jeudi 30 mars 2023

John Ferguson

"Changer de prénom était monnaie courante pour ces gens, comme passer d'une ville à l'autre. Une blague de l'émigration, datant du début du XXI siècle, met en scène un juif qui doit prendre un nouveau nom de famille, américain. Il en invente un, et l'oublie, hat vergessen ; qu'à cela ne tienne, il s'appellera dès lors Ferguson !"

Maria Stepanova, En mémoire de la mémoire, Stock, 2022, p. 429.


"Perec instille du malaise ou du grinçant autour de ces noms venus de l'Est aux graphies complexes, facilement jetées aux oubliettes : dans Ellis Island, il évoque comment les Américains rebaptisaient en un tournemain les immigrants, rappelant l'histoire "des trois frères qui furent respectivement nommés Appletree, Applebaum et Appleberg". Ou encore celle de ce vieux juif, censé demander à s'appeler Rockefeller, et qui, devant l'officier d'état civil, balbutie en yiddish Schon vergessen ("J'ai déjà oublié ") et se voit affublé du nom de John Ferguson."

Claude Burgelin, Georges Perec, Biographie nrf, Gallimard, 2023, p. 40.


J'ai trouvé cette même histoire de Ferguson dans ces deux ouvrages, à quelques jours d'intervalle. Mais il m'est revenu aussi que je connaissais déjà l'anecdote grâce à Paul Auster, qui la mentionne dans son énorme 4321, dont le personnage principal se nomme Archie Ferguson. L'incipit du roman reprend l'histoire racontée par Perec avec plus de détails et une légère différence sur le prénom :




mardi 28 mars 2023

Tolède et Chichiliane

La vision en haute définition de Vue de Tolède, du Greco, sur le site du Metropolitan Museum of Arts de New York, m'a permis de percevoir certains détails qui m'avaient échappé dans les reproductions dont je disposais jusque-là. Ainsi découvris-je les personnages qui occupent certaines parties du paysage, comme dans la montée vers la ville par le pont d'Alcántara (dont le nom vient de l'arabe القنطرة, al-qantara, qui signifie précisément « le pont »).


Ces piétons sont peints d'une seule touche brune pour le corps, surmontée d'une larme blanche figurant la tête. On les retrouve plus bas, définis de la même manière minimale, au bord du fleuve.


Ces silhouettes m'évoquèrent deux autres oeuvres, celles-ci contemporaines. Tout d'abord le dessin au crayon de Giacometti reproduit sur la couverture du dernier petit ouvrage du sinologue Jean-François Billeter, Bonnard, Giacometti, P. (Allia, janvier 2023), que je venais d'acheter et de lire dans la foulée.

Alberto Giacometti, Projet pour un livre V, 1951, crayon, Saint-Paul-de-Vence
Fondation Maeght

D'autre part, revenant dans le salon après avoir écrit le dernier article, j'ai été saisi par un détail du tableau de mon ami Nunki Bartt, Chichiliane (dont le titre évoque le Chichiliane du Roi sans divertissement de Jean Giono).


Les personnages qui ramènent les filets dans le quadrant de droite, au bas du tableau, ont la tête identiquement formée d'une seule tache blanche floue. Quand je lui posai la question au téléphone d'une éventuelle influence du Greco, Nunki me confia ne pas connaître la Vue de Tolède.

Chichiliane (détail)

On me dira que ce ne sont justement que des détails, presque invisibles dans le cas de l'oeuvre du Greco, pourtant c'est ce genre de détails qui m'intéresse aussi dans l'art. Pourquoi le peintre prend-il la peine de figurer ces minuscules personnages dans ce paysage où les éléments naturels rivalisent de puissance avec les constructions historiques ? Dans le tableau de Bartt, les humains sont également écrasés par la présence des montagnes et des ciels noirs.

jeudi 16 mars 2023

Vue de Tolède

Je reviens sur Henri Alekan, et la dernière partie de son livre, qui s'intitule La lumière des peintres et celle des cinéastes. J'y reviens parce que j'y ai trouvé le même tableau qui ouvre Une histoire de vertige de Camille de Toledo Vue de Tolède, du peintre Domínikos Theotokópoulos, plus connu sous le surnom de El Greco. Cette synchronie autour d'une oeuvre que je ne connaissais pas m'a donné envie de m'y attarder le temps d'un billet.

