langage ?"


L'article me rappela opportunément que je possédais Le Château de Cène. Il avait été désherbé par la médiathèque et je l'avais acheté un euro, je n'ai pas noté le jour, mais il n'y a sans doute pas très longtemps. Je dois dire que je l'avais soigneusement rangé mais pas encore lu. Ce fut donc l'occasion de le feuilleter dans cette édition de l'Arpenteur, datant de 1990, une des huit éditions successives du livre.


Avant de me coucher, je fais un tour sur le Net, et constate que Jacques Barbaut vient juste de publier un article intitulé simplement Noël*. Or, c'est justement Le Château de Cène qui apparaît en illustration (édition J.J. Pauvert), avec une citation de L'Outrage des mots. La coïncidence était forte.

Ce n'est que le lendemain que je compris pourquoi Jacques avait tenu à publier cet article : j'appris la mort de Bernard Noël ce même mardi 13 avril où j'avais enfin ouvert Le Château de Cène.


 

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* J'ai commencé aussi à lire le Carnet de notes, 2016-2020, de Pierre Bergounioux, qui vient juste de paraître. J'ai terminé hier, avant de me jeter dans Socialter, l'année 2016, et j'y avais noté que le 25 décembre, le mot Noël n'était même pas apparu : 

"Debout à sept heures. Même ciel couvert, à crevés rosâtres. Il fait doux et je poursuis ma lecture. Pomian expose magistralement la rationalisation de l'intérêt, le développement de l'histoire naturelle, l'application de la méthode linnéenne.
Nous allons faire le tour du bassin de Bures, qui est envahi de promeneurs. Après quoi j'explore des sites de peinture. J'ai acheté,  jadis, des dizaines d'albums coûteux, pesants, encombrants et tout est désormais accessible immédiatement, gratuitement."

Et ce sera tout pour Noël. Un jour comme les autres. On ne peut pas être plus en dehors du monde... Ceci m'avait amusé, car bien dans le ton et la manière de Bergounioux, mais cette absence de Noël, repéré en ce jour précis, je ne pouvais m'empêcher de le voir aussi comme un signe.

lundi 12 avril 2021

Bird people

Le film que je voulais emprunter à la médiathèque en même temps que Les Ailes du désir était Bird People, de Pascale Ferran, sorti en 2014.  Je l'avais vu au cinéma à l'époque et en gardais un bon souvenir ; ce n'est pourtant pas celui-ci qui m'a convaincu d'y revenir, mais la lecture de l'essai de l'anthropologue Frédéric Keck, Signaux d'alerte, sous-titré Contagion virale, justice sociale et crises environnementales (Desclée de Brouwer, 2020). Il est nécessaire d'en dire quelques mots avant de se pencher sur le film (que j'ai donc vu en VOD).

Sans entrer dans le détail - parce que le domaine traité est complexe et demanderait un long article à lui seul -, disons que Keck montre l'émergence du signal d'alerte comme critère nouveau en matière de politique, tendant à se substituer à la vérité scientifique qui fut longtemps, dans la tradition des Lumières, le critère premier de justice sociale. La présentation de l'éditeur résume assez bien le projet du livre :

"En s'appuyant sur une étude des sentinelles des pandémies dans les sociétés asiatiques, Frédéric Keck montre que les territoires qui émettent des signaux d'alerte, comme Hong Kong, Taïwan ou Singapour, ont entre eux des relations de compétition et de collaboration analogues à celles des oiseaux qui concourent pour alerter sur la présence d'un prédateur. Dans cette émulation, où les pays échangent des informations pour prendre les mesures les plus rapides, se joue une nouvelle forme de solidarité globale et de justice sociale.
Pour prendre la mesure de ce phénomène, l'auteur propose une lecture de quelques penseurs des signaux d'alerte (Claude Lévi-Strauss, Amotz Zahavi, Anna Tsing) ; puis une histoire des grandes crises sanitaires depuis vingt ans ; enfin, une approche de certaines œuvres d'art (romans, films, expositions), qui nous préparent aux prochaines crises en faisant travailler notre imaginaire."

