lundi 29 janvier 2024

Allu

Il est des jours fastes, où tout semble s'accorder, où le monde semble paré d'une véritable cohérence, où l'on use volontiers de cette métaphore astrologique des planètes alignées. Ainsi, de ce samedi 20 janvier où je rédige l'article sur Ubac. C'est comme si tous les événements grands ou petits qui ont fait cette journée résonnaient entre eux, s'imbriquaient pour faire sens.On sait que cela ne peut durer, et, de fait, ça ne dure pas, et quelque chose me dit que c'est bien, que c'est heureux cette fugacité parce que l'on n'est pas taillé pour vivre en permanence sous le régime d'une telle intensité. Il n'est que de voir l'extraordinaire créativité de Vincent Van Gogh à Auvers-sur-Oise. En deux mois, le peintre se fend de 74 tableaux et de 33 dessins, dont quelques œuvres majeures : Le Docteur Paul Gachet, L’église d’Auvers-sur-Oise, ou encore Champ de blé aux corbeaux. Ce qui ne l'empêche pas de tenter de se suicider, et d'en mourir le 29 juillet 1890.

Racines d’arbres, la dernière toile peinte par Vincent Van Gogh, le dimanche 27 juillet 1890. 
© Van Gogh Museum Amsterdam

Le 20 janvier, j'ai donc exposé la triple épiphanie d'Ubac - exemple, après le motif de la prière, de ce que j'ai nommé la règle de trois. Le même jour, j'ai déjà montré qu'une autre triade avait surgi autour du chanteur Johnny Cash. Mais ce n'est pas fini. Dans l'après-midi, à 17 h 08 très précisément, je reçois un mail d'un ami, grand voyageur, qui a récemment découvert le blog. Il m'écrit ceci : "En lisant de tes textes au sujet d'auteurs... Surprise. Tu cites Burnside dont un récit se passe sur l'ile Kvaloya pres de Tromso et un autre auteur qui place son récit sur la longue ile des Vasteralen, Andoya. Dès le mois de mai je pars à Tromso d'ou je naviguerai en kayak d'abord par Kvaloya puis vers l'ouest sur la cote sauvage de la belle Senja pour joindre Andoya au sud...

Les coïncidences sont comme un mycélium, nous sommes tous en lien subtil avec des inconnus, les histoires circulent sur les fragiles chemins de particules mystérieuses. J'aime bien ces liens étranges..."

Le mycélium des coïncidences, l'image me touche. 

L'article auquel il faisait référence ne pouvait être que Gift Songs of Underland, du 29 mai 2021, où je citais les deux auteurs britanniques Robert Macfarlane et John Burnside, que reliaient les deux îles norvégiennes de Kvaløya et Andøya. Quatre jours plus tard, j'enfonçais le clou avec Jeter un coup d'oeil au maelström. Où je finissais par ces mots :

"Ces trois livres, de Burnside, A.S. Byatt, et Macfarlane, forment comme une tresse, entrelaçant leurs motifs et leurs obsessions. Je ne cesse de sauter de l'un à l'autre, fasciné par le jeu de leurs résonances. Et l'ombre tutélaire d'Edgar Poe ajoute à cette fascination. Je sens qu'il me faut relire la nouvelle, et que peut-être d'autres échos profonds en jailliront."

C'était déjà, avec cette tresse, une règle de trois qui s'imposait à ce moment-là. L'article n'était pas terminé pour autant : j'y avais inclus une image, la photo d'un poème d'Alluvions (recueil de poésie, je le rappelle, toujours inédit), dont le premier vers, Gueule de roche, faisait écho à une phrase de Robert Macfarlane.

Photo Etienne Bailly

Je rappelle maintenant que Ubac s'achevait aussi sur un poème d'Alluvions. Dès lors, il ne manquait plus qu'une occurrence pour qu'une nouvelle triade impose son évidence. Elle me fut donnée une nouvelle fois par l'article de Philippe Lançon sur La Nuit morave de Peter Handke : "«Barque». Ce sont les alluvions qui portent le récit. Il dérive comme la péniche se déplace, jour après jour, entre les berges d'un pays abandonné.Ce même article qui m'avait propulsé vers la prière et vers Johnny Cash.

Il  reste une dernière triade dont je dois rendre compte. 

NB : Le titre Allu renvoie bien sûr à Alluvions. Deux syllabes, quatre lettres, comme Ubac, avec deux lettres en commun (comme pour Cash).


jeudi 25 janvier 2024

Cash

Cash. Johnny Cash. Le célèbre chanteur américain (1932 - 2003). Que je connais très mal. Il se trouve que je venais de terminer Ubac dans l'après-midi du 20 janvier, et que je vis sur le programme télé que le Columbo du jour, sur TMC, avait pour guest star Johnny Cash précisément. Je ne savais pas qu'il avait aussi des dons d'acteur. Columbo et Johnny Cash, il fallait que je vois ça. C'était l'épisode 7 de la saison 3, intitulé Swan Song, le chant du cygne, sorti en 1974. Johnny Cash y interprète Tommy Brown, un chanteur de country chrétien, adulé par les foules mais rudement cornaqué par sa femme (Ida Lupino), intraitable bigote qui n'hésite pas à exercer un chantage sur son sulfureux passé. Pour retrouver sa liberté, Brown, personnage des plus sympathiques au demeurant, va provoquer le crash  de son petit avion de tourisme, abandonnant sa femme empoisonnée par une thermos de café gavé de barbituriques,  sautant en parachute, le dissimulant dans un tronc d'arbre creux, avant de revenir sur les lieux du drame et faire croire au miracle de sa survie. On ne sera pas trop regardant sur la vraisemblance de la combine, that is not the question. Pour se faire une idée de la chose, voici un extrait :


Si j'étais si empressé de suivre cette histoire, c'est aussi que le nom de Johnny Cash m'était apparu très récemment. Et pas n'importe où, non, dans le corps de l'article que Philippe Lançon consacre à Peter Handke le 16 juin 2011, L'Europe errante, où je trouve la citation sur la prière, qui donne le titre de l'article du 17 janvier. Eh bien, dans ce même article, on peut lire ceci : "L'ex-écrivain sans nom demande à Lagunas s'il a bien rencontré Johnny Cash à Atlanta : «Il ne sait sans doute pas qui c'est, dit Handke. Moi, il y a longtemps, j'ai rencontré Johnny Cash dans un avion entre Philadelphie et Atlanta, mais, à l'époque, il n'était pas important pour moi. A bord, il y avait aussi Mohammed Ali. J'ai eu l'indélicatesse de le prendre en photo Polaroid sans en faire une de Cash, qui était deux rangs derrière.» Pendant qu'il écrivait la Nuit Morave, il écoutait les derniers disques de Johnny Cash et de Leonard Cohen."

La place de l'avion, qui ne m'avait pas frappé sur l'instant, me semble maintenant étonnante. Bon, encore une fois, si je n'avais été en présence que de ces deux éléments, la série et le souvenir de l'article de Lançon, je ne serais pas allé plus loin. Mais il y avait un troisième élément. Et donc une nouvelle application de ce que j'ai nommé la règle de trois. Ce troisième élément est une bande dessinée que l'on m'a offerte à la fin de l'année dernière, et que je n'avais pas encore lue : Johnny Cash, I see a darkness (Casterman, 2018), par le dessinateur allemand Reinhard Kleist. Après avoir visionné l'épisode columbesque, j'ai entamé ce roman graphique (qui était dans un format de poche, avec des caractères si petits que j'ai dû me taper toute l'affaire avec une loupe).


A la fin de Swan Song, Columbo démasque Tommy Brown/ Johnny Cash, mais l'on sent bien que pour une fois il a de la sympathie pour le meurtrier qu'il vient de confondre. Ils sont tous les deux en bagnole, et écoutent une chanson de Brown. Et Columbo conclut alors :"Un homme qui chante comme ça ne peut pas être mauvais."


