samedi 29 avril 2017

# 102/313 - Le facteur de coïncidences

"La diplomatie a toujours été un problème de géopolitique et de cohabitation. Son outil principal est la compréhension de l'étrange, le pliage et la traduction pour saisir les mœurs de l'autre, son allure vitale, son mode d'existence dans ce qu'il a de plus exotique, de plus loin et de plus intime, comme les courbes d'un attracteur étrange sont parallèles sur certaines portions et diffèrent infiniment sur d'autres."

Baptiste Morizot, Les diplomates, Wildproject, 2016, p. 267.

Depuis le premier jour, j'avance ici sans savoir où je vais, en suivant les fils des différents sujets qui s'imposent à moi. Je dis bien "s'imposent", le seul choix qui me revient est de privilégier à certains moments tel thème plutôt que tel autre, ne pouvant traiter tout en même temps. Aussi suis-je contraint à de nombreuses boucles, me conduisant à revenir plusieurs fois au même endroit, à certains noeuds de bifurcation semblables, ainsi que l'écrit Baptiste Morizot, aux courbes d'un attracteur étrange. L'un de ces points d'inflexion est la figure - cela ne paraît pas très sérieux, j'en conviens - du chieur de Saint-Martial. Le gaillard avait fait remonter en mémoire une autre leste figure repérée par Claude Gaignebet sur les murs du château de Blois.

Pour la retrouver sur le site de Robin Plackert, Fragments de géographie sacrée, j'avais utilisé le moteur de recherche interne, avec le mot-clé Blois.

Deux articles seulement avaient été retournés par la recherche. Celui qui contenait effectivement la sculpture ci-dessus, et puis un second qui n'avait rien à voir, ou en tout cas, très peu à voir avec Blois.
Il s'agissait d'un article daté du 3 avril 2005 intitulé Le facteur de coïncidences, article princeps d'une rubrique qui portera le même nom, dont la raison d'être, on va le voir, est foncièrement la même que celle qui anime ce projet depuis l'origine. Voici comment Robin Plackert introduisait son billet :
"Dans Sacrifice, le chef d’œuvre d'Andreï Tarkovski, le facteur Otto se présente aux membres de la maisonnée réunis pour l'anniversaire du personnage principal du film, Alexandre, comme un collectionneur d'événements : événements singuliers qui défient la raison humaine. J'inclinerai volontiers à me présenter également comme un collectionneur, un collecteur de ces micro-événements qui parsèment nos existences et qu'on renvoie le plus souvent à l'anodin et à l'insignifiant, se hâtant d'en sourire pour ne pas réfléchir plus avant. Saillies du quotidien qu'on nomme coïncidences, et dont sans plus tarder je veux donner ici le plus récent exemple vécu."


Coïncidence aussi avec le premier article ici publié du projet Heptalmanach : Otto et l'attracteur étrange. Otto, qui n'était pas facteur, mais l'artiste plasticien de Marc-Antoine Mathieu.

A partir d'ici, s'ouvre une bifurcation qui va nous faire renouer avec le cinéma, et plonger dans l’œuvre immense d'Andreï Tarkovski. Et pour cela, en préambule, il faut revenir sur l'anecdote racontée par Robin Plackert. A suivre, comme on dit dans les bons feuilletons d'antan.

vendredi 28 avril 2017

# 101/313 - Lupins et république lupine

"Très généralement, le loup craint l'homme. Il y a moins d'une centaine d'années, bien souvent, les bergères du Bas-Berry, lorsque le loup saisissait un mouton, retenaient la victime par une patte et mettaient l'agresseur en fuite à coups de trique ou de sabots. Un pistolet chargé seulement à poudre remplissait encore mieux cet office (Rollinat)."

Robert Hainard, Mammifères sauvages d'Europe, Delachaux et Niestlé, 1987.

En cherchant les gravures de Maurice Sand pour illustrer l'article précédent, j'en ai retrouvé une qui s'inscrit dans le droit fil de mon propos des derniers jours.

"Les lupins (ou lubins) sont des animaux fantastiques qui, la nuit, se tiennent debout le long des murs et hurlent à la lune. Ils sont très peureux, et si quelqu’un vient à passer, ils s’enfuient en criant : Robert est mort, Robert est mort !" (Maurice Sand).

L'Anthologie du loup propose aussi un texte de George Sand que je connaissais pas du tout, Voyage d'un moineau de Paris, paru chez Hetzel en 1842. Il s'agit d'un apologue où un moineau est choisi par ses congénères pour visiter le monde afin de déterminer quel est le meilleur régime politique. Ses voyages le conduisent à découvrir le système oligarchique des fourmis, la monarchie des abeilles et, enfin, la république des loups. 

Le moineau de Paris, illustration de Grandville, "On émit la proposition, approuvée à l’unanimité, d’envoyer un Moineau franc, impartial, observateur et instruit, à la recherche du Droit-Animal, et chargé de comparer les divers gouvernements. On me nomma. Malgré nos habitudes sédentaires, je partis en qualité de procureur général des Moineaux de Paris : que ne fait-on pas pour sa patrie !"
Vérification faite, George Sand a juste prêté sa signature à ce conte, car le véritable auteur en est Honoré de Balzac. Il ne s'agit nullement d'une usurpation. Paru en livraison de 1840 à 1842, puis en livre illustré en deux volumes de 1841 à 1842 dans l’ouvrage collectif : Scènes de la vie privée et publique des animaux, le texte "fut attribué à George Sand par décision de l’auteur qui le qualifia de charmant apologue de George Sand dans une lettre qu’il adressa à Hetzel et qui fut publiée au Charivari pour le lancement du tome I1. Balzac trouvait que sa signature apparaissait trop souvent dans ce tome I : George Sand accepta la supercherie avec d’autant plus d’amusement que le texte donne un rôle important à un de ses grands amis (Lamennais), défenseur du prolétaire sous le nom de Grand Friquet."(Wikipedia)

George Sand ou pas, le conte ne manque pas de saveur et d'humour. Voici le début du chapitre III :

De la République Lupienne.


Ô Moineaux de Paris, Oiseaux du monde, Animaux du globe, et vous, sublimes carcasses antédiluviennes, l’admiration vous saisirait tous, si, comme moi, vous aviez été visiter la noble république lupienne, la seule où l’on dompte la Faim ! Voilà qui élève l’âme d’un Animal ! Quand j’arrivai dans les magnifiques steppes qui s’étendent de l’Ukraine à la Tartarie, il faisait déjà froid, et je compris que le bonheur donné par la liberté pouvait seul faire habiter un tel pays. J’aperçus un Loup en sentinelle.

 Ce système social égalitaire est une métaphore de la République française.
"Les Loups s’obéissent tout aussi durement à eux-même que les Abeilles obéissaient à leur reines, et les Fourmis à leurs lois. La liberté rend esclave du devoir, les Fourmis sont esclaves de leur mœurs, et les Abeilles de leur reine. Ma foi ! s’il faut être esclave de quelque chose, il vaut mieux n’obéir qu’à la raison publique, et je suis pour les Loups. Évidemment, Lycurgue avait étudié leurs mœurs, comme son nom l’indique. L’union fait la force, là est la grande charte des Loups, qui peuvent, seuls entre les Animaux, attaquer et dévorer les Hommes, les Lions, et qui règnent par leur admirable égalité. Maintenant, je comprends la Louve mère de Rome !"
Au retour, le moineau est empli de doutes sur les vertus de cette République lupienne qui ne survit que de rapines, et de la guerre menée aux autres animaux.

"— Les rudes vertus d’une république ainsi faites, me disais-je, ne subsistent donc que par la guerre ? Sera-ce le meilleur gouvernement possible, celui qui ne vivra qu’à la condition de lutter, de souffrir, d’immoler sans cesse et les autres et soi-même ? Entre mourir de faim en ne faisant aucune œuvre durable, ou mourir de faim en coopérant, comme le Moineau de Paris, à une histoire perpétuelle, à la trame continue d’une étoffe brodée de fleurs, de monuments et de rébus, quel Animal ne choisirait le tout au rien, le plein au vide, l’œuvre au néant ? Nous sommes tous ici-bas pour faire quelque chose ! je me rappelai les Polypes de la mer des Indes, qui, fragment de matière mobile, réunion de quelques monades sans cœur, sans idée, uniquement douées de mouvement, s’occupent à faire des îles sans savoir ce qu’ils font. Je tombai donc dans d’horribles doutes sur la nature des gouvernements. Je vis que beaucoup apprendre, c’est amasser des doutes. Enfin, je trouvai ces Loups socialistes décidément trop carnassiers pour les temps où nous vivons. Peut-être pourrait-on leur enseigner à manger du pain, mais il faudrait alors que les Hommes consentissent à leur en donner.

