lundi 30 janvier 2023

Trois résonances

Trois résonances à des articles récemment publiés. Je les consigne ici sans souci de les relier entre elles, comme elles me sont venues.

1/ Dans Avatar et l'impasse de l'Océan, j'ai signalé les échos océaniques enregistrés après la vision du film de James Cameron, dimanche soir 15 janvier. Or, le lendemain, lundi matin, je découvre dans la revue en ligne Diacritik l'entretien de Johan Faerber avec Camille de Toledo, au sujet de son dernier essai Une histoire du vertige. On sait la place que le vertige tient dans mes enquêtes (j'y ai même consacré un blog spécifique  - Fixer les vertiges - où je notais au jour le jour les occurrences du vertige - blog que j'ai tenu jusqu'à ce que la lassitude apparaisse), et je n'ai donc pas tardé à acquérir ce livre qui prend la suite d'une série de conférences données en 2017. Je reviendrai bientôt sur cet essai très important. Ce que je voudrais simplement mentionner pour l'instant, c'est l'apparition en son sein du motif océanique :

"Notre espèce humaine dépend d’un grand nombre d’appuis sémiotiques qui sont arbitraires et branlants. Le vertige nait quand nous perdons nos attaches, soit quand les codes qui nous rattachaient à la vie tremblent ; si bien que la forme que le sujet a prise se dissout ou est menacée. Dans la multiplication des langues et des codes qui est au cœur de la vie des modernes, les appuis sémiotiques sont plus instables. Les repères changent de plus en plus souvent. C’est à bien des égards comme ça que je comprends les chimères des différentes réactions : de Donald Trump à Bolsonaro aux mouvements d’extrême-droite européens. J’en parlais déjà dans L’inquiétude d’être au monde. Ils se manifestent comme un rejet du trouble qui vient, qui est là, de l’impermanence, de l’entrelacs, de la porosité des êtres. Ils rêvent de reconstruire les catégories de la certitude. À l’inverse, celui qui accueille le trouble, l’inquiet, les vertiges du temps, de la fiction, du réel, fait une œuvre pour l’avenir. Il nous apprend à tenir dans les vertiges. Dès 2009, je parlais dans Le hêtre et le bouleau de « pédagogie du vertige ». Nous devons préparer aux vertiges, à la vie vertigineuse. C’est-à-dire nous rendre à la porosité, à l’incertitude. Le chemin de cet accord, de cette acceptation, met sur la voie de cet « espoir océanique ». Ce moment où nous acceptons ce qui a lieu depuis la vie, depuis la science, qui nous montre que nos frontières sont floues, que nous sommes de partout entrelacés, que nous dépendons les uns des autres, que nous sommes intriqués. J’ai donc une lecture très scientifique de ce motif de « l’océanique » qui est apparu dans les années de l’entre-deux guerres, au siècle dernier. Et cet océanique pointe un vertige de l’emmêlement des formes de la vie. C’est vertige de l’extase, de la sortie de soi, de l’aperture du Je au plus vaste, à l’immensité des relations." (C'est moi qui souligne)

 


2/  "Giono "le terrien" au pays des merveilles livresques est comme "Ishmael" le marin en route vers New Bedford, rêvant aux processions des nuées aux formes caractéristiques, ce qui est bien illustré lors des prolégomènes à sa traduction de "Moby-Dick": "Mais bien avant d'entreprendre ce travail, pendant cinq ou six ans au moins, ce livre a été mon compagnon étranger. Je l'emportais régulièrement avec moi dans mes courses à travers les collines... ces grandes solitudes ondulées comme la mer... Levant les yeux de la page, il m'a souvent semblé que Moby Dick soufflait là-bas devant, au-delà de l'écume des oliviers, dans le bouillonnement des grands chênes."

Suite à ce commentaire d'Alain Sennepin (dont je ne donne ici qu'un extrait) sur Le barattement des cyclones, où il revenait sur le Jean Giono du Roi sans divertissement, avec un passage de Pour saluer Melville, j'ai emprunté à la médiathèque le volume III de la Pléiade consacré à ses œuvres romanesques. Pour saluer Melville en faisait partie. Et je ne manque pas d'être saisi par la survenue du thème biblique de la lutte de Jacob avec l'Ange :

"Depuis quinze mois qu'il est dans le large des eaux, il se bat avec l'ange. Il est dans une grande nuit de Jacob et l'aube ne vient pas. Des ailes terriblement dures le frappent, le soulèvent au-dessus du monde, le précipitent, le ressaisissent et l'étouffent. Il n'a pas cessé un seul instant d'être obligé à la bataille. S'il en a "marre", s'il est rompu, s'il tombe sur sa couchette : il se bat avec l'ange ; s'il saute dans la baleinière, s'il chevauche des orages de fer, s'il s'affronte au mufle dégoûtant des énormes poissons de l'abîme : il se bat en même temps avec l'ange ;  s'il est de vigie, s'il est dans les voiles, s'il est dans les cordages, s'il est dans l'huile, s'il est dans le feu, s'il est dans le charnier des entrailles du Léviathan : il se bat avec l'ange .  et quand le plomb des grands calmes pèse sur des milliers de milles, que toutes les forces du monde dorment, que même captain Pease s'est écroulé : lui se bat avec cet ange terrible qui éclaire de sa bataille l'impénétrable mystère des dieux et des hommes. (...)"

Ce très beau  morceau se termine par une phrase formant paragraphe : "Bienheureux ceux qui marchent dans le fouettement furieux des ailes de l'ange." Une phrase qui fut le titre d'un article le 2 août 2020, phrase que j'avais découverte avec L'autre Eden de Bernard Chambaz : 

"En retour, Martin voudrait lui confier un souvenir de lecture mais Jack le prévient qu'il serait temps de mettre le cap sur l'Aquarium pour voir les méduses. Avant qu'ils ne s'évanouissent dans les vestiges de la forêt primaire, il lui glisse à l'oreille une phrase énigmatique où il est question de tendresse timide et de coeur forcené.


Et personne n'y peut rien si j'entends l'écho d'une autre phrase qui me talonne depuis une éternité. "BIENHEUREUX CEUX QUI MARCHENT DANS LE FOUETTEMENT FURIEUX DES AILES DE L'ANGE." Celui qui a réussi à ramasser en si peu de mots la quintessence de nos vies, celui-là peut vivre en paix." (p. 15)


 3/ J'avais terminé l'article Otto Montagne par une citation d'Erri De Luca : "J'ai écrit les livres qu'il n'a pas écrits, j'ai escaladé les montagnes qu'il aurait voulu escalader. Je suis son fils parce que j'ai hérité de ses désirs. On n'hérite pas d'un grenier, d'une maison, mais de la pénurie, du devoir laissé, de la provision ratée."