Vue de Tolède, El Greco, 1596-1600, Metropolitan Museum of Art, New York (vue en HD en cliquant sur le lien)

Je lis sur la notice de Wikipedia que El Greco a gardé ce tableau jusqu'à sa mort. Ce fait seul déjà me fascine. Pourquoi un peintre célèbre de son temps, qui a vendu moult tableaux, à des nobles et à l'Eglise,  choisit-il de garder une oeuvre pour lui-même, sinon parce qu'elle concentre une sorte de quintessence de son art ? Je repense à Monet qui n'en finit pas d'inachever les Nymphéas. Par ailleurs la notice n'est guère prolixe. Mais en ai-je besoin alors qu'Alekan et Camille (de Toledo, ce n'est pas un hasard) en parlent, semble-t-il, à suffisance ? Bien sûr, mais je vois à la rubrique Notes et références un appel, c'est le seul, vers un article archivé de Libération, Le Greco, étoile de Tolède. Allons-y voir, et tiens donc, c'est une vieille connaissance qui apparaît, Philippe Lançon, lequel chronique le 9 mai 2014 le 400ème anniversaire de la mort du peintre, qui se traduisit par une célébration en grande pompe dans la cité castillane, avec retour pour l'occase  de Vue de Tolède de son home new-yorkais.

Lançon commence en rappelant que "Quand il était à New York, Hemingway se rendait au Metropolitan Museum et se plantait devant Vue de Tolède, «la meilleure toile de tout le musée, et Dieu sait s’il y en a de bonnes». Plus loin, il ajoute qu'Hemingway aimait tant le Greco qu’il en fit le peintre favori de Robert Jordan, le héros américain tragique de Pour qui sonne le glas : "Ailleurs, il écrit qu’entrer au Prado, c’est comme aller en Afrique à la chasse à l’antilope. Ces corps du Greco tout en mouvements et spirales, ces grands yeux extatiques, ce sont bien les antilopes de la Contre-Réforme. Elles courent vers Dieu sur fond d’orage. Vue de Tolède, avec ses verts furieux, ses bâtiments gris et son ciel noir illuminé par des éclairs, semble importer toutes les menaces pyrotechniques du divin tropique sur l’Espagne de Philippe II, comme une serre où paysage et passion seraient expérimentésA gauche, les autres collines brunissent et se dénudent, rappelant l’aridité castillane sur laquelle se déposent, entre les tours médiévales, des jets de peinture blanche ressemblant à des ailes, à des linceuls ou, si on les regarde de près, à des figures écrasées de géants. La composition et l’architecture de la ville sont très précises et, comme Tolède a peu changé sur sa colline, vérifiables."

L'article de Lançon est, comme à son habitude, d'une belle facture, mais voyons maintenant ce que nous dit Alekan. Le Greco apparaît lors d'une étude sur les phénomènes orageux qui perturbent l'ordonnancement habituel de la lumière céleste, sur cette foudre qui surgit en se contrefoutant du "bel ordre solaire". Il cite alors Sergueï Eisenstein, qui s'est selon lui "particulièrement attaché à analyser  chez les peintres ce qui caractérise l'"extraordinaire" de leur art afin de nous faire sentir combien sont proches les moyens expressifs des cinéastes et des peintres."

"Au sujet du Greco et de sa vision de Tolède, il cite ces propos de Jens Ferdinand Willumsen : "C'est en même temps un rêve né de sa fantaisie incandescente et incarnée dans un puissant duel de la lumière et des ténèbres à travers ce paysage et l'image de la fin des mondes. [...] Toute existence singulière se perd dans ce vestige* de fulgurances : les formes se dissolvent, se fondant dans l'informel. L'esprit a définitivement vaincu la matière et a transformé la nature en image de sa propre émotion."**

Vue de Tolède, détail

Alekan développe ensuite sa propre analyse :

"Ce qui est remarquable dans ce paysage, ce n'est pas seulement l'emprise émotive qui s'exerce sur nous, c'est le phénomène de superposition d'états de lumière successifs, qui sont ici conjugués sur une même surface comme autant de surimpressions : le déroulement du temps s'y trouve "comprimé", grâce au génie visionnaire du peintre, par des effets lumineux qui, dans la réalité, ne pouvaient se produire simultanément. Fulgurance des éclairs illuminant bâtiments et maisons à droite, à gauche, ou de face ; percées de lumière frappant les vallonnements  selon la mobilité des nuages, coup de vent agitant frénétiquement les arbres et les buissons, grandiose découpe des nuages sombres chassés par la tempête dans un mouvement ascendant, lumière lunaire trouant le ciel de-ci de-là, nuages argentés ou roussâtres aux formes fugitives. On reste haletant devant cette dynamique de la lumière et des ombres, oppressante, tragique." (p. 324)

Alors que le peintre superpose des instantanés, le cinéaste ne peut que les juxtaposer, "laissant au spectateur le soin d'en faire une synthèse intérieure par un phénomène de "persistance mémorielle"qui assure une continuité à ce qui n'est qu'une succession d'images fugitives."