 

C'est dans cette troisième partie intitulée "Fiction", que l'auteur aborde la dimension esthétique des signaux d'alerte en portant son attention sur des œuvres "qui montrent comment des pandémies d'origine animale recomposent la vie ordinaire des humains avec les animaux". A ce stade, on pourrait être surpris de voir figurer Bird people, car pour autant qu'on se rappelle, il n'est nullement question de pandémie, ni même de maladie dans ce film. Cela n'empêche pas Keck d'affirmer que si le film ne traite pas directement de la grippe aviaire, il explore malgré tout "les significations multiples de cet événement dans la société contemporaine." A travers tout d'abord un décor : l'aéroport de Roissy, où presque tout le film est tourné. "La force du film de Pascale Ferran, explique Keck, est de regarder cet aéroport "with a bird's eye view", c'est-à-dire de décrire les gens qui y vivent "comme des oiseaux" [...] Par un regard qui mélange le naturel et le surnaturel, Pascale Ferran parvient à faire voir un aéroport comme un lieu dans lequel les avions, les hommes et les oiseaux alternent les moments d'envol avec ceux où ils restent au sol."

Deux personnages sont au cœur du film et en constituent d'ailleurs les deux chapitres clairement désignés 1/ Gary 2/ Audrey, Gary (Josh Charles) étant un jeune ingénieur américain en transit pour Dubaï dans l'hôtel Hilton où travaille Audrey (Anaïs Demoustier), étudiante reconvertie en femme de chambre. Dans le long prologue précédant le premier chapitre, on voit Audrey se rendant à Roissy en RER. Frédéric Keck écrit que "les arrêts forcés par les coupures d'électricité lui donnent le loisir d'imaginer ce que sont en train de se dire les voyageurs. C'est la scène inaugurale du film, qui en donne le ton : un moment de vie aussi ordinaire qu'un trajet en RER peut, lorsque les flux du quotidien s'arrêtent, basculer dans l'extraordinaire. On comprend en effet progressivement qu'Audrey a une capacité presque chamanique à entrer dans les consciences des personnes et à percevoir les mouvements de leur vie intérieure." Très bien, mais le problème est - je viens de revisionner la séquence - qu'il n'y a pas de coupure d'électricité dans la scène, et que rien n'indique que ce soit Audrey qui perçoit les conversations et les monologues intérieurs des passagers. Ils ne sont pas abordés de son point de vue, c'est la caméra qui se déplace dans la rame, et d'ailleurs on ne voit Audrey qu'à la fin de la scène. Lui attribuer ici une capacité presque chamanique d'intrusion dans les consciences n'est étayé par aucun plan du film. Un critique assez féroce, Jean-Sébastien Massart, dans Débordements, (qui n'a pas aimé le film contrairement au reste de la presse plutôt élogieuse), ne relève rien de tel : "La caméra circule d’un passager à l’autre, on saisit des bribes de monologues intérieurs, chacun songe à ce qu’il va faire de la morne journée qui s’annonce : un homme formule les phrases d’une lettre qu’il doit adresser à quelqu’un qui le somme de régler une facture, un autre fait ses comptes et Audrey (Anaïs Demoustier) fait aussi les siens." Frédéric Keck a-t-il revu la pellicule ? Ne s'appuie-t-il pas sur une mémoire sélective, déformée par sa propre recherche qui porte en partie sur les pratiques des chasseurs-cueilleurs, ceux-là mêmes qui pratiquent le chamanisme ? En tout cas, c'est ce passage, même s'il s'avère une extrapolation risquée, qui m'a fait songer aux Ailes du désir, où l'on entend, au début du film aussi, les monologues intérieurs des usagers de la Bibliothèque d’État, tels qu'ils ont sensés être perçus par les anges qui arpentent le bâtiment sans être vus de personne, à part des enfants.


Il existe tout de même un élément d'étrangeté à la fin de cette séquence, c'est, alors que le RER fait halte dans une station, l'arrivée d'un moineau qui se pose sur le rebord de la fenêtre et regarde Audrey fixement. Celle-ci sourit de ce micro-événement qui vient interrompre le calcul déprimant de ses heures de transport. Il annonce par ailleurs la suite, la transformation au milieu du film d'Audrey elle-même  (attention, spoiler) en moineau. Et c'est là que réside la seconde convergence avec le film de Wenders, dont le titre original est d'ailleurs Der Himmel über Berlin. Le Ciel au-dessus de Berlin. Une coupure de courant, bien effective celle-ci, conduit Audrey à monter sur le toit de l'hôtel, où elle prend son envol : "Elle bascule alors dans une autre condition, qui lui permet à la fois de voir l'aéroport depuis le ciel, de flirter avec les avions au décollage et de regarder par les fenêtres de l'hôtel la vie de ceux qui y logent." C'est ce que réalise également la caméra de Wenders, avec ses vues aériennes de Berlin, une brève séquence en avion (où l’on croise Peter Falk), et une descente sur Terre, notamment dans un immeuble où elle passe d’un appartement à l’autre, d’une pièce à la suivante sans rencontrer d’obstacle. Mais il y a comme une sorte d'inversion dans le processus de métamorphose : alors que l'ange Damiel (Bruno Ganz) se faisait homme de chair pour connaître l'amour avec Marion la trapéziste, c'est, dans Bird people, la femme de chair qui se fait créature céleste pour in fine rencontrer peut-être l'amour (la fin reste ouverte) avec l'homme d'un autre pays, d'une autre classe sociale, qu'elle n'aurait jamais dû rencontrer dans la vie réelle.