Je devisais ainsi à tire-d’aile, arrangeant l’avenir au vol d’Oiseau, comme s’il ne dépendait pas des Hommes d’abattre les forêts et d’inventer les fusils, car je faillis être atteint par une de ces machines inexplicables ! J’arrivai fatigué. Hélas ! la mansarde est vide : mon philosophe est en prison pour avoir entretenu les riches des misères du peuple. Pauvres riches, quels torts vous font vos défenseurs ! J’allai voir mon ami dans sa prison, il me reconnut.
— D’où viens-tu, cher petit compagnon ? s’écria-t-il. Si tu as vu beaucoup de pays, tu as dû voir beaucoup de souffrances qui ne cesseront que par la promulgation du code de la Fraternité."
Ce philosophe est bien Lamennais, l'ami de George Sand, qui dès 1830, plaidait pour la liberté de l'enseignement et la séparation de l'Église et de l'État et réclamait la liberté de conscience, de presse et de religion.

Portrait de Hugues-Félicité-Robert de Lamennais.
Paulin Jean-Baptiste GUERIN (1783 - 1855)

jeudi 27 avril 2017

# 100/313 - Les meneux de loups

Hier, l'extrait de George Sand provenait d'un chapitre des Légendes rustiques consacré aux meneux de loups. Elle écrit plus loin que "les meneux de loups ne sont plus les capitaines de ces bandes de sorciers  qui se changeaient en loups pour dévorer les enfants ; ce sont des hommes savants et mystérieux, de vieux bûcherons ou de malins gardes-chasses, qui possèdent le secret pour charmer, soumettre, apprivoiser et conduire les loups véritables."

Adaptation BD par Bruno Forget
La question que je me pose est très simple : les meneurs de loups ont-ils vraiment existé ? George Sand n'en a pas observé elle-même et ne fait que transcrire  plusieurs histoires qu'on lui a racontées, comme celle-ci : "Je connais plusieurs personnes qui ont rencontré, aux premières clartés de la lune, au carroir de le Croix-Blanche, le père Soupison, surnommé Démonnet, s'en allant tout seul, à grands pas, et suivi de près de trente loups." Plus loin, elle reproduit un témoignage "de deux personnes riches, ayant reçu de l'éducation, gens de beaucoup de sens et d'habileté dans les affaires" (autrement dit pas des paysans crédules et superstitieux), eh bien ces deux quidams lui ont juré sur l'honneur avoir vu un vieux garde-forestier conduire treize loups à partir d'un carrefour écarté (c'est toujours dans les carrefours que se fomentent les diableries). En est-elle pour autant convaincue ? Elle a cette formulation curieuse : "Ceci me fut raconté si sérieusement que je déclare n'avoir pas d'opinion sur le fait."

Prenons acte : pas d'opinion sur le fait. Qu'en est-il maintenant de Daniel Bernard, historien qui a écrit plusieurs volumes sur la gent lupine ? Dans Le loup en Berry, il consacre trois doubles pages aux meneux de loups.

Le meneu' de loups, gravure de Maurice Sand
Lui aussi rapporte des témoignages, esquisse des hypothèses : "Inexplicable pour les paysans, cette mystérieuse faculté serait due à une sorte de magnétisme émanant de l'homme. Un don que les gardes-chasses, bûcherons ou pauvres hères vivant dans les bois savent développer à l'extrême." Mais il ne tranche pas vraiment, ne prend pas nettement position. Faits réels ou imaginaires, au fond on n'en sait rien.

Il est en revanche symptomatique que Baptiste Morizot, dans Les diplomates, ne touche pas un mot des meneurs de loups, même à titre anecdotique. Et pourtant, si les meneurs de loups existaient, ou avaient existé, ils seraient ou auraient été les plus grands diplomates qui soient, les meilleurs communicants qu'on puisse imaginer avec le monde lupin. Cette indifférence à la tradition orale n'est-elle pas une lacune dans cet essai au demeurant d'une grande richesse ?

Il me semble qu’Élise Rousseau est plus près de la vérité lorsqu'elle fait l'hypothèse dans son Anthologie du loup que les meneurs de loups étaient "sans doute en réalité de simples "éthologistes" avant l'heure, connaissant parfaitement les mœurs des loups et accompagnées de loups qu'ils avaient récupéré louveteaux à la tanière, puis élevés. Ce savoir leur donnait un prestige tel qu'on pensait qu'ils ne pouvaient qu'avoir fait pacte avec le Diable en personne."

mercredi 26 avril 2017

# 99/313 - Les vagabonds de la nuit

                                                     (...) 
                                                     ce pauvre loup

                                                    affamé me suit à la trace la peur la peur
                                                    les pierres, les oiseaux, et la terre qui

                                                   tourne éclairée par le soleil, cette vaste

                                                   solitude tout

                                                   ou rien (...)

Georges Oppen, "Poème politique", Primitif, 1978, in Poésie complète, José Corti, 2013

Monts du Lyonnais. Nous découvrons la maison de Bristena et Adrien, tout en haut du village de Chambost-Longessaigne. J'ai laissé les loups derrière moi (enfin, pas tout à fait, car j'ai emporté dans mes bagages l'essai de Baptiste Morizot dont il me reste quelques pages à finir, et Anthologie du loup, d’Élise Rousseau), mais je ne tarde pas à les retrouver, car nos hôtes nous proposent (alors qu'ils ne savent rien de mes dernières lubies) d'aller visiter samedi après-midi le parc de Courzieu. Et qu'y a-t-il au parc de Courzieu ? Des loups bien sûr. Une petite meute de loups importés de Yougoslavie. Pas aussi nombreux qu'à Chabrières dans les monts du Guérétois, mais on peut admirer aussi des rapaces (avec un beau spectacle mêlant buses, faucons, pygargues, milans et vautours), et des escargots... (mais nous sommes partis avant les exhibitions gastéropodiques).

Les loups gris de Courzieu au moment du repas
Après avoir rappelé dans son introduction que des centaines de lieux-dits portent en France le nom du loup, Élise Rousseau conclut en écrivant :"N'oublions pas de citer le personnage d'Arsène Lupin, créé par Maurice Leblanc, le voleur à pas de loups et connu comme le loup blanc, dont le nom évoque directement le prédateur."(p.19) Elle ne prolonge pas cette réflexion, mais elle avait vu ici ce que bien d'autres ont laissé passer.
Ce qui ne manque pas d'étonner dans cette anthologie, c'est la place qui tient le Berry. A la page 53, nous est donné un texte intitulé "Le loup-garou, superstition du Berry", extrait du tome III du Livre des conteurs de Paul Lacroix (1833) :
"Ménage et Saumaise ont cherché l'étymologie de loup-garou, qui dérive aussi logiquement de l'hébreu haraboth que du latin guarosus, signifiant tous deux vagabonds de la nuit : il faudrait peut-être mieux entendre garou, comme si l'on disait quelqu'un dont on se gare. Enfin, ces hommes anthropophages, qui errent la nuit, solitaires et enragés, ayant les signes caractéristiques de la nature louve, soit la tête, soit le poil, soit les pattes, soit la queue, se retrouvent encore dans plusieurs parties de la France, et le Berry conserve encore cette antique tradition dans toute sa vigueur, parce qu'elle se rattache particulièrement aux moutons qui font la richesse de cette province ignorante." [C'est moi qui souligne]
On appréciera la "province ignorante"... Toujours est-il que les étymologies proposées sont totalement fantaisistes : garou vient du francique *wariwulf ou *werwolf, qui veut dire "homme-loup", autrement dit "loup-garou" est un pléonasme, comme l'a signalé Henriette Walter (citée par Morizot). Quelqu'un comme George Sand ne l'ignorait d'ailleurs pas : dans Légendes rustiques (1858), elle écrit qu'en "Berry, où déjà les contes que l'on fait à nos petits-enfants ne sont plus aussi merveilleux ni aussi terribles que ceux que nous faisaient nos grands-mères, je ne me souviens pas que l'on m'ait jamais parlé des hommes-loups de l'Antiquité et du Moyen Age. Cependant on s'y sert encore du mot garou qui signifie bien, à lui tout seul, homme loup ; mais on a perdu le vrai sens."