Autrement dit, c'est le spectateur qui prend en charge la narration, construit le fil rouge qui relie les images successives.

Or, cette histoire de narration nous conduit directement au propos de Camille de Toledo, qui introduit son Histoire du vertige par cette affirmation que les Vues de Tolède du Greco (il y en eut plusieurs mais c'est celle-ci qui figure dans le livre) sont contemporaines de la publication du Don Quichotte de Cervantes : "Don Quichotte, à sa façon, est l'annonciateur de notre condition vertigineuse, un dévorateur de fictions devenu lui-même être fictionnel hantant sa terre pour transformer ce qu'il y trouve. Il est l'image même de Sapiens narrans : un être qui croit plus aux récits qu'il tisse qu'aux épreuves de son corps et du monde."

Toledo nous incite alors à regarder la toile du Greco : la ville de Tolède - notre habitation humaine, dit-il - cernée par les ravins, le ciel qui menace. "Vois cette peinture, dit-il encore, comme une représentation de notre situation : nous autres, enfants de la modernité, enclos dans nos villes et leurs forteresses de signes. Vois sur cette peinture notre ville assiégée par une nature inquiète." Plus loin, il écrit que "nous vivons désormais au vingt et unième siècle dans une nature saturée d'encodages : un monde sur-écrit, réécrit, travaillé et usé par toutes nos biffures. Et ce ciel, ces ravins qui font le paysage de Tolède dans la toile du Greco se rappelant ici à rebours de nos encodages. D'un côté, la machine humaine lancée à l'assaut de la Mancha pour labourer la Terre de ses croyances. De l'autre, l'insistance de la Terre qui résiste à son exploitation narrative et, à travers la toile du peintre, fait acte de présence en imposant la durée du paysage, la découpe minérale des lieux."

Ceci posé, je doute. Je renâcle un peu à l'idée de cette Terre majusculée. Faut-il ainsi l'hypostasier ? La Terre est-elle consciente de résister à son "exploitation narrative" ? Faut-il parler de "durée du paysage"alors qu'Alekan a bien montré qu'il y avait non pas durée mais superposition d'instants ? La nature est-elle si inquiète que cela ? Pourquoi lui prêter cette émotion dont on peut même douter qu'elle soit éprouvée par les hommes - ceux qui se baignent dans le fleuve (cf. détail) le feraient-ils s'ils avaient vraiment peur de l'orage ?

Dans un prochain article, je reviendrai sur Tolède et le Greco à travers un autre tableau.

_________________

* Ce "vestige"me semble bizarre, et je me demande s'il n'y a pas là une coquille : "vertige" me semblerait mieux convenir. 

** Jens Ferdinand Willumsen, La Jeunesse du peintre El Greco, Editions Crès, 1927, cité par Sergueï Eisenstein dans Cinématisme, Editions Complexe, 1980.


vendredi 10 mars 2023

Je veux saisir Monet

C'est un tout petit livre. Long et mince, trente pages. Le titre : L'instant précis où Monet entre dans l'atelier. L'auteur : Jean-Philippe Toussaint. Et ça commence comme ça : "Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l'atelier  dans le jour naissant encore gris." Nous sommes à l'été 1916, et la bataille de Verdun est encore loin d'être terminée, et Monet travaille sur les grands panneaux des Nymphéas dans le grand atelier qu'il s'est fait construire en haut de son jardin : "Pendant la guerre, plus que jamais, c'est dans l'art que Monet va se réfugier pour se tenir à l'écart du boucan du monde."

Le leitmotiv revient : "Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il entre dans l'atelier." L'instant est le même et en même temps tout autre, car nous sommes en 1918, et bientôt en 1921. Monet a décidé d'offrir les Nymphéas à l'Etat pour célébrer la paix. A l'origine il pensait seulement à deux panneaux, puis son ami Clémenceau l'a convaincu de donner l'ensemble. Et pourtant, il ne verra jamais les Nymphéas quitter Giverny pour l'Orangerie, car jamais il ne consentira de son vivant à déclarer l'oeuvre achevée : "Même s'il n'en a pas conscience, c'est bien à l'inachèvement des Nymphéas que Monet consacre les dernières années de sa vie. Ce sera l'éternelle toile de Pénélope qu'il tissera et détissera jusqu'à son dernier souffle."