Car, de son côté, Gary vit une crise existentielle profonde et soudaine. Il renonce à son voyage à Dubaï et annonce tout à la fois sa démission professionnelle et sa décision de rupture avec son épouse Élisabeth.« Too much travels, too much work, too much stress ». Lui aussi croise la route du moineau, qui s'est posé sur un tapis roulant du métro, et le regarde fixement comme il l'avait fait pour Audrey. Gary se retourne longuement, intrigué.


C'est à la fin du film que la rencontre a lieu entre les deux personnages, qui entrent littéralement en collision à l'abord d'un ascenseur. Lequel s'arrête ensuite au quatrième étage, sans raison car il n'y a personne qui attend. L'engin repart et ce petit incident provoque le dialogue suivant, mâtiné d'anglais et de français :

Audrey : (se penchant vers l'étage) Personne.

Gary : Personne ?

Audrey : Oui. Personne. Nobody.

Gary : OK... "Personne" means nobody, but you and me, nous sommes des personnes aussi, oh oui.

Audrey : Yes.

Gary : C'est très bizarre.

Audrey : (un temps)  C'est vrai, c'est bizarre... C'est le même mot alors que c'est le contraire.


A ce stade, je suis estomaqué : ce court passage renvoie directement à ma dernière chronique sur l'ambivalence du mot "personne". Or, on se souvient que cette ambivalence, je l'avais rencontrée très peu de temps auparavant, mais que j'avais été incapable d'en resituer le contexte exact, incapacité qui avait persisté jusqu'à aujourd'hui. "Tout au plus, écrivais-je, me semble-t-il qu'il s'agit d'un propos rapporté par un Français sur un auteur américain qui s'interrogeait pareillement sur la double valence de "personne" dans la langue française. Ce fragment de lecture résistait à toutes mes tentatives de remémoration, si bien que je me demande parfois si je ne l'ai pas rêvé."

Et bien non, je ne l'ai pas rêvé, car je l'ai retrouvé ce propos, et c'était précisément dans... Frédéric Keck, que j'ai relu de près pour cet article :

"Dans la dernière scène du film, Audrey et Gary se croisent enfin, dans l'ascenseur. Une conversation à la fois surréaliste et métaphysique s'engage entre eux sur le fait que "personne" signifie en français à la fois "quelqu'un" et "aucun" : le cadre américain semble réaliser que dans le moment où " il n'y a personne" émerge pour la première fois une vraie personne."

J'avais pourtant repassé en diagonale ces dernières pages du livre : en vain, j'avais glissé sur ce passage, retenant seulement de cette étude du film ce qui en apparaissait comme semblable aux Ailes du désir. Étrange cécité. Ma mémoire butait obstinément sur cet angle mort de l'ascenseur. Mon souvenir était juste en ce qu'il s'agissait bien d'un américain qui s'interrogeait sur "personne", mais ce n'était pas un auteur, et le Français était une Française...

 


samedi 10 avril 2021

Comme un long linceul traînant à l'Orient

« Le but n’est pas de m’exposer, j’écris à partir de ce qu’il y a de banal en moi, ma part de gris, de commun, parce que cette part seule peut être partagée. »

Antoine Emaz

Mercredi dernier, je suis allé à la médiathèque emprunter Les Ailes du désir, et un autre DVD d'un film avec lequel, à la suite de la lecture de l'anthropologue Frédéric Keck, j'avais trouvé des correspondances. Mais les deux films étaient sortis et je me suis contenté de les réserver. Je revins donc presque bredouille, si ce n'était le mince recueil de poésie d'Antoine Emaz, Personne, des éditions Unes. Dans la préface, Ludovic Degroote précise qu'il regroupe cinq publications parues pour quatre d'entre elles en tirage limité, le livre portant le titre éponyme de la plus ancienne, Personne, datant de 1996. Et il ajoutait : "La complexité de ce titre simple va bien à la poésie d'Antoine Emaz : selon son emploi positif ou négatif, personne, ce peut être n'importe qui ou quelqu'un (...)".

