Après avoir lu L'échiquier de Jean-Philippe Toussaint et Psychopompe d'Amélie Nothomb, j'avais envie de m'avancer un peu plus avant dans l'univers de ces deux écrivains. A la médiathèque, mon choix se porta sur Soif (2019), roman que Nothomb qualifie elle-même de psychopompe, son narrateur n'étant autre que Jésus : "J"ai toujours su que l'on me condamnerait à mort" est l'incipit d'un ouvrage qui lui demanda quatre mois de terreur sacrée (cela ne doit rien à l'exagération, précise-t-elle : "Je ne subissais pas le supplice mais mon écriture en était à ce point proche que chaque matin, en me réveillant, je me disais : "Il est temps de monter sur la croix."), et sur Nue (2013), "le quatrième et dernier volet de l'ensemble romanesque - je recopie la notice de la quatrième de couverture - MARIE MADELEINE MARGUERITE DE MONTALTE, qui retrace quatre saisons de la vie de Marie, créatrice de haute couture et compagne du narrateur." Je n'avais lu aucun des trois précédents volets.
Nue et Soif, j'avais choisi ces deux livres indépendamment, rien ne les reliait à l'origine, mais déjà, par leurs titres monosyllabiques, je leur trouvais un air de famille. Mais c'est bien plus que cela que j'allais découvrir. En ouvrant Nue, me sauta d'abord à la figure cette citation de Dante : Dire d'elle ce qui jamais ne fut dit d'aucune. Eh oui, Dante encore, dont la phrase ici évoque bien sûr sa muse, sa Béatrice, à la fin de son autobiographie de la Vita Nuova : « J’eus alors une vision extraordinaire, pendant laquelle je fus témoin de choses qui me firent prendre la ferme résolution de ne plus rien dire de cette Bienheureuse, jusqu’à ce que je pusse parler tout-à-fait dignement d’Elle ; et, pour en venir là, j’étudie autant que je peux, comme elle sait très bien. Aussi, dans le cas où il plairait à celui par qui toutes choses existent, que ma vie se prolongeât, j’espère dire d’elle ce qui jamais encore n’a été dit d’aucune autre. » La Béatrice du narrateur de Toussaint est donc cette Marie Madeleine Marguerite de Montalte, qu'il nomme plus simplement Marie, dont la dernière création est une robe en miel qu'un mannequin nu, suivi d'un essaim d'abeilles, porte à la fin d'un défilé de mode automne-hiver au Spiral de Tokyo. Un final somptueux qui tourne à la catastrophe : une légère hésitation au moment de sortir et voilà le mannequin qui trébuche et s'écroule, et les abeilles de la piquer de toutes parts. Ce qui n'empêche pas Marie de faire alors son apparition et de saluer le public comme si tout avait été prémédité. Elle qui veut toujours tout contrôler voit son oeuvre lui échapper mais, par sa sortie, se ré-approprie le tableau. Et Toussaint de conclure cette introduction du roman (qui compte ensuite deux grandes parties) par cette phrase, qui désigne rien moins qu'un credo artistique : "La conclusion inattendue du défilé du Spiral lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente à la création - ce qu'on contrôle, ce qui échappe - , il est également possible d'agir sur ce qui échappe, et qu'il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l'involontaire, l'inconscient, le fatal et le fortuit."
Dante Gabriel Rossetti (1828 – 1882) La Salutation de Béatrice- 1859, National Gallery of Canada, Ottawa, huile sur 2 panneaux |
Dans sa volonté de contrôle, Marie s'attachait aux détails les plus infimes, aux détails de détail, affirme le narrateur. La seconde phrase de Soif sonne en écho : "L'avantage de cette certitude, c'est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails."
Allons donc dans les détails et les échos. Marie-Madeleine c'est aussi un des personnages de Soif : "En ce moment inconcevable où j'ai choisi mon destin, je ne savais pas que celui-ci impliquerait de tomber amoureux de Marie-Madeleine. Je vais d'ailleurs l'appeler Madeleine : je ne raffole pas des prénoms doubles et je trouve fastidieux de l'appeler Marie de Magdala. Quand à l'appeler Marie tout court, je l'exclus. Confondre son amoureuse avec sa mère, c'est peu recommandable."
Madeleine, c'est aussi la femme de Jean-Philippe Toussaint. Elle apparaît à de nombreuses reprises dans L'échiquier. Le fragment 61 lui est plus spécialement consacré, qui commence par la notation de leur rencontre en mars 1981, et là encore, il est question de détail : "Je me souviendrai toujours de ce détail, que Madeleine avait une minuscule trace de rouge à lèvres sur les dents le jour où je l'ai rencontrée." Un détail que Toussaint n'oubliera pas, rappelant que dans La Salle de bains, le narrateur, accueillant Edmonsson à la gare, remarque sur ses dents une minuscule trace de rouge à lèvres. Et ce détail le ramène justement - quelle coïncidence - à Nue : "Dès le premier instant, Madeleine aura été pour moi une source d'inspiration intarissable. N'est-ce pas à Madeleine que j'ai pensé quand j'ai imaginé, dans Nue, la notion de disposition océanique, à partir du sentiment océanique que Romain Rolland définit comme la volonté de faire un avec le monde hors de toute croyance religieuse ? Oui, bien sûr. Car Madeleine, comme Marie, possède ce don, cette capacité singulière, de trouver intuitivement un accord spontané avec les éléments naturels, avec la mer, dans laquelle elle se fond avec délices, nue dans l'eau salée qui enrobe son corps, avec la terre, dont elle aime le contact physique, primitif et grossier, sèche ou un peu gluante dans la paume de ses mains."
Et pour en finir provisoirement, j'en reviens à Philippe Sollers, avec ce passage cité dans l'article précédent où il commentait un passage du Paradis dantesque au sujet de la Trinité. Juste avant il évoquait la prostituée Rahab, que Dante rencontre dans le ciel de Vénus, Rahab qui, dans Le Livre de Josué, accueille à Jéricho les deux espions envoyés par Josué, les cache, et obtient en échange la vie sauve lors de l'attaque et de la destruction de la ville. "La prostituée, qu'est-ce, demande Sollers, sinon le fil évangélique lui-même ? Ce Christ, ce Fils de Dieu, n'approuve-t-il pas ce qui choque tellement Judas : l'onction que lui donne Marie-Madeleine ?"
Rahab aidant les deux espions de Josué, par Elias van Nijmegen (1731), musée de Rotterdam. |
Non, encore un mot. Dans Psychopompe, Amélie Nothomb écrit qu'elle apporté Soif à son père, le premier à lui avoir parlé de Jésus :
"Il le lut et l'aima. Cette lecture compta plus que mille autres pour moi. Je ne savais pas à quel point ma joie se justifiait. Quelques mois plus tard, mon père mourut. C'était le début de la pandémie, je ne pus donc pas assister aux funérailles. Confinée à Paris, seule avec ma peine, je perçus très vite qu'il se produisait un phénomène singulier.
A personne je n'avais confié le caractère psychopompe de l'écriture de Soif et de mon écriture en général. Il faut supposer pourtant que mon père l'avait compris, car il se mit à me parler sans relâche. Cel n'avait rien à voir avec le filet de voix si ténu de mon premier mort. C'était, reconnaissable entre toutes, la voix paternelle."
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