Or, dans la bande dessinée, en contrepoint de la vie de Cash, Kleist s'attarde sur un détenu de la terrible prison de Folsom, Glen Sherley, auteur-compositeur lui-même, qui enverra à Cash sa chanson Greystone Chapel, qu'il tiendra à interpréter lors de son fameux concert dans ce même pénitencier de Folsom en 1968.  "La partition, peut-on lire dans Wikipedia, lui avait été donnée la veille seulement par le pasteur de la prison. Cash prendra ensuite fait et cause pour Sherley, parvenant à faire démarrer sa carrière de chanteur et même à le faire libérer de prison. Mais Sherley supportera mal la liberté et la vie de musicien célèbre, retombera dans l'anonymat dans les années 1970 avant de se suicider en 1978. Cet échec n'empêchera pas Cash de continuer à s'engager politiquement pour améliorer le sort des prisonniers aux États-Unis." Kleist a-t-il vu Swan Song ? je ne sais, mais toujours est-il que lorsque Cash rencontre Sherley, ses mots sont proches de ceux de Columbo :


Autre hypothèse : ces mots sont vraiment ceux de Cash lors de son entrevue avec Sherley, et le scénariste de Columbo a trouvé malin de les attribuer à Peter Falk s'adressant à Brown/Cash.


Dernière remarque : dans l'article sur la prière, j'ai inséré la vidéo d'un extrait des Ailes de désir, de Wim Wenders, qui contient ce superbe poème écrit par Handke, Quand l'enfant était enfant. Or, on y voit à un moment Peter Falk dessinant, Peter Falk, ex-ange qui a choisi de redevenir humain. Et, au début du film, c'est dans l'avion qui l’emporte vers Berlin que nous le voyons penser, écrit Hervé Aubert, à « Emil Jannings, Kennedy et von Stauffenberg » (le premier était un acteur ayant tourné dans certains films classiques du cinéma allemand des années 20 ; le président Kennedy avait fait son fameux discours « Ich bin ein Berliner » à Berlin le 26 juin 1963 ; et Carl von Stauffenberg était l’officier allemand qui a cherché à assassiner Hitler lors de l’opération Walkyrie). L'avion, toujours l'avion.


samedi 20 janvier 2024

Ubac

   "Vous savez ce que je crois, quand on dit des chiens qu'ils s'éduquent à l'intelligence de l'homme ? Que l'homme s'éduque aussi à leur sensibilité, et que leur compagnie renforce notre humanité.
    Avec James, on partage donc la même gamelle, on communique avec les yeux et, quand c'est le bordel, ensemble, on aboie en silence."

Gringe, Ensemble, on aboie en silence, Harper Collins Poche, 2020, p. 135-136

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Le 8 janvier, le grand-père des enfants, Christian, tient absolument à me prêter Son odeur après la pluie, un récit de Cédric Sapin-Defour. Je ne connais pas Cédric Sapin-Defour, je sais juste que son livre est un des gros succès de l'année, et ça c'est quelque chose qui m'indiffère totalement. Le best-seller est même plutôt un repoussoir pour moi, les Vu à la télé et liste de tops des ventes me tuent l'envie dans l'oeuf. Cependant, je me méfie aussi de ce penchant qui pourrait vite tourner à l'élitisme, au réflexe pavlovien contre tout ce qui est populaire. Il existe parfois, mais si, des succès mérités. Bref, je sens surtout que ça fait plaisir à Christian de mettre ce livre entre mes mains, alors, oui, d'accord, emportons-le, on verra bien. Le soir-même, j'y jette un oeil, je me risque dans les premières pages, et surprise, heureuse surprise, je suis vite embarqué. J'ai lu la préface de Jean-Paul Dubois et l'ai trouvée sympathique, je ne vois pas d'autre adjectif, oui, sympathique. Ça commence comme ça : "Il n'y a rien de plus simple que de vivre avec un chien." C'est bien vrai, et en même temps c'est complètement faux, et le récit qui suit le montre assez. Un récit dont l'écriture me surprend, me ravit. Ce n'est pas uniquement l'histoire d'un prof d'éducation physique fou de montagne qui s'achète un bouvier bernois et conte ses treize années passées à son côté. Histoire qui pourrait être d'un ennui prodigieux mais qui se révèle, oui, palpitante. Non pas parce que les deux vivent des aventures extraordinaires à la Jack London, non, juste parce que ce compagnonnage est une vraie histoire d'amour et d'amitié, mêlée au sentiment tragique de l'existence et à la beauté des paysages.

Cédric Sapin-Defour avec ses chiens dont Ubac  - PHOTO DR

Mais je ne veux pas raconter le livre, en donner même un résumé. Aucun intérêt. Je l'ai dit en finissant le précédent article, je veux donner un autre exemple de ce que j'ai appelé la règle de trois. Et la règle de trois ici concerne le nom de ce bouvier bernois : Ubac. Baptiser ce chien n'a pas été simple pour CSD (j'abrège, c'est trop long à taper). Comme il le dit très bien "Nommer un être, ce n'est pas tout à fait rien, l'on sait trop quel rapport embarrassé on peut entretenir avec son propre prénom, cette marque intime, collante et qu'on n'a pas choisie, à laquelle au mieux, au bout d'une vie, l'on se fait mais qui souvent nous dépareille jusqu'au sérieux projet d'en changer, jusqu'aux manoeuvres d'un surnom plus apprêté. Mes amis m'appellent Pinpin, on dirait l'idiot du village mais je le préfère dix fois à l'officiel." (p. 57)

Une chose est sûre, il faut un nom en U, because la Société centrale canine qui, depuis 1926, associe à chaque année une première lettre de nom. Vous me direz qu'on n'est pas obligé d'obéir à la Société centrale canine, les chiens que nous avions à la ferme de mon enfance ont eu des noms qui ne lui devaient rien. Sam et Bouboule ne s'en sont pas plus mal portés. Mais pour CSD, cela semble important, et puis ça réduit l'embarras du choix. Un jour, il a cru trouver avec Utopie. Mais trois syllabes, pour lui, c'était une de trop.

Et puis, avec l'arrivée des premières gelées, le voilà qui se rend une après-midi sur le versant d'ombre de la Dent du Chat. C'est dans le Sud du Jura, en Savoie. Pour ce versant des montagnes privé de soleil, les Savoyards, écrit-il, disent l'envers. Ou le revers. "Ici, il me semble être à ma place. En tête, les grandes pages de l'alpinisme, l'audace des pionniers défiant l'âpreté des faces Nord. En tête, l'histoire terrienne de l'Alpe quand les hommes et les femmes aux petites conditions vivaient à l'ombre pour offrir le soleil aux cultures et donner une chance à la vie. " C'est alors que le nom s'impose tout à coup et dont il s'étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt, avec quatre lettres et deux syllabes, "fuyant la lumière mais ne refusant pas les éclats du bonheur. Deux syllabes claquant comme un seul être. Ubac." (p. 60)

Ubac.

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J'ai déjà raconté au premier jour de l'an nouveau comment j'avais acheté à Paris, à la librairie La Friche, la trilogie de John Berger, Dans leur travail. Une trilogie, je le rappelle, qui regroupe trois volumes publiés autrefois séparément, Terre de cochon, Une fois en Europa, et Lilas et Flag. Trois livres écrits après qu'il s'est installé, à cinquante ans, dans un hameau de Haute-Savoie. Nous voilà encore en montagne. 

Dans l'un des récits de Terre de cochon, Les trois vies de Lucie Cabrol, John Berger raconte l'étrange destinée d'une paysanne presque naine que ses congénères surnommaient la Cocadrille. Page 123, le 10 janvier, deux jours après le premier Ubac, je rencontrai le second ubac :

"La ferme Cabrol à Brine est sur l'adret, le versant sud. En face, sur l'ubac, face au nord, se trouve un hameau appelé Lapraz. Il existe une chanson sur les coqs dans chaque hameau. Celle de Lapraz, où il y a moins de soleil, dit ceci :

Je chante quand je peux.
le coq de Brine croasse :
Je chante quand je veux !
A côté le coq de l'ubac répond :
Alors sois joyeux !

C'était sur le versant faisant face à Lapraz, en août 1914, que la famille Cabrol fauchait sa parcelle d'avoine quand elle entendit la cloche de l'église sonner tout en bas dans la vallée.
La guerre a commencé, dit Marius.
Le massacre du monde a commencé, rectifia La Mélanie."

