mardi 30 mai 2023

Rat rhumeux de l'Atlantique

En cette année 2023, j'écris peu. Vingt articles seulement depuis janvier, un seul en mai. Bien la peine d'être à la retraite. Non, en vérité, quelque chose semble bloqué. Je n'écris pas pour passer le temps, je n'écris que sous l'empire d'une nécessité, quand bien même je ne me fais guère d'illusion sur l'importance de ce qui sort de ma plume. Et il se trouve que la nécessité n'est pas au rendez-vous. Ne reste qu'un désir flou, une nostalgie confuse, l'espoir que soudain je sois à nouveau empoigné par le dur besoin d'aligner quelques phrases pour rendre compte. Rendre compte de quoi ? Le plus souvent, c'est de l'émergence de résonances, de collisions de concepts. Tout ce qui vient de ce que j'ai souvent appelé l'Attracteur étrange.  Or, l'Attracteur étrange semble au repos. Dans une de ces phases muettes dont j'ai déjà éprouvé le désert. Rien ne semble plus nous parler, le monde se fait opaque, figé, rétif. Rien ne sert de forcer ce qu'on pourrait appeler le destin. Il faut savoir attendre, être patient.

Et puis un frémissement. Je vais vous raconter ça. Rien de bien spectaculaire, c'est juste un petit pas, une ébauche, qui ouvrira ou non sur plus crucial. 

Samedi dernier, 27 mai, je suis invité chez des amis, des amis très anciens, très chers. Une belle soirée dans la chaleur bienvenue de mai. On prend son temps, on se couche tard. Je dors dans le salon, sur un matelas gonflable dernier cri venu de Marseille. Malgré ce luxe de technologie, mon sommeil, comme d'habitude ces derniers mois, reste fragile, et je mets longtemps à m'endormir. Il me semble ne jamais trouver la profondeur, assigné à demeurer en surface, encombré de rêves trop abscons pour faire image. De fait, au réveil, il ne m'en reste aucune. Rien qu'une expression, cinq mots mystérieux : Rat rhumeux de l'Atlantique. J'en ai parlé avec mes hôtes au petit déjeuner, on a plaisanté là-dessus. Cela me rappelait cet alexandrin qui avait surgi dans la nuit du 2 mai 2018 : Sous le soleil tapi à l'ombre de tes os. Je ne savais pas ce qu'il voulait dire, je n'avais aucune interprétation à proposer, mais ce qui était certain (car je l'avais googlé pour être sûr), c'est que ce n'était pas un vers enregistré par mon inconscient et régurgité dans le rêve. Ce vers n'existait pas. J'y trouvai plus tard des résonances avec Henry James et un passage de Moby Dick.

A l'avenant, "rat rhumeux de l'Atlantique" n'a pas d'existence sur le web, Je l'ai noté le lendemain sur un cahier, et à côté j'ai écrit : incompréhensible".

Or, hier, 29 mai, je lis le dernier article de Rémi Schulz, de Sol à Luna en passant par Mercurius. Il y revient sur un thriller de Franck Thilliez, La mémoire fantôme (2007), avec sa spirale de Bernoulli. Permettez-moi de citer Rémi un peu longuement : 


"En avril 2007, la mathématicienne amnésique antérograde Manon Moinet est enlevée. Dans la cabane à proximité de Raismes où elle a été séquestrée, un message l'envoie à une maison de Hem. Là, deux messages l'attendent, la formule "Si tu aimes l’air, tu redouteras ma rage.", un cryptogramme qui lui livre le numéro de Sécurité Sociale d'une criminelle, récemment libérée et habitant Rœux. On la trouve morte, selon le mode opératoire d'un tueur ayant sévi des années plus tôt, notamment assassin de la soeur de Manon

Manon comprend que "Si tu aimes l’air" doit se lire "si tu M l'R", "si tu transformes un R en M", et que la formule "tu redouteras ma rage" est alors l'anagramme de Eadem mutata resurgo, la formule figurant sur la tombe de Jacques Bernoulli à Bâle, décrivant sa Spira mirabilis, "Changée en moi-même, je renais."
Manon s'aperçoit encore que les trois lieux concernés sont les sommets d'une figure parfaite:

Ces endroits qui concernent notre affaire… Raismes, Hem, Rœux, eh bien, ils forment un triangle équilatéral, les trois côtés sont strictement égaux. Prenez une carte routière, et vérifiez ! Vérifiez ! Exactement cinquante kilomètres entre l’abri dans la forêt, proche de Raismes, et Hem, entre Hem et Rœux, et entre Rœux et la forêt !"
J'ai bien entendu voulu vérifier, et il n'y a aucune possibilité de parvenir à un triangle équilatéral en restant dans les communes désignées. Et les distances sont toutes inférieures à 45 km.