mardi 25 avril 2017

# 98/313 - 813

« Le nom d’Arsène Lupin ? la création de ce personnage ? Je serais incapable de vous dire comment l’idée m’en est venue. Sans doute était-elle en moi, mais je l’ignorais […] En réalité, tout cela est né dans mon inconscient […] »

Maurice Leblanc

Doit-on croire Maurice Leblanc quand il affirme ne rien savoir de la genèse de Lupin ? En tant qu'écrivain, il n'ignore certainement pas le sens du mot lupin. En l'affichant aussi ostensiblement, ne  rejoue-t-il pas d'une certaine manière le coup de La Lettre volée, d'Edgar Poe ? Le gentleman-cambrioleur est un loup garou mais nul ne le voit car trop clairement affiché. Soit dit en passant, il a rendu hommage au poète américain : « Si j’ai été influencé par un romancier, c’est par Edgar Poe. », ajoutant ailleurs être redevable à Poe « à bien des égards [...] car il savait, lui, comme nul ne l'a jamais tenté depuis, créer autour de son sujet une atmosphère pathétique. »
En baptisant son héros Lupin, Maurice Leblanc faisait aussi d'une pierre deux coups : le détective logicien de La Lettre volée n'est autre qu'Auguste Dupin. A une lettre près...

Remarquons maintenant que Leblanc écrit à une époque où le loup vit ses dernières années dans le pays. Daniel Bernard, dans Le Loup en Berry (2017), déclare que les loups ont commencé à disparaître en Berry à la fin du XIXe siècle. Au début du XXe siècle, on ne signale plus guère que de  "rares animaux erratiques". La simplification des conditions de chasse, l'augmentation des primes, la modernisation des armes à feu ont provoqué le déclin puis la disparition de l'espèce. Le loup fléau immémorial est éradiqué. Difficile dans ses conditions de revendiquer explicitement la louvitude (si je puis risquer l'expression) du héros. Il est plus facile d'en appeler à l'inconscient...

Qu'il y ait de l'inconscient, je n'en doute pas, mais que rien de conscient ne soit au départ de la geste lupinesque, j'ai peine à le croire. 
Et je le crois encore moins après avoir lu ce que j'ai lu.
Dans la double page qu'il consacre à la louveterie, Daniel Bernard explique qu'en 813, Charlemagne réglemente la chasse au loup, chargeant ses comtes de désigner deux hommes, les luparii, responsables de la traque. Ce fameux capitulaire de Villis est le premier acte officiel d'un État contre canis lupus.

Capitulare secundum anni DCCCXIII
Cap. VIII - Ut Vicarii luparios habeant
Ut vicarii luparios habeant unusquique in suo ministerio duos. Et ipsi de hoste pergendi et de placito Comitis vel Vicarii ne custodiat, nisi clamor supereum veniat. Et ipsi vertare studeant de hoc ut perfetum exinde habeant et ipsae pelles luporum ad nostrum opus dentur. Et unus quisque de illis qui in illo ministerio placitum custodiunt, detur eis modium de annona.
Deuxième capitulaire de l’an 813
Chapitre VIII – Au sujet des propriétaires ruraux qui possèdent des chasseurs de loups (louvetiers)
Les propriétaires ruraux doivent avoir dans leur « ministère » deux chasseurs de loups (louvetiers). Et qu’ils ne s’occupent pas eux-mêmes du passage de l’ennemi ou du décret du Comte ou du propriétaire foncier s’ils ne reçoivent pas d’ordre à ce sujet. Et qu’ils doivent réfléchir à ce sujet qu’à l’avenir ils doivent avoir une ordonnance et que les peaux de loups soient remises à notre ministère. Et qu’à chacun qui dans ce ministère surveille la décision, soit donnée un « modus » (mesure romaine de volume) de la récolte de grains.


813. Mais c'est là aussi le titre de l'une des plus célèbres aventures de Lupin, parue en juin 1910. Est-ce un hasard ? Je ne possède pas le roman, mais il est disponible en ligne sur Wikisource. Le nombre 813 est au cœur de l'énigme. Sa signification reste longtemps obscure, jusqu'au chapitre 5 de la deuxième partie. Je ne veux pas spoiler l'histoire, aussi me contenterai-je d'indiquer que la résolution du mystère du 813 n'a rien à voir avec les loups ou bien avec Charlemagne.

Cependant, quel est le titre du chapitre précédent ? Rien moins que Charlemagne.

Titre bien étrange car il est bien peu question de Charlemagne dans ce chapitre. Il n'y est d'ailleurs cité qu'une seule et unique fois :
"Ils se turent tous les deux, et ce moment de répit n’était pas de ceux qui précèdent la lutte de deux adversaires prêts à combattre. L’étranger allait et venait, en maître qui a coutume de commander et d’être obéi. Lupin, immobile, n’avait plus son attitude ordinaire de provocation ni son sourire d’ironie. Il attendait, le visage grave. Mais, au fond de son être, ardemment, follement, il jouissait de la situation prodigieuse où il se trouvait, là, dans cette cellule de prisonnier, lui détenu, lui l’aventurier, lui l’escroc et le cambrioleur, lui, Arsène Lupin et, en face de lui, ce demi-dieu du monde moderne, entité formidable, héritier de César et de Charlemagne."
Ce demi-dieu est l'Empereur d'Allemagne, héritier donc de Charlemagne. Le premier empereur ennemi déclaré de la gent lupine. Tout est merveilleusement cohérent.
Soit Maurice Leblanc a magnifiquement orchestré tout cela, soit c'est l'attracteur étrange qui s'est chargé de l'opération.
Il ne s'est pas gêné en tout cas pour envoyer quelques signes : en reprenant la voiture ce matin, un des deux compteurs affichait 8133. Et une visite d'exposition à Issoudun au musée Saint-Roch, prolongée par une petite ballade en ville, nous conduisit jusqu'à la collégiale Saint-Cyr, où je fus à peine surpris, mais réjoui tout de même, de découvrir un vitrail représentant Charlemagne. Une brochure à l'entrée m'apprit ensuite qu'il aurait été le fondateur de l'édifice, car il avait une grande dévotion pour saint Cyr, enfant martyr qui l'aurait protégé d'un sanglier lors d'un songe.

lundi 24 avril 2017

# 97/313 - Isidore l'autre loup

M. Filleul le regarda droit dans les yeux, et sèchement :
– Assez de plaisanteries ! Votre nom ?
– Isidore Beautrelet.
– Votre profession ?
– Élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly.
M. Filleul le regarda dans les yeux, et sèchement :
– Que me chantez-vous là ? Élève de rhétorique…
– Au lycée Janson, rue de la Pompe, numéro…
– Ah ça, mais, s’exclama M. Filleul, vous vous moquez de moi ! Il ne faudrait pas que ce petit jeu se prolongeât !
– Je vous avoue, Monsieur le juge d’instruction, que votre surprise m’étonne. Qu’est-ce qui s’oppose à ce que je sois élève au lycée Janson ? Ma barbe peut-être ? Rassurez-vous, ma barbe est fausse.
Isidore Beautrelet arracha les quelques boucles qui ornaient son menton, et son visage imberbe parut plus juvénile encore et plus rose, un vrai visage de lycéen. 

Maurice Leblanc, L'Aiguille creuse, ch. I

Le véritable adversaire de Lupin dans L'Aiguille creuse n'est autre qu'un lycéen de 17 ans, Isidore Beautrelet. Son intelligence logique dépasse de loin celle des autres protagonistes de l'histoire, inspecteur Ganimard et autre juge Filleul. On sent bien aussi que le nom a été mûrement réfléchi par Maurice Leblanc. En quelque sorte l'alter ego de Lupin, Isidore Beautrelet ne serait-il pas aussi un genre de loup-garou ?