The Three Lives of Lucie Cabrol (adaptation théâtrale de Simon Mc Burney, 1994)

 


Sept jours plus tard, le lundi 15 janvier, je découvre le dernier post du bien nommé Dog Walker, le deuxième épisode de la série Un mot de consolation, "Une série sagace et haletante signée Kidd Sal", sur le site Baoubaxter. Ça commence comme ça :

"Papa vient seulement de relever la tête pour faire reposer ses yeux chauffés à blanc, ses yeux qui croisaient dans une mer d'écume blanches et noires. Il est penché sur cette nouvelle grille que le quotidien local livre chaque jour à l’examen des lecteurs, quand Tonton s’invite dans son champ de vision. Notre oncle Michel ne s’attardait jamais trop longtemps quand il venait à rencontrer son frère ainé dans l’appartement, préférant l’éviter, de peur d’un brusque changement d’humeur ou qu’un vieux reproche vienne subitement remonter à la surface. Il n’y avait que dans la cuisine qu’il se sentait en sécurité, auprès de sa belle-sœur et de la chienne Vivik, qui avait pris la table pour une niche."

Plus loin :

"La vie de Papa se cantonne à deux passions, les courses de canassons et les mots croisés, ce qui l’occupe à temps plein. Quand j’écris à « temps plein », ça signifie que le tiercé se prépare à la maison, en épluchant Paris turf et France soir, ensuite, pour affiner son pronostic, il prend le chemin du PMU où, après quelques heures de délibération avec les experts (toutes les forces en présence dans le troquet), il rentre chez nous, aussi plein que le temps qu’il a consacré à son dada. [...] Voyons Papa tel qu’il est : comme une éminence, un anticlinal perdu au beau milieu d’un jardin à la française. Et considérons à présent, comment les paris, les courses, comment tout le système peut agir sur le bonhomme. Les canassons, les copains, la picole, c’est l’ubac du petit père, son versant aride et dangereux. " (C'est moi qui souligne)

Dog Walker est mon ami, mais je ne lui ai encore pas touché un mot de cet ubac découvert quelques jours plus tôt. Je ne l'ai donc aucunement influencé. Le gaillard file d'ailleurs la métaphore montagnarde puisqu'on peut lire encore un peu plus loin :

"La solitude du cruciverbiste, le crayon qu’on se fourre dans l’oreille pour en curer la cire, la gomme qu’on ne peut se fourrer nulle part, c’est l’adret de Monsieur Papa, son versant paisible et verdoyant." (C'est moi qui souligne)
Nunki Bartt, « L’inondation », Poscas et papier peint sur toile 45 x 55 cm

Dog Walker doit son nom au fait que chaque jour il ne manque pas d'aller promener son  Golden retriever dans ce qu'on nomme la Vallée verte, où l'Indre aime à se répandre aux jours pluvieux, et le parc Balsan, où jadis on fabriqua les tenues bleu horizon de nos illustres Poilus. Il m'arrive de temps à autre d'accompagner l'homme et la bête. Laquelle bête a nom Moon, quatre lettres aussi, une seule syllabe, douce à dire et chargée aussi de bonheur. Car il n'est pas de chien plus affable que celui-ci.

Ainsi l'ubac, résonnant à triple écho comme les trois coups avant l'entrée en scène, s'était-il invité dans la suite de mes jours.

Et je me rappelai enfin que le mot m'avait depuis longtemps frappé, et qu'il était entré aussi en poème en ce recueil resté inédit, et dont le titre a donné le nom aussi de ce blog, Alluvions.

Un jour elle sera là
jaillie de l'ubac
indubitable



mercredi 17 janvier 2024

Envoyer un beau moment à quelqu'un comme prière

"Une prière. Sûr, pourquoi pas, allons-y pour la prière : pour raisons sentimentales, uniquement. Dieu Tout-Puissant, désolé mais maintenant je suis athée ;  et d'abord est-ce que vous avez lu Nietzsche ? Ah, ce bouquin, quel bouquin ! Dieu Tout-Puissant, je vais jouer cartes sur table avec vous. Je vais vous faire une proposition. Vous faites de moi un grand écrivain, je rejoins le sein de l'Eglise. Et s'il vous plaît, Mon Dieu, encore un petit service : faites que ma mère soit heureuse. Le Vieux, je m'en fiche ;  il a son vin et il a sa santé, mais ma mère se fait tellement de mouron. Amen."

John Fante, Demande à la poussière, 10/18, p. 32.

Singulière prière que celle d'Arturo Bandini dans le roman de John Fante. Tout imprégné encore de l'éducation catholique reçu dans son enfance, mais ébranlé par la lecture de Nietzsche, il entreprend une sorte de marchandage où il négocie son retour dans l'Eglise contre la réussite dans l'écriture. Un bon deal, non ? Un peu plus tard, sorti de l'église, on a vu comment il se défendait encore par la prière, cette fois à la Vierge Marie, dans les couloirs et la chambre de l'hôtel de passe. Le comique tient d'ailleurs dans ce contraste entre le désir bousculé du jeune Arturo et le dialogue intérieur confit en sainteté. Joli athée que voilà.

Ce motif de la prière, je le retrouvai à la même période dans un passage de Mon année dans la baie de Personne, de Peter Handke. A l'intérieur du chapitre intitulé Histoire de ma première métamorphose. Le narrateur se trouve alors non pas dans cette fameuse baie de Personne, en banlieue ouest de Paris, mais dans l'enclave espagnole (catalane) de Llivia, tout en haut des Pyrénées orientales, au coeur de la Cerdagne. Une anomalie de l'Histoire : en 1659, lorsque la France de Louis XIV signe avec l'Espagne le traité des Pyrénées, elle annexe le Roussillon. Trente-trois villages de Cerdagne reviennent à la France mais pas Llivia, car Charles Quint avait fait de Llivia une « ville » et non pas un village. Pour cette seule raison les 12,93 km2 de Llivia sont toujours espagnols. Georg Keushnig y prend la chambre d'hôtel la plus haute avant d'aller acheter une machine à écrire dans la ville voisine de Puigcerdà, machine dotée d'un clavier espagnol qui lui fait commettre beaucoup d'erreurs. Mais au-delà de cette complication mécanique, il ne parvient pas à dépasser sa "première phrase reconstruite, celle dont je ne pouvais ou voulais me libérer."Il a beau la travailler (et on peut observer que la phrase qui décrit ce travail est elle-même excessivement longue), il ne parvient qu'à "une cote mal taillée entre le début de la longue histoire telle que je l'avais prévue et l'exorde alambiquée d'une épître de Paul, qui ne s'adressait aucunement à aucune communauté, pas même à un individu, et bien qu'à la différence de l'apôtre je ne me sentisse nullement envoyé par quelqu'un."

On notera la référence biblique alors même que l'écriture de Handke semble insoucieuse de religion. Mais continuons : quand cette première phrase est enfin advenue, au soir du troisième ou du cinquième jour, il est clair pour le narrateur qu'aucune suite n'est possible. C'est l'échec total, carnets de notes inutilisables, ainsi que "les cartes géographiques détaillées que j'avais pour partie dessinées moi-même, maintenues par les morceaux de pierres jaune et grise de ma banlieue."

Peter Handke © Jacques Sassier

Il s'allonge alors et s'endort, ou reste "inconscient", jusqu'au lendemain soir. "Puis mon regard fila, en passant, le long de la seule et unique phrase, qui occupait toute une page. Lorsque je l'en détournai, dans mon absence, vinrent la suivre en silence quelques phrases très courtes, en quelque sorte sans lien, comme : "Il acheta. L'arbre était très beau. L'été vint", que j'ajoutai aussitôt."

Ce moment est décisif. Après une sorte de nuit obscure de l'âme, émergent dans la conscience de l'auteur des phrases qui semblent se dicter toutes seules (dans mon absence). Un moment hors de contrôle qui ouvre à une compréhension nouvelle :

"Et c'est alors que je compris que j'allais écrire quelque chose de tout à fait différent de ce que j'avais projeté - à quoi je n'étais absolument pas préparé et où je me sentais le moins compétent qui fût : l'histoire ou le compte rendu de recherches de ce qui était certes présent en moi, mais intouchable, ma religion, ou, selon le nom que des tiers donnèrent ensuite au résultat, quel qu'il fût : "une prière narrative"."

Une prière narrative. Qu'est-ce que cela signifie ? On ne trouvera pas dans la prose de Handke l'invocation, comme chez Fante, d'un Dieu Tout-Puissant, avec qui il serait possible de tisser un échange, de négocier un contrat. Qu'est-ce alors que cette religion, sa religion intouchable ? Ce quelque chose qui échappe à sa croyance originelle, qui subvertit la raison : "Et même si je croyais ce genre de chose impossible de nos jours, et notre langue réglée par la raison incapable de saisir cela, sans laquelle cependant il n'y avait ni écriture ni lecture à mes yeux, je ressentis à la vue de mes quelques phrases une confiance tout à fait inouïe, comme jamais auparavant : dans les mots, en moi, dans le monde."