Thilliez avait l'embarras du choix pour choisir des lieux formant un parfait triangle équilatéral, mais je vois une raison ayant pu dicter ces choix.
Ils seraient liés aux initiales de la formule Eadem Mutata Resurgo, E-M-R, car ces communes ont pour seuls phonèmes consonantiques M et R. Leurs phonèmes vocaliques sont Ê et EU, flexions de E.
Ainsi les deux lieux "obligés" ont pour phonèmes consonantiques R et M, et celui choisi pour aiguiller Manon vers eux réunit R et M... "

Lisant ceci, je ne pouvais m'empêcher de repenser aux mots du rêve récent : "Rat rhumeux" résonnait à l'évidence avec Raismes-Hem-Roeux. 

Ce n'est que deux jours plus tard, je le rappelle, que j'ai pris connaissance de l'article. Ceci pose bien sûr une difficulté : pure coïncidence, prescience, comment savoir.

Il reste l'Atlantique qui paraît sans écho dans le billet. Pas sûr : Rémi écrit plus loin que 
"Le tueur recherché est en fait un collectif de matheux, qui se réunissait en pleine MER, sur un îlot désert centre de leur spirale criminelle." *

Je voudrais mentionner maintenant pour finir un fait qui n'a a priori rien à voir sauf qu'il intervint ce même 29 mai. 

A 21 h 30, je sortis de chez moi pour aller chercher à la gare mes deux plus jeunes enfants et leur mère qui revenaient d'un court séjour à Londres. Dans ma rue, dite Marguerite Yourcenar, je découvris l'un de ces doublons dont je fis l'an dernier recension. Deux véhicules, d'un côté et de l'autre de la rue, portaient le même numéro 686. C'était la première fois que je repérai un doublon si près de chez moi. Au retour de ma petite expédition, je notai cette fois deux 606. Ils n'étaient pas adjacents ni même vraiment voisins, mais ils apparaissaient tout de même dans cette même rue. Ne trouvant plus de place, je me garai sur le parking à l'arrière de l'immeuble, et là un troisième 606 s'y trouvait déjà.

Je réalisai un peu plus tard que je pouvais tracer un triangle joignant les trois 606, et qu'à l'intérieur de ce triangle logeaient les deux 686. Faut-il préciser que 606 et 686 sont deux nombres palindromes séparés par un seul écart de 80.


Coupe sagittale d'une coquille de nautile (Wikipedia)
 

Quel rapport encore une fois avec le rat rhumeux ? Je n'en sais rien, mais le 6 en tout cas m'apparaît comme le chiffre le plus proche de la représentation de la spirale logarithmique de Bernoulli (par ailleurs le 666 était déjà au coeur de la série de quatre doublons de septembre 2022**).


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* On peut aussi former l'hypothèse que ce "rhumeux" renvoie non au "rhume" mais au "rhum" : la route du Rhum est cette course qui tous les quatre ans relie Saint-Malo à Pointe-à-Pitre, en traversant donc l'Atlantique. Et je me souviens que le rhum fut l'un des sujets de conversation (parmi bien d'autres, faut-il le préciser) de la soirée.

** Dans l'article en question, l'Océan Atlantique était partie prenante grâce à Philémon de Fred, et son voyage de l'Incrédule.



mardi 2 mai 2023

Le Trésor de la Sierra Madre

Vu ce soir sur Arte un des chefs d'oeuvre de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, film tourné en 1947 presque entièrement au Mexique, une délocalisation que le cinéaste présentait comme une source d'économies mais qui ne tint pas ses promesses sur ce plan financier, puisque de contretemps en contretemps il allait finir par coûter près de trois millions de dollars, somme considérable pour l'époque. Je l'ai évoqué par ailleurs en janvier dernier dans Walter § Asja, un article où je croise le destin de B. Traven, le mystérieux auteur du roman éponyme, avec celui de Walter Benjamin. Je ne veux pas revenir là-dessus, seulement rebondir sur un détail du film, qui entre en résonance avec le thème que je défriche ces derniers jours.