Claude Monet,
Reflets d'arbres,
entre 1914 et 1926, 
deux "panneaux" à l'huile accolés sur toile marouflée sur le mur, 
H. 200 ; L. 850 cm, 
© 
RMN-Grand Palais (Musée de l'Orangerie)
Michel Urtado

Ce qui m'a frappé par surcroît dans cette évocation c'est la résonance avec l'article précédent, avec la cruelle histoire de la progression inexorable de la cécité chez John Hull. Monet vit le même calvaire :

"Quelques mois plus tôt, croyant devenir aveugle, voyant le monde disparaître dans une brume brunâtre, Monet, brisé, arrêté dans son élan, doit cesser de peindre. Il demeure de longues heures assis dans un fauteuil au rez-de-chaussée de la maison de Giverny, désoeuvré, et l'idée de la mort resurgit dans son esprit, qui accompagne chaque heure de l'inaction forcée. [...] Les derniers examens ophtalmologiques sont désastreux. Vision quasi-nulle à droite et 1/10 à gauche. Monet doit se résoudre à accepter une intervention chirurgicale."

Je n'avais plus alors que quelques pages à lire dans l'essai d'Henri Alekan, Des lumières et des ombres, lorsque, dans la section "La lumière et la couleur", je vis la reproduction, sur la marge de la page, d'un fragment des Nymphéas. Le texte ne mentionnait pas Monet, et la vignette était suivie d'une note sur la loi des contrastes simultanés, établie par le chimiste Chevreul dans un mémoire présenté à l'Académie des sciences en 1828 (mais le peintre n'y était pas plus cité).

Le petit livre de Toussaint s'achève, lui, par un remerciement à Ange Leccia, son ami qui lui aurait donné envie d'écrire sur Monet. Et il est précisé que l'oeuvre (D')Après Monet d'Ange Leccia est présentée au musée de l'Orangerie du 2 mars au 5 septembre 2022. Bon, trop tard pour la voir (il s'agissait d'un arrangement vidéo, ainsi Leccia nomme-t-il ses créations).

Ange Leccia
(D') Après Monet, 2020
© ADAGP, Paris 2022

Ange Leccia est par ailleurs le co-réalisateur du film qui sort actuellement, Christophe... définitivement. La co-réalisatrice n'étant autre que Dominique Gonzalez-Foerster, sur qui j'ai écrit ici quelques articles.


mardi 7 mars 2023

Des lumières et des ombres

Courrier de rappel de la médiathèque : il me faut rendre Le Célibataire absolu, que j'ai à la maison depuis plus de trois semaines. Je n'ai pas vu le temps passer, dommage je l'aurais bien gardé encore un peu. Bon, je remplis mon sac à dos (ce n'est pas le seul ouvrage que je dois rendre) et je file à Equinoxe. Je restitue le Bordas mais bien sûr je ne repars pas la besace vide : un beau livre d'Henri Alekan me fait signe, Des lumières et des ombres, des éditions de la Table Ronde. Henri Alekan, directeur de la photographie de nombreux films, de La Belle et la Bête de Jean Cocteau aux Ailes du désir de Wim Wenders. C'est sur ce dernier film que j'ai découvert son existence le 28 septembre 1992. C'était la première de la chaîne Arte, qui récupérait ce jour-là le cinquième réseau hertzien terrestre français. Un petit cirque français y était de passage à Berlin, et Wenders avait tenu à ce qu'il soit nommé du nom de son maître ès lumières. 

Henri Alekan devant le cirque du film qui porte son nom

Henri Alekan (1909 - 2001) apparaît ainsi dans trois articles de 2021 consacrés à Sebald et à Wenders. Son livre, véritable somme sur la lumière au cinéma, est paru à l'origine en 1984, aux éditions du Collectionneur. C'est donc une réédition que je trouve ce samedi-là, bellement illustrée.