Le 24 janvier, j'ai acheté le dernier essai de Vinciane Despret, Les Morts à l'oeuvre (Les Empêcheurs de penser en rond, 2023). Or le motif de l'héritage y fait très vite son apparition, dès la page 18. L'héritage, écrit Vinciane Despret, est avant tout une oeuvre de création. Elle évoque à ce moment-là la fable du douzième chameau, dont j'ai lu plus tard qu'elle faisait aussi les délices de Jacques Lacan. La voici racontée dans Le Monde par le philosophe Jean-Pierre Dupuy

"Un vieil Arabe, sentant sa fin prochaine, répartit par testament sa fortune entre ses trois fils : « Toi, l'aîné, tu auras la moitié ; toi, le puîné, tu prendras le quart ; quant à toi, le benjamin, tu auras le sixième. » Or il se révéla que l'héritage était constitué de onze chameaux. Fort irrités, réticents à l'idée de sacrifier plusieurs bêtes, les trois frères étaient tout près de s'étriper lorsqu'ils décidèrent d'en appeler au cadi local.

Après un moment de réflexion, celui-ci leur dit : « Prenez ce chameau sous ma tente, je vous le donne, ajoutez-le à votre patrimoine. Si Allah le veut, vous me le rendrez plus vite que vous ne le pensez. » Effectivement, l'aîné fut heureux de prendre la moitié de douze, soit six chameaux, de même que le cadet trois et le dernier deux. Six plus trois plus deux font onze, le douzième chameau put retourner à son propriétaire, le contre-don annulant dans l'instant le don du cadi. Le douzième chameau, ou le chameau symbolique, est celui qui est tout à la fois inutile et indispensable, puisque c'est par lui que le pacte social vient à l'existence."

 "Un héritage se construit, poursuit Vinciane Despret, et tout ce qui participe à sa création et devient un héritier possible ; les fils n'ont pas seulement hérité de onze chameaux, ils se sont créés héritiers d'une épreuve et ont défini l'héritage à partir de celle-ci."

jeudi 26 janvier 2023

Otto montagne

Je ne pensais pas retrouver si tôt la mythologie indienne en retournant au cinéma, surtout en allant voir un film tourné dans le Val d'Aoste, Les Huit Montagnes, d'après le roman éponyme de Paolo Cognetti. Mais n'allons pas trop vite.

Ce film, réalisé par les belges Félix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch, j'avais d'abord bien failli ne jamais aller le voir. La lecture de deux ou trois critiques assassines m'en aurait presque dissuadé si je n'avais pas quelque défiance vis-à-vis justement d'une certaine critique parisienne qui semble parfois noter les films en raison de leur degré de toxicité. Si ce n'est pas vénéneux, c'est forcément mièvre. Je lus ainsi dans Libération que "ce récit d’amitié virile, cliché et illustratif, a le goût et l’esthétique d’une publicité pour du jambon." On a droit aussi à ça : "Le récit fleuve, spectaculairement indigent pour qui ne se rêve pas en baroudeur de Nature et Découvertes (...)."Et Mathieu Macheret, dans Le Monde, n'est pas plus tendre : "Construite comme une longue chronique existentielle, cette fable sur le retour à la nature, qui, comme on le sait, ne ment pas, diffuse tout du long, sur un paysagisme décoratif, une morale compassée, comme sa petite musique édifiante qu’on a parfois du mal à distinguer d’un manuel de développement personnel."


Le mépris qui s'exhale de ces phrases est à vomir, construit qu'il est sur des représentations gratuites : où  est-il question dans le film de "retour à la nature" ? Sincèrement, je ne vois pas. Et de quelle "morale compassée" se voudrait-il être le héraut ? J'ai horreur du soi-disant "développement personnel" et si Les Huit Montagnes avaient été une mise en images d'une péroraison de Pierre Rabhi (pour ne pas prendre d'exemple beaucoup plus malheureux), je ne l'aurais pas autant goûté. A vrai dire, ces critiques, cuirassés dans leurs préjugés, n'ont pas cherché à comprendre : par exemple, le format 4/3, presque carré - il est vrai surprenant dans les premières minutes -, dont il semble bien inutile de s'interroger sur son choix ("En format carré - mais pourquoi ?" est-il écrit dans Libé). Ne serait-ce pas justement la fonction d'un critique de s'interroger sur ce point ? Oui, pourquoi, quand le cinémascope nous donnerait toute l'ampleur des paysages ? Et, en ce sens, Les Huit Montagnes, c'est bien l'anti-Avatar, qui vise l'immersion la plus complète dans son univers avec une 3D époustouflante. Le choix du format m'a rappelé ce film méconnu, Jauja, de Lisandro Alonso, avec Viggo Mortensen, qui se déroulait dans les immensités de la Patagonie.

On ne trouvera pas plus d'explication sur le titre des Huit Montagnes. Qui ne désignent pas, comme on pourrait s'y attendre, une série octuple de sommets alpins. Pourquoi s'attarder au symbolisme quand on a décrété qu'on était au niveau d'une pub Herta ? Et pourtant la réponse, qui est également dans le film, est rappelée au début de la note d'intention des réalisateurs : "Au centre de la terre se trouve le plus haut sommet du monde, le mont Meru, entouré de huit mers et de huit montagnes. La question est : quel est celui qui a le plus appris, celui qui s’est rendu sur les huit montagnes, ou celui qui a grimpé au sommet du mont Meru ?Le mont Meru, montagne mythique, considérée comme l'axe du monde dans les mythologies persane, bouddhique, jaïne et hindoue, relie le monde souterrain au monde terrestre, où vivent les hommes, et au ciel, domaine des dieux. Gérard Toffin, directeur de recherches au CNRS, l'évoque dans un article de la Revue régionale d'ethnologie, en 1988 :

"L'univers, est-il imaginé, consiste en sept couches superposées, la plus haute étant la résidence céleste de Brahmâ. La première couche en partant du bas comprend la terre (bhû , bhûmi) et les mondes inférieurs (pâtâla ), lesquels consistent à leur tour en sept enfers {naraka). Dans le dernier des mondes inférieurs vit le serpent Vâsuki qui supporte le mont Meru et les divers mondes grâce à son capuchon de cobra largement déployé. Vâsuki menace constamment l'univers ; ses bâillements provoquent des tremblements de terre et lorsqu'il se réveille en déroulant son corps gigantesque une ère cosmique, kalpa, s'achève : l'univers tout entier est consumé par son souffle terrifiant. "

Immédiatement après ce paragraphe, il est question du Barattage de la Mer de lait, évoquée au dernier billet : 

"Une autre montagne cosmique a son importance dans la mythologie hindoue et mérite d'être mentionnée ici. Il s'agit du mont Mandara, une montagne imaginaire, située vers l'est et considérée comme une forme du Meru. Le Mandara est connu pour avoir servi de batteur lors du barattage de l'Océan de lait. Cet épisode mythique se rattache à la légende du déluge. Lorsque les Eaux montèrent et envahirent toute la terre, l'ambroisie, amrta, breuvage grâce auquel les dieux préservaient leur jeunesse, fut perdue. Le dieu Visnu délégua sur terre un de ses avatars : la Tortue Kurma, la deuxième dans la série de ses incarnations, en la chargeant de retrouver le breuvage magique. La Tortue, dans l'affaire, servit de support à la Terre et au mont Mandara. Vâsuki, prince des serpents, fut disposé comme une corde autour de la montagne, puis dieux, deva, et démons, asura, tirant à hue et à dia sur les deux extrémités du Dieu-serpent, imprimèrent au Mandara un mouvement tournant. De ce long barattage naquirent l'ambroisie ainsi que plusieurs éléments merveilleux : la lune, la déesse Sri, Surâ (une boisson enivrante), un cheval blanc, la pierre précieuse kaustubha qui orne la poitrine de Visnu, l'éléphant Airâvana dont Indra prit possession, l'arbre céleste pârijâta, la vache d'abondance Surabhi, les nymphes Apsara et un poison."