Il n'est sans doute pas fortuit que cette révélation ait lieu dans ce territoire insolite, cette enclave espagnole de Llivia préservée parce qu'un empereur, à presque quatre siècles de là, a crû bon de désigner comme ville ce qui n'était qu'un simple bourg. Pouvoir de la dénomination demeuré intangible.

"Tandis que, ensuite, je me promenais le soir dans le paysage de l'enclave, se répandit en moi, aussi nouvellement que le mot, la volupté. Les murs bas faits de blocs de granit qui bordaient les chemins scintillaient, et me baignaient le visage. Je me réjouissais de mon expédition en solitaire. Et c'est ainsi que commença ce qui portait au début de ce livre-ci le nom de métamorphose."

Page 275, une très longue phrase conclut en quelque sorte l'épisode de Llivia. Faut-il s'étonner de découvrir en son coeur mention - qu'on pourrait croire anodine - de la Nativité de la Vierge ?

"C'est une tout autre histoire, si le roquet, alors que je rentrais chez moi, prit la fuite dans le noir, si près du petit poste-frontière dans le no man's land devant Llivia, j'eus envie d'être à la place de l'homme en uniforme qui, sous les étoiles pyrénéennes, regardait la télévision dans sa pièce nue ; et si je remâchai la dernière phrase la dernière phrase de mon livre pendant encore tout le printemps et l'été tout entiers, avant de taper cette dernière phrase à Munich ou je ne sais où, le jour de la naissance de la Vierge ou je ne sais quand, dans la mansarde de mon lecteur, qui me raconta plus tard qu'après toute une journée de silence derrière ma porte, il s'était décidé à l'enfoncer  quand la machine à écrire avait enfin démarré, puis de nouveau plus rien pendant longtemps, et puis Gregor K. , avec le paquet formé par le manuscrit et en manteau de voyage, demandant où était le bureau de poste le plus proche." (C'est moi qui souligne)

Malgré ces rencontres intertextuelles, je n'eusse sans doute pas risqué un article sur le sujet de la prière, si je n'avais pas eu l'impulsion d'ouvrir  le bloc-notes de Frédéric Boyer dans La Croix L'Hebdo, que j'achète de temps à autre, et il se trouve que la chronique de ce numéro-ci daté du 8 décembre avait pour titre Notre impossible prière, et commençait par ses mots : " Il me semble que nous ne supportons plus d’être partagés, d’avoir à exprimer un dilemme. Nous ne supportons plus d’avoir à prier. De confier nos douleurs, nos craintes, nos espoirs brisés, à plus haut que nous-mêmes. Comme si l’effort que nous demandait la prière était devenu hors de notre portée. Sans doute parce que le monde contemporain est lui-même si divisé, et de façon schizophrène."

Je ne suis pas croyant, du moins je ne crois pas en un Dieu Tout-Puissant, et la prière m'est étrangère. Le propos de Frédéric Boyer ne me concerne donc pas. Oui, sans doute. C'est ce que je me dis dans un premier temps. Je poursuis la lecture : "Notre modernité a tourné le dos au travail d'exégèse, d'interprétation, de traduction de notre patrimoine scripturaire, éthique, spirituel. De ce travail de lecture et d'élucidation des textes et des paroles, d'actualisation également, dépendait notre capacité à transformer nos incertitudes ou nos doutes en paroles à partager." Mais que fais-je d'autre, ici, que d'interroger des textes, d'essayer d'en saisir le sens, quand bien même ces textes ne sont point des écrits mystiques ou religieux ? Boyer écrit encore que nous sommes assaillis et avides de messages mais que le monde est sans messagers : les anges nous ont désertés ou bien nous les avons oubliés. Que nous conte-t-il là ? Le monde moderne ne se rit-il pas bien des anges ? Seuls quelques zozotéristes semblant en promouvoir encore l'existence dans les interstices de notre quotidien. Boyer s'obstine : "Selon le Zohar, l'une des tâches des anges est de transporter les mots que nous prononçons lors de la prière et de l'étude de la Torah jusque devant le trône divin. Tâche pour laquelle ils sont créés et au terme de laquelle ils cessent d'exister. [...] Nous apprenons des anges que le sens est transmission, qu'il n'y a de signification que si nos paroles sont confiées à d'autres que nous, transmises comme prières et non comme des paroles closes. [...] Nos dilemmes ne doivent pas nous effrayer et nous diviser mais devenir prières. Paroles confiées à l'altérité, à l'invisible. A la plus haute fragilité et non à la violence de choix aveugles. " 


Philippe Lançon, chroniquant dans Libération La Nuit Morave, autre récit de Peter Handke, commençait son article par ces mots : "A quoi reconnaît-on le rythme d'un grand livre ? Aux ralentissements et détours qu'il impose. L'auteur s'arrête, bifurque, découvre ce qu'il n'attendait pas. Il met tout sur la page, la découverte et l'état du découvreur, «comme s'il fallait envoyer un beau moment à quelqu'un comme prière». Prière est un mot fréquent dans les livres de Peter Handke, dans ses paroles aussi. Qui dit prière, dit pélerinage. La Nuit Morave en est un. Il poursuit la ballade métaphysique et politique entreprise dans Mon année dans la baie de personne et la Perte de l'image."


Fante, Handke, Boyer, j'ai appliqué ici ce que j'appelle maintenant la règle de trois. Quand un motif, comme ici la prière, surgit lors de mes lectures, se signale par deux fois, je suis en alerte, je me tiens sur le qui-vive, mais qu'une troisième occurrence s'impose, alors là, c'est comme si l'ange était passé, quelque chose demande à être entendu, écouté, compris. 

Bientôt, un autre exemple ici de cette règle de trois.

lundi 15 janvier 2024

Elijah ou le tableau du peintre juif

J'ai déjà dit comment mes rêves échappaient parfois à la seule dimension visuelle. Alors que les images se dissolvent au réveil, il arrive que des mots, des noms, des phrases demeurent présents à l'esprit, irréductibles, irréfragables. Il en fut ainsi de Augenblick en 2016, de l'alexandrin "Sous le soleil tapi à l'ombre de tes os" en 2018,  de "Il est sept ores, Cogitore" en 2019, de la "roche murmurante" en 2021, du "rat rhumeux de l'Atlantique" en 2023 (on voit tout de même que ce sont des phénomènes rares), et voici qu'au matin du 11 janvier je fus subitement réveillé à 6 h 37 non pas par une vision horrifique, le terminus angoissé d'un cauchemar, non, pas du tout, tout au contraire j'étais saisi d'un grand calme, et au coeur de ce grand calme il y avait un nom : Elijah. En revanche, ce à quoi il se rapportait était extrêmement confus, incertain. Elijah aurait été le nom d'un autiste abattu par un soldat israélien. Je dis bien "aurait été". Cette histoire charriée par le réveil je n'en avais aucune certitude. Mais Elijah, lui, s'imposait. Je lui trouvais bien sûr un air biblique, sans doute l'avais-je déjà rencontré, mais je n'étais sûr de rien au sujet de sa signification. Aussi ai-je fait immédiatement une recherche sur le smartphone.

Elijah est un prénom qui provient de l'hébreu ancien  אֵלִיָּהוĒliyahū (« Mon dieu est Yaveh »). C'est un équivalent de Elie, l'un des prophètes majeurs d'Israël, le plus fréquemment cité dans le Nouveau Testament. Dans les trois évangiles synoptiques, Élie accompagne Moïse et Jésus dans l'épisode dit de la « transfiguration » : « Et voilà que pendant sa prière, la forme visible de son visage s'altère, avec ses vêtements d'un blanc éblouissant comme l'éclair. / Et voyez ! deux hommes entrent en conversation avec lui ! / Ce sont Moïse et Elie. / Eux, apparition visible, parlaient de son exode qu'il allait accomplir à Jérusalem." (Luc, 9, 29-32, trad. Frédéric Boyer)

Carte postale de la « grotte d’Élie » dans le monastère Stella Maris de Haïfa (Elie désigné ici comme Elijah)

Bon, ceci dit, je n'ai aucune interprétation à proposer de ce rêve. Bien sûr, ce soldat israélien qui abat Elijah était troublant, et sans doute était-ce là un écho au terrible drame de Gaza, mais que dire de plus ? Et pourquoi un autiste ? 

