"Je ne crois finalement pas plus au "Temps", qu'à "l'espace". Je ne crois qu'à l'Eternité. D'où mon travail, ma recherche, sur "la Vitesse" comme révélation de la relativité du "Temps", de "l'espace", de la vie même... "
Paul Virilio, Cahier de reconnaissance daté du 7 juillet 1989, in Oeuvres, 1957-2010, Seuil, p. 84.
En lisant Amélie Nothomb et Jean-Philippe Toussaint, j'avais croisé ce motif de l'éternité, redoublant la présence chez l'une et l'autre d'une Marie Madeleine dont la figure outrepassait le seul modèle évangélique. Et en chroniquant le All that Heaven Allows, de Douglas Sirk, j'avais évoqué aussi le monumental recueil des Oeuvres de Paul Virilio aux éditions du Seuil, sous ce titre La fin du monde est un concept sans avenir. Et c'est dans ses premières pages que j'avais rencontré la citation liminaire, tirée de l'un de ses Cahiers dit de reconnaissance, sortes de brouillons de ses futurs essais, et dont l'ouvrage offre quelques fac-similés. Depuis, je me suis avancé dans sa lecture, lentement, presque à tâtons, mal assuré en raison de la fréquente densité du propos, et j'ai retrouvé trace du thème de l'éternité dans Essai sur l'insécurité du territoire, premier opus virilien publié en 1977. Notamment au sein de ce paragraphe qui n'a pas perdu grand chose de son actualité...
"On est très fier, en France, d'avoir créé le premier ministère de l'Environnement. Mais ce ministère, depuis sa fondation, demeure bizarrement inactif. Il paraît que notre espace national est déjà tellement saturé techniquement que le Ministre de l'Environnement n'est pas encore parvenu à y trouver un lieu où pourrait s'exercer concrètement son action en faveur du milieu. Tandis que les populations s'épuisaient en combats rapprochés dans la liste des sphères économiques et sociales privées de dimensions, comptabiliser et s'approprier le temps et l'espace humains (du time is money au compte à rebours) ont été les occupations véritables du système occidental. Cette capitalisation clandestine n'a été à aucun de ses niveaux anodine et sans conséquence : dans la paix totale, aujourd'hui, l'heure zéro est universelle, l'éternité disparue, et le Ministre de l'Environnement n'est, en réalité, que le premier ministre de l'Utopie." (p. 113, c'est moi qui souligne)
J'ai évoqué aussi récemment, après un tweet stupide de Jacques Attali, les bombardements de Dresde, et cela m'avait conduit à lire enfin Abattoir 5 de Kurt Vonnegut, lequel avait vécu le déluge de feu qui s'était abattu en 1945 sur la belle ville allemande jusque-là épargnée. Il se trouve que Paul Virilio a lui aussi vécu les affres d'un bombardement, celui de Nantes, où sa famille était réfugiée en 1943. Et c'est par l'évocation de ces jours d'effroi qu'il commence son livre. Ceci dit, je ne le découvre pas aujourd'hui seulement, non, j'ai déjà raconté cette histoire dans un article du 18 avril 2020, Des bibliothèques et du désastre, et reproduit un extrait d'un entretien donné en 1995 à François Ewald (le lien donné alors dans l'article ne fonctionne plus malheureusement) :
"J'avais été avec ma mère chercher des biscuits pour les prisonniers à la biscuiterie Lu. Ma mère me dit : « Je fais la queue ; rejoins-moi tout à l'heure ; va donc faire un tour rue du Calvaire ». Il y avait là de grandes boutiques avec des jouets. Je reviens, je prends la queue avec ma mère. On rentre avec nos biscuits. L'après-midi, bombardement. Le lendemain, rue du Calvaire, il n'y avait plus rien, tout avait été rasé, on voyait l'horizon. Ce fut pour moi un sentiment extraordinaire : pour un enfant, une ville c'est éternel. Tout d'un coup, elle était tombée comme un décor. J'étais moins sensible à la mort, au drame, même si j'avais eu peur, qu'au côté d'évanouissement, ce que j'ai désigné par la suite comme « esthétique de la disparition », c'est-à-dire le tour de passe-passe, maintenant il n'y a plus rien. C'était cela la guerre, la guerre éclair, la domination, l'héroïsation de la technique : faire disparaître la réalité, la réalité de la vie, la réalité d'un quartier."
16 septembre 1943, rue du Calvaire |
Paul Virilio écrit donc dans ce début de l'essai de 1977 que la seconde guerre mondiale a été sa mère et son père, ce qu'il redit des années plus tard à Ewald, précisant : "D’une certaine façon, à partir de 47-50, je n’ai pas vécu. Tout ce qui m’a constitué s’est produit avant. Voilà, à dix ans je suis devenu un vieux monsieur, un war baby, comme Perec et d’autres". Il affirme qu'il a été instruit par l'extrémité des situations vécues : "Il ne s'agit pas de complaisantes violences, comme cette tête coupée dans le caniveau ou ces camions de morts et de blessés remontant la rue (ma rue) vers l'hôpital Saint-Jacques après la destruction de l'Hôtel-Dieu, mais d'une vision du monde, inaltérable."