D’après le Barattage de la Mer de lait, peinture, école Kangra, miniature, 1700, Himachal Pradesh, Inde du Nord. (Marsailly/Blogostelle)
 

Pour en revenir au film, Les Huit Montagnes, c’est l’histoire d’une amitié entre deux jeunes garçons qui deviennent des hommes. Pietro, le petit Turinois, qui vient en vacances l'été avec ses parents dans le Val d'Aoste, et Bruno, le dernier enfant du village de Grana déserté par ses habitants. Le début du film ce sont ces moments merveilleux où les deux enfants explorent librement la montagne, courses, baignades dans un lac glacé, jeux sans fin seulement interrompus par les travaux agricoles auxquels Bruno, recueilli par son oncle (en absence du père, parti travailler en Autriche), est astreint. Ou par les randonnées dans la montagne organisées par le père de Pietro, ingénieur taiseux, tout entier investi dans son travail dans une grande usine de Turin, et dont la montagne est le seul loisir qu'il s'autorise quelques jours par an. Les rapports à la paternité sont l'un des grands thèmes du film (à l'instar d'Avatar, précisément) : "(...)  nous avons tous les deux perdu notre père quand nous étions jeunes, expliquent les deux réalisateurs. C’est un thème indissociable du cheminement vers l’âge adulte : d’abord on rejette son père, puis on le comprend mieux en grandissant, on lui pardonne, on l’accepte tel qu’il est. Au-delà des liens du sang, on peut aussi se choisir un père de substitution."

Le père qui est rejeté, c'est celui de Pietro. Revenant dans la vallée quinze ans plus tard, après la mort de celui qu'il a fui, Pietro retrouve Bruno, et découvre que son père et son ami d'enfance n'ont cessé chaque été d'arpenter la montagne. Sur une carte, les trajets sont indiqués par des lignes de couleur, et il n'aura de cesse de remonter chacune de ces lignes, pèlerinage vers ces sommets où il lit, dans les cahiers de bord disposés à chacune des cimes, les quelques notes laconiques et émouvantes laissées par son père. Alors, tous les deux, Bruno et Pietro réaliseront un de ses rêves : reconstruire une ruine de chalet d'alpage (cf. la photo de l'affiche). Celui-ci sera le point de chute de chaque été suivant. Mais chacun suivra une voie différente, tandis que Pietro court le monde, marche dans l'Himalaya et finit par rencontrer une jeune femme au Népal, Bruno se fixe dans la vallée italienne, reprenant l'élevage et la fabrication de fromages abandonnés par son oncle. "Pietro est l’archétype du chercheur, du nomade, jamais satisfait, toujours curieux. Bruno est l’homme qui escalade sans relâche la même montagne immense, concentré, obstiné, tout entier à sa tâche."

Ce n'est pas un film bavard, les deux hommes affrontent aussi des non-dits, traversent des silences, et parfois des mots durs sont prononcés, qui ouvrent des ruptures. Et c'est aussi pour cela que la critique parisienne me semble injuste. De même que la montagne n'est pas idéalisée, sa dureté, sa violence y sont aussi bien montrés que sa beauté indicible.

Un autre livre d'un auteur italien m'est revenu alors en mémoire : le très beau Sur la trace de Nives, d'Erri de Luca, qui restitue la rencontre avec l'alpiniste Nives Meroi lors de l'une de ses expéditions himalayennes. A la page 119, Erri de Luca parle du rapport à son père, et nous sommes très proches de la tonalité du film :

"J'ai écrit les livres qu'il n'a pas écrits, j'ai escaladé les montagnes qu'il aurait voulu escalader. Je suis son fils parce que j'ai hérité de ses désirs. On n'hérite pas d'un grenier, d'une maison, mais de la pénurie, du devoir laissé, de la provision ratée. Pour prouver quoi ? Qu'on est davantage capable ? Pour moi, ça ne tient pas. J'ai cru au contraire lui devoir un dédommagement pour l'avoir affligé. Quand j'écris, je chuchote parce que je pense qu'il est resté aveugle même là où il est, et qu'il n'arrive pas à lire la page derrière mon épaule. Il aimait les histoires et je sui encore là pour les lui raconter."


 

dimanche 22 janvier 2023

Le barattement des cyclones

Dans le second volet d'Avatar, The Way of Water, la créature animale la plus spectaculaire  - et aussi la plus essentielle pour l'intrigue - est sans conteste le tulkun. Sorte de cétacé géant de près de cent mètres de long, doté d'une très grande intelligence et de vives capacités émotionnelles, il aurait développé aussi une philosophie pacifiste qui prohibe l'agression et le meurtre. Autant dire que les tulkuns, malgré leur aspect redoutable, ne sont pas des Moby Dick. Oui, tous... sauf un. Payakan, mis au ban de la communauté tulkun car considéré comme un tueur. C'est lui, le proscrit, le réprouvé qui sauvera Lo'ak, traqué par un vrai monstre océanique. Lo'ak qui lui aussi, comme par hasard, se sent incompris de sa famille et surtout de son père. Et c'est leur amitié qui permettra in fine la victoire sur ceux "venus du ciel". 

L'amrita, récupérée par les chasseurs de tulkuns

Et l'une des raisons du retour de ces méchants humains sur Pandora est précisément liée aux tulkuns. Le biologiste Ian Garvin a découvert, en disséquant un cadavre des leurs, qu'à la base de leur cerveau était produite une substance dorée, surnommée amrita, qui a la propriété de stopper complètement le vieillissement humain. Inutile de dire la valeur de cet exotique élixir de jouvence, dont la commercialisation permet de financer largement les expéditions sur Pandora. La RDA (Ressources Development Administration), organisation non-gouvernementale (qui serait en somme la version surmultipliée de la milice Wagner de Prigojine), a lancé ses unités blindées marines à la chasse aux tulkuns. Le bijou technologique utilisé dans les Cet-Ops (Cetacean Opérations) est le Sea-Dragon, sorte de requin machinique dans les entrailles duquel prendra lieu le final titanesque (ou faudrait-il dire titanique) du film. 