Examinons attentivement ce Beautrelet, et convenons qu'en son centre l'autre gît. Autre let, qu'il est tentant de déformer légèrement en autre leu. Leu pour loup, bien sûr, leu forme ancienne encore vivante dans l'expression à la queue leu leu.

Pourquoi un lycéen maintenant ? Leblanc eût pu choisir un jeune engagé dans la vie active, artiste ou artisan, journaliste ou militaire, plus libre de ses mouvements d'une certaine manière. Non, un lycéen.
Rappelons que le Lycée est à l'origine le «gymnase situé au nord-est d'Athènes où enseignait Aristote" (Cnrtl). Or le Dictionnaire historique de la Langue française précise que "ce nom est emprunté au latin Lyceum, lui-même emprunté au grec Lukeon qui correspond au français Louvre au sens étymologique d'"endroit où il y a des loups": il est dérivé de lukos, "loup"(...)"

Le loup du Louvre, album d'Anne Letuffe


Le prénom Isidore est lui aussi issu du grec, où il signifie "cadeau d'Isis". Le plus vieil Isidore canonisé († 250), martyr à Alexandrie, fut brûlé vif dans une fournaise avec les saints Héron et... Arsène.

Isidore Beautrelet est le jeune loup qui défie le loup alpha Arsène Lupin. Pas étonnant aussi de retrouver dans la salle du trésor de l'Aiguille d'Etretat la "merveille des merveilles" du musée du Louvre, La Joconde de Léonard de Vinci. Pourchassé par Ganimard, Lupin délivre un dernier message où le Louvre est encore une fois à l'honneur :
"Il prit un morceau de craie rouge, approcha du mur un escabeau, et il inscrivit en grosses lettres :
Arsène Lupin lègue à la France tous les trésors de l’Aiguille creuse, à la seule condition que ces trésors soient installés au Musée du Louvre, dans des salles qui porteront le nom de « Salles Arsène Lupin »."
L'issue du roman est tragique. Raymonde de Saint-Véran, l'amour de Lupin, meurt en le protégeant du tir d'Herlock Sholmès :
"Lupin se dressa. Il écouta les voix monotones. Puis il considéra la ferme heureuse où il avait espéré vivre paisiblement auprès de Raymonde. Puis il la regarda, elle, la pauvre amoureuse, que l’amour avait tuée, et qui dormait, toute blanche, de l’éternel sommeil.
Les paysans approchaient cependant. Alors Lupin se pencha, saisit la morte dans ses bras puissants, la souleva d’un coup, et, ployé en deux, l’étendit sur son dos.
– Allons-nous-en, Victoire.
– Allons-nous-en, mon petit.
– Adieu, Beautrelet, dit-il.
Et, chargé du précieux et horrible fardeau, suivi de sa vieille servante, silencieux, farouche, il partit du côté de la mer, et s’enfonça dans l’ombre profonde..." [C'est moi qui souligne]
En cette ultime phrase, ne voyons-nous pas le loup qui disparaît dans la nuit ?

_________________________
* Ajout du 24 avril 

J'ouvre un lien que l'on me donne sur une carte de résultats des élections, et qu'est-ce que je vois : une tête de loup !

Le loup noir du Front National va-t-il dévorer la France macronienne ?
Notons qu'il n'a qu'un œil (rouge) comme le père Le Pen.
Et au sud, n'a-t-on pas quelque peu l'impression d'un loup renversé qu'on appelle passant en héraldique (avec ses deux oreilles sur la frontière italienne) ?

Blason de Saint-Loubès (Gironde)   


Il donne du pied dans la fourmilière mélenchonienne de Dordogne, et semble excréter la rouge Ariège. Fillon (en bleu) n'a plus que ses yeux pour pleurer.

samedi 22 avril 2017

# 96/313 - L'être-loup de Lupin

"L'humain est sur certains points plus près du prédateur lupin que du chimpanzé, qui est notre plus proche parent génétique ; car les comportements sont aussi contraints par les conditions écologiques d'existence, et créent des parallélismes locaux de forme de vie, comme deux trajectoires d'un "attracteur étrange" dans un espace de phase vont être parallèles et très proches sur une certaine distance, puis diverger soudain dans leurs courbes singulières."

Baptiste Morizot, Les diplomates, Wildproject, 2016, p. 59.

L'essai de Baptiste Morizot part d'un problème qu'il n'hésite pas à qualifier de géopolitique : le retour spontané du loup en France. Des deux loups italiens entrés en 1992, nous serions passés à plus de 300 loups en 2015. Les attaques récurrentes de troupeaux constituent le nœud du problème, montrant selon lui la mise en échec des deux modèles traditionnels de gestion écologique du sauvage. Celui de la régulation par la chasse, qui peut aller jusqu'à l'extermination des "nuisibles", modèle "caduque juridiquement, moralement et pratiquement." Et celui de la sanctuarisation du sauvage, "défendu par une partie des associations de protection de la nature, et qui consiste d'abord à instituer des réserves naturelles "(...) : vision inopérante car le loup ne demeure pas dans les réserves et les parcs naturels, "gouverné qu'il est biologiquement par une loi de dispersion qui assure sa pérennité évolutive en limitant les chances d'extinction, et qui consiste en une diffusion centrifuge, par une colonisation extensive de nouveaux territoires, explorés et conquis par de jeunes loups dits "dispersants"." C'est pour répondre à ce double échec que Baptiste Morizot propose un changement de tactique vitale et de carte mentale, et le recours à de nouvelles formes de "diplomatie". 

 
Mon propos d'aujourd'hui n'est pas d'entrer plus avant dans les théories de ce livre passionnant sur lequel je reviendrai certainement. Non, je veux juste faire part d'une idée qui s'est précipitée à sa lecture, et qui concerne encore une fois le territoire précis qui nous occupe.

***
D'où vient ce nom, Arsène Lupin?
J.D.
Maurice Leblanc a sans doute été influencé, inconsciemment, par un conseiller municipal de Paris qui s'appelait Arsène Lopin. La légende veut même que le premier nom du gentleman cambrioleur ait été Arsène Lopin et que, après protestation de l'intéressé, il se soit transformé en Lupin. Mais il faut insister sur ce fait: Leblanc ne s'attendait pas du tout au succès de Lupin; lorsqu'il écrit sa première aventure, il ignore qu'il en écrira d'autres. C'était une commande, rien de plus. (Entretien avec Jacques Derouard, biographe de Maurice Leblanc, Express du 01/09/2004)
Qu'un conseiller municipal s'appelait Arsène Lopin, c'est un fait, mais pourquoi Leblanc se serait-il emparé de ce nom-là plutôt que d'un autre ? Personne, à ma connaissance, ne répond vraiment à la question. Personne, surtout, ne fait la relation avec l'adjectif lupin, qui désigne bien ce qui est propre au loup (du latin lupinus, dérivé de lupus, loup). Comme s'il était impensable de comparer le gentleman cambrioleur à un animal. Pourtant, il suffit de faire le pas pour en constater l'évidence. Morizot décrit le loup comme "animal cryptique, invisible, disperseur, incroyablement mobile, et infatigable colonisateur de nouveaux territoires par surcroît."(p.89) N'est-ce pas là une merveilleuse définition pour le personnage d'Arsène Lupin ?

