mardi 30 novembre 2021

Le retour du Boucher Gris

Ce matin, j'ai vu qu'un ancien article d'avril 2014 avait été consulté sept fois. Il s'agit de Rue du Boucher Gris et impasse Ah ! Ah ! qui portait sur ces rues d'Issoudun qui ont conservé leur nom médiéval. Cela m'a amusé car la semaine précédente j'étais repassé par là, par un dimanche gris lui aussi, en compagnie de Gaëlle et de son père, au retour d'une visite au Musée Saint-Roch, où nous avions admiré la très belle exposition des travaux de Bernard Moninot (sur laquelle je reviendrai dans un prochain article). Et hier, au rond-point de la place Lafayette, j'avais aperçu dans une vitrine une adresse à je ne sais plus quel numéro de la rue du Boucher Gris. Le Boucher Gris était dans l'air du temps.

Il l'est encore, et plus que jamais : cherchant sur le net à en savoir plus sur la rue, je vois qu'au numéro 1 se trouve la société Imagerie médicale 36, un cabinet de radiologie/IRM. Ce qui résonne bien, si j'ose dire, avec les corps plastinés de Gunther Von Hagens, décrits par Olga Tokarczuk dans Les Pérégrins, matière de mon article d'hier. J'espérais trouver plus de renseignements dans l'ouvrage Issoudun, le nom des rues, par Michel Moreau, acheté le 7 septembre à Issoudun la même année 2014, mais non, ledit ouvrage fait suite à un premier volume publié en 2003, et la rue du Boucher Gris devait faire partie des 82 rues qui y étaient traitées. J'apprends tout de même que nous devons la survivance de ces noms charmants à François Chasseigne (1902 - 1977), maire pendant l'Occupation. Jean-François Donny, dans la préface qu'il donne au livre de Michel Moreau, explique que trois maires ont fortement influé sur les noms de rues de la ville : Alexandre Lecherbonnier (1823 - 1899), surnommé le "maire aux sabots", Jacques Dufour (1849 - 1913), "marchand de chaussures et cependant révolutionnaire jusqu'au bout des ongles", et donc François Chasseigne. "Les deux premiers, écrit Donny, avaient peint la ville aux couleurs de leurs convictions républicaines et anticléricales, tandis que Chasseigne, en apôtre de la réaction vichyssoise, avait redonné à environ quatre-vingts rues leur appellation d'origine. C'est le grand coup de balai de 1942. La rue Blanqui redevenait la rue des Capucins et la rue Maurice La Châtre la rue de l'Avenier."

Je dois avouer que cela ne m'a pas réjoui outre-mesure de savoir que je devais à un chantre du "juste instinct de la tradition locale" le doux sentiment poétique qui m'étreint chaque fois que je croise dans ces parages. Ah la vie est compliquée... En tout cas, André Laignel, dont Donny dit, avec grande justesse, "qu'il règne sur la ville depuis 1977" (année donc de la mort de Chasseigne), "s'est montré très respectueux de la toponymie historique. Ses convictions politiques et ses goûts littéraires ne se sont exprimés qu'en direction de voies ou d'équipements nouveaux : parc François Mitterrand, rue René Char..."

Ceci dit, je m'étonne quelque peu que Maurice LaChâtre n'ait pas retrouvé une place dans la mémoire locale, car malgré son nom (il est fils du colonel Pierre Denis, baron de La Châtre), il est né à Issoudun le 14 octobre 1814. Il deviendra éditeur à Paris, et publiera de nombreux dictionnaires ainsi que les Mystères du peuple, d'Eugène Sue, pour lequel il sera condamné à un an de prison, 6 000 francs d’amende et deux ans de contrainte par corps. Et surtout, proche des idées socialistes et de Proudhon, il s'installe après la chute de la Commune à Saint Sébastien, en Espagne, et commence là l’édition de la première traduction française du Capital de Karl Marx, qui sera la seule traduction révisée par l'auteur.


Ne mérite-t-il pas une placette, un bout de rue, un sentier rimbaldien, celui qui le premier fit connaître au monde francophone le travail de Marx ? Ne mérite-t-il pas un peu de lumière celui qui dédicaça à sa fille Amélie (six ans au moment où il écrit) un mystérieux Dictionnaire des écoles, connu seulement - selon le propre aveu de l'universitaire François Gaudin, qui a beaucoup oeuvré pour la connaissance de l'homme -, à un seul exemplaire, dans une édition tardive ? Dans cette dédicace, que son ami Proudhon n'approuvait pas dans toutes ses parties (loin s'en faut, mais la réponse de Proudhon montre du moins leur proximité affective), on trouve des lignes que peu auraient cautionné à l'époque :

"En politique comme en religion, la femme doit se former une opinion ; elle a le droit de participer au règlement des destinées du pays. Nos mères les Gauloises avaient place aux conseils dans la cité et dans la famille. Tu chercheras donc à éclairer ton jugement par l’étude de l’histoire, par les rapprochements des divers systèmes politiques, et du donneras la préférence à celui qui te semblera réunir le plus de garanties pour le libre essor des facultés de l’homme et de la femme, pour celui qui rendra le mieux dans la pratique ces belles maximes : « Tous pour chacun, chacun pour tous. – A chacun suivant ses besoins ; de chacun selon ses forces »."

Et Blanqui, ne mérite-t-il pas lui aussi (au moins autant que les Capucins) de revenir dans la mémoire issoldunoise ? Le poète Renaud Ego, qui a édité et préfacé Prendre le temps de vitesse, le recueil d'entretiens et de textes écrits par Bernard Moninot depuis sa première exposition en 1971 (livre en vente à la librairie du Musée Saint-Roch), fait précéder son dernier livre de poésie, Vous êtes ici (Le Castor Astral, 2021),  - emprunté à la médiathèque il y a quelques jours (et je ne l'eusse pas fait sans doute si je n'avais surpris ce nom brièvement à Issoudun) -, par cette citation d'Auguste Blanqui : "Tous les corps animés et inanimés, solides, liquides, gazeux, sont reliés l'un à l'autre par les choses mêmes qui les séparent."

Dans Vous êtes ici je trouve ce passage qui renvoie aussi bien à l'imagerie médicale ("calligramme vasculaire") qu'aux noms de rues évocateurs de fantômes (pp. 51-52) :

la ville est un cerveau où tout s'écoule le long de noms
qui composent un calligramme vasculaire à entrées 
   multiples,
à lui nos passages à nous sa durée, moins intraitable
que le temps elle permet que sur ses pas on revienne

Toujours nous sommes environnés de vous
le moindre paysage est la forme où votre absence
    demeure
même cette banale rue parisienne est un mausolée
    de patience
chacun se déposant dans le geste de passer
fils et filles devenus pères mères aïeuls ancêtres couchés
les uns au-dessus des autres et diaphanes leurs fantômes
    tremblent
et les stèles les monuments les noms de rues les enferment
dans la pierre ou l'émail durci de plaques
entre la crainte que vous puissiez surgir
et la mélancolie de votre dissipation

On pourra lire aussi avec profit le texte qu'un autre Moreau, Jean-Claude de son prénom, m'avait envoyé en mai de cette même année 2014 sur Maurice Lachâtre et Jean de Boschère.

Maurice Lachâtre en 1865


lundi 29 novembre 2021

Le Cavalier de l'Apocalypse

Dans l'article du Guardian qu'elle consacre aux Pérégrins d'Olga Tokarczuk (le titre en anglais est Flights), Kapka Kassabova écrit que le livre présente des échos avec WG Sebald, Milan Kundera, Danilo Kiš et Dubravka Ugrešić, en prenant soin d'ajouter "but Tokarczuk inhabits a rebellious, playful register very much her own". Je ne saurais juger de la pertinence de ces rapprochements, connaissant mal les trois derniers auteurs en question, mais il est indubitable que Sebald n'est jamais très loin, et au moins sur un des motifs qui traversent tout l'ouvrage, cette attention à tout ce qui entoure le corps naturalisé, plastiné, dit Tokarczuk, faisant ainsi référence à une technique somme toute récente, qui consiste à préserver les tissus biologiques en remplaçant les différents liquides organiques par du silicone ou de la résine (on la nomme aussi imprégnation polymérique).  C'est l'anatomiste allemand (mais né en Pologne le 10 janvier 1945) Gunther Von Hagens qui l'a mise au point en 1977. Il fut ensuite  promoteur de Body Worlds (Körperwelten en allemand), exposition, dans nombre de villes et de pays, de corps ou de parties de corps humains  plastinés - exposition souvent controversée, et même interdite à Paris par le tribunal de grande instance en 2009 (elle devait avoir lieu au Musée de l’Homme et à la Cité des Sciences de La Villette, mais, en raison du refus du conseil scientifique pour raisons éthiques, s'était repliée sur l'espace 12, boulevard de la Madeleine). On soupçonnait  l’anatomiste d’un trafic de condamnés à mort chinois, utilisés à des fins médicales sans autorisation des familles.