Bon, ceci dit, ce nom, amrita, m'a mis aussitôt la puce à l'oreille, et j'ai envoyé un message le lendemain à mon étudiante en sanscrit, ma Violette retournée in Paris, l'informant que l'amrita était tout bonnement un terme sanscrit signifiant "immortalité". La notice de Wikipedia nous dit ceci :

"L'Amrita ou Amrit (sanskrit : अमृत; pendjabi : ਅੰਮ੍ਰਿਤ; tibétain : བདུད་རྩི་, Wylie : bdud rtsi.) est, dans le monde indien, un nectar d'immortalité comparable à l'ambroisie1. Elle est la boisson des deva, les dieux de l'hindouisme qui leur a donné l'immortalité. Amrita ou amrit signifie littéralement en sanskrit « non-mort » ; de « a » privatif exprimant la négation et de « mrit » ou « mrita », mort. Le terme est généralement traduit par « nectar d'immortalité ». Amrita est utilisé dans les Védas pour désigner le soma, une boisson hallucinogène utilisée dans certains rites."*
Mais il y a plus. Le terme même d'avatar est lui-même lié au sanscrit et à la mythologie indienne. Allez, hop, pardonnez la paresse en ce dimanche matin, re-Wikipedia :

"Dans le vishnouisme, un avatar (अवतार, avatâra, en sanskrit « descente », au sens de « descente du ciel ») est l'incarnation d'une divinité sur terre, en réponse à un besoin du rétablissement du Dharma

« Pour la sauvegarde du bien, déclare Krishna dans la Bhagavad-Gîtâpour la destruction du mal et pour le rétablissement de la loi éternelle, je m'incarne d'âge en âge. » (IV, 8).

Les enseignements d'un avatar, correctement appréhendés et graduellement mis en pratique par l'humanité, élargissent sa compréhension du sens de la vie et contribuent à son avancement sur le chemin de l'évolution."

Ainsi les avatars de Vishnou seraient au nombre de dix, connus collectivement sous le nom de dashâvatâras (Krishna et le Bouddha en seraient deux exemples). Le très sérieux Dictionnaire historique de la Langue française nous apprend que le mot était connu en Europe dès le XVIIe siècle (1672, néerlandais autaar ; anglais avatar, 1784), "et son extension pour "métamorphose" apparaît dans une traduction de l'anglais (Lettres de Walter Scott, 1822). Puis il est précisé que "l'influence probable de aventure et plus tard, argotiquement, de avanie, jointe à l'ignorance de l'origine, a conféré au mot, toujours employé didactiquement  au sens hindouiste d'"incarnation, réincarnation", la valeur familière de "mésaventure, malheur", probablement vers la fin du XIXe siècle (1916, chez Barbusse)."


"Varaha avatara
Album de 200 illustrations des Dieux des Indiens
Par le brahmane Svami, peintre
Madras, 1780
Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, OD-46 - Cat. RH 301(3)
© Bibliothèque nationale de France

L'homme à la tête de sanglier est la troisième incarnation de Vishnu.
Selon un récit mythologique du déluge, un démon aurait enlevé la déesse de la Terre, Pritihivi. Pour aller la rechercher au fond de l'océan et attaquer le démon qui la retenait prisonnière, Vishnu prit la forme d'un énorme sanglier. Ayant triomphé du démon, il ramena la déesse sur la Terre, mais pour qu'elle puisse à nouveau porter des êtres vivants, il l'aplanit et la divisa en continents." (Texte BnF)




Les avatars du film de Cameron ressortent donc plus du mythe originel que de l'acception récente du mot. Sans être des divinités, les avatars sont des corps Na'vis clonés et génétiquement modifiés, pilotés par des "drivers" humains qui vivent à travers ces corps, en étant inconscients de leur propre enveloppe humaine quand ils sont connectés.

A propos de connexion, dans l'article précédent, j'avais rapporté cette résonance observée après la séance de cinéma avec le film Saint Jacques Gay Lussac de Louis Seguin. Lui-même en écho avec Saint Jacques La Mecque de Coline Serreau. Or, j'avais chroniqué ce dernier film il y a deux ans presque jour pour jour, en janvier 2021, sous ce seul titre de "A". La lettre était en effet un élément important du film, porteuse de plusieurs coïncidences, notamment avec la parution de "A" l'oeuvre majeure du poète américain Louis Zukofsky.

De cet avènement du A, je vois bien entendu le prolongement dans ces mots si denses en A : Avatar, amrita, et autre Payakan.



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* La notice dit aussi que "L'amrit illustre le mythe du Barattage de la mer de lait, selon lequel les dieux, à cause d'une malédiction du sage Durvasa, perdirent leur immortalité. Ils barattèrent alors la mer de lait pour en extraire le nectar d'immortalité. Une fois celui-ci trouvé et bu, il leur permit de regagner leur immortalité et de défaire les démons, notamment grâce à Vishnou qui les avait éloignés pour qu'ils ne puissent pas eux aussi en consommer."

Le Barattage de la mer de lait, Inde, Rajasthan, 18e siècle, gouache sur papier, ancien fonds, MG 8480

On y trouve trois animaux : l’éléphant blanc, le cheval et la vache considérés dans les mythes de l’Inde comme des animaux investis de pouvoirs magiques et symboliques.


Ce barattage m'évoque ce passage, qui m'a toujours subjugué, d'Un roi sans divertissement de Jean Giono, au tout début du roman :
"Le col de Menet, on le passe dans un tunnel qui est à peu près aussi carrossable qu'une vieille galerie de mine abandonnée et le versant du Diois sur lequel on débouche alors c'est un chaos de vagues monstrueuses bleu baleine, de giclements noirs qui font fuser des sapins à des, je ne sais pas moi, là-haut ; des glacis de roches d'un mauvais rose ou de ce gris sournois des gros mollusques, enfin, en terre, l'entrechoquement de ces immenses trappes d'eau sombre qui s'ouvrent sur huit mille mètres de fond dans le barattement des cyclones." (p. 11, éd. Folio)

Jean Giono (qui disait avoir la mer en horreur), fut, soit dit en passant, le co-traducteur de Moby Dick. 

Giono en montagne (photo André Caspari).


mardi 17 janvier 2023

Avatar et l'impasse de l'Océan

On s'était promis d'aller voir Avatar La Voie de l'eau, ma fille Violette et moi, pendant les vacances de Noël. Mais les jours avaient filé et il n'y avait plus devant nous que cette ultime soirée du dimanche. Le lendemain matin, elle devait repartir pour Paris, commencer un nouveau semestre inédit sanscrit-philosophie. On venait la veille de fêter ses dix-huit ans. 

