dimanche 18 décembre 2022

Damier et sédiments

Qu'un mot soit répété en nos lectures diverses et nous voilà de suite intrigués. Il faut pour cela bien entendu qu'il soit affecté d'un certain coefficient de rareté. Sans appartenir cependant à la catégorie des mots dits rares, souvent estampillés comme tels dans les dictionnaires. Non, le mot rare fait immédiatement saillie dans la lecture, sa présence est, comment dire, ostentatoire. Je veux parler plutôt de ce mot qui n'est pas d'usage courant, mais dont la définition ne pose aucune difficulté et dont une première apparition ne nous retient pas. Il faut qu'il revienne à plusieurs reprises en un court laps de temps pour qu'il commence à acquérir un léger goût d'énigme. C'est la récurrence qui fait mystère. L'insistance est suspecte : qu'est-ce que cela veut dire ?

Ainsi, récemment, du mot damier. Dont j'enregistre, le 10 décembre, trois occurrences en trois livres distincts. Je ne suis plus certain de l'ordre exact d'apparition, cependant je pense que la première eut lieu avec l'article de Rémi Schulz publié ce même jour : Un barrage contre le Damier (one's madness). Le Damier s'origine dans le roman de Jean Ricardou, Les lieux-dits :

"Où pourrait-on construire un barrage dans la région des lieux-dits de Ricardou? Il se trouve que les 8 lieux-dits, chacun en 8 lettres, sont répartis également de part et d'autre de la rivière qui irrigue la contrée, le Damier:

la rivière aurait emprunté son nom à l’étrange paysage qu’elle irrigue ; elle serait la rivière du Damier ; et, de là, très simplement, le Damier.

Deux noms d'affluents du Damier sont donnés dans le roman, la Demoiselle et la Dame..."

Je retrouvai le damier un peu plus tard dans le roman Palimpseste d'Alexis Ragougneau, emprunté à la médiathèque le jour précédent. Une citation un peu longue est ici nécessaire pour bien fixer le contexte de ce damier-ci :

"Il est grand temps maintenant de te parler d'Audrey. C'est elle le déclencheur de toute l'affaire : l'Aurora, le livre de mon père et la bibliothécaire. Audrey, depuis que je la connais, a cette longue chevelure façon manga qui lui dégringole sur tout le côté droit, tantôt rouge, tantôt violette, selon l'humeur et les teintures en stock chez son coiffeur. Des mèches viennent se loger au creux de sa poitrine qu'elle a menue - tout est menu chez elle, Audrey pèse quarante-cinq kilos à tout casser. Lorsque je lorgne son profil droit, si féminin, l'envie me prend de lui glisser ma main dans les cheveux. Frôler et caresser les cheveux d'Audrey. Ce serait si bien. Approcher mon visage près du sien, sentir la tiédeur de sa peau et l'odeur du shampoing. Quand je la mate et que l'envie me vient, elle se détourne de son écran pour me fixer de ses grand yeux bruns (les yeux d'Audrey sortent aussi d'un manga japonais). Alors la moitié gauche du scalp apparaît, cette partie qu'elle a rasée à blanc pour exposer le monstrueux Flashcode qu'elle s'est fait tatouer au-dessus de la tempe. Un grand damier en trompe l'oeil dont la partie basse s'effrite à la façon d'une mosaïque antique. Les carreaux imprimés sur sa peau se décollent, basculent un à un dans son cou et disparaissant sous ses vêtements." (p. 22-23, je souligne)

 

Mosaïque de l'église syrienne de ʿUqayribāt

Enfin, un troisième damier m'apparut dans le dernier chapitre de L'impitoyable aujourd'hui, d'Emmanuelle Loyer, intitulé "La face de la terre", où Julien Gracq est tout d'abord à l'honneur. Une nouvelle fois, je suis contraint de citer un peu longuement car il me semble que la présence du mot damier s'enrichit du cadre dans lequel il s'inscrit :

"Certes, nombreux sont les romans modernes qui, au contraire, ont rompu les noces de l'homme et du monde. Julien Gracq continuera d'être notre guide en la matière car il fait indéniablement partie des "grands végétatifs", comme il appelle les écrivains en accord profond avec la face de la terre, capable de renouer avec les temporalités intriquées du deep time de la préhistoire ou du glissando superficiel d'une promenade en barque à la surface des Eaux étroites où tout résonne dans une symbiose magique. Jusqu'au bord de la catastrophe, nous dit Julien Gracq, il existe de puissants recours. Au lieu de regarder en avant dans le temps (pour trouver une  solution qui n'existe pas), il vaut mieux parfois regarder autour de soi et ouvrir bien grands les yeux. Tel ce soldat que fut aussi Louis Poirier (mari patronyme de Gracq) en mai-juin 1940, observant le damier agricole  de la Flandre belge entre deux mouvements de troupe, ou le poilu Jacques Delamain (fondateur de la librairie du même nom) qui, dans les tranchées de la guerre de 1914, poursuivait sa passion ornithologique, impassible et opposant à la fureur des canonnades une folle indifférence..." (p. 331-332, je souligne)

On le voit, trois damiers très différents, désignant respectivement une rivière, un Flashcode et un paysage.