Prenons exemple dans L'Aiguille creuse. Page 56, Isidore Beautrelet s'interroge avec l'inspecteur Ganimard et le juge d'instruction Filleul sur une disparition énigmatique d'Arsène Lupin :
"(...) vos yeux se sont détournés du seul endroit où l’homme puisse être, de cet endroit mystérieux qu’il n’a pas quitté, qu’il n’a pas pu quitter depuis l’instant où, blessé par Mlle de Saint-Véran, il est parvenu à s’y glisser, comme une bête dans sa tanière.
– Mais où, sacrebleu ?…
– Dans les ruines de la vieille abbaye.
– Mais il n’y a plus de ruines ! Quelques pans de mur ! Quelques colonnes !
– C’est là qu’il s’est terré, Monsieur le juge d’instruction, cria Beautrelet avec force, c’est là qu’il faut borner vos recherches ! c’est là, et pas ailleurs, que vous trouverez Arsène Lupin.
– Arsène Lupin ! s’exclama M. Filleul en sautant sur ses jambes.
Il y eut un silence un peu solennel, où se prolongèrent les syllabes du nom fameux. Arsène Lupin, le grand aventurier, le roi des cambrioleurs, était-ce possible que ce fût lui l’adversaire vaincu, et cependant invisible, après lequel on s’acharnait en vain depuis plusieurs jours ?" [ C'est moi qui souligne]
Un peu plus loin : 
– Mais comment vit-il ? Pour vivre, il faut des aliments, de l’eau !
– Je ne puis rien dire… je ne sais rien… mais il est là, je vous le jure. Il est là parce qu’il ne peut pas ne pas y être. J’en suis sûr comme si je le voyais, comme si je le touchais. Il est là.
Le doigt tendu vers les ruines, il dessinait dans l’air un petit cercle qui diminuait peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un point. Et ce point, les deux compagnons le cherchaient éperdument, tous deux penchés sur l’espace, tous deux émus de la même foi que Beautrelet et frissonnants de l’ardente conviction qu’il leur avait imposée. Oui, Arsène Lupin était là. En théorie comme en fait, il y était, ni l’un ni l’autre n’en pouvaient plus douter.
Et il y avait quelque chose d’impressionnant et de tragique à savoir que, dans quelque refuge ténébreux, gisait à même le sol, sans secours, fiévreux, épuisé, le célèbre aventurier.
Présent mais invisible, tel est le loup, tel est Arsène Lupin. Décrit un peu avant, sous les traits d'un pseudonyme, Etienne de Vaudreix, comme un grand voyageur : "il fait de longues absences, pendant lesquelles il va, dit-il, chasser le tigre au Bengale ou le renard bleu en Sibérie." Grand chasseur, grand prédateur.

Et à la fin du roman, il sera révélé que le compagnon de voyage à Crozant, le propriétaire du château de l'Aiguille, celui-là même auquel Isidore avait demandé secours contre Arsène Lupin, le courageux ami qui se nommait Louis Valméras n'était autre que Lupin lui-même ! Louis Valméras, dont le prénom renferme le loup.

On objectera peut-être qu'à animaliser Lupin, on lui retire son côté gentleman. Ce ne serait certainement pas l'avis du philosophe gallois Mark Rowlands, qui vécut plus d'une décennie avec un loup. Dans l'ouvrage qu'il écrivit sur cette expérience, Le Philosophe et le Loup (Belfond, 2010), il développe l'idée que le loup n'a pas l'intelligence machiavélienne des primates, habiles à repérer et à fomenter des tromperies. Le loup n'est pas animal politicien, mais animal aristocratique, qui " ne cherche pas constamment à savoir ce que l'autre pense, à agir en fonction de ce que l'autre croit qu'il croit, à tromper, à jouer sur les représentations des autres : il est une force qui va dans le monde, à partir de comportements loyaux assez francs, de mesure de force assez directs."
Difficile évidemment de soutenir que Lupin, aussi grand seigneur soit-il, est dépourvu d'intelligence "machiavélienne".  Il en est largement pourvu, bien sûr, mais il ne se réduit pas à cela, et sait faire preuve de noblesse et de générosité. Plus qu'un loup, Lupin est un loup-garou, un hybride d'homme et de loup.

Un dernier indice mérite d'être relevé dans l'entretien de Jacques Derouard. "Tout se passe, dit-il,  comme si Arsène Lupin avait réellement existé et Francis Lacassin a même réussi à dresser la biographie d'Arsène Lupin: on sait qu'il est né en 1874, à Blois."

Nous avons vu  à travers l'art des tailleurs de pierre, que Blois était en relation avec saint Blaise. Philippe Walter écrit qu'il "concentre sur son personnage une série de motifs mythiques essentiels pour comprendre le mythe de Carnaval. Si le nom de Blaise n'évoquait pas le nom breton du loup (bleizh), les relations étroites que le saint entretient avec les animaux ne mériteraient sans doute pas d'être soulignées. En fait, Blaise se présente comme un animal humanisé ou comme un homme animal."*

Notons encore que dans le blason de la ville de Blois un loup est bel et bien représenté :

"d'argent, à un écusson en abîme, d'azur, chargé d'une fleur de lys d'or, accosté à dextre d'un porc-épic, à senestre d'un loup de sable contrerampants et accolés, d'or".

Stéphane Gendron signale que "le rapport entre Blois et bleiz est en général refusé par les celtisants, et à juste titre. Mais il est curieux de constater, ajoute-t-il, que les habitants de Blois-sur-Seille (Loire) étaient autrefois appelés "Les Loups". L'importante communauté de Bretons établis à Blois dans le Loir-et-Cher, encore fortement présente au XIIIè siècle, n'est peut-être pas étrangère au choix de l'animal sur les armes de la ville. Cela dit, quelle est la véritable étymologie de Blois ? Un rapprochement avec la Blaise, affluent de l'Eure, n'est pas à exclure."**




Arsène Lupin, avatar de saint Blaise, avatar du loup. L'hypothèse en est du moins fortement posée.



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* Philippe Walter, Mythologie chrétienne, Fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Imago, 2005.
** Stéphane Gendron, Noms de lieux du Centre, Editions Bonneton, 1998, p. 24.

vendredi 21 avril 2017

# 95/313 - Tremble, vieille patraque !

La mise en évidence de l'Archéo-réseau est indissociable d'un mouvement, d'un geste, d'une curiosité.
Il faut lever la tête. Il faut s'arrêter un moment.
Si je n'avais pas levé la tête un certain samedi de mars, si je ne m'étais pas attardé quelques instants, je n'aurais point vu le chieur de Saint-Martial.
Le jeu des coïncidences nous conduisit à Rabelais, à son fol Triboullet mais aussi à ce roman presque inconnu de Jules Verne, Sans dessus dessous. Et puis à la ligne Cuzion-Gargilesse, à Arsène Lupin et saint Pantaléon.
Revenons sur cette ligne orthogonale à l'alignement Cuzion-Gargilesse.


J'avais noté la présence sur cet axe du hameau du Trimoulet, à une lettre près, disais-je, le Triboullet rabelaisien. Il ne faudrait pas croire maintenant que quelqu'un a sciemment dissimulé le fou derrière ce nom de Trimoulet qui est une forme occitane du tremble (latin, tremulus), certainement plus ancienne que le Triboulet dont s'inspire Rabelais, mort vers 1537, et qui avait été le fou de cour de Louis XII puis de François 1er. Je ne crois pas du tout à une hypothèse de type complotiste, qui donnerait à un groupe ésotérique quel qu'il soit pouvoir de nomination sur le monde selon des desseins secrets.

L'axe recèle une autre curiosité : passé Eguzon, il va rencontrer un autre lieu-dit la Patraque. Stéphane Gendron, notre étymologiste préféré, est muet sur le mot. Chacun connaît bien l'adjectif : être patraque, c'est être affaibli, en mauvaise santé, soit dit vulgairement, être mal foutu. Mais avant d'être adjectif, patraque est un substantif, vieilli, dit le Cnrtl : en effet on ne l'emploie plus du tout, mais on peut encore le lire dans Jules Verne, et précisément dans Sans dessus dessous, où il a même une certaine importance:
Il fallait entendre ces gamins d'Amérique, qui en eussent remontré aux gavroches parisiens !
      "Eh ! va donc, redresseur d'axe !
       - Eh ! va donc, rafistoleur d'horloges !
       - Eh ! va donc, rhabilleur de patraques ! (p. 125)
L'homme qui est ainsi brocardé n'est autre que le mathématicien J.-T. Maston, on l'a vu, misogyne de première, qui avait oublié trois zéros dans ses calculs balistiques ("son canon n'avait pas produit sur le sphéroïde terrestre plus d'effet qu'un simple pétard de la Saint-Jean"). La patraque désigne - le contexte est par ailleurs très clair - "une machine vétuste ou de mauvaise qualité", et plus particulièrement "une vieille horloge ou vieille montre, bruyante et peu fiable" (Cnrtl).

En cherchant dans Google images, à partir du mot-clé patraque, on me renvoie un tas d'images sans relation avec le mot, et puis cette blague d'éphéméride datée (coïncidence) de Pâques (j'écris ici un lundi de Pâques)
Au chapitre suivant, il est fait état d'une chanson tournant encore en ridicule la tentative des artilleurs du Gun Club de Baltimore. "Cette machine, écrit Jules Verne, courut les cafés-concerts du monde entier."