Avant de repartir, je passe au rayon désherbage, on ne sait jamais ce qu'on peut y trouver. Et justement, j'y vois un livre que je n'ai jamais lu, dont je ne savais même pas qu'il était à la médiathèque, et dont le titre est Vers la nuit, sous-titré Un journal de John Hull. Ce qui me retient, c'est le souvenir de ce documentaire vu en 2016, Notes on blindness, de Peter Middleton et James Spinney, qui racontait le lent voyage vers la cécité de cet universitaire australien, John Hull, qui, après avoir lutté pendant trente-six ans contre des disques noirs qui envahissaient sa vue et subi plusieurs interventions chirurgicales, est devenu complètement aveugle en 1983. J'avais vu ce film alors que je venais juste de découvrir l'oeuvre d'un autre aveugle, Jacques Lusseyran, dont Jérôme Garcin avait donné une excellente biographie, Le Voyant, en 2014. Lusseyran, né en 1924, aveugle à l'âge de huit ans, était entré dans la Résistance. Arrêté en 1943 par la Gestapo, il fut incarcéré à Fresnes puis déporté à Buchenwald. Revenu de captivité, il écrivit Et la lumière fut et partit enseigner la littérature aux États-Unis. Il mourut en 1971 dans un accident de voiture. 

Je tenais cette année-là, en 2016, une sorte de journal où je collais, écrivais (et dessinais parfois), autour des thèmes qui me tenaient à coeur. Je l'ai nommé le cahier Paul Klee, car le peintre en avait été l'impulsion initiale. Il a été numérisé et il est visible en ligne ici. En voici la page 9, en deux parties pour des raisons de lisibilité. 





Ce n'est que revenu chez moi que je m'avisai qu'entre le livre d'Alekan et le livre désherbé de John Hull,  il y avait non seulement des similitudes de fond (il y est semblablement question de lumières et d'obscurité), mais aussi un jeu visuel assez étonnant : le vaste cercle noir qui recouvre en grande partie le visage de Hull (et qui évoque bien sûr les disques noirs qui encombraient sa vue) fait écho à la bille blanche de l'appareil de mesure qu'Alekan tient devant son oeil droit (la photo est par ailleurs prise sur le tournage des Ailes du désir).









samedi 4 mars 2023

Le Célibataire absolu

Qu'est-ce qui fait qu'on peut trouver passionnant un récit de plus de quatre cents pages qui nous entretient d'un auteur jamais lu, considéré comme l'un des plus complexes d'une littérature étrangère ? Sans nulle doute la puissance de la langue, une langue qui se veut entière, "de tessiture large et d'ampleur naturelle ". Ainsi en est-il du Célibataire absolu de Philippe Bordas, dont l'un des leitmotivs est justement cette exigence d'un français qui n'oublie ni sa base ni son sommet, s'inscrivant dans le droit fil d'un Rabelais qui n'hésitait pas à inclure dans sa "langue totale" régionalismes et dialectalismes, aussi bien que "le racinaire gréco-latin". Oui mais, ajoute Bordas, il n'avait pas eu de suivants ; selon Céline, il aurait raté son coup. Bordas raconte comment la découverte à vingt ans de La Connaissance de la douleur de Carlo Emilio Gadda lui a servi d'antidote aux langues qu'il appelle "d'exténuation", ce français appauvri, simplifié, maigriot, inoculé par les théories régnantes au temps de sa classe prépa. Pour décrire l'effet produit par le texte de Gadda, il use sans limite de la métaphore médicale : Gadda l'ingénieur relève de la chimie : "A côté du mélange gaddien, polyatomique et sophistiqué, les arsenics français relevaient de la pathologie la plus élémentaire ;  ce n'étaient qu'enzymes monovalents et neurotoxiques simplifiés. (...) Au parler dégraissé de Malherbe, à l'exsangue des jansénistes de Port-Royal et de l'Académie s'étaient additionnés le mortifié terminal des Blanchotides et la ciguë de Cioran : bref, m'avaient été injectées plusieurs variantes de français raboté-amputé-ascétisé-néantisé-démembré - sans oublier la piqûre de rappel de Barthes et son soluté caustique d'écriture blanche."(p. 339)


Bordas nomme surprose la langue de Gadda, et l'assimile à la thériaque, cette préparation complexe connue depuis l'Antiquité, comprenant plus de cinquante composants (dont pas mal d'opium), et réputée efficace contre poisons et venins, voire contre la peste (elle ne fut supprimée de la pharmacopée française qu'en 1884) : "Comme Rabelais à la lutte contre "les fallaces espèces", Gadda avait élaboré une langue thaumaturgique intégrale seule susceptible d'effacer les paroles pauvres et pernicieuses. Cet antidote aux langues tristes maigries à l'os ressortissait à la vieille appellation d'alexipharmaque ou remède "repousseur de poisson". 