Or, cette ambivalence sur ce mot personne, je l'avais rencontrée très peu de temps auparavant, mais je fus incapable d'en resituer le contexte exact, et cette incapacité a persisté jusqu'à aujourd'hui. Tout au plus me semble-t-il qu'il s'agit d'un propos rapporté par un Français sur un auteur américain qui s'interrogeait pareillement sur la double valence de "personne" dans la langue française. Ce fragment de lecture résistait à toutes mes tentatives de remémoration, si bien que je me demande parfois si je ne l'ai pas rêvé. Et peut-être aurais-je passé sur cette coïncidence si je n'avais pas commencé à lire le même jour le dernier roman de Peter Handke, La voleuse de fruits, qui dès la première page me renvoyait sur Personne, ici majusculée :

"C'était une journée du début du mois d'août ensoleillé mais pas trop chaude, du moins en fin de matinée, avec un bleu constant, haut toujours plus haut dans le ciel. A peine un nuage - et si parfois il y en avait un, aussitôt résorbé. Un léger vent soufflait, venu de l'ouest comme souvent en été, pénétrant doucement en une illusion d'Atlantique dans la baie de Personne." (p. 11)

Cette baie de Personne est une référence directe à un autre roman de Handke, Mon année dans la baie de Personne, souvent considéré comme son plus grand livre. Paru en France en 1997, il est chroniqué dans Libération le 27 mars par Antoine de Gaudemar, qui écrit : "A l'ouest de Paris, quelque part entre Meudon et Versailles, entre ville et forêt, se trouve «la baie de Personne». L'endroit, ni le nom, ne figure sur aucune carte, sur aucun panneau de signalisation. Mais dans la topographie de Peter Handke, il existe bel et bien: c'est un amphithéâtre de collines ­ tantôt pentes boisées, tantôt zones pavillonnaires ­ qui descend doucement vers le fleuve et la capitale. A cinq minutes à vol d'oiseau de la tour Eiffel, cette région des Hauts-de-Seine, apparemment sans qualité et sans histoire, mais comme cachée et secrète, est pourtant unique, au point de chasser, pour qui l'arpente, toute «nostalgie du lointain» ou «toute espèce de mal du pays»."

Pendant un an , Handke a donc «regardé, enregistré, fixé» chaque arpent de ce territoire où il a choisi de s'installer. "Il décide, poursuit Antoine de Gaudemar, de laisser les choses, les lieux, les habitants être ce qu'ils sont, «en les racontant, ou en les encerclant, ou en les effleurant, ou en les faisant résonner, ou en laissant s'éteindre leur vibration». Parallèlement, lui-même s'efface, il est dans une phase assez trouble, flottante, nostalgique, bloquée, ayant beaucoup de mal à parler de lui au passé et même au présent: ce n'est pas qu'il soit devenu une ombre, mais il vit comme une sorte de métamorphose, de passage d'un état à un autre. Vit-il? Rêve-t-il? Serait-il en train de devenir «personne»? "

C'est donc presque à la même époque (1996) qu'Antoine Emaz écrit dans Personne le poème suivant :

rien n'appartient

peau pour un temps

quelqu'un je ou

personne


debout

parmi les corps-mots qui bougent


on n'en sait pas

plus

Les derniers poèmes du recueil datent de 2017 et 2018, peu de temps avant la mort d'Emaz, le 3 mars à Angers, à l’âge de 64 ans, des suites d'un cancer. Dans Plein air, il cite sans le dire explicitement Baudelaire avec ce premier vers

"long linceul" en l'air et le ciel de lin bleu

qui reprend Recueillement, qui commence par "Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.", et se termine par 

Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

Ce poème qui fut pour moi une bouée de sauvetage dans une nuit de délire, en juin 2012 :

"Peut-être est-il dangereux de côtoyer les sphinx ? Peu après avoir posté mon dernier billet, mardi dernier, j'ai été saisi d'une grande fatigue. Elle a duré jusqu'à dimanche, accompagnée de fièvre et de rêves délirants. Mon délire ne prend pas une forme psychédélique, il ne joue pas sur une profusion d'images plus ou moins fantastiques. Non, rien de plus abstrait et de plus desséché que le mouvement qui m'emprisonne l'esprit : ce sont raisonnements sans rationalité, bouclés sur eux-mêmes, infiniment ressassés, comme si les circuits neuronaux tournaient à vide. Le sommeil ne trouve nulle part où se loger. La volonté se recroqueville, il faut faire un intense effort sur soi pour seulement même rallumer la lumière et boire une gorgée d'eau. Et, à peine recouché, on retombe dans la spirale délirante.