Et il enchaînait ainsi : "L'avènement du ciel dans l'histoire, la hauteur, usuelle désormais, le dessus, présent et omniprésent à partir de l'an 40. Les bombardements stratégiques sont indispensables à l'analyse du phénomène urbain."
En ce début novembre, je lisais le même jour Peste § Choléra, de Patrick Deville, emprunté à la médiathèque, un roman de son cycle Abracadabra centré, une fois n'est pas coutume, sur un unique personnage, ce génie trop méconnu qu'était Alexandre Yersin (Deville lui-même qui se met souvent en situation dans les autres ouvrages du cycle n'apparaît ici, très épisodiquement, que comme le "fantôme du futur"). Yersin, donc, disciple de Pasteur qui s'échappa très vite de l'étouffoir des laboratoires, gagna l'Indochine, s'y révéla explorateur avant de découvrir à Hong-Kong le bacille de la peste, le Yersinia pestis qui porte son nom, puis de s'établir à Nha Trang au Vietnam, d'y développer la culture de l'hévéa et de se consacrer à mille observations scientifiques dans de multiples domaines. Yersin donc, de passage à Paris alors que la Wehrmarcht en est aux portes, et qui s'envole au dernier jour de mai 40 dans ce qui sera le dernier vol de la compagnie Air France avant des années.
"C'est aussi le dernier vol pour Yersin. Il ne reviendra jamais à Paris, jamais ne retrouvera sa chambre au sixième étage du Lutetia. Il s'en doute bien un peu, observe tout en bas les colonnes de l'exode dans la Beauce. Les vélos et les charrettes sont empilés des meubles et des matelas. Les camions au pas au milieu des marcheurs. Tout cela rincé par les orages du printemps. Les colonnes d'insectes affolés qui fuient les sabots du troupeau. Ses voisins du Lutetia ont tous quitté l'hôtel. Le grand échalas d'Irlandais binoclard, Joyce en costume trois-pièces, est déjà dans l'Allier. Matisse gagne Bordeaux puis Saint-Jean-de-Luz. L'avion met le cap sur Marseille. Entre les deux pinces qui se resserrent du fascisme et du franquisme. Alors que se dresse au nord, avant de frapper, la queue du scorpion. La peste brune." (p.10)
Alexandre Yersin (1863-1943) |
Et je repense là au dernier atelier de Virilio, l'atelier de la dernière frontière, ainsi que le nomme sa fille Sophie, un trois pièces au sixième étage là encore, à La Rochelle, ouvert sur l'horizon marin, des baies vitrées partout. Je songe qu'au Lutetia, en 1940, l'amiral Canaris installa l'Abwehr, le service de renseignements et de contre-espionnage de l'état-major allemand. Le général de Gaulle y vivait encore à demeure en mai et juin 40. Pierre Assouline raconte que "fraîchement nommé sous-secrétaire d’État à la guerre et à la défense nationale, il dînait régulièrement avec ses enfants dans la grande salle à manger. Un soir, un gendarme se présenta : « Mon colonel, le président du Conseil attend dehors avec d’autres voitures. Le gouvernement quitte Paris pour Tours. Il faut faire vite... » Le jeune De Gaulle monta prestement dans sa chambre pour revêtir son uniforme. Lorsqu’il redescendit, alors qu’on entendait ronfler les moteurs du convoi, le gendarme le pressa. « Un instant ! » répondit De Gaulle. Puis il se dirigea vers la réception et eut ce mot historique qui m’a été rapporté par un ancien concierge : « Ma note, s’il vous plaît ! » Et il régla, comme plus tard devenu président de la République, il mettra un point d’honneur à toujours payer de sa poche à l’Élysée ses timbres et sa facture d’électricité..."
Le 15 septembre 1943, la veille du bombardement de Nantes, c'est dans un autre hôtel de luxe, le Raphael, que Ernst Jünger, officier de l'armée d'occupation, assiste, écrit-il dans son Second Journal parisien, "à un spectacle à la fois terrifiant et grandiose. Deux puissantes formations en triangle survolaient le centre de la ville du nord-ouest au sud-est. Elles avaient déjà jeté leurs bombes, de toute évidence, car dans la direction d'où elles venaient, des nuages de fumée sombre montaient, s'étalaient en larges nappes et s'élevaient jusqu'au firmament. Vision funèbre ; on comprenait aussitôt qu'il y avait là-bas des centaines, et peut-être des milliers d'hommes qui étouffaient, brûlaient, perdaient leur sang."
Et je songe encore que sur la route de Lyon, que j'empruntais souvent dans les années 90 pour aller voir les enfants, je traversais Saint-Gérand-le-Puy, entre Varennes-sur-Allier et Lapalisse, où James Joyce habita de décembre 1939 à décembre 1940 (il mourut un mois plus tard à Zurich le 13 janvier 1941).
Jusqu'à Pâques 1940, lui et sa femme prirent pension à l'Hôtel de la Paix. Ironie du sombre temps.
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