"Voici quel était l'un des couplets les plus applaudis :

Pour modifier notre patraque,
Dont l'ancien axe se détraque,
Ils ont fait un canon qu'on braque,
Afin de mettre tout en vrac !
C'est bien pour vous flanquer le trac !
Ordre est donné pour qu'on les traque,
Ces trois imbéciles ! Mais... crac !
Le coup est parti... Rien ne craque !
Vive notre vieille patraque !"
La Terre est notre vieille patraque. Encore une fois, la présence de ce mot sur l'axe du Trimoulet ne ressort pas à l'évidence d'une volonté ésotérique, ce serait ridicule, mais en revanche cela prend sens dans le contexte précis de mon enquête personnelle. Le Trimoulet et la Patraque sont corrélés à l'événement princeps du chieur de Saint-Martial, synchronisé avec Rabelais et Verne, sur un mode similaire aux corrélations entre particules quantiques intriquées : "La théorie quantique, écrit Nicolas Gisin*, prédit, et beaucoup d'expériences ont confirmé, que la nature est capable de produire des corrélations entre deux événements distants qui ne s'expliquent ni par une influence d'un événement sur l'autre, ni par une cause locale commune."

Pour conclure, une dernière coïncidence portant sur l'idée même de réseau, en lien avec le tremble à la racine du Trimoulet. Elle m'est donnée par Florence Trocmé, qui dans son Flotoir du 7 avril, consacre à l'arbre le paragraphe suivant, qui se passe de commentaires :

Le tremble
Réseau encore ! « Le tremble. Il doit son nom à ses feuilles qui réagissent au moindre souffle d’air. En raison de la forme particulière de leur pétiole, elles bougent en exposant en alternance leur face supérieure et inférieure à la lumière. Il en résulte qu’elles peuvent réaliser la photosynthèse avec leurs deux faces, à la différence des autres espèces où la face inférieure est réservée à la respiration. Les trembles peuvent ainsi produire plus d’énergie et même croître encore plus vite que les bouleaux. En matière de lutte contre les amateurs de jeunes pousses tendres, ils suivent une tout autre stratégie qui mise cette fois sur l’opiniâtreté et la quantité. Ils peuvent être broutés et encore broutés des années de suite par des chevreuils ou des bovins, leur système racinaire n’en continue pas moins de lentement s’étendre. Il en émerge des centaines de rejets qui au fil du temps forment de véritables buissons. Un seul arbre peut ainsi s’étendre sur plusieurs hectares, parfois même beaucoup plus, dans certains cas extrêmes. La Fishlake National Forest, dans l’État nord-américain de l’Utah, héberge ainsi un faux tremble de plus de 40 000 troncs qui s’étend aujourd’hui sur environ 43 hectares pour un âge estimé à plusieurs milliers d’années » (in Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres »
Peter Wohlleben qui pose aussi cette fascinante question : « Nous savons désormais que les arbres communiquent olfactivement, visuellement et électriquement (par l’intermédiaire de sortes de cellules nerveuses situées aux extrémités des racines). Mais qu’en est-il de l’émission de sons, donc de l’ouïe et de la parole ? »

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* Nicolas Gisin, L'Impensable Hasard, Non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques, Odile Jacob Sciences, 2012, p. 79.

jeudi 20 avril 2017

# 94/313 - L'Archéo-réseau

Cinq jours de pause atlantique. Sans aucune connexion. Et là, plus par volonté que par impossibilité technique : il est si simple aujourd'hui de trouver le réseau qu'il n'existe plus guère de zones véritablement blanches. Non, je voulais vraiment couper, ne plus avoir le souci de la publication, du suivi, des échos éventuels. Alors, pour respecter la grande contrainte que je me suis donné de publier chaque jour un article, plus que jamais j'avais pris de l'avance et programmé jusqu'à mercredi qui vient [ j'écris ce billet lundi 17 avril ] toute une série de chroniques.

Exit les longues plages de sable fin, les pins et les dunes, me voici revenu en Berry, n'ayant plus que deux jours d'avance avant de devoir travailler à flux tendu. Le problème ne réside pas dans les idées, les thèmes à traiter - ils se sont plutôt multipliés et j'ai bien en réserve une trentaine de synopsis de chroniques -, mais dans l'ordonnancement, la définition des priorités, le ou les chemins à baliser. Et sur ces points, c'est peu dire que je suis dans une grande incertitude.


l'épave dans le sable de la plage (avril 2016), inaperçue cette année
Les dernières chroniques ont beaucoup traité de géographie sacrée, en rapportant des observations déjà anciennes (zodiaque de Neuvy Saint-Sépulchre) et des découvertes récentes (Foy près de Gargilesse). Je voudrais maintenant élargir ce cadre avec un concept que j'ai déjà présenté ici (en 2007 pour la première fois, sans chercher à le définir), mais qui remontait en réalité à l'année 1991 : l'Archéo-réseau. En 2012, en parlant de la rêverie-fleuve chez Victor Hugo, j'avais écrit  : "Archéo- voulant signifier un soubassement immémorial, un socle géosymbolique,  mais non figé, toujours mouvant, actif, tectonique." Et je souscris toujours à cette tentative de description : l'Archéo-réseau rassemble toutes les cartographies mentales, imaginaires ou matérielles élaborées par les humains depuis l'avènement de Sapiens sur cette terre. Pour survivre, il lui a fallu prendre des repères, tisser des liens entre des lieux, marquer par des récits les histoires de chasse, mémoriser avec des signes et des mythes les événements et sites essentiels de son territoire. Il faut concevoir l'Archéo-réseau sur le modèle de l'internet, autrement dit non comme un unique et immense réseau mais comme un réseau de réseaux, où s'enchevêtrent de multiples systèmes symboliques, ramifiés comme les dreaming lines des Aborigènes australiens ou centralisés comme les roues zodiacales grecques héritières des organisations symboliques des empires égyptiens et mésopotamiens.

Le plus complexe à saisir c'est la deuxième partie de la définition : "un socle géosymbolique mais non figé, toujours mouvant, actif, tectonique." En effet, on peut s'accorder assez facilement sur le fait que l'homme a toujours eu besoin de structurer son espace de vie, d'y dessiner des frontières et d'y désigner des lieux plus importants que d'autres, que l'on nommera souvent sacrés. Mais on jugera que ces structurations se succèdent en se détruisant ou en s'assimilant, et que seule l'archéologie, la recherche historique permettront de reconstituer leur genèse. L'idée de l'Archéo-réseau est plus folle : elle postule que quelque chose vit toujours de ces systèmes disparus. Et cela a à voir avec cet autre concept emprunté à la physique quantique : l'intrication. De même que deux particules intriquées se comportent comme des entités uniques même si elles sont séparées par des centaines de kilomètres, les lignes de sens du jadis, intriquant plusieurs éléments que l’œil d'aujourd'hui voit comme des entités indépendantes, continuent à vibrer dans l'espace-temps contemporain. Et parfois, en les faisant revivre, on suscite un attracteur étrange qui va multiplier les coïncidences et faire entrer en collision l'actuel et l'ancestral.

J'ai bien conscience que ceci est difficile à penser et à accepter. C'est une intuition et non une démonstration. Demain, je prends un exemple.

mercredi 19 avril 2017

# 93/313 - Fol enragé, gare au moine

Ne nous éloignons pas de ces gorges de la Creuse qui ont tant à nous dire encore. Un détail m'avait échappé ; il faut dire que la carte IGN du Géoportail qui me permet de travailler en ligne si commodément a cependant omis d'indiquer ce barrage de la Roche-au-Moine en amont du Pont Noir. Nous ferons donc une infidélité au portail gaulois en allant voir sur Google Maps, qui nous le restitue sans encombre :


"Situé sur les communes de Baraize et Gargilesse, ce petit barrage de type poids-rectiligne fut mis en service en 1933. Il mesure 18,50 m de haut, pour une longueur de 125 m. Son nom lui vient d’un rocher tout proche qui ressemble à un moine encapuchonné (Source). 