Gunther Von Hagens

Dans l'article du Monde du 22 avril qui rapportait l'anecdote, Florence Evin poursuivait ainsi :

"A la suite de ce jugement, Le Cavalier de l'Apocalypse, d'Honoré Fragonard (1732-1799), poursuivra-t-il son galop macabre au Musée de Maisons-Alfort (Val-de-Marne) ? Interrogé sur la présentation des écorchés du célèbre anatomiste, Christophe Degueurce, le conservateur du musée, relève la similitude de la présentation anatomique... mais pointe le problème de l'éthique : "On donne à voir un instantané de la science anatomique au XVIIIe siècle. Les corps qu'Honoré Fragonard a prélevés dans les hospices, il y a 250 ans, l'étaient à des fins d'enseignement. L'écart éthique est radical."

Or ce Cavalier de l'Apocalypse d'Honoré Fragonard n'est autre que cet écorché évoqué par Sebald dans Austerlitz, dont je fis la matière principale d'un article le 4 mars dernier : "Mais le plus effroyable est encore, dit Austerlitz, reléguée à l'arrière dans le dernier cabinet du musée, la composition équestre grandeur nature que, à la période postrévolutionnaire, Alexandre Evariste Fragonard, anatomiste et préparateur alors au sommet de sa gloire, a écorchée le plus artistement qui soit, si bien que dans les couleurs du sang caillé, apparaissent parfaitement les fibres du muscle bandé du cavalier, mais aussi celles du cheval qui, pris de panique, part au galop, et aussi toutes les veines bleutées, tous les tendons et ligaments ocre jaune." (J'avais en passant relevé l'erreur de Sebald : l'anatomiste en question n'étant pas Alexandre-Evariste Fragonard, mais Honoré Fragonard, cousin germain du peintre bien connu Jean-Honoré Fragonard, né comme lui la même année 1732).

                               Écorché d'un cheval et de son cavalier réalisé entre 1766 et 1771 par Honoré Fragonard

On ne trouvera cependant pas trace de l'écorché de Fragonard dans le livre de Tokarczuk : tous les musées d'anatomie qu'elle cite en fin d'ouvrage (sous le nom d'Itinerarium) sont situés à Vienne, Dresde, Berlin, Leyde, Amsterdam, Riga, Saint-Petersbourg et Philadelphie. Son chemin ne passe pas par la France.

Gunther Von Hagens apparaît, lui, dans l'un des fragments consacrés aux voyages du docteur Blau, curieux personnage dont la passion est de photographier des vagins, photos qu'il collectionne dans des boîtes en carton achetées chez Ikea. "Mais ce dont il rêvait, précise Tokarczuk, c'était de créer une autre collection, la vraie, qui ne serait pas composée de photographies." (p. 176) Aussi est-il émerveillé par la science de la plastination : "Durant ses études universitaires et tout de suite après, Blau avait beaucoup voyagé. Il avait visité toutes les collections anatomiques accessibles au public. Tel un fan d'un groupe de rock, il suivait à la trace Gunther Von Hagens et son exposition diabolique de corps humains plastinés, jusqu'à ce qu'il eût l'opportunité de rencontrer personnellement le maître."

vendredi 26 novembre 2021

Memoria

Le même jour où j'écrivais sur les mystérieuses rencontres du kairos, je découvrais sur AOC media un entretien de Jean-Michel Frodon avec le cinéaste thaïlandais Apitchapong Weerasethakul, autour de son dernier film, Memoria, qui a déjà reçu le prix du Jury à Cannes en juillet dernier. Et ce fut comme si un nouveau kairos s'était produit à cette occasion, comme si soudain une porte s'était ouverte laissant entrevoir une enfilade de pièces nouvelles. C'était immédiatement très étrange, et à relire aujourd'hui l'introduction de Frodon à cet entretien, je ne suis qu'à moitié surpris d'y voir par deux fois en quelques lignes cette mention de l'étrangeté :

"Le public saluait un film magnifique, bien sûr, mais c’était aussi comme si, en ce moment si particulier où le cinéma esquissait une renaissance après la longue immobilisation due au Covid, tous les présents, artistes, professionnels, officiels du Festival, critiques, spectateurs en tous genres célébraient une très haute idée de ce que peut être un film, sa richesse, son ambition, sa délicatesse, son étrangeté et sa pertinence. Tandis que le toujours discret « Joe » Weerasethakul frémissait d’embarras d’être l’objet d’une telle ferveur, on put songer alors, aussi étrange que cela puisse paraître, que cette communauté s’applaudissait aussi elle-même, applaudissait l’ensemble des conditions qui rendent possible l’existence d’une œuvre aussi remarquable que Memoria – les festivals et la présence d’un public faisant partie de ces conditions." [C'est moi qui souligne]


Le premier écho entre Memoria et Avant l'été c'était le prénom de l'héroïne : Jessica Belmont ici, Jessica Holland là. Interprétée par Tilda Swinton, dont l'unique passage sur Alluvions (mais quel passage...) se situe au 27 juin 2017, dans un billet consacré au film de Jim Jarmusch, Only lovers left alive. Tilda Swinton, dont je découvre qu'elle est née le 5 novembre 1960, autrement dit qu'elle est mon aînée de 23 jours seulement. C'est aussi en 1960 que fut fondé le festival du film de Carthagène, en Colombie, où le cinéaste fut invité, précisément en 2017. Presque tous ses films furent montrés mais il en éprouva un certain malaise : "j’avais l’impression de participer à un hommage posthume, il y avait quelque chose de funèbre, ce à quoi j’ai cherché à échapper en partant voyager. J’ai circulé dans tout le pays, Bogota, Cali, etc., mais aussi des petites villes, dans la campagne, la forêt, et j’ai senti que c’était comme une renaissance. J’ai donc commencé à écrire, en me basant sur mes rencontres avec différentes personnes, notamment des artistes. Je me sentais plus proche des artistes que des cinéastes quand j’étais là-bas, sauf à Cali où il y a une forte communauté de cinéma. Et pendant le processus d’écriture, j’ai eu l’idée d’utiliser ce syndrome que j’ai depuis longtemps, celui d’entendre des sons dans ma tête, comme des explosions."

Voilà donc le point de départ du film, un son que Jessica entend un matin dans sa tête alors qu’elle est sur le point de se réveiller. Il s’agit du “syndrome de la tête qui explose”, médicalement reconnu. Memoria raconte la quête de ce personnage, attaché à comprendre le sens de ce bruit dans sa tête.

Vaudou (Jacques Tourneur)

Le nom de Jessica Holland n'est pas anodin, on s'en doute : en réalité, il est un écho d'une autre Jessica, Jessica Holland, personnage de I Walked with a Zombie, film réalisé par Jacques Tourneur en 1943 (en français, Vaudou). Dans l'avant-propos du dossier de presse, Apitchapong Weerasethakul décrit son cheminement scénaristique :
"J'imagine un scénario dans lequel Jessica Holland, personnage comateux du film Vaudou de Jacques Tourneur, se réveille. Elle se retrouve à Bogota, attirée par un rêve ou un traumatisme dont elle ne se souvient pas. Elle marche, s'assoit et écoute. Dans son bref voyage en Amérique du Sud, elle porte la mélancolie d'une étrangère. Des sons furtifs et lointains résonnent dans la campagne. Encore enveloppée dans la brume du film de 1943, elle entend le roulement des tambours vaudous. Ils l'invitent à marcher et à participer à un rituel. Pendant une seconde, elle se demande si elle est encore dans ce film, allongée dans son lit, ouvrant les yeux après un rêve. Puis, comme la nuit précédente, l'écho la conduit vers l'océan sombre."

Une autre source d'inspiration pour le réalisateur fut la rencontre, là encore à Carthagène, d'un Français prénommé Joseph : "il a beaucoup voyagé en Asie, mais il était en Colombie à ce moment-là, puis il est retourné en Thaïlande où il vit actuellement. C’est un homme tellement étrange, qui semble se souvenir de tout, et qui ne peut jamais dormir. Je l’ai vu comme un extraterrestre exilé sur terre. Il a inspiré le personnage nommé Hernán dans le film." Or, il me fut impossible à ce moment-là de ne pas penser à mon cher ami le Baroudeur, qui non seulement a séjourné à de nombreuses reprises en Thaïlande mais a voyagé aussi en Colombie, invité par son amie Meyral, linguiste rencontrée à Paris, pour travailler dans une communauté amérindienne de l'intérieur du pays. Effet renforcé en lisant que Weerasethakul habite précisément dans la ville thaïlandaise de Chiang Maï, que mon ami connaît bien* (dans mon souvenir, c'était la base arrière de plusieurs expéditions de recherche dans le pays Hmong (le lascar est l'auteur d'une étude sur les plantes médicinales utilisées dans le Nam Kan National Park)).


Autre écho intime : le 28 novembre (date de mon 61ème anniversaire) s'achèvera Periphery of the Night, l'exposition personnelle du réalisateur à l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne. 

"Avec Periphery of the Night, Apichatpong Weerasethakul propose pour l’intégralité des espaces de l’IAC un projet immersif composé d’une vingtaine d’œuvres, incluant des pièces inédites. Le parcours, jalonné de chambres obscures, multiplie les supports et les dispositifs de projection, façonnant autant d’environnements initiatiques où s’exerce un véritable art de la dilatation. Porté par le rythme envoûtant des vidéos, leurs jeux d’ombres et de lumières, le tissu sonore pénétrant qui les accompagne, le visiteur est invité à circuler de l’une à l’autre dans un état de conscience altéré, à la lisière entre la veille et le sommeil."