A la fin de l'été 2019, Bordas part en Italie, vers Lucques, en Toscane, avec Pierre, un jeune ami écrivain et cycliste (Bordas, ancien journaliste à L'Equipe, a beaucoup écrit sur le cyclisme). "Je n'étais pas le premier, écrit-il, à quitter Paris pour retrouver la santé en Italie : dans les temps médiévaux, les voyageurs venaient jusqu'au monastère du mont Cassin, au sud de Rome, pour consulter le fameux antidotaire, son grand recueil de médications." Lisant ces lignes, je pensai à Dario, le compagnon italien de Nathalie, l'une de mes plus proches amies. Excellent cuisinier, il nous avait régalés, lors de cette fête annuelle qui nous réunit tous en février, à la croisée des trois zones de vacances scolaires, dans la petite salle des fêtes du village creusois de La Forêt-du-Temple, d'un excellent jarret de porc de sept heures. Dario ne connaissait pas Gadda, mais il est originaire de la ville de Cassino, qui se trouve au pied du mont Cassin, détruite pendant la seconde Guerre mondiale. Et il y retourne tous les ans.


Pour composer son récit, qui ne se veut pas une biographie en bonne et due forme, Philippe Bordas note qu'il s'inspira de quelques essais jugés par lui exemplaires, ainsi du portrait dressé par Pascal Quignard d'Emile Littré au tome VIII de ses Petits traités. Mais plus encore le toucha l'hommage de Jean Giono à Herman Melville, avec ce traité, Pour saluer Melville, que l'écrivain provençal qualifiait de "petit livre de salutation." Or, j'étais en pleine lecture de ce livre, dans l'édition de la Pléiade empruntée à la médiathèque à la suite de l'article Le barattement des cyclones, où in fine j'évoquai un passage du Roi sans divertissement, que j'aime tellement que je ne résiste pas au plaisir de le redonner une fois encore :

"Le col de Menet, on le passe dans un tunnel qui est à peu près aussi carrossable qu'une vieille galerie de mine abandonnée et le versant du Diois sur lequel on débouche alors c'est un chaos de vagues monstrueuses bleu baleine, de giclements noirs qui font fuser des sapins à des, je ne sais pas moi, là-haut ; des glacis de roches d'un mauvais rose ou de ce gris sournois des gros mollusques, enfin, en terre, l'entrechoquement de ces immenses trappes d'eau sombre qui s'ouvrent sur huit mille mètres de fond dans le barattement des cyclones." (p. 11, éd. Folio)

Cyclones. Ce dernier mot de la longue phrase de Giono sonne comme comme un coup de gong, et ce me fut aussi comme une réplique sismique de le retrouver dès la troisième page de L'affreuse embrouille de via Merulana, où il est dit du commissaire Ingravallo, qui mène l'enquête sur le vol de bijoux et le meurtre de Liliana Balducci, qu'il soutenait, "entre autres choses, que les catastrophes inopinées ne sont jamais la conséquence ou l'effet, si l'on préfère, d'un motif unique, d'une cause au singulier : mais elles sont comme un tourbillon, un point de dépression cyclonique dans la conscience du monde, vers lequel ont conspiré toute une multiplicité de mobiles convergents. Il dirait aussi noeud ou enchevêtrement , ou grabuge, ou gnommero, embrouille, qui en dialecte veut dire "pelote"."*

L'adjectif "cyclonique" revient au paragraphe suivant, toujours associé à l'interrogation sur les mobiles :
"Le mobile apparent, le premier mobile, était bien, oui, un seul. Mais la sale affaire était l'effet de toute une rosace de mobiles qui avaient soufflé sur lui en tournoyant (comme les seize vents de la rose des vents quand ils s'entortillent en trombe dans une dépression cyclonique) et vient finir par enserrer dans le tourbillon du délit la "raison débilitée du monde". Comme on tord le cou à un poulet."
Ce n'est encore une fois qu'un détail, mais qui peut penser sans risque de se tromper que ce détail est sans importance et sans signification ? Comme dans une enquête policière, c'est le plus souvent en procédant de détail en détail que la vérité parfois se fait jour.
____________________________

