mardi 1 octobre 2019

Arrival : brumes, glyphes et kangourous

Arrival, c'est le titre original de Premier contact, le film de Denis Villeneuve sorti en France en décembre 2016. Il fut l'objet du second article de mon projet Heptalmanach, qui courait sur toute l'année 2017. Les extraterrestres que l'on y découvrait - créatures en forme de poulpes à sept bras, nommés pour cette raison Heptapodes - en étaient une résonance parfaite. C'est donc avec grand plaisir, et je dirai même plus : une sorte d'attente fiévreuse, que je l'ai revu à la télévision, sur France 2, le 18 septembre, en compagnie de mes deux plus jeunes enfants.

Les échos que j'avais pu déceler en janvier 2017 se sont comme déplacés, et cette fois ce sont de nouveaux éléments qui me semblent entrer en correspondance avec des thématiques abordées récemment. J'en vois principalement trois.

Les brumes tout d'abord. On a vu comment le Petit éloge des brumes de Corinne Atlan a suscité toute une série de hasards objectifs, avec une boucle temporelle sur des coïncidences datées de dix ans. Une notion de boucle tout à fait cohérente avec le propos du film, qui nous propose une autre approche du temps, non linéaire. Au-delà de cet aspect déjà remarquable en lui-même, force est de reconnaître que la brume forme le milieu naturel de la rencontre entre les deux civilisations. Le tandem Abott et Costello (nom donné aux deux extraterrestres en mémoire d'un célèbre duo comique américain) émerge d'une purée de pois digne d'un faubourg londonien à l'époque de Jack l’Éventreur.


Avant même ce face-à-face, la découverte du vaisseau alien fait aussi une large part à la brume, comme le décrit Anaïs Tilly dans sa passionnante analyse du film sur le site Courte-Focale : " Le premier plan du vaisseau ovoïde ne nous apparaît qu’après 18 minutes. Avant cela, on s’approchait de lui en vue aérienne sans pouvoir distinguer quoi que ce soit puisque la zone sécurisée était enveloppée d’un épais manteau de brume. Seul l’espace qui l’entourait immédiatement se révélait bure, sans ombre ni nuage, d’un gris à faire perdre la raison. Alors, ce vaisseau étrange déborde du cadre."


Il faut comprendre qu'il ne s'agit pas d'un détail anecdotique (après tout, on pourrait voir de la brume dans un bon paquet de films), mais bien d'un motif essentiel. D'ailleurs Anaïs Tilly enfonce le clou en montrant la qualité atmosphérique d'une œuvre où se mêlent l’eau, le feu, la terre, l’air et le vide : "Oui, vous pouvez vérifier, ils y sont tous ! Ces cinq éléments constituent les 5 Grands japonais qu’on nomme communément le godai."


Un peu plus loin, elle écrit encore : "Le film s’écrit beaucoup à travers des éléments immatériels : l’air et le vide. L’air et l’atmosphère sont souvent rendus visibles par la brume ou les nuages. Or dans les arts asiatiques, du bouddhisme zen au taoïsme, le Vide n’est pas l’équivalent du Néant mais bien d’un espace dynamique où s’accomplissent les transitions, ou se lient tous les contraires. Et c’est bien dans l’atmosphère extra-terrestre composée d’une épaisse brume que Louise comprend que passé et avenir peuvent interagir." Voilà qui devrait ravir une Corinne Atlan, pour qui le Japon fut dès l'âge de dix-sept ans une révélation majeure : "Le flou, le brumeux, comme façon d'être, comme principe de civilisation : je n'aurais pu rêver pays correspondant mieux à mes attentes."

Second élément significatif : ces glyphes tracés avec l'encre pulvérisée par les heptapodes. Signes circulaires complexes dont seule Louise Banks parviendra à cerner la signification. Anaïs Tilly, encore elle, note une curieuse coïncidence : "l’écriture des extra-terrestres omniscients ressemble beaucoup à l’ensô, symbole calligraphique zen qui lui aussi se veut imparfait et spirituel."