 

C'est à Villeurbanne que mon fils Adrien, par ailleurs neveu du Baroudeur, habitait avant d'acheter une maison dans un village des monts du Lyonnais. Si j'avais eu connaissance plus tôt de l'existence de cette expo, je m'y serais rendu.

Au bout du compte, tout ceci résonne dans les paroles mêmes d'Apitchapong sur la nature profonde de son film (qu'il me reste à voir) :

"Pour moi, Memoria présente l'enchevêtrement des souvenirs, personnels et collectifs. Jessica se réveille comme une coquille vide et absorbe des souvenirs de personnes et de lieux. Elle est l'esprit du néant. Elle est un amplificateur (ou, comme le dit Hernan, une antenne). Le crâne troué est à remplir ou à vider. On ne sait pas. Ce signe d'humanité existe au plus profond des montagnes, qui contiennent elles-mêmes des couches de souvenirs. Jessica marche beaucoup, ce qui est pour moi un geste élégant, pour tracer et rassembler ces couches. Puis elle s'assied au bord du ruisseau et écoute. Enfin, elle disparaît comme les ondes radio qui se dispersent le soir."

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* Pour preuve, cet extrait de mail de juin 2010 (je ne corrige pas l'orthographe et laisse les mots non accentués tels que je les ai reçus) :

" (...) Bon, sinon, tout va bien, j’ai fait une 2eme campagne de recolte et suis a nouveau a Chiang Mai pour identifier et traiter les echantillons, et bien sur me faire masser pour recuperer un peu.

Au fait j'ai trouve dans la personne du botaniste Maxwell qui identifie mes plantes, un L... local : il aime a organiser des 'Drinks", nocturnes rituelles sur la terrasse de l'herbier, ou il invite une petite coterie de chercheurs selectionnes pour leur endurance, chacun muni de quelques bouteilles, et ou quiconque partant avant d'etre fin bourre serait considere par lui comme le dernier des lacheurs... Il a 65 ans bien sonnes, comme quoi c'est pas de sitot que notre Doudou nous lachera la grappe avant l'aube !"

jeudi 25 novembre 2021

L' autre Rimbaud

Revenu à Rimbaud grâce à Pajak, Siméon et Gavalda, j'étais naturellement enclin à accorder de l'attention à ce livre qui s'affichait devant moi, une fois encore à Arcanes : L'autre Rimbaud, de David Le Bailly. L'illustration de couverture portait en elle-même une question : qui était ce personnage effacé au côté du génial poète ? 


Il s'agit de son frère, Frédéric, d'un an son aîné. C'est comme si je découvrais son existence, car de lui on ne parle jamais. Déjà, en son temps, André Suarès (un grand écrivain très méconnu aujourd'hui) était l'un des rares à s'en inquiéter : "Pourquoi n'y a-t-il jamais un mot du frère Frédéric qui, à un an près, est du même âge que Rimbaud ? Ce frère passe pour avoir été un coureur de femmes, un homme qui aime la vie, un mauvais sujet comme on dit entre bigotes. De lui, je ne sais rien du tout." David Le Bailly met cette citation en exergue de son livre. Lui, fils unique qui a tant rêvé d'un frère, d'un confident, d'un complice de chaque jour, va s'échiner à retrouver les traces de celui qu'on a sciemment écarté des tablettes. Entre enquête et fiction, il va faire revivre cette vie minuscule. Cette expression ne vient pas ici au hasard : Pierre Michon, qui a écrit Rimbaud le fils, confiait à Arnaud Laporte dans une émission de radio que ce livre, "ça devait être , non pas l'histoire d'Arthur Rimbaud, mais l'histoire de son frère, Frédéric Rimbaud. Son frère était un homme beaucoup moins fortuné intellectuellement, et puis il conduisait l'omnibus de la gare d'Attigny à l'hôtel d'Attigny. Oui, je voulais écrire l'histoire de Frédéric, je n'y arrivais pas..." Pourquoi il n'y arrivait pas, Michon ne s'en explique pas. Et David Le Bailly ne cherchera pas non plus à le savoir, il foncera dans sa propre enquête, mais on peut imaginer que le manque de sources a été l'un des obstacles à l'écriture. Même la propre descendance de Frédéric est avare de témoignages sur l'homme, tout le monde ignorait jusqu'au lieu de son inhumation (il est le seul à ne pas être enterré dans le caveau familial voulu par la mère de Rimbaud).

Pajak, autre Frédéric, évoque ce frère aîné à la page 133 :

"Frédéric, scolarisé dans la même classe que son frère cadet, est un garçon robuste, de grande taille, avec des yeux très bleus . il est doté d'une réelle bonté  - souvent en butte aux moqueries de ses camarades, il n'y répond ni par le verbe ni par la force. En classe, il peine à l'étude - lorsque, chaque samedi, le principal annonce les classements de la semaine, il se retrouve chaque fois dernier de la liste."

En octobre 1865, alors que Frédéric redouble, Arthur, fort de tous les prix accumulés dans toutes les matières, passe directement en cinquième, avec deux ans d'avance sur ses camarades. 

La photographie des deux frères est reprise en dessin par Pajak, page 136.


"C'est auprès de Frédéric que celui-ci trouve la solidarité et le réconfort requis pour supporter pareille mère tyrannique." Ces mots sont importants : pas de jalousie chez Frédéric, bien au contraire. Et pourtant, Arthur Rimbaud portera sur lui ce jugement cruel dans une lettre du 7 octobre 1884 adressée à sa famille : "Ça me gênerait assez, par exemple, que l'on sache que j'ai un pareil oiseau pour frère. Ça ne m'étonne pas d'ailleurs pas de ce Frédéric: c'est un parfait idiot, nous l'avons toujours su, et nous admirions toujours la dureté de sa caboche." Pas une lettre ne lui sera écrite pendant le long séjour africain. Pour Arthur, son frère n'existe pas, au pire c'est un caillou dans sa babouche.

Lors des funérailles de son frère, on "oubliera" de l'inviter, ainsi qu'à celles de sa mère, la terrible Vitalie Cuif. Et sa soeur, la non moins redoutable Isabelle, fera en sorte de tenir Frédéric éloigné de toute participation aux droits d'auteur sur l'oeuvre d'Arthur qui commençait à se répandre dans le monde entier. Et en cela, elle sera aidé par son mari, épousé alors qu'elle avait déjà trente-six ans : l'ancien anarchiste reconverti dans l'eau bénite, l'opportuniste Paterne Berrichon. Pseudonyme : il se nomme en réalité Pierre-Eugène Dufour, né en 1855 à Issoudun, eh oui, un berrichon, d'où le pseudo (Paterne pour rappeler l'église Sainte-Paterne d'Issoudun). Un Berrichon dont il n'y a pas de quoi être fier. Il a sa notice dans le Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et social, où l'on découvre par exemple qu'à l’appel de la classe 1875, il fit son service militaire et fut condamné à 2 ans de prison, pour refus d’obéissance (gracié au bout de 16 mois, il termina son service à Tours), et qu'il fit partie d'une Ligue des Antipropriétaires. Mais sans doute en eut-il assez de bouffer de la vache enragée, car après avoir été entretenu par une maîtresse avec qui il habitait au 50 rue Lhomond, il entama une correspondance avec Isabelle Rimbaud, qui se solda par un mariage le mardi 1er juin 1897 (auquel Frédéric ne fut bien entendu pas invité). La même année parut, sous la plume de cet excellent Paterne, la première biographie d'Arthur Rimbaud (on peut la lire sur Gallica). Une entreprise de faussaires. Je laisse la parole au Maitron :

"Ils s’attachèrent à créer un véritable culte, empreint d’une forte volonté idéologique, liée aux valeurs traditionnelles, de respectabilité et de moralité. Berrichon reniait à cette occasion ses idées anarchistes. Leur volonté première fut de réaliser une présentation angélique de Rimbaud en gommant les périodes sulfureuses du poète, en cherchant à prouver que la relation avec Paul Verlaine fut chaste, et qu’Arthur Rimbaud retrouva la foi catholique sur son lit de mort. Dans l’édition des œuvres d’Arthur Rimbaud, Paterne Berrichon fit disparaître un tiers au moins des poèmes et deux tiers environ de la correspondance.
Paterne Berrichon n’hésita pas, avec le concours de sa femme, à spolier le frère de Rimbaud de ses droits, sur les publications du poète et continua à percevoir les droits d’auteur après le décès d’Isabelle Rimbaud."
Après la mort d'Isabelle d'un cancer de l'estomac en 1917,  il avait écrit à un ami "qu'avec sa femme était partie son âme et qu'il lui tardait de la rejoindre dans le ciel". Ce qui ne l'empêcha pas de convoler en justes noces très peu de temps après avec une certaine Marie Saulnier,  avec qui il vécut jusqu'à sa mort  le 30 juillet 1922.