* Cette pelote me renvoie à la pelote d'algues desséchées que tente de démêler un autre commissaire, Adamsberg, dans le Temps glaciaires de Fred Vargas. Pelote d'algues qui apparaît à la page 137, lors d'une conversation entre Adamsberg et le commissaire Bourlin, où le premier explique qu'il a l'habitude de se perdre : "Est-ce que tu visualises ces algues desséchées qui s'accrochent les unes aux autres et s'emmêlent en une sorte de pelote inextricable ? Qui forment une grosse, parfois une très grosse boule ?" A partir de cet instant la métaphore de la boule, de la pelote d'algues enchevêtrées, ne cessera de courir tout au long du livre. Ainsi, page 471  : 
"- Enfin, dit-il, je vous ai répété cent fois que cette enquête avait pris dès ses débuts la forme d'une monumentale pelote d'algues desséchées.
Ce qui n'est pas du tout un "fait", se dit Danglard, tandis que Justin notait, même cela.
- Et qu'on ne peut pas foncer droit et vite dans un pareil magma. On n'en tirait que de minuscules fragments cassants, tout en étant sans cesse happés par d'autres pièges. Des éléments, on en avait, mais ils flottaient en nappe sous la surface, sans lien apparent, disparates dans une nébuleuse."


jeudi 2 mars 2023

Cimetière non-catholique

Un mois sans écrire ici. C'est que la nécessité n'y était pas, n'y était plus. J'ai lu (beaucoup), mais rien ou presque n'appelait à un écho dans cet espace. Et ce n'était pas grave, je ne me suis jamais astreint (sauf pour le projet Heptalmanach) à une régularité de publication. Cependant, pourquoi le nier, une sorte de manque grandissait chaque jour. Je n'avais rien à dire mais je savais aussi que c'est en écrivant que souvent les choses adviennent, dont l'on n'aurait jamais su qu'elles étaient là, présentes, subreptices, en embuscade dans un repli de la conscience. A un moment ou à un autre, je ne doutais pas que le fil se renouerait, qu'une nouvelle sente s'ouvrirait dans le fouillis des jours. Et cela vint, en effet, grâce à un essai emprunté à la médiathèque, Tant de désir pour si peu d'espace, de Karl Ove Knausgaard, sous-titré L'art d'Edvard Munch, publié chez Denoël en 2022.


Sur Edvard Munch, j'avais beaucoup écrit ces derniers mois, et c'est pourquoi je n'avais pas résisté à l'appel de ce livre. Quant à Karl Ove Knausgaard, l'écrivain norvégien, j'avais lu de lui en 2021 Fin de combat, le sixième et dernier volume de son cycle autobiographique. J'en avais été impressionné, j'y avais fait allusion dans un article à la date du 12 janvier 2021, consacré au Malheur indifférent de Peter Handke, et j'avais même précisé qu'il s'agissait d'un livre important sur lequel je reviendrai dans un prochain billet. Et puis, comme souvent, ce ne fut qu'une velléité, j'avais emprunté le livre là encore à la médiathèque, je ne l'avais donc plus sous la main, d'autres pistes se sont ouvertes et je n'y suis plus revenu. Mais j'avais un peu comme une dette vis-à-vis de Knausgaard, et je fus heureux de le lire à nouveau dans cette méditation sur Munch, son illustre compatriote. J'y ai retrouvé la même sincérité désarmante que dans son autobiographie, mais je ne veux pas ici en faire la chronique, ou même un semblant de résumé, non, je veux l'aborder par un détail, qu'on pourra très légitimement qualifier d'anodin. Il se situe dans un paragraphe des pages 176-177 :

"Beaucoup d'autres peintres au Pultosten venaient de la campagne, c'étaient des fils de meunier qui pensaient que devenir peintre leur permettait d'échapper au labeur consistant à porter des sacs de farine de cinquante kilos. Je pense par exemple à un garçon aussi modeste que Skredsvig, qui était si heureux d'être capable de peindre, de rester assis à jour avec ses pinceaux. Munch, lui, était issu de la bourgeoisie culturelle et nourrissait des ambitions à la fois pour son compte et au nom de sa famille. Son oncle était tout de même P.A. Munch, le célèbre historien. En 1927, Edvard visite Rome et peint là-bas la pierre tombale de son oncle au cimetière non-catholique. Le sentiment familial est présent. Il faut penser que Munch sent qu'il représente la famille."

