Samedi dernier après-midi, dans la rue Bourbonnoux, une bouquinerie où je n'étais pas encore entré, Pass'âges. Un choix très riche, mais un livre surtout m'a très vite aimanté, et au terme d'un rapide tour d'horizon sur les denses rayonnages du lieu, j'y suis revenu avec une certitude : c'est celui-ci et nul autre que je me devais d'emporter dans ma besace : Écrits timides sur le visible, de Gilbert Lascault, dans l'édition d’Armand Colin de 1992 (qui reprenait l'édition originale en 10/18 de 1979).
Gilbert Lascault n'était pas tout à fait un inconnu pour moi. Le Musée de l'Hospice Saint-Roch à Issoudun lui avait consacré une exposition du 27 septembre au 28 décembre 2014, Les chambres hantées de Gilbert Lascault, avec 80 œuvres choisies et commentées par ce critique d'art, essayiste et écrivain atypique, pour qui les artistes étaient avant tout des amis.
Parcourant pour l'occasion sa biographie, je vois qu'il est né comme mon père en 1934, le 25 octobre précisément, à Strasbourg. Ses parents sont quincailliers à Obernai. La guerre est marquée par la longue absence du père, prisonnier en Allemagne (et de même Lucien, mon grand-père, ne reviendra qu'en 1945 de sa captivité en Autriche). Un père qui aurait bien voulu qu'il perpétue la tradition quincaillière, mais il n'en fera rien (il obtient l'agrégation de philosophie en 1960). Cependant, en 2008, il déclarera à un journaliste venu lui rendre visite dans son appartement parisien : « Mon lieu ressemble à une quincaillerie chaotique. Les peintures, sculptures, photographies m’incitent à penser un peu, à rêver, à écrire (…)." Et Djamel Meskache, le maître d’œuvre des éditions Tarabuste qui éditèrent le catalogue de l'exposition des chambres hantées, parle de Gilbert Lascault comme du quincaillier de l'infini : "il sera ce quincaillier d'un nouveau genre, poète et homme de science avec des savoirs humanistes."
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L’appartement de Gilbert Lascault © Tarabuste |
Je me plonge vite dans ce recueil de textes, déjà anciens, mais qui n'ont rien perdu de leur pertinence. Le premier texte (daté de juillet 1978) s'intitule Pour une esthétique dispersée, et le premier sous-titre est déjà éloquent : Loin des certitudes, hors des polémiques. Personne n'est moins dogmatique que Lascault (j'aime qu'il porte ce nom de grotte magique qui lui correspond tellement bien). Il parle des plaisirs que provoquent les textes "sûrs de leur vérité", mais il suggère que "d'autres plaisirs naissent peut-être ailleurs : dans le flou, dans l'effiloché, dans le dispersé, dans l'impur, dans les ébauches de descriptions des particularités qui se refusent aux généralisations." Il cite Jean Dubuffet qui écrit, vers 1945 : "J'aime aussi l'embryonnaire, le mal façonné, l'imparfait, le mêlé."
Ces mots, je les retrouve un peu plus tard, lus par Lascault lui-même, dans ce portrait filmé en 2014 à son domicile par Marie-Pierre Bonniol et Mariette Auvray (mentionné par Hugo Pradelle dans le bel article d'hommage, Gilbert Lascault, le fabuliste du visible, donné dans En attendant Nadeau.)
Gilbert Lascault note que la peinture "refuse de privilégier le lourd au détriment du léger, le dur au détriment du souple, l'incorruptible au détriment du périssable", et que les peintres "s'intéressent au moins autant aux nuages qu'aux fortifications, aux étoffes qu'aux armures, aux fruits qu'aux marbres". Et puis soudain voici que sous sa plume affleure ce motif qui m'a occupé un bon moment naguère : "On connaît aussi la fascination qu'exerce sur Léonard de Vinci une matière habituellement méprisée : la poussière. "Je dis (écrit Léonard) que lorsqu'on frappe une table en différents endroits, la poussière qui la recouvre se disperse en diverses figures de collines et monticules (...)" Et plus loin : "On évoquera à propos de cette fascination de Léonard, les "élevages de poussière" imaginés par Marcel Duchamp, qui fait photographier un tel élevage sur le Grand Verre."
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Encre (Evelyne Ferrand-Hemmelding) |
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