Mais oublions cette baderne de Paterne, et songeons encore un moment à ce Frédéric qui, comme le rappela Macha Séry dans Le Monde du 19 novembre 2020, "quoique déshérité et désargenté, déboursa 25 francs dans le cadre de la souscription nationale lancée pour l’érection d’un monument en l’honneur de son frère à ­Charleville."

mardi 23 novembre 2021

J'irai dans les sentiers

13 novembre, sur les étals arcaniens un nouveau Pajak. Frédéric Pajak, J'irai dans les sentiers, aux éditions Noir sur Blanc. Le bandeau rouge mentionne Arthur Rimbaud, Lautréamont et Germain Nouveau, trois poètes qui "ont en commun d'avoir été des poètes très jeunes et d'avoir vécu à Paris dans les années 1870". Le dessin de couverture ne les représente pas, pas un seul des trois, il nous invite à suivre une allée claire s'enfonçant toute droite dans un paysage dominé par les masses obscures des feuillages d'une forêt. La sente est comme menacée par les griffes ombreuses des taillis. Dessin typiquement pajakien, avec cette force du noir profond comme l'angoisse. Inutile de faire le malin : il faut avaler cette rafale d'eau-de-vie sans plus attendre. 


18 novembre. A Aigurande, où je dors cette nuit pour être au plus près des travaux de couverture commencés dans la ferme familiale, je lis le Petit éloge de la poésie par Jean-Pierre Siméon. L'auteur y écrit que "le poème est un seuil qui mène à l'intensité perdue d'une présence pleine à soi, au tout de la vie, à la vertigineuse intensité du réel et à l'ivresse d'être qui naît en nous de simplement l'approcher." Et il poursuit : "Cela ressemble fort, direz-vous, à quelque révélation amoureuse, il y a de l'électricité là-dedans, un coup de foudre. Oui, mais cet amour-là passe l'ordre des amours ordinaires, il est celui dont parle Rimbaud, Rimbaud qui en a tout dit. Vous souvenez-vous ?

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme." (p. 22)



J'irai dans les sentiers. Evidemment, le titre du récit dessiné de Pajak, lu il y a quelques jours, me remonte aussitôt en mémoire, en une nouvelle rasade cul sec de poésie hallucinée. Ce poème, daté de mars 1870, a été envoyé avec deux autres à Théodore de Banville, avec ces mots : "Cher maître, nous sommes aux mois d'amour ; j'ai [biffé : presque] dix-sept ans. L'âge des espérances et des chimères, comme on dit, - et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse,  - pardon si c'est banal - à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes - moi j'appelle cela du printemps." (Voir la lettre en entier sur Wikisource)

Rimbaud ment : il n'a pas dix-sept ans, mais quinze. En tout cas, Banville ne répond pas. Du moins, selon Pajak, car la notice Wikipédienne affirme qu'il répond mais que les poèmes ne sont pas publiés. De même, il est dit qu'il héberge Rimbaud en novembre 1871, ce que Pajak, qui suit pourtant de très près l'itinéraire rimbaldien, ne mentionne pas. Qui croire ? (je penche pour Pajak)

21 novembre. Gabriel passe une soirée avec moi avant de repartir à Nantes. On cherche un film à regarder ensemble : il hésite avec le J. Edgar de Clint Eastwood, mais choisit finalement l'adaptation du best-seller d'Anna Gavalda, Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part, d'Arnaud Viard. Et j'ai la surprise de retrouver les mêmes vers de Rimbaud dans une des plus belles séquences de ce film, où Juliette (Alice Taglioni), professeure de français, fait passer l'oral du bac à un jeune homme qui l'émeut si profondément par son commentaire du poème qu'elle lui donne la note de 20/20. En recherchant d'autres données sur ce film, je tombe sur ce début d'article rédigé à l'occasion de l'Arras Film Festival, qui montre bien la force attractive du poème :

« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien, mais l’amour infini me montera dans l’âme ». Ces quelques vers de Rimbaud, tiré du poème Sensation cité dans le film Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, expriment à la perfection les sentiments complexes des membres de la famille Armanville. Comme Rimbaud à son plus jeune âge, Jean-Pierre, commercial de 48 ans, peine à trouver sa juste place auprès des siens. Arnaud Viard, dans son adaptation de l’ouvrage d’Anna Gavalda, dresse le tableau d’une famille authentique par ses complexités. 



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Rien à voir (mais sait-on jamais). je suis heureux d'apprendre que Kapka Kassabova, dont j'ai chronique voici peu le dernier livre paru en français, L'écho du lac, a reçu le Prix du Meilleur Livre Étranger 2021 – Non-Fiction. Prix qui sera remis le jeudi 25 novembre, lors d'une cérémonie au Sofitel à Paris. 
Le même jour, aura lieu un hommage à Cécile Reims au Musée d'art et d'Histoire du Judaïsme (merci à Tristan pour l'information).
Il me plaît que ces deux femmes, venues toutes les deux de l'Est de l'Europe, même si par ailleurs bien différentes et éloignées par le fossé des générations, soient symboliquement réunies par cette conjonction de date.

Enfin, détail sans grande importance, mais je tiens quand même à le souligner, Alluvions a passé la barre des 500 000 pages vues. C'est l'occasion de remercier vivement lectrices et lecteurs qui s'attardent ici de temps à autre. Leur présence m'est un encouragement à poursuivre.




mardi 16 novembre 2021

Kairos

"Je me glisse dans la niche, un pied de marbre avec, au-dessus, l'autel qui porte l'ancienne Madone. On raconte qu'une fille  à moitié sauvage l'a sculptée avant que la ville n'existe, sans outil, seulement avec ses mains, ses dents et ses ongles, pour les couleurs elle a creusé dans la terre, les racines, en a tiré des pigments. Une statue de vingt centimètres, qui vous traverse de ses yeux.
A partir d'elle, on a bâti la ville."

Claudie Gallay, Avant l'été, Actes Sud 2021, p. 40

Je l'avais emprunté à la médiathèque, in extremis. Je ne l'avais pas cherché mais, devant la machine, au moment d'enregistrer mes prêts, je l'ai vu sur un rayonnage bas du meuble accueillant les nouveautés. Impossible alors de ne pas l'embarquer, malgré les réticences que je pouvais nourrir : était-il bien sensé de se charger d'un roman de presque 500 pages quand tant de livres encore inabordés m'attendent à la maison ? Si j'avais beaucoup apprécié Détails Opalka, n'allais-je pour autant à la déception avec un roman de facture traditionnelle ? J'avais déjà expérimenté avec La beauté des jours, est-ce que ça valait le coup de récidiver ? 


Je dois dire que j'ai été tenté par la réponse négative : l'histoire placée en 1985 de cinq jeunes filles dans une petite ville aux portes de Lyon, qui se lancent dans le défi d'un défilé de mode pour le concours de talents de la fête du printemps, ne m'a pas séduit outre-mesure. Et je ne suis pas le seul, une partie du lectorat fidèle de Claudie Gallay, si j'en crois les critiques sur Babelio, a été déçu. J'ai attendu en vain le ou les passages qui feraient écho aux motifs qui m'occupent, et l'un de ceux-ci était le thème de la rencontre, comme le donnait à entendre la quatrième de couverture : "Sur les rencontres décisives et les renoncements nécessaires, un roman de la métamorphose, plein de promesses d'avenir." Tout est un peu faux dans cette phrase car la seule rencontre décisive pour Jessica la narratrice est celle de Madame Barnes, "une vieille dame nostalgique et fantasque", qui a tourné dans Mort à Venise et dont elle devient en quelque sorte la dame de compagnie. Mais, plus que sa personnalité (cette dame Barnes n'a rien de particulièrement fascinant ni même d'attachant), c'est sa mort qui va orienter l'existence de Jessica et la conduire à quitter le cocon familial et social (le renoncement est-il si douloureux ? la pesanteur et l'ennui provincial, bien rendus, laissent à penser que non). Au bout du compte, la métamorphose annoncée n'est encore qu'embryonnaire. Par ailleurs, dans ce livre, rien ou presque ne laisse deviner les obsessions à la Roman Opalka. Je dis presque parce qu'un élément peut tout de même y être rattaché : ce sont les agendas du père, maçon qui note chaque soir les détails de sa journée, et, surprise de Jessica quand elle consulte en cachette ces carnets soigneusement rangés, les grands événements de la vie familiale y sont à peine effleurés, seul semblent compter pour ce père la bonne tenue du ciment, le temps qu'il fait et les insectes dont il fait collection.

