jeudi 21 avril 2016

Mandalas

De passage à La Châtre, je tombe sur ce livre du biologiste américain David Haskell, Un an dans la vie d'une forêt. Un an à observer, jour après jour, un simple mètre carré de verdure, niché au cœur d'une forêt primaire des Appalaches. Je songe au magnifique Almanach du comté des sables, du pionnier de la pensée écologique Aldo Leopold, qui égrenait aussi son récit  au fil des saisons.

Un an dans la vie d 'une forêt (Source)
Cet espace étroit de contemplation, Haskell le nomme son mandala. Il s'en explique dans un prélude, en évoquant le souvenir de deux moines tibétains traçant les anneaux concentriques de ce symbole cosmique avec un petit entonnoir de cuivre rempli de sable coloré. "C'est tout l'univers, dit-il, qui est représenté dans ce cercle de sable." Ce thème de l'universel dans l'infiniment petit n'est d'ailleurs pas réservé à l'Orient : "Nous avons choisi le mandala tibétain comme métaphore directrice, mais nous aurions pu trouver des équivalents dans la culture occidentale. Le poème de William Blake "Présages d'innocence" va même jusqu'à réduire le mandala aux dimensions d'une particule de terre ou d'une fleur : "Dans un grain de sable voir un monde / Et dans chaque fleur des champs le paradis.""

David Haskell est donc convaincu que l'écosystème forestier tout entier est visible sur une parcelle de la taille d'un mandala. Il a trouvé le sien en marchant au hasard dans les collines boisées du sud-est du Tennessee. Se reposant sur un rocher, il a vu le mandala s'inscrire dans l'espace devant lui, "dont la richesse pour l'essentiel était cachée par l'austère robe de l'hiver."

Un mandala, j'en ai  un aussi, affiché sur le mur de la chambre, souvenir de la visite, avec Magali, il y a bien des années maintenant, de la villa d'Alexandra David-Neel, à Digne.


Comme indiqué en bas de l'affiche, ce mandala (Guhyasamaja) avait été réalisé sur les lieux mêmes par deux moines tibétains, Kalsang Tensing et Thubten Kalsang. Je me souviens de la visite menée par une vieille dame encore alerte, Marie-Madeleine Peyronnet, la fidèle secrétaire de l'exploratrice, dans les pièces exiguës de cette villa sans cachet particulier, avec le petit lit où elle dormait pratiquement assise, et la petite table de camping en fer-blanc qui lui servait de bureau. Une simplicité étonnante, quand on la rapportait à l'ampleur des voyages et à la vastitude des visions de la célèbre occupante des lieux. Le temple tibétain qu'elle y avait aménagé avait la dimension d'un cagibi.

Quelques jours plus tard, à la médiathèque, au rayon des nouveautés, je repère ce roman posthume d'Antonio Tabucchi, Pour Isabel. Il est sous-titré "Un mandala". Il s'ouvre par une justification en forme de note :

"Obsessions privées, regrets personnels que le temps érode mais ne transforme pas, comme l'eau d'un fleuve émousse ses galets, fantaisies incongrues et inadéquations au réel, tels sont les principaux moteurs de ce livre. Mais je ne pourrais nier comme influence sur celui-ci le fait d'avoir vu un moine vêtu de rouge qui par une nuit d'été, avec ses poudres colorées, dessinait pour moi, sur la pierre nue, un mandala de la Conscience."
Ce livre, Tabucchi l'a donc conçu comme un mandala, où chaque chapitre (il y en a neuf) dessine un cercle où le narrateur, Tadeus Slowacki, rencontre à chaque fois un nouveau personnage ayant connu la femme qu'il recherche, la mystérieuse Isabel disparue depuis des années, et dont on ne sait même pas si elle est encore vivante.

"Isabel appartient au passé, répondit-il. C'est possible, dis-je, mais je suis ici pour reconstruire ce passé, je suis en train de faire un mandala. Pardon ? dit-il. Exactement ça, confirmai-je, vous vous y connaissez certainement en mandala, disons que le mien est une espèce de mandala, à sa manière, mais les cercles se resserrent, je les ai dessinés, ou mieux, je les ai parcourus un à un, et il en ressort une étrange figure, savez-vous, mais je suis en train de me rapprocher du centre."
Quand advient une telle coïncidence de thèmes, je sais maintenant qu'un attracteur étrange s'est ouvert, comme un sentier s'esquisse dans un sous-bois ombreux, nous invitant à le suivre. Nous nous y perdrons peut-être, et parfois ce chemin est de ceux qui ne mènent nulle part, mais l’exaltant sentiment d'inconnu qui nous étreint alors est de ceux qui donnent plus de saveur à la vie. Alors suivons donc le périple immobile de David Haskell.

Briare - Avril 2016