Alors qu'on nous avait raconté que certains soirs la salle était comble et que certains avaient dû rebrousser chemin, nous trouvâmes le hall désert. Nous avions échappé à la grosse vague d'affluence ; arrivés juste à temps au CGR c'est aussi l'interminable caravane publicitaire d'avant-film qui nous était épargnée. Bon, lunettes 3D sur le museau, nous avons plongé dans les abysses de Pandora. Trois heures dans la splendeur d'un autre monde, nous n'avons pas boudé notre plaisir. Ce qui est étonnant chez James Cameron c'est l'égale attention à deux mondes antipodiques : celui de la technologie, avec des machines de mort ultra-sophistiquées, et celui d'un écosystème naturel, ici marin, littéralement paradisiaque, sur lequel la caméra s'attarde volontiers, retardant le climax final qui en devient d'autant plus haletant. Ce qui dépayse le moins, et même pas du tout, c'est le cadre des mentalités : on a beau être sur Pandora, les Na'vis, malgré leur spiritualité exacerbée, n'en éprouvent pas moins grosso modo les mêmes sentiments que les humains. L'épisode n'en finit pas d'explorer les rapports filiaux. Le personnage principal n'est plus vraiment Jake Sully mais l'un de ses fils, Lo'ak, qui peine à trouver sa place dans la famille, qui se sent rejeté et incompris et dont, comme il fallait s'y attendre, l'intervention sera décisive dans le happy end.

Lo'ak et le tulkun Payakan

Rentré à la maison aux alentours de minuit, mais n'étant pas encore prêt au sommeil, je jette un oeil sur le site et constate l'arrivée, dans le top 10 des articles les plus consultés, d'un billet, sinon ancien, du moins pas des plus récents, Avant d'en partir à la cloche de bois. Il était consacré à un film très parisien, Saint Jacques Gay Lussac, de Louis Seguin, que j'avais vu sur Mubi en février 2021. Il venait en écho du film Saint Jacques La Mecque, de Coline Serreau, vu un mois auparavant. Ce qui m'amusa c'est  la résonance maritime, que j'avais alors enregistrée entre les deux films, et qui en l'occurrence se prolongeait avec Avatar. J'écrivais ainsi : "La virée nocturne ne finira pas sur les plages atlantiques comme pour les randonneurs de Serreau, mais l'Océan est tout de même présent avec l'Institut Océanographique (rebaptisé Maison des Océans), que Hugues, l'un des personnages, a fréquenté pour ses études, ce qui nous vaut un plan bien assumé sur le portail d'entrée. "


Ensuite je lus quelques pages de Walter Benjamin, Histoire d'une amitié, de Gershom Scholem. La fatigue arriva enfin, mais une dernière impulsion, tout à fait irraisonnée, me fit ouvrir un de ces recueils de poésie qui se trouvent à portée de main, à mon chevet. Il s'agissait là de Gift Songs de John Burnside. Je le redis, ce livre n'avait rien à voir avec Benjamin et Scholem, et rien non plus a priori avec le film de Cameron. Pure intuition, comme cela m'arrive parfois, un geste commandé par une instance invisible. J'ouvre ce mince volume, et tombe sur ce poème intitulé Saint-Nazaire, avec une épigraphe de Karl Marx : In history, as in nature, decay is the laboratory of life. Decay, la pourriture, la décomposition. Poème lui-même en cinq parties, et la première, en cette page 49, se nommait Impasse de l'Océan.

(...) I'm walking through the windless inner town
- breeze blocks, mongrels, smashed glass, chantiers -
walking towards the sky, and the smell of the tide

and reading the names from a map, rue Lumière,
impasse de Toutes Aides, 
impasse de l'Océan
. (...)

Les mots en italique, en français dans le texte, étaient annotés et traduits en anglais d'une fine écriture au crayon. J'avais acheté Gift Songs au Charity Shop du petit village de Saint-Germain de Confolens, le 4 février 2017, à l'époque où ma petite soeur Marie y vivait encore avec toute sa famille.


J'ai d'ailleurs évoqué le livre dans un article de mai 2021, Gift Songs of Underland. Article consacré surtout à l'écrivain britannique Robert Macfarlane, lequel cite, comme par hasard, Walter Benjamin

Après un tel jeu de résonances océaniques, je pouvais enfin me laisser couler dans les profondeurs de la nuit.

mercredi 11 janvier 2023

Les 50 portes de la sagesse

Rien de plus stimulant pour moi que d'assister à l'émergence d'un motif. C'est à ce moment-là que l'étude commence à ressembler à une enquête policière. Comme si je me retrouvais devant un de ces panneaux d'affichage en liège où les membres d'une brigade criminelle punaisent photos, lettres, tickets, bordereaux, bouts d'articles de journaux et autres brimborions charriés par les fouilles et les perquisitions - fatras dont ils cherchent à relier les différentes parties, où ils s'épuisent à trouver le noeud commun et à démêler le sens. L'année 2023 a commencé avec B. Traven et Walter B, et je crois bien tenir là un couple solide qui va nous entraîner loin. Ceci dit, il y a quand même une grande différence entre la sorte d'investigation que je mène et une traque policière, c'est que je n'ai pas de coupable à trouver. Il faut dire qu'il n'y a pas de scène de crime non plus, et partant, pas de victime. Mon analogie creuse et non avenue ? Peut-être. Il reste que j'ai l'impression que je dois aussi procéder à une reconstitution, je dois savoir comment les choses se sont passées, comme si une cohérence était à l'oeuvre dans ce réel opaque que je tente de percer et qu'il me fallait la mettre à jour. En un sens, tout est plus compliqué quand on ne sait pas au juste ce qui est à comprendre.

Quand Walter Benjamin a surgi dès l'orée de Viva de Patrick Deville, j'ai pressenti que quelque chose s'ouvrait. Et quand le jour suivant j'ai vu qu'Aurélien Bellanger lui consacrait justement son dernier roman, Le vingtième siècle, ce fut comme une confirmation. Produit de cette rentrée de janvier, je l'achetai dans la foulée. Bellanger est un écrivain dont je n'avais encore rien lu. La quatrième de couverture ne donne pas précisément dans la modestie : "Walter Benjamin, l'un des plus grands mythes intellectuels du vingtième siècle, est toujours parmi nous. Un groupuscule d'extrême gauche porte son nom et réalise des actions militantes énigmatiques, tandis qu'un poète se suicide à la BNF à la suite d'une conférence sur le penseur. Alertés par cette mort étrange, trois spécialistes de Benjamin se lancent à la recherche de son dernier manuscrit. Le trio nous entraîne dans une enquête vertigineuse, véritable labyrinthe de fragments, où à chaque nouvelle page se dessine un peu plus la figure de Walter Benjamin. Roman polyphonique virtuose, Le vingtième siècle donne à penser notre contemporanéité de manière singulière et originale, et à relire l'histoire du siècle passé comme celui dont Benjamin aurait été le héros."