Et si l'essentiel était ailleurs, non dans l'intrigue, sans grand intérêt, non dans les personnages, très oubliables, mais dans certaines entités a priori secondaires mais qui irriguent le sous-sol de l'ouvrage. Et   c'est loin d'être une métaphore en ce qui concerne la première de ces entités : le Bourde, la rivière qui baigne la petite ville et dont la rumeur enflant parfois jusqu'à la violence de la crue traverse tout le roman. Première apparition page 12 : "Avec l'eau du Bourde, les géraniums fleurissent bien, ma mère en met à toutes les fenêtres."Puis, page 35, Jessica vient s'asseoir au soleil, après le pont, observant les libellules ("Les libellules n'ont pas d'attachement, elles sont là et un jour elles repartent, elles vont voir ailleurs. Et là où elles s'arrêtent, ce nouveau bord de mare ou de rivière devient leur bord de mare, de rivière.") - libellules qui reviendront à la fin du livre, en écho au départ de Jessica pour Venise (je spoile le roman, désolé). Un peu plus tard, c'est l'affaire du petit Gregory, qui est évoquée en passant ("A cause du petit Grégory qu'on a retrouvé mort il y a trois mois déjà, c'était en octobre, dans une rivière qui porte le nom de Vologne et qui ressemble à notre Bourde.") Et puis c'est la crue du Bourde, plusieurs fois annoncée, toujours redoutée, qui va être la cause de l'événement qui va bousculer la destinée des cinq copines : le Bourde sort de son lit, déferle dans les rues, juste au moment d'un mariage à l'église. Le fils Canfre, un handicapé en fauteuil roulant, se retrouve seul sur la place devenue un lac. Jessica prend le parapluie d'un invité mais sa meilleure amie, la belle Juliette, s'en empare à son tour et va le placer au-dessus du fils Canfre. Le photographe de la noce prend une photo qui va faire le tour de la ville et des gazettes. Juliette devient l'héroïne du jour. Sa mère tente d'exploiter cette soudaine célébrité, et tout cela finira par tourner vinaigre. 

A la fin du roman, l'importance de ce moment précis est bien mis en relief :

"Il m'arrive d'envier Juliette, mais ce n'est pas de la jalousie. (...) Et je ne lui en veux pas.
Elle aussi a pris ma place, le jour de la photo, quand elle m'a arraché le parapluie de la main. Elle a abrité le fils Canfre en restant sous l'orage, dans sa petite robe blanche. Quand on y réfléchit, tout est parti de ce test, tout le reste, et le cours des choses a changé. Et le mien aussi. Le cours de ma vie.
Et celui du fils Canfre un peu.
Et celui de Madame Barnes surtout.
Tout ça pour dire aussi que Madame Barnes est morte à cause de la photo. Ou de la petite robe. Parce que sans la photo. Cette photo, c'était juste une image. C'aurait dû être moi avec le Canfre, si elle ne m'avait pas pris le parapluie des mains. Prendre le parapluie pour aller abriter le plus difforme de la ville, et rester sous la pluie, tout ça pour qu'on la regarde, pour exister !" (p. 494)

Jessica pense que Juliette voyait loin, qu'elle a su anticiper, su se mettre en scène en profitant de la présence du photographe. Quoi qu'il en soit de la crédibilité psychologique du personnage et de ses intentions, c'est un vieux concept grec qui est à l'oeuvre ici : le kairos, l'occasion favorable qu'il faut saisir aux cheveux (et sur lequel, j'ai déjà écrit deux ou trois petites choses).

C'est le titre de l'un des derniers fragments fictionnels des Pérégrins, d'Olga Tokarczuk (eh oui, encore elle, et dites-vous bien que ce n'est pas fini, soit dit en passant, elle est née en 1962, comme Jessica Belmont). Histoire d'un vieux professeur et de sa femme Karen, vingt ans plus jeune, en croisière d'été aux îles grecques sur un paquebot de luxe où il dispense des conférences aux passagers :

"Je m'attarderai seulement sur une conférence qui est ma préférée. Karen en avait soufflé l'idée à son mari, lui suggérant de parler des dieux mineurs (...). Il s'agissait de tous ces dieux passés sous silence par Homère et, plus tard, ignorés par Ovide, dont les aventures et les histoires d'amour n'étaient pas jugées suffisamment truculentes pour mériter de passer à la postérité, des divinités pas assez terrifiantes ni assez rusées, trop éphémères, dont nous n'avons eu connaissance que par quelques débris de roches, par de rares mentions trouvées sur des documents sauvés de bibliothèques anéanties par les flammes. Mais, grâce à cela, ces divinités avaient réussi à garder quelque chose que les autres dieux, plus connus, ont perdu à jamais : l'instabilité et l'insaisissabilité divines, la fluidité des formes et l'incertitude généalogique. Elles avaient émergé de l'ombre, de l'informe, puis avaient de nouveau plongé dans l'obscurité. Citons, par exemple, Kairos, qui se manifeste toujours à l'intersection du temps linéaire des humains et du temps divin - qui est cyclique . mais aussi à l'intersection du temps et du lieu, à cet instant qui s'ouvre brièvement pour accueillir cette possibilité unique, opportune, une configuration qui ne se reproduira plus. C'est le point où la ligne droite qui va de nulle part à nulle part rencontre le cercle, l'espace d'un instant." (pp. 517-518, c'est moi qui souligne)


Bas-relief du dieu Kairos par Lysippe, exemplaire de Trogir (Croatie) (Wikipedia)

Le kairos, pour Jessica Belmont, c'est la mort de Madame Barnes (dont on apprendra in fine que Juliette n'est pas tout à fait innocente - mince, je spoile encore), la venue subséquente de son fils Pietro qui lui propose de gérer ses affaires à Venise. : "Il y a des choses qui ne doivent jamais arriver. Et elles arrivent cependant. Je pars. Et ça ne me fait pas peur. Je marche le long du Bourde et on dirait que le Bourde m'accompagne."(p. 535)

Le Bourde d'Olga Tokarczuk s'appelle l'Oder (incidemment, les quatre lettres du fleuve sont contenus dans le nom du Bourde) : il intervient très tôt dans Les Pérégrins, avec le second fragment, Le monde dans la tête. But de son premier voyage, à pied, à travers champs. L'Oder me semblait immense, écrit-elle :

"Le fleuve coulait au gré de ses caprices, incontrôlable, imprévisible, enclin aux inondations. (...) Debout sur la digue, les yeux rivés sur le courant tumultueux de l'Oder, j'ai pris conscience que ce qui est en mouvement - en dépit de ses dangers - sera toujours meilleur que ce qui est immobile, et que le changement sera toujours quelque chose de plus noble que l'invariance, car ce qui stagne est voué inévitablement à la dégénérescence, à la décomposition et, en fin de compte, au néant, alors que tout ce qui évolue saura durer, et même éternellement. Depuis ce jour, le fleuve, comme une aiguille, est venu se ficher dans la bulle sécurisante du paysage qui m'environnait : le parc, le potager où poussaient des légumes sagement alignés sous les châssis, et la rue avec son trottoir aux dalles de béton sur lesquelles on jouait à la marelle. L'aiguille traversait de part en part ce décor rassurant par sa stabilité et y introduisait une troisième dimension - la verticale ; elle y laissait un petit trou, et le monde de l'enfance n'était plus alors qu'un ballon de baudruche percé dont l'air s'échappait avec un sifflement ténu." (p.11)

En parfait écho, ces lignes de Claudie Gallay, page 536 :

"Je sais aussi qu'on change. Nous, mais aussi les choses.
Je regarde couler l'eau brune du Bourde.
Elle aura duré longtemps, mon enfance, bien plus longtemps que celle de la plupart des filles qui étaient à l'école avec moi, il me semble que j'en ai étiré son fil jusqu'à ne plus pouvoir."

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On pourra lire aussi l'entretien d'Olga Tokarczuk avec le poète John Freeman (Libération du 14 octobre 2019) où elle revient sur son premier voyage vers l'Oder :


"Vous rappelez-vous le tout premier voyage de votre vie ?

Quand j'étais petite fille, j'aimais beaucoup explorer mon propre espace. Je faisais des excursions plus ou moins longues, et l'une d'entre elles m'a menée jusqu'à l'Oder, ce fleuve qui coulait à seulement deux kilomètres de ma maison. Et, pour la première fois de ma vie, j'ai eu le sentiment d'être une conquérante. Ce fut une expérience fondatrice de mon enfance. Explorer le monde, en faire un espace de confiance et de sécurité. C'est quelque chose que ne connaissent plus les enfants d'aujourd'hui. Je me rappelle encore le moment où je suis arrivée face au fleuve, et ce fleuve était immense ; immense et magique. C'était quelque chose. Alors, je me suis dit : «Je l'ai fait.» Un petit kilomètre, mais un grand pas pour l'humanité ! (Rires.).

Les éléments naturels sont très présents dans votre livre, l’eau ne cesse d’apparaître, et les baleines ne sont jamais loin. L’eau a-t-elle pour vous quelque chose de mythique ?

Bien sûr. L’eau est la métaphore de notre inconscient. Elle est une limite, le symbole de la frontière que nous pouvons franchir. L’embarcation, le bateau est un autre genre de symbole. Je crois que l’idée de fendre les eaux est encore très présente dans la conscience humaine. Mais l’eau peut aussi être plate, périlleuse, ou au contraire une entité fertile, qui nous donne le pouvoir de croître, comme les plantes. L’eau est un éternel réservoir à significations. Quant à moi, en cartographiant le territoire de mon enfance, j’ai très tôt découvert que les cours d’eau avaient la même forme que les nerfs humains, que nos veines. Ce livre est aussi profondément ancré dans l’essence fractale des choses, le fait que ce qui est grand est très proche de ce qui est petit. Nous vivons dans un microcosme."

samedi 13 novembre 2021

Maillage d'une étrange logique

"Le mousse, Nils Jung, rêvait de montagnes touchant le ciel, aux sommets couronnés de neige, entrecoupées de grasses vallées avec des moutons en train de paître, et sillonnées des torrents clairs, pleins de truites (il venait, paraît-il, de Norvège).
Et ce fut par les yeux de ce dernier qu'on aperçut enfin la Nouvelle-Zélande le 6 octobre 1769."