La journée passe, avec une balade dans la Vallée verte avec l'ami Bartt et son chien Moon, puis le rendez-vous à la centrale de Saint-Maur afin de poursuivre la lecture de John Fante avec quelques  détenus. C'est là qu'Eric, avec qui j'assure cette intervention, me donne le livre de l'auteur que nous avons bientôt recevoir dans cette même centrale : Le tableau du peintre juif de Benoît Séverac.

Au retour de Saint-Maur, j'en commence la lecture, mais ce n'est qu'un peu plus tard que je m'avise que ce roman policier n'est pas sans rapport avec mon rêve.


Voici le texte de présentation de l'éditeur, La manufacture de livres

"L’oncle et la tante de Stéphane vident leur appartement et lui proposent de venir récupérer quelques souvenirs :

- Tu pourrais prendre le tableau du peintre juif.

- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Quel peintre juif ?

- Celui que tes grands-parents ont caché dans leur grenier pendant la guerre.

C’est ainsi que Stéphane découvre un pan de l’histoire familiale complètement ignoré. Eli Trudel, célèbre peintre, aurait été hébergé pendant l’Occupation par ses grands-parents, le tableau est la preuve de sa reconnaissance et Stéphane en hérite aujourd’hui. La vente de cette œuvre de maître pourrait être un nouveau départ pour son couple mais Stéphane n’a plus qu’une obsession : offrir à ses grands-parents la reconnaissance qu’ils méritent... Cependant, quand le tableau est présenté aux experts à Jérusalem, Stéphane est placé en garde à vue, traité en criminel : l’œuvre aurait été volée à son auteur. Quel secret recèle cette toile ? Que s’est-il vraiment passé dans les Cévennes, en hiver 1943, pendant la fuite éperdue d’Eli Trudel et de sa femme ?" (C'est moi qui souligne)

Le peintre juif de ce polar se nomme Eli Trudel.

Le nom est complètement fictif, seul le tableau est réel, comme le précise l'auteur dans une note à la fin du volume. Sous l’Occupation, ses grands-parents ont bien caché un peintre juif, Willy Eisenschitz (Vienne 1889 - Paris 1974), dans le grenier de leur maison cévenole, mais il a survécu et a offert plus tard à ses sauveurs une de ses oeuvres.

Willy Eisenschitz, 21 ans, devant l'une de ses oeuvres.

Je n'ai pas retrouvé l'aquarelle reproduite à la fin du livre (elle n'est jamais décrite dans le roman), mais voici un paysage de Dieulefit qui s'en approche :


Mais je me suis obstiné quelque peu et voici la toile inspiratrice :


L'autiste de mon rêve était peut-être plus simplement un artiste ? Je relève que si Willy Eisenschitz survécut à la traque des nazis, ce ne fut pas le cas de son fils David qui, entré dans la Résistance, fut arrêté en 1944. Déporté, il mourra du typhus au camp de Neuengamme, dans les faubourgs de Hambourg. Il avait 28 ans.

David Eisenschitz, peint par Willy (1924)


mardi 9 janvier 2024

Sentir les lilas du Connecticut avant de mourir

En confrontant le 10 décembre la lecture des Cinq sens de Michel Serres à Demande à la poussière, le roman de John Fante, je me suis laissé entraîner dans une dérive qui m'a conduit bien loin de mes deux points de départ (et encore cette dérive n'est-elle pas terminée, mais sur ce sujet je reviendrai un autre jour). Je me permets donc de renouer aujourd'hui avec ce chapitre II où nous avons abandonné Arturo Bandini, le narrateur de Fante, dans une rue de Chinatown, dans l'attente de la fille qui l'avait aguichée un peu plus tôt mais dont il avait décliné la proposition. Le Mexicain avec qui elle était montée dans l'immeuble sort le premier (ce qui nous vaut un petit couplet raciste de Bandini : "Tu peux toujours sourire, saloperie de chorizo."), puis c'est la fille qui sort du brouillard à son tour, l'aperçoit, le reconnaît et  sans ambages lui redit : "Salut, mon chou, tu veux du bon temps ?" Il s'ensuit un double dialogue, celui de Bandini avec la fille, et celui, intérieur, de Bandini avec lui-même, comme s'il était tiraillé entre le diablotin fouaillé à vif par le désir brut, et l'angelot pâlissant qui tire tant qu'il peut sur la bride : "Doucement, Bandini, vas-y mollo."

Et tout cela s'exprime au mieux dans cette prière sourde qui le traverse dans cet immeuble à senteur de cancrelat où l'entraîne la fille : "Je vous salue Marie pleine de grâce, tout ça en montant les marches, mais il n'y a rien à faire, je ne peux pas. Faut que je me sorte de là. [...] Oh, Marie, le fruit de vos entrailles est béni, priez pour nous pauvres pécheurs qui vous implorons - qui vous implorons jusqu'à ce qu'on arrive au palier et jusqu'à la chambre au bout du couloir sombre et poussiéreux ; jusqu'à ce qu'elle allume la lumière."

La scène est comique, par le dénivelé entre la concupiscence de Bandini et les scrupules qui le retiennent, l'appel désespéré à la Vierge Marie et le frémissement incoercible de la tentation charnelle. Et quand la fille vient s'asseoir près de lui, l'embrasse, lui butine les dents avec sa langue froide, il fait un bond pour ne pas succomber. Je ne peux m'empêcher de faire un parallèle avec un autre passage des Cinq sens : "Christ ? Cela signifie oint. Mais encore ?/ Christ signifie  : touché légèrement, effleuré. Quelqu'un s'approche au plus près voisinage et frôle. Alors une femme s'approcha de lui, elle essuya ses pieds avec ses cheveux. Voile doux." Et, un peu plus haut, Michel Serres désigne l'événement de référence, le fameux repas de Béthanie. Parfois nommé "repas chez Simon", cette scène est relatée par les quatre Evangiles,  non sans des différences sensibles. Luc ( 7, 36-50) raconte l'épisode ainsi :

« Un pharisien pria Jésus de manger avec lui. Jésus entra dans la maison du pharisien, et se mit à table. Et voici, une femme pécheresse qui se trouvait dans la ville, ayant su qu’il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d’albâtre plein de parfum, et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait ; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum. Le pharisien qui l’avait invité, voyant cela, dit en lui-même : "Si cet homme était prophète, il connaîtrait qui et de quelle espèce est la femme qui le touche, il connaîtrait que c’est une pécheresse." Jésus (...) dit à la femme : "Tes péchés sont pardonnés". Ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes : "Qui est celui-ci, qui pardonne même les péchés ?" Mais Jésus dit à la femme : "Ta foi t’a sauvée, va en paix." » (Bible Segond) 

Dieric Bouts (c. 1420–1475), Le Repas chez Simon le pharisien, Gemäldegalerie (Berlin).

Ce qui est très intéressant dans ce texte, c'est que la femme qui oint les pieds de Jésus, et le fait donc littéralement Christ, est désigné comme une femme pécheresse. Que la tradition identifiera longtemps avec Marie de Magdala, la Marie-Madeleine que nous avions récemment rencontré avec les oeuvres d'Amélie Nothomb et Jean-Philippe Toussaint. Le pharisien est offusqué et doute de Jésus qui, selon lui, ne devrait pas accepter d'être touché par une telle femme (pécheresse voulant naturellement dire "prostituée").
Bandini se débat entre le pharisien et le jouisseur qui coexistent en son for intérieur : "La fille se renverse, les mains derrière la nuque, les jambes chavirées sur le lit. Moi je veux sentir les lilas du Connecticut avant de mourir, et les petites églises blanches bien proprettes de ma jeunesse, et les piquets de clôture que j'ai brisés pour m'enfuir."
Le pharisien en lui triomphe, Bandini se dit écrivain et exige qu'on cause. Qu'on cause avant. La fille alors se redresse. "T'as de l'argent, mon chou ?" Bandini vient juste de recevoir dix dollars de sa mère, qui a liquidé pour ce faire les polices d'assurances de la maison. Alors, quand la fille lui demande s'il a de l'argent, il le sort, son petit rouleau de billets de un dollar. Bien sûr qu'il a de l'argent, et quand la fille lui dit que la passe est de deux dollars, il en donne trois, "négligemment, comme si c'était rien du tout".