Une nuit, n'en pouvant plus de ce chaos, de cette confusion, j'ai décidé de me remémorer un poème. Celui qui me vint spontanément, ce fut Recueillement de Baudelaire, Sois sage, ô ma Douleur et tiens-toi plus tranquille... Je l'avais appris par cœur voici quelques années, mais quelques vers me manquaient. Je me le redonnais dans la tête, patiemment, et petit à petit je recousus la totalité de l'admirable sonnet. Et force de la poésie, mon esprit tourmenté s'était apaisé au fil de ce travail de remembrance." (article du 11 juin 2012)  

Antoine Emaz

Et comme il est étrange de retrouver dans les lignes de Peter Handke le bleu du ciel, le vent et l'ouest, qui sont motifs récurrents chez Emaz :

l'air le bleu passé à force de lessives mais on peut dire si
encore un peu malgré le vent le temps tout comme on peut
dire linceul qui traîne à l'ouest et ce n'est pas la fin encore

Et une autre citation baudelairienne se glissera dans l'avant-dernier poème :

un peu de linge au vent ou une face qui se délave et
s'efface au soleil jusqu'à bleu presque vide sauf l'air pris
dans la tresse encore là comme des fibres de vent vivant
qui resteront un peu plus long "parfums frais"

c'est dire
Ces "parfums frais" nous parviennent des Correspondances :

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, 

Le je qu'Emaz bannissait de ses poèmes n'est pas absent en revanche de ses admirables volumes de notes, que je relis régulièrement. On peut les ouvrir au hasard, on y trouvera toujours à glaner quelque formule forte. Ainsi de Planche (Rehauts, 2016) d'où j'extrais ceci :

"Ennuis de santé. Je paie sans doute une hygiène de vie qui m'a permis d'écrire et de tenir durant des années. Que la mécanique du corps en ait assez de ce régime, je peux le comprendre. Quant à le modifier, cela ne va pas être facile. Mais qu'on ne me chante pas en boucle l'air du "tu vois où ça t'a mené" : une vie n'est que très peu menée par le rationnel ou bien ce n'est pas une vie."

Lors de ma première lecture, j'avais souligné au crayon de papier cette dernière phrase.


mercredi 7 avril 2021

Trois fermiers s'en vont au bal

Je reviens à Homer, le vieil homme joué par Curt Bois dans Les Ailes du désir, de Wim Wenders, et que nous rencontrons tout d'abord dans la Bibliothèque d’État de Berlin. André Habib, dans son étude sur Hors-champ, écrit qu'une "scène, cruciale, mérite notre attention" : l'ange Cassiel suit Homer "se consolant de la « pénombre du monde » en regardant un modèle réduit automatisé décrivant la rotation des planètes du système solaire. La mécanique du monde supralunaire, si l’on suit la métaphore que semble tracer Wenders-Handke, serait aussi durable que l’art du conte, dont il est porteur : « le monde semble s’enfoncer dans la pénombre, mais je conte, comme au commencement, de ma voix chantonnante qui m’aide à garder le moral, épargné des troubles de la vie quotidienne grâce au conte, et sauvegardé pour l’avenir ».


 

Habib écrit ensuite : "Un fondu enchaîne sur Homère feuilletant un exemplaire des « Hommes du XXe siècle » d’August Sanders [sic], indépassable encyclopédie photographique de la société allemande des années 1920 et 1930, et qui plonge Homère dans ses souvenirs et ses réflexions."  Le choix d'August Sander, on s'en doute, n'est pas un hasard. Pascal Vacher*, en 2013, développe cette référence :