A cet instant, quelque chose fait tilt : ce cimetière non-catholique je viens juste de le rencontrer. Dans un autre livre récemment parcouru, Le Célibataire absolu de Philippe Bordas (lui aussi trouvé à la médiathèque, ô bienheureuse médiathèque, pourvoyeuse de tant de bienfaits !). Un récit-essai consacré à Carlo Emilio Gadda (1893-1973), écrivain italien, de la stature de Joyce et de Céline, et dont Bordas est comme hanté depuis l'âge de vingt ans. Or, si je connais Gadda, ce n'est que de réputation, je n'ai jamais rien lu de lui, et je ne suis pas le seul apparemment, puisque Bordas lui-même se désespère parfois de trouver autour de lui, dans son entourage proche, d'autres aficionados de l'écrivain, reconnu comme un des plus grands mais peu lu même par les Italiens. D'ailleurs, passant ensuite à Arcanes, le rayon consacré à la littérature cisalpine est vierge de Gadda, et ce n'est qu'à la médiathèque que je dénicherai de lui un seul et unique roman, L'affreuse embrouille de Via Merulana.

Carlo Emilio Gadda (8 juillet 1960)

Mais venons-en au cimetière non-catholique, dans le Testaccio, dit aussi cimitero degli Inglesi, car il se trouve que c'est en cet auguste lieu que repose Gadda. En novembre 2000, nous raconte Bordas, "les restes de Gadda avaient été transférés de la nécropole anonyme de Prima Porta jusqu'à cet ossuaire de prestige où reposaient John Keats et Percy Shelley, Gramsci et maints artistes, penseurs et poètes, schismatiques divers, affiliés au protestantisme. La capitale lombarde avait réclamé les cendres de l'écrivain abandonné derrière les fausses fleurs en plastique de Prima Porta. Le maire de Milan voulait inhumer le Grand Lombard près de Manzoni. Mais c'est la Giuseppina, peu avant sa mort, qui avait eu le dernier mot : Gadda lui avait confié vouloir être enterré à Rome. Ni à Longone, près des siens. Ni à Milan. Et c'est la gouvernante qui avait décidé, seule contre tous, de son site d'éternité." (p. 417)

La visite de Bordas à ce cimitero acattolico di Roma lui confirme le peu de ferveur qui s'attache aujourd'hui au nom de Gadda : le gardien reste immobile et muet lorsqu'il l'entend prononcer, mieux, aucun visiteur n'a réclamé la tombe depuis des années. Tombe sous l'ombrage et la protection d'un agave immense : "Plus personne, écrit Bordas, ne s'intéressait à Gadda, ni le libraire français, ni le gardien du cimetière ; personne, sinon ce cactus dressé face au visiteur qui, toutes épines dehors, réclamait le respect dû - étymologiquement du moins, le mot "agave", agauos en grec ancien, signifiant "digne d'admiration"."

Est-il besoin de préciser que l'existence de ce cimetière non-catholique ne me fut révélé qu'à travers ces deux passages de livre, on l'a vu, presque synchrones ? Est-il possible maintenant d'aller au-delà de cette simple rencontre a priori fortuite ? 

Reprenons. Munch se rend à Rome en 1927 et peint la tombe de son oncle historien. Le tableau est visible sur Wikimedia Commons.


Huile qui fut précédée d'un dessin :


Or, c'est précisément en 1927 que Gadda place l'histoire contée dans L'affreuse embrouille de via Merulana (plus connu sous la première traduction de son titre : L'affreux pastis de la rue des Merles). Et ce n'est pas une date comme une autre, ainsi que le souligne son traducteur, Jean-Paul Manganaro : "Son but est d'inscrire ces événements de moeurs et de crimes en 1927, à l'intérieur même de l'ère fasciste. La dictature mussolinienne est à l'oeuvre depuis 1922, et à cette époque elle a déjà dépassé la crise provoquée par le meurtre - qui en quelque sorte l'a fondée - de Giacomo Matteoti en 1924 (...)."

Autre convergence, spatiale celle-ci : l'oncle de Munch, Peter Andreas Munch, est enterré à Rome car c'est dans cette ville qu'il mourut en 1863, à l'âge de 52 ans. Il y était venu à la recherche de documents sur le Moyen Age norvégien, et il fut l'un des premiers non-catholiques à accéder aux archives du Vatican. C'est aussi à Rome que meurt Gadda, en 1973, cent dix ans plus tard, une ville qu'il connaissait bien pour y avoir travaillé dans les années 30 en qualité d'ingénieur électrotechnicien au Vatican. 

Je m'arrête là pour aujourd'hui. J'ai bien prévenu, cette histoire de cimetière c'est juste un détail. Mais j'ai envie de creuser dedans, fossoyeur à l'envers, profanateur peut-être, on verra, ou pas.