Replaçons juste le contexte de façon élémentaire : deux Américains, Dobbs (Humphrey Bogart) et Curtin (Tim Holt), qui crèvent la dalle dans le port mexicain de Tampico, s'associent à Howard, un vieux chercheur d'or (joué par le propre père de John Huston, Walter - qui obtint un Oscar pour ce rôle), lequel prétend savoir où trouver un filon aurifère dans la Sierra Madre. Un billet de loterie providentiel, que Dodds avait fini par acheter à contrecoeur à un gamin tenace, leur permet d'acheter le matériel nécessaire pour l'expédition. Je passe sur celle-ci. Le filon s'épuisant, les trois décident de redescendre vers Durango, chacun portant sa part du butin accumulé pendant dix mois de travail exténuant. Alors que Dodds et Curtin sont prêts à quitter les lieux séance tenante, le vieil Howard dit qu'ils ne peuvent pas partir comme ça. « Il faut réparer la montagne après l’avoir creusée », leur dit-il. Un scrupule assez étonnant, caractéristique d'une approche animiste de la montagne, bien éloignée de la mentalité américaine d'alors. J'ignore si ce détail existe dans le roman de Traven ou s'il a été introduit par Huston dans son scénario (je penche pour la première hypothèse, car B. Traven avait un intérêt tout particulier pour les Indiens : il avait participé en tant que photographe (sous le pseudo de Traven Torsvan) à des expéditions archéologiques et ethnologiques au Chiapas et avait suivi des cours de civilisation et d'histoire indianiste à l'université de Mexico - et c'est aussi selon ses propres volontés que ses cendres furent dispersées au-dessus du Chiapas).

Tim Holt, Humphrey Bogart et Walter Huston

Huston ne s'attarde pas ceci dit sur la "réparation" de la montagne. Une ellipse plus tard, on les voit partir avec leurs mules, mais Howard a d'une certaine manière converti ses compagnons car ceux-ci partent en se retournant sur les sommets et disant "Merci".

Un peu plus tard, ils sont arrêtés dans leur progression par une cohorte d'Indiens qui demandent de l'aide. Un enfant s'est noyé et demeure inconscient. C'est Howard qui va s'instituer guérisseur et ramener le petit à la vie (il relativise tout de suite en affirmant qu'il a suffi de dix ou trois trucs de scout pour réaliser ce qui apparaît aux Indiens comme un miracle). Cet incident va le couper momentanément de Dobbs et Curtin qui continuent seuls vers la ville. Il leur confie sa part de l'or recueilli, et la tentation sera alors trop forte pour Dobbs, devenu complètement paranoïaque : au bivouac il tire sur Curtin, le laisse pour mort, et s'enfuit seul avec les mules et leur chargement. Une décision qui s'avèrera funeste.

La force du film c'est de subvertir les attentes du spectateur. Au départ, Howard a tout du vieux bonimenteur dont il faudrait se méfier à l'extrême, or il va se révéler étonnamment fiable, et d'une sagesse confondante. D'autre part, Bogart n'est pas dans la première partie du film le méchant, le salaud qu'il va devenir. Bien au contraire, on a de la sympathie pour lui, qui traîne sa misère dans un pays où il ne trouve aucune place. Il n'est même pas particulièrement cupide. Quand Curtin et lui retrouvent Mac Cormick, le patron qui les a exploités sur un chantier de charpente en ne leur versant aucune paie, ils le dérouillent dans un bar mais ne tirent de son portefeuille que l'argent qui devait leur revenir. La méfiance, la suspicion, l'avidité grandiront au fur et à mesure de la découverte de l'or : une évolution psychologique à laquelle il aurait dû être préparé car Howard avait tout dit dès le premier soir, dans l'asile de nuit où ils se sont rencontrés, sur les coeurs qui changent quand l'or apparaît. Tout était annoncé mais le destin n'en sera pas moins inexorable.

Bogart et John Huston lui-même

Cette cécité psychique de Bogart est illustrée au début du film. Dobbs tape par trois fois un riche Américain (joué par Huston lui-même), sans le reconnaître malgré son costume blanc qui tranche sur les tenues autochtones. Cette triple apparition précède la triple apparition de Gold Hat, le bandit mexicain qui attaque avec sa bande tout d'abord le train qui les emmène vers la Sierra, puis leur camp dans la montagne avant un dernier rendez-vous fatal aux abords d'un village ruiné.


Les bandits en dépouillant Dobbs n'ont d'yeux que pour les mules qu'ils tenteront de revendre au village. Ils prennent l'or pour du sable (on peut juger cette méprise peu réaliste, mais bon, en noir et blanc ça passe...), et éventrent les sacs. Quand Howard et Curtin l'apprennent et galopent vers le lieu de l'agression, il est trop tard, le Northen, le terrible vent du nord, a dispersé les précieuses paillettes, les rendant en quelque sorte à la montagne d'où elles avaient été extraites.

Howard éclate alors de rire, et finit par entraîner Curtin dans sa joie "hénaurme".