"August Sander publie en 1929 son premier livre comprenant soixante portraits d’hommes du vingtième siècle, Antlitz der Zeit (Le Visage de ce temps), salué dès sa sortie par Alfred Döblin et Walter Benjamin. Toute sa vie durant, il n’a cessé de construire une vaste œuvre photographique qui devait trouver son aboutissement dans un ouvrage réparti en sept sections dont l’assemblage serait comme une image générale de l’Allemagne contemporaine du photographe – une fresque photographique de l’époque. Cependant, cet ouvrage ne verra jamais le jour et n’existe aujourd’hui que comme publication posthume (en 1980). Le travail d’August Sander a fortement été affecté par la période nazie. Son fils aîné, membre du Parti socialiste ouvrier d’Allemagne (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands), est arrêté en 1934 et mourra en prison en 1944. En 1936, son livre Antlitz der Zeit est interdit. Quand Wenders filme Homer feuilletant Les Hommes du xx e siècle, cela ne fait que sept ans que le regard du photographe sur son temps est enfin sorti de l’ombre. On comprend bien qu’il y aurait encore beaucoup à dire sur la façon dont le regard de Sander est exemplaire à la fois de la saisie d’une époque et de la difficulté à laquelle s’est heurtée cette mise en place d’une mémoire collective. Après avoir rappelé ces éléments, on est en droit de voir au moins un joli hasard poétique dans le fait que l’ange tutélaire d’Homer soit interprété par un comédien portant le même nom de famille que le célèbre photographe."

C'est également une des photos les plus célèbres d'August Sander qui orne la page de couverture de la première édition en français de l'essai de John Berger, Au regard du regard, dont on a vu qu'il était un livre très important pour Sebald.


C'est la même photo qui est reprise dans l'édition du premier roman de Richard Powers au Cherche-Midi, Trois fermiers s'en vont au bal, que j'ai lu à sa sortie en 2004 :

La photo n'est pas là au seul titre de l'illustration : elle est présente dès le début du roman, où elle obsède le narrateur qui la découvre dans un musée de Détroit où il passait un peu par hasard :

"Frappé par ces trois regards jetés avec désinvolture, je sentais que le photographe avait fait là une grande découverte, qu'il avait saisi grâce à son talent et par l'entremise du hasard, une image très importante, un instant que personne n'aurait arraché à l'obscurité si l'artiste ne l'avait fixé sur la pellicule. Ma première réaction, suscitée par une vague ressemblance entre l'un des personnages et moi-même, fut de rechercher le nom du photographe. Et plus tard, si c'était possible, de découvrir les noms et qualités de ces trois jeunes hommes, pour les dissimuler ensuite." (p. 51)

De fait, deux pages plus loin, ce narrateur nous en apprend plus sur Sander, né en 1876, à Herdorf, bourgade minière et agricole à l'est de Cologne. Il descend au fond de la mine à l'âge de treize ans, et cette expérience le marquera à jamais : "Avant lui, les photographes n'utilisaient leurs machines que pour isoler la beauté : vases de fleurs et portraits des membres de la classe supérieure. A l'inverse, la somme monumentale de Sander allait inclure une partie intitulée "Idiots, malades, fous et infirmes" - l'art n'est rien s'il ne témoigne de l'asphyxie des vies passées sous terre." (p. 54) Assistant d'un photographe itinérant, puis photographe lui-même, il arrête dès 1910, à l'âge de 24 ans, son grand projet d'une encyclopédie de l'humanité. Mais en 1934, la Chambre de l'Art et de la Culture du Reich fait brûler tous les exemplaires disponibles de Visages de ce temps, le premier volet des Hommes du vingtième siècle : c'est qu'avec sa galerie "d'anarchistes, de minoritaires et d'errants, Sander contrariait la vision du peuple allemand que les Nazis tentaient de promouvoir." Son fils Erich mourut d'une rupture d'appendice quelques mois avant la fin de sa peine de prison, "faute d'avoir pu convaincre son gardien d'une douleur aiguë à l'abdomen." Sa collection de quarante mille négatifs, cachée dans sa cave, survécut au bombardement allié sur Cologne, mais pas à une petite bande de pillards qui, "dans l'anarchie des dernières heures du conflit", par "une ironie dont l'époque moderne a le secret", incendia le bâtiment jusque-là préservé et détruisit la collection tout entière.

Jeune fille en roulotte, 1926–1932 ©Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Köln; ADAGP, Paris, 2009

August Sander meurt le 20 avril 1964 à Cologne, et ce n'est qu'en 1969 que se tiendra sa première grande exposition personnelle hors d’Allemagne, au MoMA de New York.