Enquête vertigineuse, roman polyphonique virtuose... Bon, on allait bien voir. Je l'ai terminé hier et je suis encore perplexe. Quelque chose m'a manqué et je ne sais pas encore quoi. Mais ce qu'il faut dire tout de suite c'est le grand intérêt que j'y ai pris, c'est un livre d'une grande ambition et même s'il n'est pas totalement réussi, il reste que c'est une tentative passionnante. Une pièce à conviction en tout cas, qu'il faut examiner avec le plus grand soin. Véritable labyrinthe de fragments, nous dit le résumé, et il ne ment pas. En fait, il faut distinguer deux catégories de ces fragments : certains sont numérotés et d'autres non. Ces derniers rassemblent les éléments proprement fictifs, en particulier les mails échangés entre les trois "spécialistes" de Benjamin, qui se sont connus en assistant à la conférence du poète François Messigné à la BNF, le 8 août 2014, à la suite de laquelle il s'était suicidé en se jetant dans le jardin de la bibliothèque. Les fragments numérotés sont eux au nombre de 49 et ont l'allure de documents authentiques. Par exemple, la première entrée est un extrait d'Enfance berlinoise autour de 1900, de Benjamin lui-même. Mais ce passage est dit supprimé. De même la quatrième entrée est soi-disant un extrait du manuscrit d'un roman inédit d'Herbert Belmore, Le pensionnat expérimental. Or, aucune trace sur le net d'un tel ouvrage. Je ne me suis pas lancé dans une vérification exhaustive, mais quelque chose me dit que tout ou partie de ces 49 fragments est pure invention de Bellanger lui-même (ce qui, soit dit  en passant, est tout à son honneur).

Ce nombre de 49 apparaît dans la 36ème entrée (pages inédites, comme par hasard, d'Histoire d'une amitié de Gershom Scholem), où Scholem, de passage à Paris en février 1938,  expose à Benjamin dans un café du passage Choiseul, comment on pouvait décomposer toutes les lettres hébraïques en sept racines primitives, "celles qu'il était possible d'inscrire dans un carré sans lever la main, et dont les différentes combinaisons formaient un damier* composé de 49 caractères, qui rappelait la célèbre explication talmudique du psaume VIII, "tu l'as fait d'un peu inférieur à Dieu", selon laquelle Dieu aurait ouvert à Moïse les 50 portes de la sagesse, à l'exception d'une seule." (p. 326) 

Le 49ème et dernier fragment, qui conclut d'ailleurs le livre, reprend cette image des portes. Il s'agirait de "notes au crayon au dos d'une carte postale représentant le viaduc de Cerbère". Le fait paraît vraisemblable car Benjamin adorait envoyer des cartes postales (Bruno Tackels écrit même qu'on "peut risquer cette équation : Benjamin passera sa vie à écrire le monde en cartes postales."), mais je n'ai pu en relever aucune trace. Le texte crayonné serait celui-ci : "Alors il comprit pourquoi la dernière porte était restée fermée à Moïse : car c'était celle du désespoir."



Ces 49 fragments m'ont fait songer aux 49 narrats d'Antoine Volodine de son roman Des anges mineurs (Seuil, 1999), que j'évoque dans l'article du 24 juin 2020, Vivre dans les ruines. Volodine définit ainsi ses narrats :

"J'appelle narrats des textes post-exotiques à cent pour cent, j'appelle narrats des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir. C'est une séquence poétique à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes de l'action comme pour les lecteurs. On trouvera ici quarante-neuf de ces moments de prose. Dans chacun d'eux, comme sur une photographie légèrement truquée, on pourra percevoir la trace laissée par un ange. Les anges ici sont insignifiants et ils ne sont d'aucun secours pour les personnages. J'appelle ici narrats quarante-neuf images organisées sur quoi dans leur errance s'arrètent mes gueux et mes animaux préférés, ainsi que quelques vieilles immortelles. (...)"

"Le narrateur, écrivais-je ensuite, est, semble-t-il, un certain Will Scheidmann (j'écris "semble-t-il" parce que tout écrit volodinien est marqué d'une incertitude fondamentale), qui utilise indistinctement la première ou la troisième personne. Dans l'étude de Jean-Françis Chassay, L’alpha et l’oméga. Le temps catastrophique dans Des Anges mineurs d’Antoine Volodineil est précisé à la note 21 (on continue à sauter d'une note de bas de page à une autre) : "On apprend vers la fin du livre que Scheidmann « disposait ses narrats en tas de quarante-neuf unités » (p. 202), ce qui explique le nombre de narrats qu’on retrouve dans Des anges mineurs. On peut cependant ajouter à cela que dans la religion bouddhiste, un esprit a 49 jours après sa mort pour réintégrer un corps. Voilà qui ajoute une autre dimension à « l’esprit magique » qui traverse le roman et fait contrepoids au politique." 

Me reportant à cette étude de Jean-François Chassay, je m'aperçois qu'il s'ouvre sur cette célèbre citation de Benjamin : "Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds." (Sur le concept d’histoire).

Un Walter Benjamin qui apparaissait à la fin de l'article, avec l'évocation du livre que lui consacra Jean-Michel Palmier.
Angelus Novus, Paul Klee


L'enquête ne fait bien sûr que commencer...

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* Ce damier m'a bien sûr fait penser aux damiers dont je fais état dans mon article Damier et sédiments.

lundi 9 janvier 2023

Walter § Asja

Le même jour où j'achète Le Vaisseau des morts de B. Traven j'emprunte à la médiathèque Walter § Asja, l'essai d'Antonia Grunenberg (Payot, 2022). Une histoire de passions, sous-titre du livre, qui veut rendre compte de la relation complexe qui unit Walter (Benjamin) et Asja (Lacis) à partir de leur rencontre en 1924 à Capri. Benjamin confie dès la mi-juin à Gershom Scholem, qui résidait à Jérusalem, qu'il a fait la connaissance d'une "révolutionnaire russe de Riga, une des femmes les plus exceptionnelles que j'ai rencontrées." Metteuse en scène de théâtre, elle a étudié à Moscou où elle a suivi l'enseignement de F. Kommissarjevski et les expérimentations de Meyerhold. A Munich, en cette même année 1924, elle fut l'assistante de Bertolt Brecht qui montait La Vie d'Edouard II d'Angleterre, une pièce adaptée de Christopher Marlowe. Elle joua même le fils du roi Edouard, avant de se faire expulser immédiatement après la première (elle était fichée comme communiste).

Aucun lien direct dans cette histoire avec Traven. Sauf que lorsque je replonge dans le Viva de Patrick Deville à la recherche de Traven, je découvre que l'épigraphe du roman est de Walter Benjamin : "Il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre." (Sur le concept d'histoire) Le premier chapitre - à Tampico - s'ouvre d'ailleurs avec Traven, ce que je n'ai pas signalé l'autre jour, dès la quatrième phrase : "Le paysage portuaire est celui d'un film de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, grues et barges, mâts de charge et derricks, palmiers et crocodiles. Odeurs de pétrole et de cambouis, de coaltar et de goudron. Un crachin chaud qui mouille tout ça et ce soir la silhouette furtive d'un homme qui n'est pas Bogart mais Sandino."