Olga Tokarczuk, Les Pérégrins, 2010, p. 362.

Je l'ai dit au billet précédent : nulle trace de ce Nils Jung dans l'histoire de James Cook. Le célèbre explorateur a bien sûr rédigé un journal de bord mais qui croira qu'il s'est inquiété des rêves d'un mousse peut-être norvégien ? Non, c'est une fiction d'Olga Tokarczuk glissée dans un contexte historique, lui, parfaitement exact.

Même chose dans le roman de Michel Moutot, Séquoias, paru au Seuil en 2018. Des personnages de pure fiction au sein d'un ancrage historique impeccablement documenté. Le premier chapitre est aussi placé un 6 octobre, mais 63 ans plus tard, en 1832, à bord du navire baleinier américain Connecticut, au large du Brésil. La première phrase est celle-ci : " - Allez me chercher le petit Fleming, on va voir ce qu'il a dans le ventre."
Le petit Fleming, Mercator, est le mousse du navire, qu'on plonge tête la première dans le crâne du cachalot qu'on vient de capturer, histoire d'y récupérer le précieux spermaceti, "substance blanchâtre, douce et onctueuse, qui n'est pas la semence de l'animal mais lui a valu en anglais, par erreur, le nom de "sperme whale"." Le spermaceti vaut bien plus cher que la graisse de baleine, il sert à fabriquer les bougies de luxe, les bougies pour les cours royales. Ce sera un très mauvais moment à passer pour le mousse, qui en vomit tellement ça pue à l'intérieur du cachalot, aussi est-il battu, fouetté, et ensuite violé dans la nuit par le second.



Un début âpre et tonitruant, comme on voit. Un premier chapitre travaillé d'arrache-pied pour faire entrer tout de suite le lecteur dans l'histoire, c'est ce que nous a expliqué Michel Moutot à la centrale de Saint-Maur vendredi après-midi. Bon, il faut que je dise deux mots sur le pourquoi de cette rencontre : je fais partie depuis plusieurs années de l'association Lire pour en sortir qui propose aux personnes détenues un catalogue de lecture dans lequel choisir librement une oeuvre, qui sera lue aussi par un bénévole, et sera donc support d'échanges lors de visites en centrale. En juillet 2014, grâce à cette action, le code de procédure pénale a été modifié, étendant les remises de peine supplémentaires aux activités culturelles, dont celles de la pratique de la lecture. Par ailleurs, des rencontres avec des auteurs sont organisées régulièrement (la pandémie a bien sûr suscité son lot de perturbations), ainsi celle avec Michel Moutot, auteur que je ne connaissais pas, et c'est pourquoi, en même temps que je lisais Les Pérégrins, je plongeai aussi parfois dans Séquoias.

J'ai affiché ici l'image de l'édition brochée, avec la queue de la baleine (image que Michel Moutot déteste, préférant de loin celle de l'édition de poche, qui représente des arbres et non le cétacé), parce que cette histoire de baleinier est aussi ce qui permet de faire pont avec Tokarczuk. Qui dit baleine dit bien entendu Moby Dick, dont on retrouve sans grande surprise une citation d'Herman Melville au début du roman : "N'empêche que les deux tiers de ce globe terraqué appartiennent aux Nantuckais. Car la mer est à eux. Ils la possèdent comme les empereurs possèdent les empires."

Or, il se trouve que Moby Dick est également présent dans Les Pérégrins, à au moins deux reprises. Tout d'abord dans le fragment La Nouvelle Athènes, où l'écrivaine, dissertant des guides touristiques, affirme être toujours fidèle à deux guides qu'elle met au-dessus de tous les autres, bien qu'ils aient été écrits il y a fort longtemps. Le premier, écrit en Pologne au début du 18ème siècle, est donc cette Nouvelle Athènes, écrite par un prêtre catholique du nom de Benedykt Chmielowski, qui traite doctement des hommes singuliers de par le monde, à savoir Acéphales ou Cynocéphales, hommes sans tête ou à têtes de chiens, dont on doute moins de l'existence que de leur aptitude au salut.  A ce guide étrange, Tokarczuk consacre deux pages alors qu'elle expédie l'autre en une ligne : "Mon second guide favori est Moby Dick de Melville."
Cela ne l'empêche de revenir sur le thème avec une autre histoire fictionnelle, celle d'un émigrant, Eric, qui s'était engagé, jeune, à l'instar de Melville, sur un baleinier, et qui avait écopé de trois ans de prison "à cause d'un capitaine véreux qui avait fait tomber tout l'équipage pour un container de cigarettes et un gros paquet de cocaïne."A la bibliothèque de la prison, il avait trouvé un seul livre en langue anglaise dont on comprend vite qu'il ne peut s'agir que de Moby Dick :

"Ainsi, pendant trois ans (ce qui n'était pas, somme toute, une condamnation trop sévère : à cent milles de là, le même délit vous envoyait à la potence), Eric avait eu la possibilité de se perfectionner gratuitement dans une langue étrangère - en l'occurrence l'anglais de niveau avancé -, et d'engranger toutes sortes de notions littéraro-baleinières et bourlinguo-psychologiques, le tout avec un seul manuel. Aucun risque de s'éparpiller : une excellente méthode. Après cinq mois seulement, il était capable de réciter de mémoire telle ou telle aventure d'Ismaël. Et aussi de s'exprimer comme le capitaine Achab, ce qui lui procurait un plaisir tout particulier. Il faut dire qu'il était comme un poisson dans l'eau avec ce mode d'expression un peu bizarre et complètement désuet. Quel coup de chance qu'un tel livre fût tombé entre les mains d'un tel homme ! Et dans un tel endroit ! Cela relève d'un phénomène connu des psychologues du voyage sous le nom de synchronisme - preuve s'il en est que le monde n'est pas dépourvu de sens et qu'au milieu de beau chaos, il existe des fils chargés de signification qui, déployés dans toutes les directions créent un maillage d'une étrange logique. Pour ceux qui croient en Dieu, ce sont les circonvolutions de ses empreintes digitales. C'était en tout cas ainsi qu'Eric voyait les choses." (p. 119-120, c'est moi qui souligne)

Pour la bibliothèque de la prison de Saint-Maur, Michel Moutot avait apporté son nouveau livre, L'America, où il développe encore une trame fictionnelle autour d'un contexte historique sur lequel il a travaillé plus d'un an, ici les origines de la maffia dans les vergers de citrons siciliens. Le bougre (qui revenait de Kaboul où l'avait conduit son travail à l'agence France-Presse) était intarissable tant sur ses livres proprement dits que sur le processus d'écriture, les relations avec les éditeurs, le travail de recherche (éloge des musées et des sociétés historiques américaines avec qui il a noué plusieurs fois des liens d'amitié), l'argent, les nombreuses guerres qu'il a couvert en tant que reporter, John Steinbeck, la plongée sous-marine, le vélo en bois de Meudon pour sortir d'une impasse narrative, le terrorisme, la supposée absence de vertige des Indiens bâtisseurs de buildings... 

Les détenus avaient préparé quelques questions mais il n'avait guère besoin de ça pour prendre son envol.

Une très belle bande dessinée pour aborder Moby Dick


dimanche 7 novembre 2021

Rencontre avec des femmes remarquables

Le pavé jaenadien terminé, je plongeai dans Les Pérégrins de l'écrivaine polonaise Olga Tokarczuk, que j'ai évoquée ici récemment à l'occasion de la naissance de ma petite-fille Esmée. Dans la présentation du Livre de Poche, on lit qu'en "une multitude de textes courts, Les Pérégrins compose un panorama foisonnant du nomadisme moderne." Ce qui montre bien la difficulté de résumer un tel livre car il va bien au-delà du nomadisme moderne - il est vrai, excellement perçu à travers la présence récurrente des hôtels et des aéroports -, non, le titre même du livre en polonais était Bieguni : les Bieguni ou Stranniki (c'est-à-dire marcheurs ou pérégrins), formaient une secte religieuse de l'ancienne Russie qui pensait que le fait de rester au même endroit rendait l'homme vulnérable aux attaques du Mal. Pour échapper à l'Antéchrist, l'unique salut est dans la fuite : "Laissez ce que vous possédez, abandonnez vos terres et mettez-vous en route !". Quiconque s'arrête de marcher sera "pétrifié", "épinglé comme un insecte", à l'instar de Jésus sur la croix. 

J'ai été content de voir que c'était aussi le sentiment d'une autre écrivaine admirable, venue de l'Est de l'Europe, découverte l'année dernière, je veux parler de Kapka Kassabova, qui rendait compte du livre de Tokarczuk dans The Guardian en juin 2017 : "I first read this novel in Bulgarian translation, where the original Polish title has been kept: Bieguni. This word is the key to the book, much more so than the freely rendered “Flights”, a bland but understandable choice in the mostly smooth translation of Jennifer Croft. The bieguni, or wanderers, are an obscure and possibly fictional Slavic sect who have rejected settled life for an existence of constant movement, in the tradition of the travelling yogi, wandering dervishes or itinerant Buddhist monks who survive on the kindness of strangers."