 
Enso de Fukushima Keido (1933-)

Enso de Ryonen Genso (1646-1711)
Contemplant ces figures, je ne peux pas ne pas songer aux cercles de la plasticienne Fabienne Verdier, exposés cet été dans le grand escalier du Musée Granet d'Aix-en-Provence. Fruit d'un long travail sur l'un des motifs d'un tableau flamand, la Vierge au chanoine Van der Paele (1434-36) de Jan Van Eyck.

Fabienne Verdier – Polyphonie, 2011 – Les maîtres flamands
Vierge au chanoine Van der Paele (1434-36), Jan Van Eyck.


Mais plus encore qu'à l'enso (que je ne connaissais pas avant l'article d'Anaïs Tilly) et aux cercles de Fabienne Verdier, c'est aux petits ronds de Janmari que je pensais primitivement en observant ces glyphes.


Et je songeai qu'il était aussi difficile aux hommes de nouer contact avec les extraterrestres qu'avec l'autiste Jean-Marie J. recueilli par Fernand Deligny. La personne hors-langage qu'il était posait la même énigme.
Et je songeai aussi à ce documentaire du samedi précédent sur Arte, Les paradis perdus d'Amazonie, où l'expression premier contact revenait si souvent : "En juin 2014, près de la frontière entre le Brésil et le Pérou, de jeunes hommes de la tribu amazonienne Sapanahua émergent de la forêt pour établir le premier contact de leur vie avec le monde extérieur. Pourquoi ce peuple, l’un des derniers vivant encore en autarcie, a-t-il décidé de sortir de son isolement ? Un document exceptionnel."


L'alien et le terrien, l'autiste et l'homme ordinaire, l'indien et l'occidental, trois figures de la rencontre avec l'étranger radical, à la langue inconnue, aux comportements imprévisibles, porteur de dangers, vecteur d'une peur viscérale.

C'est d'un voyage vers un semblable inconnu que s'origine le troisième élément de résonance que je veux développer ici. A un moment donné du film, Louise Banks évoque l'explorateur britannique James Cook. Voici l'extrait en question :



Pour persuader le colonel Weber (Forest Whitaker) qu'il faut avant tout décrypter le langage des aliens, Louise raconte l'histoire du mot"gangurru".  Un des marins du capitaine James Cook, après l'arrivée sur la côte est de l'Australie, demande à un autochtone quel est l'animal qu'il désigne de la main. Selon la légende, l'interlocuteur lui aurait répondu "gangurru", transcrit en "kangooroo" ou "kanguru", mais la signification aurait été : "Je ne te comprends pas." Légende démythifiée dans les années 1970 par John B. Haviland, un linguiste qui faisait des recherches sur le peuple aborigène Guugu Yimidhirr. Et de fait, elle déclare à Ian, le physicien,  dès que le colonel Weber a quitté la pièce : "C'est une histoire fausse." Le terme "kangourou", dérivé de "gangurru", désigne bien, dans la langue des Guugu Yimidhirr, le kangourou géant.

Kangourou, dessin de Sydney Parkinson, 1770

Deux précisions importantes. Il semble bien que ce ne soit pas un marin quelconque qui a posé la question du kangourou, mais bien un certain Joseph Banks, un aristocrate britannique passionné de botanique, qui avait tenu à être du voyage et avait pour cela financé une équipe de huit personnes avec leur matériel. Il introduisit en Europe l'eucalyptus et le mimosa, et ramena des spécimens de kangourous. Et si Cook trouve la mort quelques années plus tard à Hawaï, Banks lui survécut longtemps puisqu'il demeura à la tête de la Royal Society pendant 41 ans.

Or Banks c'est aussi le patronyme de Louise. Ce n'est sûrement pas un hasard.
L'autre précision, c'est que l'arrivée sur les côtes australiennes se situe en 1770, date donnée explicitement par Louise. Et 1770, souvenez-vous, c'est exactement la date où Céline Sciamma a situé l'histoire de son film Portrait de la jeune fille en feu.
Et puisque ce film fait la part belle à la peinture, voyez donc ce beau portrait de Joseph Banks jeune, réalisé presque à la même époque, par Joshua Reynolds.

Joseph Banks, posant devant un globe terrestre (1771-1773).
Joshua Reynolds, que j'avais découvert grâce à Sebald en 2016, et qui fit un retour dans ces pages pas plus tard que le samedi 21 septembre, avec La/hire et Moix.


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