Sandino, Augusto Sandino, qui commandera bientôt la guérilla contre les troupes américaines venus en soutien du régime conservateur d'Adolfo Diaz. "Nous pourrions le suivre, écrit Deville. [...] Nous le verrions chevaucher à la tête de son bataillon de gueux qui jamais ne sera vaincu, repoussera vers la mer l'armée d'occupation des grignons et poursuivra le grand oeuvre de Bolivar. [...] Mais nous ne le suivrons pas. Dans la brume de chaleur, un autre pétrolier norvégien, grande muraille rouge et noire, traverse le golfe du Mexique et approche du port de Tampico. A son bord, un autre révolutionnaire en exil entend les piqueurs de rouille et le cri des oiseaux marins." Celui qui va débarquer, et devenir l'un des personnages principaux du roman, n'est autre que Léon Trotsky.

Laissons donc Sandino, mais Patrick Deville aussitôt rebrousse chemin sur Traven, entendez Ret Marut : "Au fond des ruelles du port où s'allument les lampes, les conspirateurs dans l'ombre d'une arrière-salle s'assemblent autour de Ret Marut, le plus aguerri. Celui-là est arrivé au Mexique comme soutier à bord d'un navire norvégien. Il se prétend marin polonais ou allemand, révolutionnaire. Sous la casquette de prolétaire, un visage quelconque et une petite moustache qui lui fait une tête de la bande à Bonnot. A la fin de la Première Guerre mondiale, il a participé à la tentative insurrectionnelle à Munich. Condamné à mort, il a disparu, a souvent changé de nom, commencé à écrire des poèmes et des romans, à combattre la solitude par le crayon et à entasser les cahiers."

B. Traven, alias Ret Marut (photo de son arrestation à Londres en 1923)

On connait la fin tragique de Walter Benjamin, bloqué en septembre 1940 à la frontière espagnole. Désespéré, il se suicide en absorbant un grand nombre de tablettes de morphine. Dans Le Vaisseau des morts, le narrateur parvient lui aussi à cette même frontière avec l'Espagne, sans plus de précision géographique. Mais son expérience est radicalement différente de celle de Benjamin. Pour la première fois, alors qu'il avait été refoulé en Belgique, en Hollande ou en France, il est accueilli à bras ouverts. Alors qu'il est Américain, il a la bonne idée de se présenter comme un Allemand :

"Le fonctionnaire espagnol m'entraîna au corps de garde ; aussitôt tous les douaniers accoururent ; ils me tendaient la main, ils me serraient dans leurs bras. Tout juste s'ils ne m'embrassaient pas sur les joues. "Fais la guerre aux Américains et tu n'auras pas de meilleurs amis que les Espagnols !" S'ils avaient su qui j'étais, moi qui leur avais soulevé Cuba et les Philippines, je me demande encore s'ils m'auraient assommé ou seulement renvoyé dans cette zone où il m'était interdit de remettre les pieds ; en tout cas, ils m'auraient fait un autre accueil..."

Benjamin, bien qu'allemand lui-même, n'a donc pas eu la même chance. Pour en revenir à l'essai Walter § Asja, il faut convenir que sa lecture en est très accessible, mais il est superficiel en beaucoup d'endroits. Affirmer aussi qu'Asja Lacis fut "l'alpha et l'oméga" de Benjamin me semble un peu exagéré. Je me suis reporté à l'essai biographique de Bruno Tackels (énorme pavé de plus de 800 pages, Actes Sud Babel, 2009), lu en 2015, et qui est beaucoup plus documenté et subtil. Asja Lacis y occupe une place importante (pas moins de 49 entrées dans l'index). 

Une anecdote mérite d'être rapportée, qui a justement trait à cette mise en scène d'Edouard II à Munich, où Brecht voyait la naissance de son théâtre épique. Benjamin rapporte le récit de Brecht en des termes, écrit Tackels, "qui laissent injustement Asja dans l'ombre" : "La bataille  qui a lieu dans la pièce doit tenir la scène trois quarts d'heure. Brecht ne s'en sortait pas avec les soldats. Asja Lacis, son assistante, non plus. Il se tourne finalement vers Karl Valentin, alors un ami proche, qui assistait à la répétition ; désespéré, il lui demanda : "Alors quoi, que se passe-t-il avec les soldats ? Qu'est-ce qu'on en fait ?" Valentin : "Ils sont tous blêmes, ils ont peur." Cette remarque trancha. Brecht ajouta :"Il sont fatigués." Les visages des soldats furent enduits d'une épaisse couche de craie. C'est ce jour-là que fut trouvé le style de la mise en scène."Bruno Tackels concède que cette version du récit brechtien est précise, mais qu'il y manque une mention, une seule, mais d'importance : "l'idée de la craie, dont l'auteur est ici laissé dans le flou, est en réalité amenée par une femme qui fut pourtant essentielle pour les deux hommes : Asja Lacis*. Sans elle, Benjamin n'aurait pas trouvé ses intuitions capitales, sans elle Brecht n'aurait pas eu connaissance de tout ce qui s'inventait au même moment en Russie, notamment chez Meyerhold, dont elle fut l'élève. Sans elle l'idée de la craie n'aurait pas existé. Asja Lacis, ou le syndrome de la lettre volée."(souligné par Tackels)

Asja Lacis (1891 - 1979)

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* En note, Bruno Tackels mentionne la même scène décrite de son côté par Asja "dans son extraordinaire journal, Profession : révolutionnaire." Une version qui, dit-il, diffère radicalement : "[Brecht] m'entretint de son projet pour Edouard II, en particulier des scènes de soldats. Je pensais qu'il fallait maquiller tous les soldats de blanc, et les faire marcher comme des marionnettes, mécaniquement, au roulement de tambour. L'idée plut beaucoup à Brecht, il m'offrit aussitôt de travailler avec lui comme assistante. J'ai donc essayé les scènes de masse. J'ai cherché à imposer aux figurants un rythme fixe. Ils doivent garder les traits immobiles, le visage absent. Ils ne savent pas pourquoi ils tirent, ni où ils vont. Telle était ma conception." Totale inversion de la paternité, note Tackels. Elle prolonge son récit, poursuit-il,  en retombant sur le récit de Brecht, qui s'en trouve du coup complètement transformé : "Mais il manquait je ne sais quoi à ces scènes de soldats. Valentin, qui assistait à une répétition, déclara : "Ils sont blêmes - ils ont peur. " Brecht ajouta encore :"Ils sont las." Dès lors, tout alla bien - les scènes prirent un surcroît de couleur."