Cette destinée n'est pas sans me faire penser à celle du fameux facteur Cheval, dont j'ai vu avant-hier à la télévision le biopic réalisé par Nils Tavernier. Voici deux hommes à la scolarité courte (six ans tous les deux), issus de milieux très modestes, qui édifient à force d'acharnement, dans une grande solitude et malgré les deuils familiaux, une œuvre puissamment originale. Ils meurent tous les deux très âgés (87 et 88 ans).

Carte postale représentant le facteur Cheval devant son œuvre

Et je ne pouvais m'empêcher de penser que ce destin, lié aux paysages et à la géologie de la Drôme, se trouvait comme réverbéré dans ce numéro de plaque - 26 , l'indicatif de la Drôme, présent sur le camion du cirque Alekan :


 
          August Sander, Artistes de cirque, 1926-32

___________________________

* Pascal Vacher, « « Je n’abandonnerai pas tant que je n’aurai pas retrouvé Potsdamer Platz » », Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain [Online], 9 | 2013, Online since 11 July 2012, connection on 07 April 2021. URL : http://journals.openedition.org/mimmoc/1012 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mimmoc.1012

mardi 6 avril 2021

D'un ours en peluche sur la 4 CV

Dans Les Ailes du désir de Wim Wenders, un plan montre Marion la trapéziste assise sur le capot d'une 4 CV. J'ai évoqué ce plan, ainsi que la 4 CV, automobile bien désuète déjà en 1987 (date de la sortie du film), en mars 2019 (Warda/Venders).

 
Un dossier de presse me donna une autre vision de la même scène :

Et puis, dimanche soir, alors que je peinais à trouver le sommeil (c'était à Aigurande, chez ma mère), une autre image de 4 CV s'imposa à moi : une photo d'enfance où nous étions placés, mon frère et moi, devant la 4 CV de mon père, sa première voiture achetée avec son petit pécule d'ouvrier agricole. Au matin, avec l'aide de ma mère, je retrouvai cette photo.

Elle a dû être prise en 1963, dans le hameau de Montain, où nous habitions alors.

Cette année-là, Yasujirô Ozu mourait le jour de son soixantième anniversaire. Wenders lui rendit hommage dans Tokyo Ga, où il affirmait :  "Les films d’Ozu parlent du long déclin de la famille japonaise  et par-là même, du déclin d’une identité nationale. Ils le font, sans dénoncer ni mépriser le progrès et l’apparition de la culture occidentale ou américaine, mais plutôt en déplorant avec une nostalgie distanciée la perte qui a eu lieu simultanément. Aussi japonais soient-ils, ces films peuvent prétendre à une compréhension universelle. Vous pouvez y reconnaître toutes les familles de tous les pays du monde ainsi que vos propres parents, vos frères et sœurs et vous-même. Pour moi le cinéma ne fut jamais auparavant et plus jamais depuis si proche de sa propre essence, de sa beauté ultime et de sa détermination même : de donner une image utile et vraie du vingtième siècle".

Voyage à Tokyo, Yasujirô Ozu, 1953.

J'ai consulté aujourd'hui l'article de Jérôme Leroy, paru hier. Il était aussi question d'Ozu :


il ne reste plus certains jours

que le désir entêtant

d’entrer dans un film d'Ozu

parce que c'est doux

calme et bien écrit

en tout cas plus que la vie

en tout cas mieux que la vie.

C'est aussi en 1963, le 26 juin précisément, que John Fitzgerald Kennedy prononce son fameux discours à Berlin-Ouest, posté sur le balcon de l’hôtel de ville de Schöneberg, non loin du mur de Berlin, en finissant par ces mots qui firent le tour du monde : "Ich bin ein Berliner."


 


jeudi 1 avril 2021

Homère à la bibliothèque

Outre le cirque, il y a un autre élément de ressemblance entre Austerlitz de W.G. Sebald et Les Ailes du désir de Wim Wenders. Un autre lieu majeur. La Bibliothèque. On a déjà vu son importance chez Sebald, elle n'en a guère moins chez Wenders, avec la Bibliothèque d’État de Berlin où l'on voit au début du film les anges se pencher sur les lecteurs, dont le spectateur peut entendre les voix intérieures. Seuls les enfants détectent leur présence silencieuse.