Un moine encapuchonné... Il me revient les paroles du fou Triboullet qui pour seule réponse à l'interrogation de Panurge sur son mariage, branla la tête et dit : "Par Dieu, Dieu, fol enraigé, guare moine, cornemuse de Buzançay." Ce que Pantagruel interprète ainsi : "Il vous dict, "Guare moine". Sus mon honneur que par quelque moine vous serez faict coqu." (je rappelle qu'à quelques kilomètres en amont se trouve le village de Montcocu).

Ce rocher du Moine est présent dans une autre légende rapportée par Jean-Louis Desplaces (lui-même abbé). Il n'est pas seul, il a deux comparses, les rochers du Cerisier et de Gayot, et n'est guère recommandable. A l'origine, ce sont trois hommes changés en pierre. "Un jour, un braconnier entend un sifflement : c'est l'un des géants qui prévient les autres. Il court vers sa demeure mais les trois géants écrasent sa maison et sa grange. Dans sa fuite éperdue, il passe le barrage, se frappe la poitrine, fait un signe de croix  : il est sauvé. Les trois géants vont immédiatement reprendre leur place et leur immobilité."

George Sand l'évoque aussi dans ses Promenades autour d'un village : 
"En remontant le cours de la Creuse par des sentiers pittoresques, on trouve, à chaque pas, un site enchanteur ou solennel. Tantôt le rocher du Moine, grand prisme à formes basaltiques, qui se mire dans des eaux paisibles ; tantôt le roc des Cerisiers, découpure grandiose qui surplombe le torrent et que l’on ne franchit pas sans peine quand les eaux sont grosses." 
Un peu plus loin, elle n'a de cesse de vanter le caractère singulier de Gargilesse, dont elle affirmera in fine qu'il vaut bien l'Italie pour le traitement des phtisies, sans les inconvénients et les coûts du voyage  :
Toute cette région jouit d’une température exceptionnelle, et particulièrement le village de Gargilesse, bâti, comme nous l’avons dit, dans un pli du ravin et abrité de tous côtés par plusieurs étages de collines. La présence de certains papillons et de certains lépidoptères qui ne se rencontrent, en France, qu’aux bords de la Méditerranée, est une preuve frappante de cette anomalie de climat, enfermée pour ainsi dire sur un espace de quelques lieues, dans le ravin formé par la Creuse. C’est comme une serre chaude au milieu des plateaux élevés et froids qui unissent le bas Berry à la Marche (...)
La température est-elle toujours aussi exceptionnelle ? L'algira et le gordius, papillons méridionaux, hantent-ils encore les buis de Gargilesse ? J'ai des doutes mais on peut toujours rêver...

mardi 18 avril 2017

# 92/313 - Foy près Gargilesse

Longtemps la croyance exista qu'à chaque partie du corps correspondait un signe astrologique. A la fin du Moyen Age, nombreuses sont les représentations de l'Homme-Zodiaque (en latin, homo signorum) dont voici par exemple celle d'un psautier de Cambridge :

Calendrier d'un psautier, St John's College, Cambridge, MS K.26, fol. 41v
De la tête gouvernée par le Bélier, nous descendons jusqu'aux pieds régis par les Poissons. Au Taureau est dévolu le cou, ainsi la racine de la plante appelée peristereôn que nous avons découverte l'autre jour est-elle réputée guérir "toutes les affections qui surviennent dans la région du cou : écrouelles, oreillons, tumeurs au cou, abcès, tumeurs à la luette, inflammations des amygdales. En effet, employée en cataplasme, elle les résorbe toutes à l'instant même. Car la planète est pleinement en sympathie avec ces parties du corps. (Extrait du Catalogus Codicum Astrologicorum Graecorum, VIII, 3, pp. 161-162, cité par Guy Ducourthial). La planète en question est Aphrodite, maîtresse du Taureau.

Et je m'émerveille de ce que Gargilesse, porteur de la symbolique gargantuesque de la gorge, soit sur la cuspide (pointe) du signe du Taureau dans le zodiaque neuvicien. Avec cette coïncidence orographique que le village se situe pour ainsi dire à la sortie des gorges de la Creuse, dans la vallée de son affluent nommé lui aussi Gargilesse, sans doute parce que son cours est aussi très encaissé.


Et, dressant cette carte, je me suis avisé que sur le parcours de cette Gargilesse se tenait le hameau de Foy, sur l'exact parallèle de Gargilesse le village. Foy qui, bien sûr, nous évoque Conques. Et je me demande si cela n'est pas l'indice d'une similitude perçue de longue date avec la cité du Rouergue. Gargilesse et Conques, toutes les deux étapes sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, présentent en effet selon moi beaucoup de ressemblances. Et en premier lieu, en ce qui concerne la configuration géographique. Comparons les plans :



"Le village de Conques s'est fixé sur ce terrain en pli, là où le Dourdou, affluent du Lot, rejoint le torrent de l'Ouche perpendiculaire. Au point de rencontre de ces deux cours d'eau s'est formée une sorte de cirque, une "conque" dominée par les horizons tabulaires des plateaux environnants boisés et rocailleux." (Marie Renout, Renaud Dengreville, Conques, p.8)

George Sand découvrit Gargilesse avec émerveillement un soir de juin 1857. Elle la décrivit comme une "petite Suisse". Comme à Conques, nous sommes adossés à la pente idéalement ensoleillée, sur la rive droite d'un torrent qui s'en va se fondre dans les eaux plus profondes de la Creuse.

"C’est un nid bâti au fond d’un entonnoir de collines rocheuses où se sont glissées des zones de terre végétale. Au-dessus de ces collines s’étend un second amphithéâtre plus élevé. Ainsi de toutes parts le vent se brise au-dessus de la vallée, et de faibles souffles ne pénètrent au fond de la gorge que pour lui donner la fraîcheur nécessaire à la vie. Vingt sources courant dans les plis du rocher, ou surgissant dans les enclos herbus, entretiennent la beauté de la végétation environnante." (Promenades autour d'un village)



Bien sûr les deux cités diffèrent par mille détails, et l'église Notre-Dame ne saurait rivaliser avec l'abbatiale Sainte-Foy, mais un semblable ancrage dans l'espace, un même équilibre des masses bâties avec les reliefs verdoyants aux entours, une lumière si pareillement distribuée et surtout une sensation ici comme là d'être dans un doux refuge de beauté à l'abri des remuements angoissants du monde, tout cela a dû frapper plus d'une fois l'esprit d'un pèlerin aux yeux et au cœur ouvert. Le hameau de Foy serait alors comme la marque discrète de ce compagnonnage essentiel des deux stations sur la route des fins dernières.

lundi 17 avril 2017

# 91/313 - De la flore magique

Saint Pantaléon, saint "émigré" imposé par Charlemagne, signe l'église de Saint-Plantaire, Ecclesia Sancti Panthaleonis cum Capella de Fer (1212), mais curieusement ne donne pas son nom au village. On ne semble pas le tenir en haute estime, comme en témoigne la légende de la Chapelle du Fer, où on l'a vu incapable de juguler l'épidémie frappant les bestiaux. Autre indice de cette mésestime, le festiaire du village, où n'apparaît que la fête communale de saint Jean et la fête patronale de saint Fiacre. Or ce saint Fiacre n'est autre que le patron des jardiniers, traditionnellement représenté avec  une bêche.

Saint Fiacre - Église saint André, Châteauroux.
Plantaire, Fiacre, l'accent est mis nettement sur le végétal. Par ailleurs, Pantaléon est médecin et sans doute l'a-t-on fait venir pour recouvrir d'antiques usages médicinaux marqués de paganisme. Mais avec quoi soigne-t-on dans ces temps anciens, sinon avec des plantes ?

Le moment est venu de se reporter au précieux ouvrage de Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l'Antiquité (Belin, 2003). Docteur du Muséum national d'Histoire naturelle, l'auteur a ausculté avec patience et rigueur les textes grecs et latins non seulement d'auteurs consacrés comme Dioscoride, Théophraste ou Pline l'Ancien, mais aussi et surtout les vestiges de textes rares dont certains n'avaient même pas été traduits jusqu'à ce jour. Il met ainsi à jour une botanique zodiacale, planétaire, tout un système de correspondances fascinant, qui mérite d'être envisagé maintenant à l'aune de la géographie sacrée.