L'argent, tiens, il en est question aussi dans les autres versions du repas à Béthanie, ainsi celle de Jean (12:1-8) :
« Six jours avant la Pâque, Jésus arriva à Béthanie, où était Lazare, qu’il avait ressuscité des morts. Là, on lui fit un souper ; Marthe servait, et Lazare était un de ceux qui se trouvaient à table avec lui. Marie, ayant pris une livre d’un parfum de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus, et elle lui essuya les pieds avec ses cheveux ; et la maison fut remplie de l’odeur du parfum. Un de ses disciples, Judas Iscariot, fils de Simon, celui qui devait le livrer, dit : "Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers, pour les donner aux pauvres ?" Il disait cela, non qu’il se mît en peine des pauvres, mais parce qu’il était voleur, et que, tenant la bourse, il prenait ce qu’on y mettait. Mais Jésus dit : "Laisse-la garder ce parfum pour le jour de ma sépulture. Vous avez toujours les pauvres avec vous, mais vous ne m’avez pas toujours." » (Bible Segond)
Michel Serres commente le passage :
"L'argent n'a pas d'odeur. Vendez le nard. Distribuez trois cents deniers en pièces à la foule. N'approchez pas le flacon d'albâtre, éloignez le parfum, évitez l'onction. Judas, déjà, pour la première fois, veut sauver le Sauveur. Evitez de lui donner la senteur qui le marque et le fait remarquer. L'argent, anonyme, ne désigne personne et s'éparpille aisément dans les mains de multitude, pièces éparses en substitut des membres écartelés. Ne désignez point le corps à la vindicte publique par l'enduit odorant, vendez, vendez avant même que le parfum ait touché ou effleuré ou stigmatisé le corps."

Pierre Paul Rubens, Le Repas chez Simon le pharisien, vers 1618-1620, Musée de l'Ermitage.

Bandini, à la fois attiré et affolé par ce corps qui ne cesse de se rapprocher, donne l'argent de sa mère pour éviter le péché de chair : "L'argent n'est pas un problème, je te dis. D'accord, mon chou, mais mon temps à moi il est précieux. Bon, tiens, voilà encore deux billets. Ça fait cinq, mon Dieu, cinq dollars et je ne suis pas encore dehors, oh, comme je peux te détester, sale pute. Mais tu es quand même plus propre que moi, parce que toi au moins tu n'as pas d'esprit à vendre, juste ta pauvre viande." La fille est conquise, il en est persuadé, prête à faire tout ce qu'il voudra, absolument, mais quand elle tente de l'attirer contre elle, il maintient qu'il veut causer et lui balance encore trois billets, en lui disant de s'acheter quelque chose de bien avec. Et il se sauve en prétextant un rendez-vous avec son éditeur, il se carapate, il dévale les escaliers et veut retrouver le joli brouillard là dehors, à moi l'air pur.

Michel Serres : "Autour de la table circulent l'argent et les mots, à mort. Lazare et Judas, condamnés, entourent le verbe, condamné aussi, jouant à qui meurt et à qui reviendra, présents, absents, substituables et non substituables. L'argent remplace le langage, qui remplace le corps, qui remplace le pain, jeux de transformation sur la scène tragique, où l'on cherche un autre monde. " De Marie, il affirme à la page précédente : "Elle institue l'extrême-onction."

Et si vous pensez que j'exagère en tissant ce parallèle entre Serres, sa lecture évangélique, et Fante, romancier de la débine, lisez donc les dernières lignes de ce chapitre 2 :

"Huit dollars qui me coulent littéralement des yeux. Oh, Jésus, trucide-moi et oublie pas de renvoyer mon cadavre à la maison, tue-moi net et surtout que je meure bien comme un idiot de païen sans prêtre pour m'absoudre, sans extrême-onction sans rien. Huit dollars, mince, huit dollars..."

El Greco, Repas dans la maison de Simon, 1608-1614.

 


jeudi 4 janvier 2024

Le Doc et le Dépanneur


Mon ami Jean-Claude Moreau, alias le Doc, n'a pas été insensible aux derniers articles sur John Berger. Le contraire m'eût d'ailleurs étonné. Déjà, en janvier 2017, donc peu de temps après le décès de l'écrivain, il m'avait envoyé un commentaire dont je fis illico un article (il faut dire que mon gaillard, en 1992, avait rencontré John Berger en personne pour un entretien qui parut alors dans le journal de la Confédération paysanne) Il a donc réagi mais il s'est empêtré dans le protocole de commentaire de Blogger... Pas grave, comme il m'a adressé le texte, je préfère le poster ici pour qu'il ait plus de visibilité. Merci à lui !



John Berger a été une référence pour beaucoup d’inquiets de l’art et de son usage, d’amoureux de l’écriture et de sa pratique, plus généralement de respirateurs de la vie d’humains dans le paysage qu’ils se créent. L’auteur de « Alluvions », je le salue là. D’ailleurs, il pourrait facilement partager avec John Berger ces mots que celui-ci écrivit pour un « AUTOPORTRAIT », paru dans « Palabres » édité à l’Olivier :

    « Au début, j’ai écrit des lettres, puis des poèmes et des discours. Plus tard, des récits ; des articles, des livres. A présent, j’écris des notes.
    L’écriture a toujours été pour moi une activité vitale ; elle m’aide à donner un sens aux choses et à poursuivre ma route. Pourtant, elle dérive d’une réalité plus profonde et plus générale – notre relation avec le langage en tant que tel.
    Le sujet de ces quelques notes est le langage.
    Commençons par examiner l’activité qui consiste à traduire une langue dans une autre. De nos jours, la plupart des traductions sont techniques, alors que mon propos concerne les traductions littéraires. C'est-à-dire les textes en relation avec l’expérience humaine individuelle.
»

     Cette raison ultime de l’expérience humaine individuelle est l’essence même de l’activité de John Berger. Ce qu’il a pu écrire des paysans savoyards dont il était le voisin est unique, précieux, anthropologique. L’admiration qu’il portait à tel ou tel ne relevait d’aucun folklorisme mais se lisait dans sa capacité à reconnaître l’immense savoir de ces éleveurs montagnards, de leur lien au vivant et à ce qu’on appelle habituellement la nature. On sait maintenant que cette dichotomie nature-culture qui grefferait à cette « nature » des sommes de technologies faussement innocentes nous rend orphelins, bien en peine de l’expérience humaine vue comme expérience du vivant. John Berger était un baraqué au cœur tendre. Il me fait penser à Georges Perros. Curieusement, tous les deux étaient des motards, et pas des motards de pacotille. Dans son autoportrait John Berger développe l’étendue de cette activité « langage » à travers deux aspects fondamentaux : la traduction et la langue maternelle. Se référant à Noam Chomsky il reprend le fait que tous les langages ont en commun « un certain nombre de structures et de procédures ». La « Langue Maternelle » devient reliée aux langages non verbaux et donc jusqu’aux comportements et aux « manières d’habiter l’espace ».



    La fin de son autoportrait en dépanneur de « La Langue Maternelle » est savoureuse :

    « /…/Aussi je me considère moins comme un écrivain professionnel conséquent que comme une sorte de dépanneur.
    Lorsque j’ai écrit quelques lignes, je laisse les mots retourner à l’intérieur de la créature correspondant à leur langue. Là, ils sont instantanément accueillis et reconnus par une série d’autres mots avec lesquels ils sont en affinité du point de vue du sens, ou en opposition, ou liés par une métaphore, une altération, un rythme. Je prête l’oreille à leurs palabres. Tous ensemble, ils contestent l’usage que je fais des mots que j’ai choisis. Ils remettent en question le rôle que je leur attribue.
Je modifie le texte. Je change un mot ou deux, et je le leur soumets à nouveau. Une autre palabre commence.
    Et ainsi de suite, jusqu’à ce que s’élève un murmure d’accords provisoires. Je passe alors au paragraphe suivant.
    Une autre palabre commence…
    Si l’on veut faire de moi un écrivain, je n’ai pas d’objection.
    A mes propres yeux, je ne suis qu’un fils de pute – et vous devinez de quelle pute il s’agit, non ? »

JCM



mardi 2 janvier 2024

Retour sur Otto et l'attracteur étrange

Le 2 janvier 2017 John Berger décédait à Antony à l'âge de 90 ans. Cela je l'appris hier en lisant "John Berger, la vie du monde", un article de la revue Ballast,  écrit par Joshua Sperling, paru en anglais sous le titre « The Transcendental Face of Art », sur Guernica, en février 2017 — et traduit par Isabelle Rousselot et Anne Feffer.