La notice Wikipedia du film indique que cette Bibliothèque d’État, "siège sur terre des anges en quête de création, est une référence à Toute la mémoire du monde d'Alain Resnais". Or, on a vu que ce même film était nommément cité par Sebald :

"Un jour, plus tard, j'ai vu dans un film documentaire en noir et blanc sur la vie de la Bibliothèque nationale les messages circuler à grande vitesse par courrier pneumatique entre les salles de lecture et les réserves, le long de trajets nerveux, pour ainsi dire, et j'ai constaté que la communauté des chercheurs reliés à l'appareil de le Bibliothèque forme un organisme extrêmement compliqué, sans cesse en évolution, consommant comme aliment des myriades de mots qui lui permettent de générer à son tour des myriades de mots. Je me rappelle que ce film que je n'ai vu qu'une seule fois mais qui, dans mon imagination, est devenu de plus en plus fantastique et monstrueux, était signé d'Alain Resnais et intitulé Toute la mémoire du monde."

C'est en revisionnant cette scène magnifique de la bibliothèque que j'ai été conduit à m'intéresser à un personnage que l'on pourrait qualifier de terriblement sébaldien : Homer, un vieil homme interprété par l'acteur allemand Curt Bois, qui fut un enfant prodige du cinéma puisqu'il tourna pour la première fois à l'âge de six ans. Juif, il fuit en 1934 aux États-Unis, mais revient en Allemagne poursuivre sa carrière. Les Ailes du désir est sa dernière apparition au cinéma, qui plus est dans sa ville natale*. 

C'est l'ange Cassiel (Otto Sander) qui écoute la voix intérieure d'Homer. Deux plans plus tard (où l'on voit Damiel (Bruno Ganz) assis sur l’épaule de l’Ange de la Victoire, puis la colonne de la Victoire au milieu de la circulation citadine), on entend  la même voix tandis que le personnage erre dans le terrain vague de l’ex-Potsdamer Platz


Au cours de la première partie dans la bibliothèque, ,"des images d’archives, écrit Pascal Vacher, montrant des victimes des bombardements de Berlin sont insérées, en particulier des images d’enfants et d’un bébé morts. Ces inserts sont lisibles comme des souvenirs d’Homer ou de Cassiel, au moment où Homer s’interroge sur la disparition des héros de jadis et sur la possibilité d’écrire une épopée de la paix."

"Portrait d'Homère en vieillard illuminé peint par Rembrandt qui a inspiré à Peter Handke le personnage du Poète (Curt Bois) inventant une épopée de la paix" (Extrait notice Wikipedia)

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* Voir cette note d'André Habib, dans le passionnant article Der Himmel über Berlin de Wim Wenders, LES ANGES DE L’HISTOIRE, sur le site québecois Hors-Champ :

"L’acteur et le personnage de Curt Bois apparaissent dans le film comme des figures allégoriques. Bois était un vieil acteur allemand : « ni ange ni homme, il était les deux à la fois puisqu’il avait l’âge du cinéma », écrit Wenders dans Le souffle de l’ange, op. cit., p. 72. Il avait fui le nazisme pour les États-Unis en 1933 où il avait joué des seconds rôles dans des films hollywoodiens (notamment Casablanca de Curtiz, 1942). Il fut présenté à Wenders - qui est évidemment sensible à ses allers-retours Berlin-Hollywood - par le biais de Bruno Ganz et d’Otto Sander, qui avaient réalisé un film sur Bois et sur un autre vieil acteur berlinois, Bernard Minetti, en 1983, intitulé Gedächntis (Mémoire). Wenders raconte que, au moment de l’élaboration du scénario, Handke avait « devant son bureau une reproduction d’une toile de Rembrandt qui s’appelle "Homère", où l’on voit un vieil homme assis en train de raconter. À qui ? À l’origine, sur cette toile, Homère parlait à un disciple, mais le tableau fut coupé en deux, et le conteur séparé de son élève, de façon qu’il parle maintenant seul. » (Wim Wenders, Le souffle de l’ange, op. cit., p. 72) Le tableau est devenu, si l’on veut, en s’incarnant dans le personnage d’Homère, une allégorie de l’Histoire : la « coupure » de la Seconde Guerre a rendu la transmission impossible, condamnant le conteur à la solitude, qui rejoint celle de l’exilé."

Dans la note précédente, Habib écrivait que" l'on pourrait aisément voir dans le personnage du Conteur-Homère (Curt Bois), une référence au « narrateur » de Benjamin. Voir Walter Benjamin, « Le conteur » [1936], dans Œuvres I, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2000, p. 114-151."

 

Walter Benjamin à l’ancienne Bibliothèque nationale, photographié en 1937 par Gisèle Freund.