L'illustration originale rend mieux aussi que les oiseaux du Livre du Poche un des motifs centraux du livre, l'obsession de l'anatomie, les corps naturalisés, les écorchés, les organes plastinés, les cabinets de curiosités qui vont jusqu'à définir un des itinéraires de l'ouvrage retracé dans une annexe terminale avec une liste de dix musées  (p. 539) allant du Narrenturm de Vienne (Pathologish-anatomisches Bunbdesmuseum, Spitalgasse 2) au Mütter Museum de Philadelphie, 19 South 22nd Street. 


Bref, j'avais lu nuitamment et avec ferveur quelques pages des Pérégrins, quand, au matin du 2 novembre, je consultai comme à l'habitude ce fil Facebook pourtant si souvent décevant. Par extraordinaire, il ne l'était pas : Isabelle Baudelet proposait "Pour ceux qui veulent entrer dans le tableau...  le texte paru dans l'Anthologie "Rencontrer" proposée par Florence Saint Roch dans le dernier numéro de Terre à Ciel." Elle y décrivait sa rencontre avec l'Agneau mystique de Jan Van Eyck. Et c'était là l'objet d'un voyage :

"Nous redescendions lentement le chemin qui nous avait menés aux ruines du château. La bruine s’estompait. Il semblait même au travers des arbres touffus que le ciel s’éclaircissait un peu. J’entendais autour de moi reprendre les conversations. Comme souvent dans les moments d’émotion intense, par pudeur, par facilité, on se raccroche aux préoccupations simples du quotidien. Dans ma poche je serrais une petite pierre blanche ramassée sur les lieux, un vieux réflexe d’enfant. J’étais encore au XVème siècle, au temps de la splendeur des ruines que nous venions d’escalader, lorsqu’elles étaient l’écrin merveilleux de la résidence de plaisance préférée de Philippe Le Bon. Je scrutais le chemin de terre envahi par les herbes et les silex, je cherchais les pas de Jan Van Eyck. Imaginer en ces lieux un corps de chair et d’os au visage connu pour briser le silence impitoyable des pierres. Être en 1431. L’année du procès de Jeanne d’Arc, il terminait le polyptyque de l’agneau mystique, et s’était rendu ici même, sur ces terres de Vieil Hesdin, pour peindre des fresques à la demande de Philippe Le Bon dans une chambre du château. J’imaginais son voyage depuis Bruges, son arrivée au château, qu’avait-il vu? Qu’y avait-il dans les yeux de Jan Van Eyck cette année-là ?"

 


J'étais sidéré : ce même tableau était tout frais en mémoire, évoqué qu'il était dans le fragment des Pérégrins intitulé Le livre des infamies, qui commence page 90 de l'édition en livre de poche, fragment lu donc la veille. La narratrice parle d'une femme - nullement une amie, précise-t-elle-, rencontrée à l'aéroport de Stockholm. On annonce au micro que l'avion qu'elles devaient prendre était en surcharge : "Par un hasard des plus singuliers, il y avait trop de personnes inscrites sur la liste d'embarquement. Une erreur informatique - voilà ce qu'est devenu le fatum de nos jours. Les deux personnes qui voudraient bien différer leur départ pour le lendemain, annonçait-on, seraient hébergés pour la nuit à l'hôtel avec, en prime, deux cents euros et un bon pour le dîner." La narratrice et sa voisine finissent par accepter et se retrouvent le soir au bar, où la seconde (qui se prénomme Alexandra) expose ses "Rapports sur l"infamie", recueil éprouvant des vilenies commises par les hommes sur les animaux. Le lendemain matin, au petit déjeuner, elle se penche au-dessus de la corbeille de croissants et confie à son interlocutrice que le vrai Dieu est animal, qu'il se cache dans les animaux, qu'il se sacrifie pour nous, et meurt tous les jours pour nous. La preuve, ajoute-t-elle, se trouve à Gand.

"- Tout le monde peut la voir, a dit Alexandra. C'est en plein centre-ville, dans la cathédrale. Là-bas, au-dessus du maître-autel, il y a un grand retable. Très beau. Le panneau central représente une plaine verdoyante, un coin de campagne. Une sorte d'estrade se dresse au milieu de ce pré. Eh bien, tu vois l'Animal là ? a-t-elle demandé, en pointant son couteau sur la carte. C'est Lui, glorifié sous la forme d'un agneau blanc.

J'ai enfin reconnu le tableau - L'Adoration de l'Agneau. Je l'avais vu plusieurs fois sur des reproductions."


Cette merveilleuse coïncidence était redoublée du fait qu'elle s'articulait chaque fois sur une rencontre, entre Isabelle Baudelet et Jan Van Eyck, entre la narratrice des Pérégrins et la rédactrice des Rapports sur l'infamie.

Deux autres éléments peuvent être mis en relation avec ces rencontres, l'un qui m'apparut le jour même, et le second seulement aujourd'hui, en rédigeant ce billet. Le 2 novembre encore, j'avais rendu à la médiathèque le roman de Claudie Gallay, La beauté des jours, et n'avais pu m'empêcher comme d'habitude d'emprunter deux ou trois livres (et là, j'euphémise, car j'en ai emprunté quatre). Parmi eux, un recueil de récits de voyage d'un écrivain inconnu de moi jusque-là, Francis Navarre, De l'Hexagone considéré comme un exotisme (Le dilettante, 2021). Des pérégrinations, on reste dans le thème, narrées avec humour et un certain style : ça se lit comme on descend une quille de Quincy avec de bons amis. Un des chapitres s'intitule "Suite lorraine", Navarre y dresse une belle évocation de Langres, une des villes les plus froides de France ("un micro-climat digne du passé ; pas celui de l'actuel changement climatique, mais celui du petit âge glaciaire qui culmina vers 1700 et tua plus de monde que la Grande Guerre") avant de se projeter à Domrémy-la-Pucelle, où il visite la maison natale de Jeanne d'Arc :

"En bobo conséquente, Jeanne choisit la première ligne contre l'Anglois et sa conclusion prévisible en 1431, à dix-neuf ans. Courageux et tragique plan de carrière ; mais pas si mal ficelé puisqu'elle passera très vite à la postérité. Réhabilitée dès 1456, béatifiée en 1909, canonisée en 1920 - le château est entièrement d'époque -, elle investira, après Orléans, les manuels scolaires." (pp. 35-36)

1431, l'année du procès de Jeanne d'Arc, était signalée aussi par Isabelle Baudelet. Vous avouerez qu'on ne parle pas de la petite Jeanne et de cette année pour elle fatale tous les jours.

Et puis j'ai vérifié par curiosité ce que j'avais bien pu écrire sur Jan Van Eyck avant ce jour-ci. Et bien pas moins de trois articles. Dont celui du 1er octobre 2019, Arrival : brumes, glyphes et kangourous, où je revenais sur ma deuxième vision de Premier contact, le film de Denis Villeneuve. Ce qui m'avait conduit à évoquer le travail de Fabienne Verdier autour d'un tableau de Van Eyck, la Vierge au chanoine Van der Paele (1434-36). Et le thème de la rencontre était là encore au coeur de mon propos : "L'alien et le terrien, l'autiste et l'homme ordinaire, l'indien et l'occidental, trois figures de la rencontre avec l'étranger radical, à la langue inconnue, aux comportements imprévisibles, porteur de dangers, vecteur d'une peur viscérale." 
Or, il se trouve que j'ai visionné Premier contact pour la troisième fois ce soir-là,  donc bien avant de retrouver cet article de 2019, et d'ailleurs nullement de ma propre initiative, mais de celle de ma compagne.



Et j'enchaînai ainsi : "C'est d'un voyage vers un semblable inconnu que s'origine le troisième élément de résonance que je veux développer ici. A un moment donné du film, Louise Banks évoque l'explorateur britannique James Cook."

Or, James Cook apparaît page 361 des Pérégrins (fragment titré "Cartographier des espaces vides"), où il est raconté comment le mousse Nils Jung (qui venait, paraît-il de Norvège) fut le premier à apercevoir la Nouvelle-Zélande le 6 octobre 1769. Nouvelle-Zélande qui fut, semble-t-il (le chapitre finit là-dessus) "la dernière terre que nous avons inventée".

Je n'ai retrouvé sur le net aucune mention de ce Nils Jung, mousse sur l'Endeavour de James Cook. Je crois bien que c'est une invention d'Olga Tokarczuk.

lundi 1 novembre 2021

Au printemps des monstres

1er novembre. La Toussaint, fête de tous les saints, le nom dit bien ce qu'il veut dire. Et pourtant pour la plupart des gens c'est le jour des morts, le jour des visites au cimetière. Qui existe bel et bien, mais c'est le 2 novembre, une fête, "Commémoration des morts" ou "Jour des Trépassés",  dont la paternité revient à un certain Odilon, quatrième abbé de Cluny, qui l'institue en 998. "Il ne faisait qu'adapter au christianisme, écrit Philippe Walter, une vieille coutume celtique qui voulait qu'à cette époque de l'année les âmes étaient engagées dans leur migration funéraire. En plaçant ce jour-là une fête des défunts, on détournait vers le culte chrétien les antiques croyances de la nuit de Samain (...)"(Mythologie chrétienne, Imago, 2003, pp, 44-45)

De ma fenêtre, je vois les badauds se presser (n'exagérons pas, ce n'est pas la foule immense) dans les allées du cimetière Saint-Denis, que j'aime traverser de temps à autre, en rendant une petite visite à certains êtres que je n'ai pas connus mais que je regrette d'autant plus (Gabriel Aurier, Ernest Nivet...). La mort, elle est au centre du livre que je viens de finir hier soir très tard : Au printemps des monstres, de Philippe Jaenada. Un pavé de 750 pages écrites serrées.