Plus de damier ensuite, jusqu'à hier 17 décembre, où j'achève la lecture de Lascaux ou la naissance de l'art, de Georges Bataille (dans la réédition en poche de Studiolo, l'Atelier contemporain). J'y retrouve pour le coup le deep time de la préhistoire. Dans une section de la fin, "Les signes inintelligibles", je lis : "Certains signes, d'interprétation au moins difficile, se rencontrent ça et là dans la grande salle. (...) Les plus frappants sont de forme rectangulaire : ce sont des sortes de grilles, l'un d'entre eux ressemble à une fourche... (....) On crut y voir des signes de tribus, employés comme des blasons : en particulier, l'abbé Breuil interprète de cette façon ceux des rectangles qui occupent une place très voyante dans la "nef", qui sont divisés en damier à cases de couleurs diverses." (p. 133)

Damier Lascaux

Cet inventaire 3 + 1pour autant  ne me satisfait pas. Je pressens qu'il faut aller plus loin. Or, de passage à Arcanes ce même samedi pour quelques cadeaux de Noël, je déniche tout de même pour mon usage personnel un petit livre vert édité par Premier parallèle, La rivière et le bulldozer, du philosophe et artiste Matthieu Duperrex, qui enseigne à l'Ecole nationale supérieure d'architecture de Marseille.


C'est le texte de quatrième de couverture qui a retenu mon attention : "En un temps très court de leur histoire, les humains ont transformé la planète, au prix du dérèglement climatique et de la détérioration des écosystèmes. Cette « compétence » inattendue, ils la doivent aux relations qu’ils ont entretenues avec les sédiments, c’est-à-dire avec l’ordre minéral. Alors qu’on souligne avec de plus en plus d’insistance la nécessité de faire davantage de place au vivant, le parti pris ici est de nourrir la pensée écologique à l’aide d’une description attentive de l’essence géologique de l’être humain, en commençant par suivre à la trace un galet de rivière." Suivre à la trace un galet de rivière, voilà une idée qui me plaisait bien, et puis quoi de plus normal pour quelqu'un qui a choisi pour nom de son blog Alluvions... 

Un mot aussi est très important ici, et c'est celui de sédiments. D'ailleurs la citation épigraphe du livre, empruntée à Stéphanie LeMenager, l'illustre parfaitement : "Sédimenter, c'est se souvenir des histoires matérielles de la modernité, reconstituer notre propre matérialité en tant qu'animaux, et faire de la mémoire quelque chose de durable, une matière." Matthieu Duperrex revient là-dessus dans son premier chapitre : "Sédimenter comme verbe : voici ma proposition. S'essayer à la conjuguer à la voix active, à la première personne. Il ne sera ici question que de cela, ou à peu près." Et, un peu plus loin : "Qu'est-ce que sédimenter peut bien signifier ? Strictement parlant, les sédiments sont des particules de roches et de sols, des agrégats de matière minérales et organiques (anciennes ou récentes), qui circulent tant qu'une énergie (eau ou -surtout- vent) peut déplacer leur masse, puis se déposent, s'empilent et se tassent en couches de sol. La sédimentation est un processus par lequel la terre se renouvelle au travers d'une histoire climatique et géologique. Un simple galet de rivière ne mène pas une vie pareille à la nôtre, je vous le concède. Et pourtant, il encapsule une myriade d'histoires extravagantes aux allures presque shakespeariennes, qui nous entraînent jusque dans les profondeurs de la planète et nous font "explorer de nouveaux mondes étranges", comme m'y invitait le générique de la série Star Trek lorsque j'étais enfant." (p. 17-18)

Or, ce matin, j'ai eu la curiosité de me replonger dans Les lieux-dits de Jean Ricardou. Dans Bannière, le premier des huit chapitres, il évoque le peintre Albert Crucis qui lègua au village  ses oeuvres et sa maison pour en faire un musée : 

"Les aquarelles et dessins répartis en d'opportunes places sur les murs de la grande salle, au Rez-de-chaussée, frappent par l'extrême économie des matières et du tracé. Partout le blanc du papier semble remplir un office majeur. Si bien que l'artiste se complaît dans les étendues amplement enneigées, les ciels investis de nuages et les reflets qui permettent  de dédoubler telles propices dispositions. Cependant, cette lecture est contestée par les toiles ; la neige et les nuées qui non moins s'y accumulent sont au contraire obtenues par de massives sédimentations de blancheurs." (p. 18, je souligne)

Ceci est loin d'être anodin puisqu'on retrouve la même expression à la dernière page du livre, associée au Damier...

 "Or, non loin, penché sur la source du Damier, Albert Crucis remarque :
- Tout cela, une fois de plus, aujourd'hui, est une métaphore.
Et son regard, en l'extrême profondeur fictive, contemple les massives sédimentations de blancheurs." (p. 190, je souligne)

Il y aura sans doute encore beaucoup à dire sur cette rencontre damier-sédiments, mais je m'arrêterai là pour ce dimanche... 

Peyra escrita, damier sur plaque de schiste. (Relevé Jean Abélanet, D.A.O. Sabine Nadal)


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