Et Tackels de commenter  : "La comparaison des deux récits atteste de l'impossible vérité dans l'art de la biographie." (p. 567-568)

Karl Valentin (1882- 1948)


samedi 7 janvier 2023

Le Vaisseau des morts

 A Marie


Dans un bac de livres d'occasion, j'ai déniché tout récemment un vieux livre de poche : Le Vaisseau des morts, de B. Traven. Imprimé en 1967 par Brodard et Taupin, et adapté, est-il précisé, par Philippe Jaccottet. Traven est le pseudonyme le plus connu de l'un des écrivains les plus énigmatiques du XXème siècle. La notice du vieux volume avoue son ignorance : "B. Traven serait né aux Etats-Unis dans le Middlewest vers 1890 selon les uns, ou 1900 selon d'autres, de parents suédois." Serait né... En réalité, ceci est complètement faux, comme on va le voir. 

C'est le premier livre de Traven que je découvre : je ne le connaissais que par le roman de Patrick Deville, Viva, lu en mai dernier, où il apparaît à plusieurs reprises. Et tout d'abord dans le chapitre Traven § Cravan, dont certains supposèrent qu'ils s'agissait de la même personne. Mais pas du tout (sans doute que la proximité des pseudos et une semblable volonté chez les deux hommes de brouiller les traces ont favorisé cette interprétation) : ils ne sont même jamais rencontrés en ce Mexique où Cravan, alias Fabian Lloyd, disparaît corps et bien en novembre 1918, peut-être dans le naufrage de son bateau dans l'isthme de Tehuantepec.


Patrick Deville écrit que Traven se prétend né à San Francisco (habile mensonge, toutes les archives de l'état civil ayant disparu dans le grand incendie de 1906), et que l'on mettra des années pour établir le lien avec Ret Marut, comédien puis journaliste et écrivain, éditeur et rédacteur unique d'une revue anarchiste, Der Ziegelbrenner (Le Fondeur de Brique) vendue sur abonnement. Responsable de la presse au sein de l'éphémère République des conseils de Bavière, il est arrêté le 2 mai 1919, mais réussit à s'évader. Il rejoint la Hollande puis Londres, où il est arrêté par la police : "On établira plus tard que, depuis Londres, Ret Marut a embarqué à bord du navire norvégien Hegre. Il vit de petits boulots à Tampico, écrit des poèmes et un premier roman, Das Totenschiff, Le Vaisseau des morts, décrit ces poubelles plus ou moins flottantes où s'entassent les émigrés et les affamés rescapés de la Grande Guerre."

Curieusement, Patrick Deville ne fait pas état du véritable nom de Ret Marut, Otto Feige, si l'on en croit la notice de Wikipedia, né le 23 février 1882 à Schwiebus (notice qui confesse tout de même qu'il"demeure encore aujourd'hui des doutes sur le lieu et la date de sa naissance, sur sa nationalité d'origine, ainsi que sur les conditions de son enfance et de son adolescence.") Traven accèdera à la notoriété grâce à l'adaptation de son roman Le Trésor de la Sierra Madre par John Huston, tourné en 1947 et sorti en 1948. Le film ayant décroché trois oscars, les producteurs aimeraient que l'auteur soit photographié en compagnie de Lauren Bacall et Humphrey Bogart, mais "le mystérieux Traven refuse", écrit Deville. D'ailleurs, officiellement, Huston ne rencontra jamais l'écrivain, qui lui assura cependant sa satisfaction à la lecture du scénario. Mais lors de la préproduction, Huston fit la connaissance d'un certain Hal Croves, prétendument envoyé par Traven pour le représenter. "Ils s'entendent à merveille, nous affirme Marion Langlois sur le site de la cinémathèque, si bien que le cinéaste embauche Croves comme conseiller technique. Des années plus tard, on apprendra qu'il s'agissait de Traven himself." Et Patrick Deville de conclure ainsi : "L'ancien membre des Conseils révolutionnaires de Munich devient une star invisible à Hollywood. Il continue d'utiliser le labyrinthe de ses boîtes postales pour empocher les biftons de l'industrie cinématographique capitaliste."


Que dire du roman maintenant, Le Vaisseau des morts ? Le narrateur est un marin à l'identité aussi floue que celle qu'entretint Traven tout au long de sa vie, il se dit Américain mais se retrouve sans papiers à Anvers, son navire où il exerce comme matelot de pont, le Tuscaloosa, ayant largué sans lui ses amarres. C'est le début d'une équipée qui le conduit en Hollande puis en France et en Espagne, toujours aux prises avec la douane. En désespoir de cause, il embarque sur le Yorikke, un vaisseau fantôme. J'ai crû un instant que le récit allait dévier vers le fantastique, et que ce Vaisseau des morts s'apparenterait en quelque sorte à celui qui hante Fog, le film de John Carpenter que j'ai vu hier soir à l'Apollo en compagnie de ma fille Violette.


Non, les morts ici ne sont pas des revenants, animés par une soif de vengeance un siècle plus tard après la vilenie villageoise qui les a poussés sur les récifs d'Antonio Bay, et la réalité est bien plus horrible que dans le film dit d'horreur : les morts ne sont autres que les marins embarqués sur des cargos et travaillant dans des conditions infâmes pour des paies de misère. Le narrateur devient soutier, le plus bas niveau dans la hiérarchie sociale de la navigation, le soutier qui vit dans la crasse et la cendre, celui qui enfourne le charbon dans les chaudières, le poste le plus dangereux aussi. L'anarchisme de Traven s'y laisse lire comme dans cette fin du chapitre XXX :

"Le plus drôle, c'est qu'il y a des centaines de Yorikke par toutes les mers, des centaines de vaisseaux fantômes. Chaque pays a les siens. Les plus fières compagnies, celles qui font flotter à la poupe les plus beaux pavillons, ne rougissent pas d'voir les leurs. On ne paie pas les primes d'assurances pour des prunes. Il faut que tout rapporte.

Les vaisseaux fantômes se multiplient, avec leurs cargaisons de morts. Jamais il n'y eut autant de morts que depuis la dernière guerre, et la victoire de cette liberté qui valut aux hommes le passeport, symbole de la toute-puissance de l'Etat. La tyrannie des empereurs et de leurs courtisanes a cédé le pas à la tyrannie de l'Etat et de la plus vieille religion, celle de l'Argent ; nulle n'a de meilleurs prêtres, ni de plus belles églises. Yes, Sir, c'est comme je vous le dis."

Traven s'est éteint à Mexico le 26 mars 1969 vers 18 heures. Selon ses dernières volontés, ses cendres ont été dispersées au Chiapas, où il avait séjourné en 1927-1928, rencontrant plusieurs peuples indiens. Deux jours plus tard, sa veuve communiqua à la presse que son mari était bien l’acteur, l’écrivain et le révolutionnaire allemand Ret Marut.