Jaenada, je l'ai découvert en 2017 avec son livre précédent, La Serpe. J'en ai fait la matière de plusieurs articles, la plupart en novembre précisément. Il refaisait l'enquête autour d'un terrible fait divers survenu pendant l'Occupation, la tuerie du château d'Escoire, en Dordogne, où furent massacrés Georges Girard et sa soeur Amélie, les propriétaires du lieu. Tout accusait le fils, Henri Girard, inculpé en 1943, mais le célèbre avocat Maurice Garçon parvient à la surprise quasi générale à arracher son acquittement en juin de la même année, après dix jours de procès intense à Périgueux. Henri Girard deviendra Georges Arnaud, auteur du célèbre Salaire de la peur, adapté ensuite au cinéma par Henri-Georges Clouzot. La lecture de l'ouvrage avait été émaillée de nombreuses coïncidences que je m'étais plu, on s'en doute, à relever. Coïncidences dont une bonne partie, je dois dire, avait été consignée par l'auteur lui-même.



Ce nouvel opus jaenadien (prêté par le Doc) fonctionne sur le même registre : l'auteur s'empare d'un fait divers qui a secoué la France de l'époque, ici celle du printemps 1964, en donne d'abord la version classique, ce que tout le monde croit savoir alors et maintenant, en somme l'opinion commune sur la question, puis il en montre les failles et les incohérences, et tout cela patiemment, méticuleusement, en compulsant les dossiers d'instruction (souvent des milliers de pages), en sollicitant les archives et les témoins rescapés, et en n'omettant pas de se mettre en scène lui-même, quinquagénaire à la santé brinquebalante, amateur de bistrots et de whisky, en multipliant les digressions souvent humoristiques, en usant à tour de bras des hautes figures de l'ironie et de l'auto-dérision, à grands coups de parenthèses souvent enchâssées les unes dans les autres. Le fait divers en lice est l'assassinat d'un petit garçon de onze ans, Luc Taron, retrouvé sans vie un matin de mai dans le bois de Verrières, en région parisienne. Dans les jours qui suivent, un individu qui se nomme lui-même l'Etrangleur inonde la presse et la police de revendications cyniques et cruelles. On finit par mettre la main dessus : il s'agit de Lucien Léger, un jeune homme de 25 ans, infirmier de son état. Il avoue le meurtre. Maurice Garçon reprend du service et devient son avocat, mais quand après plusieurs mois Léger tout à coup se rétracte, le grand avocat  jette l'éponge et refile le bébé à son collègue Albert Naud. Lucien Léger évite la guillotine mais, condamné à la perpétuité, il deviendra le détenu le plus longuement embastillé de France. Il ne sort qu'en 2005, au terme de 41 années de détention. Il meurt à Laon trois ans plus tard.

Jaenada va reprendre toute l'enquête, s'appuyant pour cela sur le livre de Stéphane Troplain et Jean-Louis Ivani, à qui il dédie d'ailleurs son roman (mais est-ce vraiment un roman que ce livre ?). Et ce qu'il fait apparaître, outre la probable innocence de Léger, c'est l'envers du décor, bien putride. Les monstres ne sont pas ceux qu'on croit : le père du petit Luc, Yves Taron, Jacques Salce, un soi-disant ami de Léger, graphomotricien et résistant auto-proclamé, Garçon lui-même, et certains enquêteurs à la vue courte, en prennent pour leur grade. "Tout le monde truque, ment, triche. Sauf une femme, un point de lumière." Cette femme est Solange Léger, la femme de Lucien, enfant de l'Assistance publique, fleur de misère, à la santé rongée par des troubles respiratoires qui laissent les médecins sans voix, Solange qui maintient le lien avec Lucien Léger pendant des années avant de s'éteindre à 31 ans, le 10 janvier 1970, dans une chambre d'hôtel du 11ème arrondissement. C'est elle, je pense, qui est en couverture du livre (ce n'est pas précisé, mais il est indiqué que la photo est issue de la collection personnelle  de Stéphane Troplain). On ne trouve que deux autres photos de Solange sur le net, répertoriées par la Bibliothèque municipale de Lyon, appartenant au fonds Georges Vermard.



Les photos ont été prises alors que Solange était hospitalisée à Villejuif, en juillet 1964, donc peu de temps après l'arrestation de Lucien Léger. L'historique donné par le site est parsemé d'erreurs factuelles :

"historique

L'affaire Léger a lieu en 1964. Luc Taron, 9 ans, disparu quelques jours plus tôt, est retrouvé dans un bois, mutilé et étranglé. Dans les jours qui suivent la découverte du corps, l'assassin se met en scène par divers communiqués radio ou lettres, autoproclamant L'étrangleur no 1. Lucien Léger est rapidement confondu. En 1966, la cour de Versailles le reconnait coupable du meurtre. Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, il fut le plus ancien détenu de France avant d'être libéré le 3 octobre 2005 après 41 ans d'emprisonnement. Son épouse, Solange, souffrant de neurasthénie, est internée à plusieurs reprises en raison de sa psychologie fragile."
Luc Taron avait 11 ans et non 9, et il ne fut aucunement mutilé. Bien que Léger signait l'Etrangleur, il est avéré que Luc n'a pas été étranglé, mais a succombé à une asphyxie ou une hémorragie interne (ces erreurs sont redevables à un pompage de la notice Wikipedia, qui dit exactement la même chose). Enfin, le diagnostic de neurasthénie n'est à aucun moment évoqué par Jaenada, qui a consulté toutes les sources possibles. Mieux, plusieurs psychiatres ont établi qu'elle "ne présentait aucune anomalie mentale" (p. 722).

C'est donc sur Solange, ce "point de lumière" que Jaenada referme l'iris de sa caméra, et c'est bien émouvant (et il faut le dire, un peu déprimant aussi, cette galerie de monstres bien ordinaires qu'il nous fait découvrir dans ses longs développements). Pour finir, je voudrais tout de même en revenir à ces fameuses coïncidences, car elles interviennent ici aussi, comme dans La Serpe. Et je ne parlerai que de celles justement décrites par l'auteur.

La première a pour cadre d'origine un cimetière (je l'ai dit, c'est le jour), celui où eut lieu l'enterrement du petit Luc, le cimetière de Mandres-les-Roses, près de Brunoy, au nord-est de la forêt de Sénart, en Seine-et-Oise (aujourd'hui dans le Val-de-Marne). C'est à Mandres qu'habite Yvonne, la tante paternelle de Luc, qui passait là la majeure partie de ses vacances en famille. A ce stade, Jaenada ouvre une de ses grandes parenthèses et explique qu'il lisait dans la TGV le livre de Troplain et Ivani, précisément le passage concernant l'enterrement de Luc Taron, "et à l'instant même où je me disais que je n'avais jamais entendu parler de Mandres-les-Roses, que je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où cela pouvait se trouver et qu'il faudrait que je regarde dès mon retour chez moi (je n'avais pas encore d'ordinateur portable à l'époque - et pas de téléphone), le train s'est arrêté, sur un pont. J'ai tourné la tête vers la fenêtre pour voir à peu près où nous étions : devant mes yeux, à vingt mètres, vraiment, il y avait un panneau qui indiquait la direction de Mandres-les-Roses, sur la D54. Je sais bien que ce n'est qu'une coïncidence , je n'ai pas tout à fait perdu la tête, mais c'est étonnant tout de même. Google Maps en réel.) "(p, 74)

La seconde se situe beaucoup plus loin, pages 658 et 659 : "J'aime les coïncidences. Elles sont, je ne sais pas, rassurantes. Après avoir refermé le MacBook, je me couche et termine le Simenon que j'ai emporté dans mon sac matelot, Maigret à Vichy (il est en cure thermale avec sa femme : il a, depuis des années, pris trop de plaisir à manger, boire, fumer (il a trois ans de moins que moi - je suis plus vieux que Maigret, c'est le coup de massue), son corps se déglingue, je me sens moins seul). Arrivé au bas de la page 151, je vais jeter un coup d'oeil à la dernière, où Simenon inscrivait quasiment toujours la date de fin de la rédaction du manuscrit : 11 septembre 1967. Je suis allé voir car j'ai lu cette phrase, page 151 : "Pour eux, il était un étrangleur, et les étrangleurs n'inspirent jamais l'indulgence, encore moins la sympathie, quelle que soit leur histoire." Ce n'est peut-être pas juste une coïncidence."



Evidemment, cette référence à 1967 n'est pas sans provoquer chez moi un petit pincement au coeur.