2 janvier 2017, autrement dit, il y a sept ans très exactement.

Or, ce lundi 2 janvier 2017, je publiais le premier article (sur 313) de ce que j'appelais le projet Heptalmanach, fondé comme son nom l'indique sur le nombre 7. Il s'agissait de Otto et l'attracteur étrange.  Où j'abordais le concept d'attracteur étrange à travers la bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu, Otto, l'homme réécrit (Delcourt, 2016). Il n'est peut-être pas inutile de revenir sur l'oeuvre en question. J'écrivais  donc ceci :

"Otto est un artiste reconnu qui réalise des performances autour de la thématique du double, du miroir, reflétée dans son nom même, Otto, à vrai dire un palindrome, un mot se lisant dans les deux sens. Or, à l'issue d'une ultime performance au musée Guggenheim de Bilbao, il est la proie d'un vertige intérieur et comprend qu'il est dans une impasse. Il ne rêve plus que d'effacement. Peu de temps après, il apprend la mort de ses parents, qu'il ne voyait plus depuis longtemps. Son héritage se réduit à une maison et une malle, mais dans cette malle, qu'il retrouve au grenier très classiquement, il découvre des cahiers, des notes, des documents photo, audio et vidéo, qui concernent les sept premières années de sa vie - ses parents ayant été associés à un programme scientifique visant à enregistrer son existence de la façon la plus exhaustive.
Après une période de doute, il décide de se retirer dans un vaste loft d'une ville reculée pour tout lire, tout voir, tout entendre, tout revivre de ces années enregistrées à son insu mais dont la mémoire vive lui faisait défaut. Concentré sur les faits, les actes, les pensées de son passé, il les organise "dans leurs interrelations multiples, les agençant entre eux par une logique spatiale et temporelle."
C'est cet agencement qui va dessiner rien moins qu'un attracteur étrange."

Je citais ensuite cet extrait d'entretien avec Marc-Antoine Mathieu :

"En faisant ses recherches sur lui-même, Otto a produit cette forme gigantesque, qui le dépasse. Il la compare aux attracteurs étranges, ces rendus géométriques des phénomènes chaotiques. Comme la météo, un robinet qui coule ou la digestion d’un moineau. Des phénomènes engendrés par des relations de causes à effets extrêmement complexes, imprévisibles car comportant trop de paramètres. Des points aléatoires qui, après deux ou trois jours de calcul par ordinateur, peuvent être reliés pour former des dessins différents. Certains neurologues pensent que la consience fonctionne un petit peu selon la même configuration. Otto, en voulant tracer son être, débouche donc sur un attracteur étrange. Il ne savait pas ce qu’il cherchait mais il l’a trouvé en cherchant. C’est une posture de scientifique, qui devrait à mon sens être davantage utilisée dans l’art. Pour ma part, j’avance souvent dans une idée sans savoir où je vais, et à un moment quelque chose m’échappe, et je découvre des choses inattendues." [C'est moi qui souligne]

Je concluais en affirmant que depuis longtemps, ici sur Alluvions, et donc aussi sur le projet Heptalmanach, je ne fonctionnais pas différemment. C'était un attracteur étrange qui allait, du moins je l'espérais, se construire peu à peu, tissé de mille liens, une figure complexe qui tiendrait beaucoup à mon propre itinéraire de recherche.

313 articles plus tard, ainsi qu'une fiction centrée sur l'année 1967, à laquelle je donnais ultérieurement le titre de Barbe Bleue ne passe pas le dimanche, je ne sais pas si j'ai réalisé mon objectif (je n'en ai pas tracé une représentation graphique calquée sur celle de MAM), mais ça y ressemble tout de même.

Il est maintenant très curieux et, dirais-je, éminemment étrange, que sept ans plus tard très précisément, par l'entremise de John Berger, ressurgisse cet article initial. Comme si une nouvelle boucle de sept ans était ainsi bouclée.

Et tout ceci n'a été possible que par cet élément déclencheur qu'a été ce petit déménagement parisien, et l'achat, absolument pas prévu, d'un livre de John Berger, qui me conduisit à ouvrir enfin ce roman, G., que je conservais en attente depuis je ne sais combien de temps.

Comme l'attracteur étrange est généreux (mais il peut aussi se taire, et se rendre indisponible, au sens que donne à ce terme le sociologue allemand Hartmut Rosa), il est rare qu'il se manifeste sans provoquer quelques résonances supplémentaires (à l'image d'un séisme qui s'accompagne le plus souvent de répliques). Je note tout d'abord 1) que l'ouvrage trouvé à Austerlitz, et dont le G de la couverture faisait écho au G. du roman de John Berger, a été publié en 1967, 2) que, comme dans un rêve, chaque détail compte, ainsi le code-barre barré de G. porte dans la suite numérique au-dessous un 777.


Ce n'est pas tout. En ce jour second de l'année, la grisaille et la pluie attristant la ville, je me suis plongé plus que jamais dans la lecture et j'ai fini d'une part G., d'autre part Mon année dans la baie de Personne, de Peter Handke. Or, entre ces deux romans qui ont donc marqué les derniers posts, des connexions se sont établies. On sait que Peter Handke est originaire de Carinthie, en Autriche, land le plus méridional du pays, avec une minorité ethnique slovène, à laquelle appartenait la mère de Handke (sont père était un soldat allemand qu'il n'a connu qu'à l'âge de 19 ans). Igor Fiatti, dans un article de la revue en ligne Slavica bruxellensia« Peter Handke : La parole slovène à travers les confins », montre bien l'attachement de l'écrivain pour cette langue maternelle, visible surtout à travers le roman Le Recommencement (Die Wiederholung), publié chez Gallimard en 1989, mais affirmé aussi dans un entretien :

Dans toute ma vie, hormis ce que j'ai épié, vu et lu du national-socialisme, je n'ai subi aucun événement historique qui pût me déterminer – à part, si vous acceptez cet exemple, le bilinguisme en Carinthie du Sud, où j'ai été élevé, et où j'ai remarqué que le groupe qui parle l'allemand opprime le groupe qui parle une autre langue, le slovène, et le considère comme de valeur moindre. C'est déjà une expérience déterminante, mais dans ce cas-là, elle ne me diminue pas. C'est tout au plus pour moi un motif de me mettre à écrire. Cela renforce pour ainsi dire le pathos – ou cela fortifie le pathos et lui donne aussi une nourriture concrète.*

Si l'on veut donner un exemple de l'attention portée par l'écrivain à la langue slovène, on peut citer ce passage où Gregor Keushnig, le narrateur de Une année dans la baie de Personne commence à évoquer son idylle avec les champignons, et mentionne une récolte faite avec son grand-père dans les montagnes de Yougoslavie. Il poursuit ainsi : "Et ma mémoire n'a retenu aucune découverte de cèpes dans mon enfance. Il arrivait, assez rarement, que mon grand-père rentrât avec un exemplaire de ce qu'il appelait en slovène, de manière plutôt péjorative, jurček, mais lui qui partageait volontiers ne trahit même pas à moi ses endroits secrets, et je me figure toujours que je vais tomber sur un testament scellé où il me les dévoile." (p. 585)

Or, la quatrième partie de G. se déroule à Trieste en 1915, et commence par cette phrase : "Nuša estima que G. était différent de la plupart des autres hommes." La jeune femme est slovène. La question de la langue et de la discrimination qui l'accompagne affleure dès le second paragraphe :

"Au bout d'un moment il lui demanda d'où elle venait. La question semblait innocente et elle lui répondit qu'elle était née dans le Karst. Dans ce cas, dit-il, dites-moi quelque chose en slovène, s'il vous plaît. Elle dit en slovène : Il y a du soleil aujourd'hui. Il lui demanda de dire quelque chose de plus long. Elle dit : La plupart des Italiens méprisent notre langue. " (p. 283)