Au signe du Taureau, deux plantes très différentes sont attribuées par les auteurs des notices astrologiques. Le texte concernant la première, le triphullion, est si court et fragmentaire qu'il n'autorise pas, selon l'auteur, l'identification à une plante plutôt qu'à une autre. Néanmoins sa lecture est éloquente :

« La plante du Taureau est le triphullion. Cueille-la quand le signe domine, c'est-à-dire le Taureau. Elle a les propriétés suivantes : mets son fruit et ses fleurs dans une peau de boeuf qui n'est pas encore né [agennêtos bous : embryon (?) ou animal mort-né]. Porte-la quand tu t'avances vers les rois, les chefs, les archontes et tu seras traité avec de grands égards. Ses feuilles en onction... [la suite du texte manque]. Son suc guérit les yeux et toutes les douleurs oculaires. La racine portée en amulette écarte démons et méchants génies (ageloudai)... [la suite manque] » (Catalogus Codicum Astrologicorum Graecorum, VIII, 2, 159-160)
Son suc guérit les yeux et toutes les douleurs oculaires. Le même pouvoir ophtalmologique (Sainte Foy comme saint Pantaléon ont guéri des aveugles) se retrouve dans la notice beaucoup plus longue et plus précise de la seconde plante du Taureau, le peristereôn, que l'on peut identifier à la verveine :

« (...) on lui attribue des pouvoirs que tu ne peux pas imaginer. En effet, elle met fin en trois jours aux affections oculaires qui semblent désespérées, grâce à la qualité du remède. Pour les ophtalmies, les œdèmes, les gonflements, tous les écoulements d' humeurs, emploie ce collyre : safran : 14 drachmes (...). Les membranes qui se forment sur la cornée (pterugia), les tumeurs, les chalazions sur les paupières et toutes sortes de maux semblables, elle les guérit en un jour. Il n'y a pas lieu de louer une quelconque puissance divine, mais chacun des pouvoirs de la plante. C'est l'expérience qui démontre sa force. » (C.C.A.G., VIII, 3, 141-142)




Guy Ducourthial se demande alors pour quelles raisons les astrologues ont particulièrement insisté sur les vertus de la plante pour soigner les affections oculaires « alors que ni les mélothésies zodiacales [influences astrales sur le corps humain] ni les mélothésies planétaires ne placent l’œil sous la domination du Taureau ou de la planète qui y est domiciliée ? » (op.cit. p. 396) Et il avance alors « l'hypothèse que le choix des astrologues a pu être inspiré par la croyance en l'existence de relations entre le nom donné à cette plante, la colombe, la vue et Aphrodite. » Ce mot peristereôn évoquait en effet la colombe*, oiseau d'Aphrodite, la maîtresse du signe taurin, et l'on croyait dans l'Antiquité à son pouvoir de guérison de la vue. Ainsi Celse, auteur latin contemporain de Pline, note dans la partie de son encyclopédie médicale consacrée aux ophtalmies, qu'une lésion de l’œil ne saurait être mieux soignée qu'avec du sang de pigeon, de ramier ou d'hirondelle.


Or, l'histoire de sainte Foy rapporte qu'attachée sur une grille de bronze sous laquelle brûle un feu de poix et de charbons ardents, une colombe dépose sur la tête de la jeune fille une couronne de gloire puis éteint le brasier d'un battement d'ailes accompagné d'une rosée abondante.
Et nous avons vu que sur le vitrail de Chartres, une colombe descend du ciel tandis que Pantaléon prie avant le supplice final.

Guy Ducourthial signale encore que l'on croyait que certains oiseaux utilisaient des plantes précises pour soigner les yeux crevés ou arrachés de leurs petits. Le nom de ces plantes dérivait alors du nom de l'oiseau qui en usait, ainsi l'hirondelle (chelidôn) a-t-elle donné son nom à la chélidoine. Je ne peux m'empêcher de rapprocher cette croyance du miracle le plus remarquable narré dans le Livre des miracles de sainte Foy, à savoir qu'un certain Guibert ou Gerbert, énucléé par son maître en 980, aurait vu ses globes oculaires « pousser à nouveau sous ses paupières vides. Recouvrant la vue, il aurait manifesté sa joie en grimpant dans le clocher-porche pour ébruiter aux sons des cloches l'heureuse intervention de sainte Foy. Et le bruit s'en répandit effectivement. » (Marie Renout, Renaud Dengreville, Conques, Editions du Rouergue. p. 28)

Chelidonium Majus - Franz Eugen Köhler, Köhler's Medizinal-Pflanzen —
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* En grec, le mot peristera  désigne aussi bien le pigeon que la colombe et peristerion le jeune pigeon ou la jeune colombe.

samedi 15 avril 2017

# 90/313 - La croix de saint André

Cette croisée diagonale des chapelles et des châteaux n'est autre que la croix renversée, la croix en X dite croix de Saint-André, dont le nom vient du grec Andreios, homme. Selon Guy-René Doumayrou, cette croix est un « Rappel de l'«animal à figure d'homme aux quatre visages » d’Ézéchiel, elle évoque d'abord l'homme écartelé sur la roue, supplicié de l'injustice aveugle aux échafauds de la société, mais aussi, plus près des principes, l'être microcosmique divisé et réduit à ses quatre éléments, ou quatre membres, pour être reconstruit sur un niveau supérieur d'existence, comme l'image du sautoir déjà le suggérait. C'est ce qui vaut à l'apôtre André (traduisez du grec : le messager-homme) d'être le saint patron de tout vrai chevalier destiné, comme le martyr, à chercher sa liberté dans le sacrifice de sa propre intégrité. » (Géographie sidérale., p. 80)

La croix de Crozant signe en définitive l'union du temporel et du spirituel, la mission du seigneur s'engageant à être le héraut et le défenseur de l’Église, et qui met son épée et son courage au service de la Foi.
Crucifixion de saint André, Juan Correa de Vivar (1540-1545), musée du Prado.
Le chevalier est l'égal du martyr, écrit Doumayrou, et cela n'est pas anodin : les saints évoqués jusque-là sont tous des martyrs. Un vitrail de la cathédrale de Chartres consacré à saint Pantaléon est ainsi visible dans la chapelle du chœur dite des Martyrs.
"Saint Étienne occupe le centre de la chapelle (baie 13) en sa vertu de premier martyr. A sa droite se trouvent des martyrs célébrés dans la région chartraine: saint Chéron (baie 15), Saint Savinien et saint Potentien, considérés comme les évangélisateurs du diocèse. A sa gauche, trois saints d’origine orientale, liés par le caractère héroïque de leur résistance aux tortures et souvent associés à saint Étienne: saint Pantaléon (baie 11), saint Théodore et saint Vincent (baie 9). Pantaléon est un médecin, Théodore un militaire, Vincent un diacre, trois figures tutélaires donc, qui protègent contre la maladie, la guerre, le mal intérieur. De nombreux points communs lient saint Pantaléon à saint Vincent: tous deux subissent dans la légende le supplice de la croix de saint André, sont visités dans leur prison par un ange; leur corps est veillé par des animaux, puis jeté à la mer, une meule autour du cou. Le souvenir de saint Pantaléon est aussi lié à celui de Charlemagne: on rappelle au Moyen Age en effet que c’est l’empereur qui fit venir des morceaux de ses reliques d’Orient pour les répartir ensuite dans différents sanctuaires occidentaux." (Centre international du vitrail de Chartres) [C'est moi qui souligne]
Médaillon 10 - Pantaléon attaché par des cordes à une croix de saint André, torturé par deux bourreaux.

Médaillon 18 : le supplice de la roue

Le saint, dénudé, est attaché solidement par des cordes sur une roue verte munie de pointes d'acier : un dispositif qui n'est pas sans faire penser à la machine de La colonie pénitentiaire de Kafka. Dans le médaillon suivant, la roue vole en éclats et tue cinq cents païens.

Médaillon 28 : Dernière prière de Pantaléon
Après avoir échappé à la croix, au plomb fondu, à la noyade, à la dévoration par les bêtes sauvages et à la roue, Pantaléon est condamné in fine par Maximien à la décapitation. Alors qu'il prie au pied d'un olivier, une colombe lui apparaît, sous le regard médusé des deux soldats chargés de l’exécution et qui vont dès lors se convertir. Une colombe que nous allons bientôt retrouver dans le prochain épisode de cette quête pantaléonienne.