Un nom apparaît aussi dans cet extrait, qui est rien moins que fondamental : le Karst. On le trouve chez Handke dans L'histoire de mon amie, dont j'ai déjà parlé dans l'article Tu lèverais tes bras dans la nuit. Avec cette originalité  chez cette femme de refuser de donner des noms : "Mais en règle générale, rien au monde n'avait pour elle de nom particulier ou propre. La "Dalmatie", où elle habitait depuis longtemps, ne devait pas s'appeler ainsi, mais "le pays de la côte" ou "le pays des falaises sur la mer" (même le Karst était trop spécial à ses yeux)." (p. 371) On retrouve aussi le Karst plus loin dans le roman quand le narrateur revient sur son ami architecte et charpentier, en voyage au Japon : "Il n'était certes pas toujours rétribué, mais il était souffert, d'autant qu'il se mettait immédiatement au travail d'une manière qui ne laissait pas place à la contradiction. Il se tenait à l'écart, mais il ne se présentait pas  comme un étranger et faisait comme s'il était chez lui, dans le Karst ou le Frioul, sinon qu'ici, ailleurs, il menait ses entreprises à bonne fin." (p. 614)

Il est intéressant de retrouver cette alliance du Karst slovène et du Frioul dans un passage de l'étude d'Igor Fiatti : "La langue slovène « retrouvée » par Handke est symétrique, dans un tel sens, à l’idiome utilisé par Pier Paolo Pasolini dans ses Poesie friulane (Poèmes frioulans). À ce propos, Johann Strutz relève que « l’innige Ironie » (l’ironie intime) de la langue slovène de Handke exprime une idée similaire au « frioulais » de Pasolini : les deux ont choisi un idiome non corrompu, le mythe d’une culture et d’une société non aliénées, sans bourgeoisie, sans aristocratie. Une langue mère qui, dans le livre de Handke, représente par ailleurs la seule voie pour tenir en vie sa propre foi." Cette langue maternelle, la « Muttersprache »"se révèle une allégorie biblique qui ouvre une série de parallélismes entre le peuple slovène et le peuple hébraïque. La matrice architextuelle de l’Ancien Testament se concrétise dans l’âpreté du paysage du plateau du Karst, où le destin slovène de Die Wiederholung se superpose à l’écho éloigné de l’errance du peuple de Moïse dans le Sinaï. Le vent karstique, en particulier, est le souffle vital, créateur de la Genèse et, en même temps, il est le souffle de la Pentecôte – mais non dans l’interprétation chrétienne proposée par l’excellente analyse de Desbrière-Nicolas, plutôt dans la lecture hébraïque liée à la célébration du don de la Loi. Sans le vent du Karst, le narrateur reconnaît qu’il n’aurait pu raconter aucune histoire, « aucune inscription ne courrait sur ma stèle. Tout cela ne faisait-il pas une loi ? »

Peter Handke, Le dessin d’une table à la terrasse du « Schloßhotel à Velden », daté du 8 août 1978**.

C'est enfin avec Trieste que s'achève Le Recommencement : "Les échos biblico-karstiques résonnent depuis longtemps dans la production littéraire – le Karst a été transposé bibliquement dès le début du XIXe siècle dans la littérature triestine –, mais, dans le roman de Handke, les renvois au thème de la traversée, de la traversée du désert, s’accumulent dans sa recherche du seuil. La figure de Moïse se découpe enfin nettement dans le golfe de Trieste, où se conclut le voyage de Filip qui aperçoit un bateau, « l’Arche de l'Alliance »"



______________________
*Extrait de l’entretien que Peter Handke a accordé au germaniste suisse Herbert Gamper (Aber ich lebe nur von den Zwischenräumen: ein Gespräch, Amman, Zürich, 1987) : Gamper H., Espaces intermédiaires : entretiens, traduit de l'allemand par Nicole Casanova, Christian Bourgois, Paris, 1992, p. 113.

** Ce dessin correspond à l’étape d'un voyage qui a conduit Handke de Styrie en Carinthie en longeant la frontière austro-slovène (en passant par Pongratzen, Eibiswald, et la station ferroviaire Aich dans la vallée de la Jaun). L’image montre une table sur laquelle il y a un petit plateau avec une tasse de café et un verre d’eau ; à droite, on voit une carte – rappel de la marche à pied effectuée par Handke. (Lire 
Notes-dessins et dessins-récits, Esquisses, dessins et images dans les carnets de Peter Handke de 1972 à 1990, par Christoph Kepplinger-Prinz and Katharina Pektor.

lundi 1 janvier 2024

G.

 [Bucarest]
1er janvier 1944

(...) Réception du 1er janvier. On avait oublié le drapeau. Cinquante personnes de la colonie, mal convoquées par l'Union des Français, sont venues l'après-midi au lieu de venir le matin. Deux secrétaires, réveillés trop tard, arrivent lorsque tout est commencé. Les femmes des secrétaires font les fofolles dans la foule, au lieu de se tenir à l'entrée. Pas d'aboyeur. Bref, tout cela déréglé, allant à vau l'eau, avec un désir sournois et évident de sabotage, à moins que ce soit la honte de représenter Vichy ? (...)

Paul Morand, Journal de guerre, Roumanie-France-Suisse, 1943-1945, Gallimard, 2023, p. 107

Commencé l'année 2024, en lisant précisément ce passage du Journal de guerre de Paul Morand, relatant sa bascule dans l'année 1944, il y a quatre-vingts ans exactement. Il est alors ministre plénipotentiaire à Bucarest, après avoir appartenu plus d'un an au cabinet de Pierre Laval à Vichy. Morand, antisémite, pétainiste, rien que je puisse partager, et pourtant me voici plongé depuis plusieurs jours dans cet épais volume de plus de mille pages, mû par cet obscur besoin de se confronter à ce qui contredit mes idées courantes. Penser contre soi, épreuve toujours à renouveler. Et puis, je sais que Morand, aussi exécrable puisse-t-il se montrer souvent, est aussi un grand écrivain, et enfin, j'adore lire des journaux. Là, je suis servi.

J'alterne. Je poursuis aussi la lecture de Peter Handke, et un troisième larron s'est glissé dans mon emploi du temps. C'est la faute de Paris. Longtemps que je n'y étais pas allé. Il a bien fallu, pour déménager ma fille, Violette, de Charonne à Oberkampf, pour aller vite. Un petit déménagement, pas de meubles, des sacs, pas mal de sacs quand même. On a pris un Uber, et ensuite le métro. On a beaucoup marché aussi. Et puis j'ai vu une librairie, rue Léon Frot, dont le nom m'attirait : La Friche. On m'a accordé une pause. Je suis ressorti avec un livre de John Berger, Dans leur travail. Une trilogie, qui regroupe trois volumes publiés autrefois séparément, Terre de cochon, Une fois en Europe, et Lilas et Flag. Le peintre et critique d'art John Berger s'y métamorphose en chroniqueur d'un monde paysan menacé par la modernité. Ces trois livres ont été écrits après qu'il s'est installé, à cinquante ans, dans un hameau de Haute-Savoie.


J'ai déjà évoqué John Berger ici même. C'est un grand. Cependant, de retour à Châteauroux, je ne me suis pas lancé dans le livre tout neuf, mais dans un roman du même Berger que je tenais en réserve depuis un bon bout de temps. Il s'agit de G., que j'avais grapillé lors d'un désherbage de la médiathèque. G. , paru en 1972, pour lequel il reçut le Booker Prize et créa la polémique car il partagea l’argent du prix avec les Black Panthers.


G. est mon troisième larron. Je l'ai commencé le soir-même, et comme la lecture en est passionnante, me voici déjà aux trois quarts du livre.  Je ne résiste pas au plaisir de citer la page suivante :


"La vraie nature du temps nous échappe habituellement." Bon, je ne développe pas. Petit détail qui n'a rien à voir : le roman est parsemé de belles coquilles, qu'un lecteur inconnu de la médiathèque s'est plu à entourer, comme ici sur "identifier".

En parlant de coïncidences, je me suis avisé seulement cet après-midi qu'un autre livre repéré à Paris formait un écho étrange avec G. La veille, Pauline, mon autre fille, nous avait informés que son compagnon, technicien son, allait postuler pour un emploi à la scène nationale de Grenoble. Ce qui leur permettrait de se rapprocher de la montagne, où ils se rendent chaque été pour pratiquer l'escalade. Or, comme nous attendions notre train vespéral dans une salle d'attente de la Gare d'Austerlitz, je découvris dans une sorte de boîte à livres un essai d'un certain Claude Glayman, préfacé par Pierre Mendès-France, 50 millions de Grenoblois. Pas une nouveauté, on s'en doute, la chose étant parue en 1967. C'est la couverture, que j'avais alors prise en photo pour Pauline, qui a fini par faire tilt :


Un G magnifique, pleine page sur fond blanc, pratiquement de la même couleur que celui des éditions de l'Olivier.